Un gentilhomme/Un gentilhomme/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 7-65).

Un gentilhomme


LIVRE PREMIER


I


Le 1er mars de l’année 1877 fut la date importante de ma vie, et je me rappelle, avec une extraordinaire précision, tous les détails, même les plus indifférents, qui marquèrent cette journée en traits pourtant si effacés et qui, aujourd’hui, après tous les événements, intimes et publics où je fus mêlé, l’éclairent, pour moi seul, d’une sorte de majesté historique. Que le lecteur se montre indulgent à la futilité de ces premiers souvenirs, en raison de l’émotion qu’ils renouvellent en mon cœur, et qu’il sache que ce n’est pas seulement pour lui que j’écris ces pages, mais surtout pour moi qui éprouve, à les revivre, une joie âpre et forte — du moins je me le figure.

Donc, le 1er mars de l’année 1877, par un vilain temps aigre et brumeux, je débarquai, le soir, à huit heures, sur le quai de la petite gare de Sonneville-les-Biefs. Nous avions près de trois heures de retard ; il nous avait fallu attendre, en divers embranchements, des correspondances qui n’arrivent jamais. La lenteur exaspérante du train, les longs arrêts aux stations, cette journée grise et maussade, passée dans un compartiment de troisième classe, entre un artilleur à moitié ivre qui regagnait sa caserne, et un ouvrier peintre qui ne cessa de chanter Le Trouvère, les mille préoccupations que me causait l’existence nouvelle et inconnue où j’allais entrer, tout cela me mettait dans une mauvaise disposition d’esprit et de nerfs. J’étais exténué de fatigue ; j’avais faim. Ne voulant pas me présenter, à une heure aussi avancée de la soirée, au marquis d’Amblezy-Sérac que, par discrétion et timidité, je n’avais pas prévenu de mon arrivée chez lui, je me fis conduire à l’auberge du village — Les Trois Couronnes, je vous demande un peu,  — tenue par Hippolyte, François Berget, successeur. Ainsi l’annonçait pompeusement une enseigne, plaque de tôle, dévernie et rouillée, qui, au-dessus de la porte charretière, grinçait au vent comme une girouette. Je décidai que je souperais et coucherais là, vaille que vaille. Le lendemain, plus dispos, je me rendrais au château de Sonneville. J’aimais mieux cet arrangement. Il avait l’avantage de reculer encore l’épreuve toujours dangereuse d’une première entrevue avec quelqu’un de qui dépendait mon avenir. Je dois avouer aussi que mes habits de voyage étaient fort peu honorables, pour ne pas dire dégoûtants, et j’avais une barbe de deux jours, ce qui sans doute n’eût point manqué d’impressionner fâcheusement le marquis sur mon compte. J’ai appris, par une dure expérience, à connaître les riches et la stupide cruauté de leurs exigences. Plus on est pauvre, moins on a le droit d’être salement vêtu.

Le dîner était fini depuis longtemps, la salle déserte, les serviettes des pensionnaires, nouées en cravates graisseuses au col des bouteilles, la table principale pas encore débarrassée. Une ignoble odeur de cidre suri et de vinasse, de graillon et de fumier emplissait la pièce. Bien que familier des pires gargotes parisiennes et de leurs infectes cuisines, je crus que j’allais avoir un haut-le-cœur, en pénétrant dans cette salle. La faim me remit vite. Après un colloque animé entre l’hôtelière et sa domestique, une grosse fille pataude, sale et dépeignée, on me servit, à une petite table, dans un coin à peine éclairé, un repas exécrable et copieux que, malgré son incomestibilité, je dévorai gloutonnement, n’ayant rien pris, depuis le matin, qu’une tasse de chocolat avalée, en toute hâte, au buffet de Mantes. L’hôtelière n’avait point quitté la salle et semblait me surveiller… Sur une question que je lui adressai, elle me dit vivement, avec un air de me féliciter :

— Ah ! vous allez au château ?

— Mais oui…

— Au château de Sonneville ?

— Bien sûr !

Jusque-là, elle ne m’avait prodigué aucune prévenance. À peine m’honorait-elle, de temps à autre, d’une attention rapide, plutôt dédaigneuse, que justifiaient mon aspect chétif et mon pauvre équipage. J’observai alors qu’elle me regarda avec plus de bienveillance et, même, avec presque de l’admiration, au point qu’elle crut devoir rajouter une grappe de raisins secs et une poignée d’amandes à l’assiette de dessert qu’elle avait préparée pour moi, sur un coin de la grande table. Une personne assez comique, vraiment : trop blonde et tavelée, grosse et courte de charpente, ni jeune, ni vieille, ni homme ni femme ; un buste carré, très épais, sur des hanches désunies, des yeux très pâles, assez doux, des yeux stupides, un nez sans lignes, qui ne laissait voir que le triangle noir des narines… Elle reprit :

— Ah ! vous allez au château ?… tiens… tiens… tiens !

— Est-ce loin du village ? demandai-je, voulant éviter des questions indiscrètes, dont je voyais, sur ses lèvres et dans ses yeux, se former les points d’interrogation.

Désignant une fenêtre, au fond de la pièce :

— Tenez ! fit-elle… On voit la grille d’ici… à l’autre bout de la place… en face de l’église… Je veux dire qu’on la verrait, s’il faisait jour… Une grille énorme… en fer forgé… avec les armes du marquis, au fronton… C’est quelque chose, pour sûr !… Par exemple, on ne voit pas le château… L’avenue qui y conduit a plus de quatre kilomètres… pensez donc… une avenue magnifique… toute en ormes… des ormes gros… gros… qui comptent plus de trois cents ans d’existence… et qui valent au moins cinq cent mille francs… à ce que prétend Baptiste Renoult, le marchand de bois d’ici… C’est un beau château, vous savez ?… ça, oui !… sapristi, oui !…

Elle allait, venait, soufflait, ouvrait et refermait la porte de la cuisine, activait d’une voix de commandement la grosse servante qui tardait d’apporter les plats, tournait autour de moi, sans cesser de parler.

— Ah ! oui… c’est un beau château !… quoique très vieux, il est quasiment tout neuf aujourd’hui, car M. le marquis l’a fait réparer de fond en comble, à l’époque de son mariage… vous comprenez ?… Ah bien ! Il y en a là dedans, des affaires ! Allons, Mélie… le lapin… dépêche-toi !… Un vrai palais de roi, mon cher monsieur… Et les écuries, donc !… Comme une cathédrale !… Sacrée Mélie !… qu’est-ce qu’elle fait ?

À son expression de contentement, il était visible qu’elle racontait des choses sympathiques et s’y complaisait… mais ces détails de paysage et d’architecture m’intéressaient médiocrement, pour l’instant… Je l’interrompis, non sans quelque vivacité…

— Et le marquis ? Parlez-moi du marquis… Vous le connaissez ?

— M. Arnold ?… Si je le connais ? Ah ! bien, vrai !

Sa physionomie s’éclaira de joie… de plus de joie… Ses gestes eurent une gravité presque religieuse.

— En voilà un homme gentil… et gai… et pas fier… et qui plaisante avec tout le monde… et qui monte à cheval… que c’est un plaisir de le voir passer sur la place… On dirait d’un cirque, ma foi ! Et beau garçon !… Mazette !… Berget et moi nous avons sa photographie, sur la cheminée, dans notre chambre… Mélie… va chercher la photographie !…

Je la rappelai :

— Inutile, madame Berget… Je le connais, moi aussi…

— Oui, mais… insista-t-elle… il est tiré en capitaine de dragons… vous ne l’avez peut-être jamais vu, en capitaine de dragons ?… Une main sur son sabre… son casque sous le bras… et la tête de trois quarts, en arrière !… C’est quelque chose ! Un vrai général, quoi !… Il en a tué, allez… des Prussiens et des maudits communards !… Ah ! on peut chercher loin en France et ailleurs… Si on trouve, quelque part, un homme pareil, je veux être pendue !

Elle déménagea de la table sur le buffet des piles d’assiettes, des bouteilles, augmenta, généreusement, mon dessert de trois figues sèches, et elle continua sur le même ton d’enthousiasme :

— Depuis que c’est lui, le maître… il y en a, joliment, du changement… pour tout le monde, ici… Ça va… ça vient… Et des équipages… et des fêtes… et des chasses… et des domestiques ! La dépense marche, allez !… Il en remue, de la monnaie et des poignées de mains !… Quand il arrive quelque part, tout le monde est content… on l’acclame : « Vive monsieur le marquis ! » Faut dire que défunt M. le marquis, le père, n’était pas commode tous les jours… Ah ! non !… Un bon homme aussi, pour sûr… mais pas commode, quoi !… Tenez !… il y a dans l’église… toute une chapelle — la plus grande, la plus riche — réservée au château, pour la famille, les invités… la livrée… Moi… je trouve ça juste… Ça ne serait pas la peine d’être si haut placé… d’avoir un si beau château… et tant de fortune… si l’on était confondu avec le commun… avec les petites gens comme nous… n’est-ce pas ?… Du vivant de défunt M. le marquis, le père… c’était bien autre chose… et voici comment cela se passait… Tous les dimanches… un peu avant la fin de la messe… le suisse, un ancien tambour-major de la garde, venait se planter, devant la chapelle… au port d’armes, quasiment… Vous comprenez ?… sa hallebarde sur l’épaule, la main appuyée sur la pomme de sa canne… Lorsque le vieux marquis se levait, pour partir, alors le suisse le précédait de dix mètres, et frappant les dalles de sa canne, écartant la foule, à coups de hallebarde, il criait : « Place… place… pour monsieur le marquis !… » Ensuite, il l’accompagnait jusqu’à sa voiture… Un dimanche… je ne sais pourquoi… le suisse ne vint pas… Le vieux était dans une colère, dans une colère !… Fallait voir ça !… Il ne voulait pas s’en aller… « Où est-il, ce cochon-là ?… », qu’il disait, blême de rage… « qu’on aille me chercher ce maroufle… que je lui tire les oreilles… à cet animal ! » Si bien que monsieur le vicaire, pour faire cesser le scandale, remplaça le suisse, ce dimanche-là… Il prit la tête du cortège, en surplis, et faisant claquer sa claquette, tous les vingt pas, il criait, lui aussi : « Place, place pour monsieur le marquis ! » Les mauvaises langues jasèrent, vous pensez !… Aussi, à la mort de son père, M. le marquis supprima cette cérémonie… Il déclara au suisse : « Je n’ai besoin de personne, mon brave… J’ai des coudes, sacré mâtin… j’ai des coudes !… » Pour sûr qu’il en a, des coudes… D’abord, il a de tout !…

Elle reprit haleine, et elle dit :

— Tout de même, il était un peu braque, le vieux !… Et serré, serré !… Dame !… il n’était pas riche, non plus, comme M. Arnold !… S’en faut !…

Inscrivant une sorte de parenthèse dans son récit, elle commenta :

— Oui… les uns l’appellent « monsieur Arnold… », les autres « monsieur le marquis… » Ça dépend… vous comprenez ?… Nous, Berget et moi… nous l’appelons tantôt « monsieur le marquis », tantôt « monsieur Arnold »… L’habitude, dites !… Et aussi… parce que c’est l’enfant du pays !…

Je n’étais pas assez naïf pour croire que je tirerais de cette femme stupide et loquace des renseignements précieux sur la vie intime, le caractère secret du marquis d’Amblezy-Serac. Pourtant, elle m’avait fourni deux ou trois traits amusants, et elle résumait l’opinion qu’on avait de lui, dans la contrée ; document négatif, en soi, que je devrais soumettre à un plus sévère contrôle, mais qui, néanmoins, m’était utile. Du reste, en dehors de toute curiosité, j’avais besoin, dans l’état d’inquiétude où j’étais, que quelqu’un — même quelqu’un d’aussi vulgaire que cette femme — marchât, parlât, bourdonnât, s’agitât autour de moi…

— Il est vraiment aussi riche que ça ?… insistai-je pour dire quelque chose.

Elle s’exclama, en levant vers le plafond, comme pour un serment, ses petits bras accourcis :

— S’il est riche ?… Ah ! Seigneur Jésus !… S’il est riche ?… Ah ! Bon sang !… C’est-à-dire que…

Sans doute, elle ne put trouver une comparaison suffisamment noble et imagée pour exprimer, d’une façon saisissante, la richesse du marquis. D’ailleurs, elle était à bout de souffle… Elle s’arrêta court, les joues toutes gonflées… Après une pause, durant laquelle elle remplit d’air sa poitrine :

— Il n’y a que pour la chasse… fit-elle, changeant d’idée, brusquement, et sur un ton qui comportait une légère restriction… Ah ! dame !… il ne badine pas, là-dessus… C’est son père, tout craché…

Et, avec un sourire malicieusement niais :

— Il est bien aussi quelquefois… un peu original…

Je flairai des histoires sinistres.

— Original ?… répétai-je… Il est original ?… qu’appelez-vous être original ?

— Il est farceur, donc !… Il aime à rire… souvent, c’est à payer sa place…

Elle me montra, clouée sur un écusson de bois verni, dans le panneau de la cheminée, une tête naturalisée de vieux dix-cors. Deux fusils à pierre, deux poires à poudre, une blague à tabac, un fouet à chiens, pendaient accrochés, symétriquement, en trophée, aux andouillers du bois.

— Vous voyez bien ça ?… C’est M. le marquis qui nous l’a donné, l’année dernière, à la fin des chasses… Un cadeau pas ordinaire !… En l’apportant, il a dit à Berget : « C’est pour toi… Seulement, tu sais, mon cher, tâche de ne pas en avoir autant sur la tête… Sacré Berget !… Sacré cocu de Berget ! »

Elle se mit à rire bruyamment :

— Ma foi oui !… comme ça… pour plaisanter, pour rigoler… Car vous pensez bien… Et ils ont pris une bouteille ensemble… C’te idée, tout de même !

Elle ajouta en considérant avec reconnaissance la tête de cerf :

— Nous avons été bien contents !… Tout le monde n’a pas ça, chez soi… Et ça meuble…

Amusée par ce souvenir, elle changea mon assiette et me passa le dessert :

— C’est vrai que M. le marquis a connu Berget, tout enfant, et qu’il continue de le traiter en camarade… Et puis Berget est son adjoint… Quand M. le marquis est à Paris, c’est lui qui s’occupe des affaires de la mairie… Il n’y a donc rien d’étonnant à ça… Mais il tutoie tout le monde, et il appelle tout le monde : « Mon cher ! » Surtout le cultivateur… Ah ! il aime le cultivateur… et le cultivateur l’aime… Dieu sait !… C’est son homme, au cultivateur, quoi !… Aussi, à la prochaine élection de député… ça, c’est réglé !…

— Et la marquise ? demandai-je pour rajeunir la conversation qui menaçait, en s’éternisant sur le marquis, de dégénérer en potins ridicules et interminables…

Elle hésita, un moment, à répondre, et je remarquai qu’elle n’avait plus le même visage, et la même voix, en parlant de la marquise, un visage devenu grave et renfrogné, une voix où je sentis des réticences, et, peut-être même, de l’hostilité.

— Madame la marquise n’est point ici… dit-elle brièvement… elle est encore à Paris.

— Oui… oui… je sais… Mais comment est-elle ?

— Comment qu’elle est ?… Mon Dieu… une grande femme… une grande belle femme… avec une figure sévère… Elle ne parle pas souvent au monde… Ça, non !… Pas par fierté, je suppose… C’est une femme qui n’a point l’idée de parler… Voilà tout…

Plus bas, avec un air de mystère :

— Elle est souvent malade à ce qu’on dit… ajouta-t-elle… Ça doit la tenir dans le ventre, comprenez-vous ?… Ah ! elle a bien fait d’avoir deux enfants… parce que… maintenant… paraît qu’elle ne pourrait plus…

Ces derniers mots, elle les prononça sans tendresse, sans la moindre nuance de pitié… Et, pour couper court à un entretien qui, de toute évidence, la gênait, elle me dit, en se dirigeant vers la cuisine :

— Prendrez-vous du café ?

— Merci !

Je lui fis signe de revenir.

— Dites-moi, madame Berget ?… On l’aime moins que le marquis, hein ?

Elle hocha la tête d’un air d’ennui :

— C’est pas qu’on ne l’aime point… répondit-elle… mais elle n’est pas du pays… vous comprenez !… on prétend même qu’elle est étrangère… Sans ça… C’est une femme très respectable… très considérée… et elle fait ici… beaucoup de bien… beaucoup de bien…

C’était à regret, me semblait-il, qu’elle se croyait obligée de rendre hommage aux libéralités de la marquise… Avec une sorte de finesse paysanne, par des réponses évasives et dilatoires, elle s’efforçait d’échapper à mes questions. Ses yeux devenaient durs et méchants ; ses lèvres se serraient en un pli aminci. Je pris un plaisir enfantin à la pousser dans la voie des confidences.

— Qu’a-t-elle fait ?… Voyons, madame Berget ?

— Oh ! des tas de choses.

Je la pressai de nouveau :

— Mais encore ? Quoi ?…

Elle resta perplexe pendant quelques secondes… D’un geste embarrassé, elle avait relevé le bas de son tablier qu’elle tordait autour de la ceinture, et qu’elle retirait ensuite pour le tordre à nouveau…

— Eh bien… se décida-t-elle tout à coup… Elle a donné à l’église le maître-autel tout en marbre… et la lampe du sanctuaire… tout en or… Et puis… elle a donné un dais brodé d’argent… des calices… un ostensoir… des statues de la Vierge… Et puis… elle a donné des bannières pour la confrérie de l’Immaculée-Conception… Et puis… elle a donné des chapes de toute sorte… des étoles… des surplis de dentelle pour monsieur le curé… Et puis… une cloche… beaucoup trop lourde pour le clocher… et puis une horloge, où chaque fois que l’heure sonne… on voit des saints tout petits sortir d’une niche, faire la révérence, et disparaître par une autre niche…

Elle se tut.

— Ah ! m’exclamai-je… C’est tout ?

— Et puis… elle a bâti… et elle entretient à ses frais… ce grand hospice, sur la route de Caen… qui est comme un palais. On l’aperçoit du chemin de fer… en arrivant à Sonneville… sur la gauche… vous l’avez bien vu, sans doute ?

— Ma foi, non !

— Ça vaut la peine !… une bâtisse magnifique… brique et pierre, avec une immense croix d’or… tout en haut… qui domine la plaine !… Et des colonnes… et des jardins… et des chapelles !… Est-ce que je sais ?… seulement, c’est très difficile d’entrer là-dedans… faut des protections… des papiers… des histoires et paraît que ça ne sert pas à grand-chose. En ce moment… il n’y a que deux ou trois pauvres malades, qui viennent on ne sait d’où, et qui sont perdus là-dedans… vous pensez ?…

— Et puis ?…

— Et puis… elle est en train d’achever la construction d’une école libre — l’École des Saints-Anges — que dirigeront les sœurs de la Providence… Vous comprenez… il n’y avait que des écoles laïques où l’on n’apprend aux enfants que le vice, et à mépriser le bon Dieu… Ça n’était pas convenable ! Ça, par exemple, tout le monde trouve que c’est bien utile… Et c’est de l’argent, allez !… Sans compter un calvaire… en granit sculpté… de dix-sept mètres de haut… qu’elle a fait venir du fin fond de la Bretagne… On doit le planter, cette année, au carrefour des Trois-Fétus…

Et après un court silence, elle résuma :

— Pour sûr qu’elle fait bien du bien !

Poussé par un sentiment assez bas, où s’accusait l’aigreur de mes rancunes sociales, je demandai à l’aubergiste, avec un léger sifflement dans la voix :

— Tout cela est très joli… mais… dites donc, ma bonne madame Berget… est-ce que la marquise n’est pas juive ?

Je le savais mieux que cette brute de paysanne que la marquise était d’origine juive. Pourtant ma question n’était pas oiseuse, et elle avait un sens précis. Après une telle énumération de ferveurs catholiques, il m’était agréable que cela fût constaté. Oui, à l’entendre dire, même dans cette salle déserte, même par cette créature indifférente, aussi indifférente que l’opinion qu’elle pouvait exprimer, je voulais prendre un plaisir dont le comique amer et savoureux me réjouissait intensément.

— Ça se peut bien… fit-elle vaguement… On le dit…

— Et Allemande ?… Est-ce qu’elle n’est pas Allemande aussi ?

— Qu’est-ce que vous voulez ?… Moi, n’est-ce pas ?…

— Et vous avez raison, m’écriai-je, en frappant sur la table… que vous importe, après tout, qu’elle soit juive ou non ? Allemande ou Espagnole ? Au diable !… L’argent est l’argent, hein ?

— Tiens ! bien sûr…

— Qu’est-ce que ça fiche d’où il vient… pourvu qu’on sache où il va ?

— Ça… c’est vrai !

— Dans nos poches… surtout… si c’est possible… Et c’est possible… hé ! hé !… excellente madame Berget !…

Brusquement plus familière, elle se retourna vers moi, les paumes à plat sur les hanches :

— C’est-y comme valet de chambre que vous allez au château ? me demanda-t-elle.

Rien dans son visage ne révélait l’ironie ; par son air sérieux et anxieux, elle exprimait plutôt la crainte d’avoir trop parlé et que je pusse exploiter, plus tard, contre elle, les confidences qu’elle venait de me faire.

— C’est une bonne place ! appuya-t-elle… c’est des maîtres comme il n’y en a pas beaucoup… Ça !…

Je n’avais plus le sentiment de la mesure. Froissé qu’on pût me prendre pour quelqu’un de condition si basse, j’arrêtai net la conversation, et me levai de table, sans répondre.

J’allumai une cigarette et sortis sur la place.

La place était silencieuse, la nuit très noire. À l’exception d’un petit café, en face, dont la devanture restait éclairée, nulle lumière ne brillait aux fenêtres des maisons. Seuls, parmi les êtres vivants, des chiens rôdaient, en quête d’ordures… Les habitants de ce morne village dormaient déjà, dans la crasse séculaire de leur abrutissement.

— Elle a raison, cette femme imbécile, maugréai-je en moi-même… Quoiqu’elle soit incapable d’avoir mis dans sa question la moindre intention spirituelle ou satirique, c’est la justice même qui parle par sa bouche… Il n’y avait pas autre chose à me dire… Et je viens de me conduire encore comme un laquais.

Mécontent de moi, du marquis, de la marquise, de cette stupide hôtelière, mécontent de tout le monde et de tout, j’arrivai jusqu’à la grille du château. Elle était fermée. Des guirlandes dorées, trop massives, épousant la courbe du fronton, luisaient sourdement dans la nuit. Deux autres grilles de même style, ouvertes, celles-là, plus basses que la principale et reliées à elle par une sorte de mur en balustrade, supportant de lourds lampadaires de bronze, donnaient accès à droite et à gauche sur les contre-allées de la grande avenue. Je franchis celle de gauche. L’avenue où je m’engageai me parut, en effet, spacieuse et royale, mais toute pleine de ténèbres. J’en distinguai confusément l’immense nef et le prolongement des colonnades. Le ciel nuageux, uniformément couleur de plomb, était si sombre que c’est à peine s’il teintait d’un peu plus de clarté l’intervalle des troncs d’arbres, l’interstice des branchages encore sans feuilles, et l’enchevêtrement compliqué de la voûte. Au-dessus de moi, le vent heurtait les unes contre les autres les ramures qui craquaient et faisaient entendre des plaintes presque humaines. Quelques brindilles mortes tombèrent à mes pieds.

— Ainsi donc, me dis-je… c’est là-bas… au fond de ce lugubre là-bas… où je ne vois rien que de la nuit. C’est là que je vais vivre désormais !… Pour combien de temps ? Parmi quelles fantaisies… quels caprices… quels égoïsmes inédits, peut-être ? Et quelles humiliations nouvelles m’attendent encore ? Et de quelles haines plus douloureuses vais-je encore charger mon pauvre cœur ? Comme s’il avait besoin de cela, mon Dieu !

J’étais plus nerveux, plus inquiet, impatient de je ne sais quoi, en proie à une sorte d’agaçante fièvre que l’obscurité redoublait. Et je marchais, ou plutôt je piétinais dans cette ombre inconnue, avec une véritable souffrance. J’appelais à moi les images de ce marquis, terrible, peut-être, dans sa bonhomie et dans sa gaîté, lesquelles semblaient prendre, à travers les récits de l’hôtelière, une expression de grimaçante et ricanante férocité ; de la marquise, silencieuse, à la figure sévère, plus impitoyable d’avoir renié sa race et sa foi ; du château fastueux, tumultueux, où je me sentais à l’avance si effacé, si perdu, petit reflet falot, errant comme une tache sur la somptuosité des murs… Et sitôt évoquées, ces images, je les éloignais de moi avec colère, avec terreur…

Mon dîner commençait à me peser sur l’estomac. Il faisait froid d’ailleurs, un froid agressif et pénétrant. Une brume épaisse montait des prairies latérales, entrevues à peine, me glaçait les jambes, m’irritait la gorge. N’étant pas d’humeur bucolique, et nullement disposé à m’attendrir sur la poésie de la nature nocturne, je rebroussai chemin. N’avais-je pas des mois et des mois, des années et des années, peut-être, pour admirer l’ordonnance seigneuriale de cette avenue… y rêver — ah ! oui, y rêver !  — et en compter les arbres trois fois centenaires, s’il me plaisait, aux heures probables, hélas ! où l’ennui, les déceptions, la solitude morale me rongeraient l’âme comme toujours ?… Je relevai le col de mon paletot, et, les mains dans mes poches, je rentrai au village, très vite.

Ici se place un incident infiniment grotesque et pénible.

Comme je longeais le trottoir de la place dans la direction de l’auberge, j’entendis, venant de la boutique close d’un perruquier, des sons étouffés, des sons lamentables d’accordéon. Cela ressemblait, parmi le silence et parmi les ténèbres, au bêlement plaintif, au bêlement lointain d’un chevreau égaré dans un bois, la nuit. Je m’arrêtai. Entre les volets mal joints, par le rais de lumière des volets, j’aperçus le perruquier, un petit homme pâle, boutonneux, très noir de moustaches et de cheveux. Il était assis, au milieu de la boutique, sur un escabeau, en manches de chemise, les jambes croisées, les yeux mouillés d’extase ! Ah ! comme il était loin, loin de la terre, de ses contingences banales et de ses vulgaires réalités !… Et, en manœuvrant son instrument qui, entre ses doigts, se déroulait, se repliait, s’allongeait et se recourbait en mouvements annulaires comme une grosse chenille verte, il balançait, de gauche à droite et de droite à gauche, sa toute petite tête qu’amplifiait démesurément, aux tempes, et que terminait en pyramide un haut toupet frisé, au milieu duquel se plantait un peigne de corne blonde. Sa femme, les seins libres et tombants, sous une camisole d’indienne mauve, très sale, et deux vieux voisins, écoutaient, immobiles, éperdus, la gorge haletante, les dents serrées, en proie à la plus violente crise d’idéal qu’il m’eût été donné de vérifier encore… Ah ! comme ils étaient, eux aussi, loin de la terre, emportés dans un rêve de blancheurs profondes et magiques !… Les yeux au ciel, les mains à plat sur ses cuisses écartées, la femme pleurait… pleurait… des larmes surhumainement douces. Les deux vieux voisins avaient des regards fixes et tout blancs, sous les paupières presque entièrement révulsées ; une sorte de bave coulait lentement du coin de leur bouche… Et aussi, pleurait, et aussi bavait, me semblait-il, une tête en carton, éclaboussée de carmin, qui, sur le comptoir, parmi des fioles, dressait la bizarre architecture d’une perruque rousse inachevée… Et dans un chevrotement indicible la grosse chenille verte, frémissant aux mains du perruquier, chantait l’air de Mignon : « Connais-tu le pays ?… » Si je note ce détail puéril, c’est que devant ce spectacle — en vérité, j’ignore pourquoi — j’éprouvai une telle tristesse que mon irritation nerveuse, aiguë jusqu’à l’insupportable douleur, se fondit… se noya, tout à coup, dans un affreux découragement… qui n’était pas sans douceur, du reste…

Je continuai mon chemin…

Sur le pas de la porte de l’auberge, et face à la porte, deux personnages, de taille exiguë, pareillement coiffés de casquettes anglaises, pareillement vêtus de vestons à larges carreaux, les jambes maigres et difformes prises dans des culottes de cheval, un pardessus mastic sur le bras attendaient, je ne sais quoi, en fumant de courtes pipes… Un gros bull-dog, au museau plissé comme la face d’un vieux juge, s’épuçait à quelques pas derrière eux.

La voix de la patronne cria de l’intérieur :

— Non… monsieur Joë… Berget n’est pas encore rentré de la foire de Thiberville… Bien sûr qu’il va rentrer dans un bel état !… Mais je suis à vous, monsieur Joë… je suis à vous…

— All right ! répondit l’un de ces hommes qui était, sans doute, M. Joë…

Comme ils ne s’écartaient pas pour me livrer passage je les heurtai du coude un peu brutalement, et me fis place. Ils avaient des visages complètement glabres, très rouges, grimaçants et flétris… un air d’insolence ridicule, de cynisme édenté, devant quoi je retrouvai, en une seconde, mon humeur agressive.

« Des palefreniers du château… pensai-je… des confrères à moi… Ah ! Ah !… c’est du propre ! »

D’une voix grêle et précipitée, avec des grimaces burlesques et furieuses, ils baragouinèrent quelques mots en anglais… des mots insultants sans doute… Je n’y pris pas garde… Je plastronnai, ainsi qu’il convient à quelqu’un empressé de manifester sa supériorité sociale.

— Une voiture, demain, à neuf heures ! ordonnai-je à l’hôtelière qui s’avançait…

— Bien, monsieur !

D’un ton plus impérieux et très digne, j’accentuai :

— Pour me conduire au château de Sonneville… avec mes bagages, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur…

Les palefreniers s’étaient tus ; le bull-dog, les oreilles dressées, avait pris la position du chien à l’arrêt ; et, tous les trois, ils me considéraient un peu étonnés… Affectant de ne pas faire attention à eux, je pris le bougeoir que me tendait l’aubergiste.

— À neuf heures exactement, je vous prie ! recommandai-je à nouveau.

— Soyez tranquille, monsieur… ce sera prêt !…

Et je me retirai solennellement dans ma chambre, pendant que l’hôtelière, les deux hommes d’écurie et le bull-dog chuchotaient à voix très basse, en normand, en anglais, et en chien, des paroles que je n’entendais plus…

Je ne pus dormir et passai une partie de la nuit à m’agiter, m’énerver, me tourner et me retourner dans mon lit, dont les draps suspects et humides, et le double matelas de plume, où j’enfonçais comme dans une boue molle, me furent réellement un supplice. La moindre chose, le plus insignifiant détail, tout contribuait à exaspérer mes nerfs déraisonnablement… Jusqu’à ce Berget qui m’agaçait de n’être pas revenu de la foire de Thiberville, cet animal-là ?… Et la marquise, avec sa figure sévère, et son ventre malade !… Pourquoi n’avait-elle pas une figure souriante, et un ventre comme tout le monde ?… Aussi ce fut, sans le moindre calme, péniblement, presque douloureusement, que je me mis à réfléchir sur ce qui m’arrivait, à ressasser, de même qu’on ressasse un mauvais rêve persécuteur, des tas d’idées pessimistes, des souvenirs décourageants, et de plus décourageants projets…

Non, je n’allais pas au château de Sonneville comme valet de chambre, j’y allais comme quelque chose de pire, peut-être, comme « secrétaire intime et particulier » du marquis d’Amblezy-Sérac. Vraiment, il n’y avait pas là de quoi me vanter, et de si fort mépriser ces deux palefreniers dont la condition n’était pas sensiblement inférieure à la mienne et qui avaient du moins cet avantage sur moi d’exercer un métier précis, et plus libre. N’avais-je pas agi, contrairement à toute logique, et poussé par un mouvement de pauvre orgueil, en foudroyant, d’un regard hautain, la brave Mme  Berget qui, dans la simplicité, dans la clairvoyance de son âme, soupçonnait, fort judicieusement, à mes manières malséantes, à ma façon de parler, que je pusse être un domestique ! Il y a vraiment des moments dans ma vie où je ne puis m’empêcher — bien que j’en sente le parfait ridicule — de me montrer un sot orgueilleux et enfantin !…

Un domestique ?… Et pourquoi pas ? Par quelle casuistique le « secrétaire intime et particulier » d’un monsieur ne serait-il pas domestique ?

Un secrétaire ne porte point de livrée apparente, et il n’est pas, à proprement dire, un domestique. Soit ! Pourtant c’est, je crois bien, ce qui, dans l’ordre de la domesticité, existe de plus réellement dégradant, de plus vil… Je ne connais point — si humiliant soit-il — un métier où l’homme qui l’accepte par nécessité de vivre, ou encore par le désir vulgaire de se frotter à des gens qui lui sont mondainement supérieurs, mais, le plus souvent, intellectuellement inférieurs, doive abdiquer le plus de sa personnalité et de sa conscience… Vous n’êtes pas le serviteur du corps de quelqu’un, du moins pas toujours, bien que de l’âme au corps de ces gens-là la distance ne soit pas longue à franchir… Vous êtes le serviteur de son âme, l’esclave de son esprit, souvent plus sale et plus répugnant à servir que son corps, ce qui vous oblige à vous faire le cœur solide, à le bien armer contre tous les dégoûts… Le valet qui a lavé les pieds de son maître, qui le frictionne dans le bain, qui lui passe sa chemise, boutonne ses bottines et passe ses habits, peut encore garder, la besogne finie, une parcelle de son individualité, extérioriser un peu de son existence, s’il possède une certaine force morale et la haine raisonnée de son abjection ! Un secrétaire ne le peut pas… La première condition, la condition indispensable pour remplir, à souhait, une si étrange fonction, implique nécessairement l’abandon total de soi-même dans les choses les plus essentielles de la vie intérieure. Vous n’avez plus le droit de penser pour votre compte, il faut penser pour le compte d’un autre, soigner ses erreurs, entretenir ses manies, cultiver ses tares au détriment des vôtres, pourtant si chères ; vivre ses incohérences, ses fantaisies, ses passions, ses vertus ou ses crimes qui, presque toujours, sont l’opposé de vos incohérences à vous, de vos fantaisies, de vos passions, de vos vertus ou de vos crimes, lesquels constituent, pourtant, la raison unique, l’originalité, l’harmonie de votre être moral ; ne jamais agir pour soi, en vue de soi, mais pour les affaires, les ambitions, le goût, la vanité stupide ou l’orgueil cruel d’un autre ; être, en toutes circonstances, le reflet servile, l’ombre d’un autre… Moyennant quoi, vous êtes admis à vous asseoir, silencieux et tout petit, les épaules bien effacées, à un bout de sa table, grignoter un peu de son luxe, vous tenir, constamment, vis-à-vis de lui, de ses invités, de ses chevaux, de ses chiens, de ses faisans, dans un état de déférence subalterne, et recevoir mensuellement avec reconnaissance, — car vous n’êtes pas un ingrat — un très maigre argent qui suffit, à peine, à l’entretien de vos habits. Un peu — si peu !  — au-dessus des valets d’antichambre qui vous méprisent en vous enviant ; beaucoup au-dessous des amis, des invités les plus indifférents qui vous écartent, avec une ostentation humiliante, de leur intimité, vous restez perpétuellement en marge de la vie des uns et des autres… Heureux si, parfois, une petite femme de chambre consent à vous donner un peu de rêve, à orner votre solitude d’un peu de joie sentimentale… Mais la plupart, elles se méfient. En général, même les plus désintéressées, elles préfèrent le maître, même laid, maniaque ou sordide, et ce qui, par l’odeur et par le vice s’en rapproche le mieux : les plus ignobles valets. Moi, j’en étais réduit à chercher l’amour dans les étables, auprès des pires filles de basse-cour… Les voilà, nos aventures !

Vous croyez peut-être qu’une telle situation, inséparable d’un tel métier, m’effrayait ou me répugnait ? Nullement. J’en avais depuis longtemps l’habitude. Par une prédestination singulière, et dans une persistante malchance, jamais ne s’était offerte à moi — j’avais alors vingt-sept ans, — non seulement une autre carrière, mais la possibilité d’une autre carrière que celle-là. Carrière intermittente, d’ailleurs, et peu rémunératrice, je vous assure, car — et je mets au compte des profits et pertes les déboires, les blessures d’amour-propre que, fatalement, inflige au débutant un tel servage — il m’arrivait souvent dans l’intervalle d’une place à l’autre de subir de longs mois de chômage, durant lesquels je crevais littéralement de faim, ne trouvant à employer mon activité qu’à des travaux dérisoires de journalisme, de copies à peine payées, et le plus souvent à des expédients peu glorieux. Si je disais — et pourquoi ne le dirais-je pas ? car la honte n’est pas pour moi, — si je disais qu’un jour je finis par accepter les propositions d’une généreuse proxénète qui, le plus tranquillement du monde, me demandait de mettre mes complaisances au service de vieux messieurs débauchés et si respectables !… Mais, le moment venu, j’eus un tel dégoût, je sentis une telle impossibilité physique à remplir mes engagements, que je me sauvai de cette maison en criant comme un fou…

Ah ! j’en ai traversé de terribles drames, et je me demande, quand j’y repense, par quel prodige de résistance j’en suis sorti vivant !… J’aurais mille et mille histoires, toutes effarantes, à raconter… Je n’en ai pas le courage… Une seule, d’ailleurs, suffira à donner l’idée de ce que fut, parfois, ma vie, et jusque dans quel enfer un homme de notre temps, doué d’une intelligence assez vive, d’une énergie moyenne, d’une culture suffisante, d’une moralité à peu près nulle, peut tout à coup tomber !

Un soir, un soir de triste novembre, étant sans place, n’ayant rien mangé depuis deux jours, je rôdais dans les rues de Paris… sans but… non, en vérité, sans but, et même sans espoir d’une rencontre, d’un hasard, de n’importe quoi… Ivre de besoin, je chancelais, comme un pochard, sur mes jambes… Je ne pensais à rien… vraiment à rien, et, pourtant, inconsciemment, sans la moindre volonté, sans la moindre possibilité de réagir, il me semblait qu’une force me poussait vers quelque chose d’irréparable : folie, crime ou suicide. En passant sur le trottoir, la glace d’un restaurant me renvoya mon image, si décomposée, si funèbrement livide, que j’eus peur de moi-même, comme si je me fusse trouvé, soudain, en présence de mon propre spectre.

Il avait plu dans la soirée ; une boue grasse rendait le pavé glissant, la marche difficile. Faible comme j’étais, je dus plusieurs fois m’arrêter, m’appuyer contre une porte cochère pour ne point tomber… Des gens, des couples, des groupes allaient, venaient, me frôlaient… Aucun ne faisait attention à moi… C’est effrayant… Un être humain souffrait, mourait, un être humain allait peut-être, dans une seconde, s’abattre la face dans la boue… Et pas une parole, pas un regard de pitié, pas un secours, pas une curiosité même !… Un moment, j’osai aborder un gros monsieur… Il était seul, la figure joyeuse, le ventre pesant, bien au chaud dans une épaisse pelisse de fourrure…

— Monsieur… je vous en prie, suppliai-je. Regardez-moi… ayez pitié de moi… je n’ai pas mangé depuis deux jours !

Le gros monsieur me dévisagea rapidement :

— Pas mangé ?… avec ces vêtements-là ?… Est-ce que tu te fous de moi… dis donc !…

Et comme je me disposais à le suivre :

— Allons !… va-t’en… ou j’appelle la police !

Si j’en avais eu la force, je crois que je me serais jeté sur lui…

Jamais autant que ce soir-là je n’éprouvai la sensation de la détresse absolue, irrémédiable… l’impression d’une descente dans un gouffre noir trop étroit dont les parois raboteuses me serraient les côtes horriblement… Et une idée — une seule — s’obstinait en moi : ne pas rentrer à mon hôtel. Ah ! non… Plutôt crever là comme un chien… mais ne pas rentrer, ne pas rentrer !…

Dans la rue d’Amsterdam, au coin de la gare Saint-Lazare, je voulus reprendre haleine… Je n’en pouvais plus… Tout tournait, dansait autour de moi, tout se déformait en images de folie. Je ne savais plus si l’affreux grondement qui m’emplissait les oreilles et faisait vibrer mon cerveau, comme une boule sonore, venait de mes propres souffrances ou des bruits de la rue, si les mille et mille lumières qui m’aveuglaient étaient une projection de mes yeux, ou les feux réels de la ville multipliés par leurs reflets sur les glaces des boutiques, sur les surfaces luisantes et mouvantes du trottoir et de la chaussée… Je m’accotai contre la grille de la cour du Havre, me tenant, des deux mains, aux barreaux… L’horloge de la gare marquait alors onze heures…

J’étais là depuis cinq minutes quand une femme qui montait le trottoir, lentement, l’œil aux aguets, passa devant moi en ralentissant encore sa marche, me regarda et, m’ayant dépassé, se détourna pour me regarder encore. Après une vingtaine de pas coupés d’arrêts, elle redescendit, et, cette fois, se plantant tout près de moi, si près de moi qu’elle me touchait de sa robe, elle me dit, presque timidement, sur un ton presque implorant :

— Monsieur ! Monsieur ! Venez chez moi !…

Alors j’eus un espoir horrible.

— Où demeures-tu ? demandai-je.

— Tout près d’ici… répondit-elle… à deux minutes d’ici… Cité Gaillard, monsieur !

Et elle chuchota :

— Je serai bien… bien gentille !

Je l’examinai… Une femme mince, fluette, très pâle, presque une enfant, et déjà toute flétrie… Elle ne semblait pas bien aguerrie dans son métier. Elle était vêtue de noir, misérablement. Un pauvre collet de plumes ternies, mangées aux vers, lui couvrait les épaules ; un immense chapeau noir, avec un nœud rouge, lui faisait un visage tout petit… un tout petit ovale blanc, d’un blanc plâtreux, taché de rouge vif, à l’endroit des lèvres.

— Quel âge as-tu ?… demandai-je encore.

— Dix-sept ans, monsieur !

Dix-sept ans !… Bien que je n’eusse guère, en ce moment tragique, la faculté de m’attendrir sur le malheur des autres, je ne pus réprimer un geste, et un « ah ! » de pitié… Elle ne comprit point le sens de ce geste et de ce cri, et, vivement, en tâchant de mieux assurer sa voix qui tremblait, elle balbutia :

— Oh ! ça ne fait rien, allez ! monsieur… Je suis bien gentille avec les hommes, monsieur… vous verrez !…

L’espoir que j’avais me redonnait la force de parler… Je pus même lâcher les barreaux de la grille…

— Écoute… lui dis-je… Je suis un peu malade, ce soir… n’importe… n’importe !… Ce soir, j’ai besoin d’une femme… je veux passer une bonne nuit avec une femme… une bonne nuit… Ah ! ah !…

— Tout ce que vous voudrez, monsieur ! fit-elle.

— Oui, mais… tu entends !… une bonne nuit !…

S’enhardissant, elle corrigea, dans un sourire qu’elle essayait de rendre voluptueux, la pauvre petite bougresse :

— Tout ce que tu voudras, mon chéri !…

Elle voulait me précéder, afin de me montrer le chemin :

— Non… exigeai-je. Donne-moi ton bras. Je suis faible, ce soir… et un peu malade… Je souffre des jambes… de la tête… tu comprends ?… Ça n’est rien… au contraire !…

Et nous ne prononçâmes plus une parole…

C’est ainsi que j’arrivai, remorqué par cette enfant, péniblement, devant un hôtel borgne de la cité Gaillard.

Au fond du couloir où brûlait lugubrement une veilleuse, elle prit un bougeoir, l’alluma, et, me tenant par la main, me guida dans l’escalier… Nous montâmes trois étages, trois interminables étages, par des rampes étroites, tortueuses, gluantes, d’où s’exhalait une odeur fétide… nous dûmes nous effacer contre le mur, pour laisser passer un homme et une femme qui redescendaient — étranges et troublants fantômes… — sur les paliers, à travers les portes, des voix… des voix obscènes, des voix saoules… des voix étouffées… Oh ! ces voix… la tristesse de ces voix dans ce milieu de nuit, de terreur, de misère et de plaisir !…

Un lit d’acajou déplaqué, sans rideaux, une carpette usée, découvrant le parquet par de larges déchirures, un fauteuil presque entièrement dégarni, un lavabo et une table de bois blanc, une cuvette à terre… deux chaises… tel était le minable réduit où je fus introduit… Au fond, une porte ouverte donnait sur une petite pièce, dans laquelle j’aperçus un coin de fourneau… Une bouilloire chauffait sur des cendres encore chaudes, et des linges… des serviettes trouées, séchaient, étendus d’une cloison à l’autre, sur une corde…

Je m’effondrai dans le fauteuil et, quelques instants, je restai là à étreindre ma pauvre tête en mes mains… J’entendais la femme aller et venir à travers la chambre, ranger des objets… puis enlever son chapeau, puis enlever son collet, puis s’approcher, doucement, de moi qu’elle caressa d’une main moite… puis me dire :

— Et toi aussi, mon chéri, tu seras gentil, pas ?… qu’est-ce que tu vas me donner ?

J’écartai sa main, levai les yeux vers elle :

— J’ai faim… gémis-je, d’une voix sourde, hébétée…

Surprise d’abord, puis effrayée, elle se recula vivement en poussant un cri. Ses deux bras en avant, comme pour se préserver et se défendre… C’est que les gestes de la faim ressemblent aux gestes du crime. Une lueur pareillement sinistre brille dans les yeux de l’affamé et dans les yeux de l’assassin… Il y a un moment où, tous les deux, ils portent le même inexorable destin… Durant quelques secondes elle attendit — terrible angoisse — le coup de couteau du mauvais visiteur… Je la calmai, et d’un ton moins farouche, d’un ton où il ne restait plus que l’appel suprême de la détresse :

— J’ai faim ! répétai-je… Donne-moi à manger… je t’en prie !… N’importe quoi !

Elle me considéra longuement sans parler, sans comprendre… Elle faisait un immense effort pour comprendre ce qui lui arrivait… Et je balbutiais :

— N’importe quoi !… à manger, n’importe quoi !… même les débris de ton seau à ordures, si tu veux… comme à un chien… N’importe quoi… dis ?… mais quelque chose à manger… J’ai faim… j’ai faim !…

Elle revint près de moi, se pencha sur moi, saisit ma tête dans ses petites mains fiévreuses :

— C’est vrai qu’il est tout pâle ! s’écria-t-elle avec un élan de tendresse… Et comme tu es maigre ! Ah vrai ! Et tes pauvres yeux !… Et tes mains glacées !… Pauvre petit !…

J’avais la gorge serrée, le cœur défaillant.

— J’ai faim… j’ai faim !… sanglotais-je.

Et elle aussi sanglotait :

— Mais, mon mignon… mon cher mignon !… je n’ai rien… rien… moi non plus, ce soir, je n’ai pas mangé. Je comptais… n’est-ce pas ?… Et voilà !… Comme c’est bête !… Et il n’y a pas un sou, ici… pas un morceau de pain… rien… Je te jure qu’il n’y a rien !…

— N’importe quoi !

— Comment faire, mon Dieu ! Comment faire ?… On m’a mise à la porte de la crémerie où je dois deux mois… Nulle part je n’ai de crédit… Crois-tu que c’est de la chance !

— N’importe quoi !… Je t’en supplie…

Ses larmes redoublaient ; redoublaient aussi ses caresses et, en pleurant, et en me caressant, elle gémissait dans la sincère douleur de son impuissance :

— Mon mignon… mon pauvre mignon… ne pleure pas… Tu me fais trop de peine… Mais comment faire, mon Dieu ?… Je ne sais pas… C’est affreux !…

Tandis que, machinalement, pris d’une sorte d’hébétude, je m’obstinais à ânonner d’une voix qui me semblait, à moi-même, étonnamment lointaine…

— N’importe quoi !… N’importe quoi !…

Tout à coup, elle frappa dans ses mains… sauta, chanta, comme un petit enfant à qui l’on vient de donner un beau jouet :

— Que je suis stupide !… dit-elle. Mais oui… mais oui… je suis stupide… Est-ce bête vraiment de n’avoir pas pensé à ça plus tôt !

Nerveusement, fébrilement, elle remit son chapeau, son collet, effaça la trace de ses larmes sous une couche de poudre de riz, aviva d’un rapide trait rouge ses lèvres…

Puis, revenant à moi, heureuse, joyeuse :

— Écoute… supplia-t-elle. Ne pleure plus… ne te désole plus… Tu vas manger, mon chéri… je te jure que tu mangeras tout à l’heure… tu mangeras tant que tu voudras !… Mais il faut être bien sage… bien sage et bien gentil… Il faut m’obéir… Voilà !… tu vas entrer dans le petit cabinet… et tu m’attendras… Ah ! tu vois… ça n’est pas difficile… Et quoi qu’il arrive, mon cher mignon, pas de bruit, je t’en prie… Ne bouge pas, ne dis rien… Tu me promets ?… Allons !

Sa voix était devenue claire, très jeune, charmante… Pour un peu, elle eût chanté !…

— Allons… viens !

Dans la passion, sous l’empire d’un sentiment violent, les femmes ont une force d’endurance extraordinaire ; même les plus frêles, elles possèdent une vigueur physique que n’ont point les hommes les plus vigoureusement musclés… Elle m’aida à me lever, me conduisit dans la pièce, m’allongea sur un vieux divan qui occupait tout le fond du cabinet :

— Et surtout, ne t’impatiente pas… attends que je vienne t’ouvrir… Et si tu étais un petit homme bien gentil, tu tâcherais de dormir, mon chéri…

Puis elle m’embrassa tendrement, et, agile, presque bondissante, elle partit et referma sur moi la porte. J’entendis ses pas dans l’escalier… et bientôt je n’entendis plus rien. J’étais dans le silence et dans la nuit… La crise s’atténuait ; mes souffrances se calmaient… Au bout de quelques minutes une sensation de bien-être, de défaillance douce et légère, me pénétra, me berça comme un rêve… J’étais dans cet état de béatitude, de faiblesse presque voluptueuse qui s’empare du corps d’un fiévreux, l’accès fini…

Combien de temps demeurai-je ainsi ? Je ne pourrais le dire. Bien que je ne dormisse pas tout à fait, il me sembla que j’étais transporté loin… loin… Deux voix qui parlaient dans la chambre me réveillèrent, me rappelèrent à la réalité. D’abord je reconnus la voix de mon amie ; l’autre était une voix d’homme, grasse, avinée… Elles paraissaient discuter, colères et rieuses, tour à tour… Des mots précis, d’affreux mots empruntés à l’argot de la débauche, parvinrent jusqu’à moi… des mots d’elle… des mots de lui… Puis, bientôt, entre des silences, la voix de l’homme changea d’inflexion. Il me fut impossible de me méprendre à ce qu’elle signifiait… Je ne bougeai pas… J’aurais voulu dormir encore, dormir d’un sommeil profond, pour ne pas entendre cette voix et les bruits qui accompagnaient cette voix. Ce furent des minutes atroces, mais je ne bougeai pas… Un mince filet de lumière encadrait la porte et faisait moins épaisses les ténèbres de la pièce où j’étais couché… Et cette lumière rendait aussi en quelque sorte visible, oui, elle matérialisait à mes yeux la scène infâme qui se passait derrière cette porte… à cause de moi ! Mais je ne bougeai pas…

« Tu mangeras… je te jure que tu mangeras, mon cher mignon… »

Les paroles de tout à l’heure dominaient, de leurs promesses, l’horreur des autres paroles… elles me clouaient au divan… non, en vérité, je ne bougeai pas… Et, au fond de moi-même, je murmurai :

« N’importe quoi ! n’importe quoi ! »

Enfin les voix dans la chambre reprirent une intonation normale, les bruits une signification plus familière. Quelques instants encore… et je perçus des pas dans l’escalier… des pas qui allaient s’éloignant dans l’escalier… les pas légers de la femme, les pas pesants de l’homme… Et d’une chute plus lourde, vertigineuse, je retombai dans le silence et dans la nuit… Étais-je vivant ?… Étais-je mort ?… Où donc étais-je réellement ? Tout cela n’était-il pas un épouvantable cauchemar ?… Je ne savais pas… je ne savais plus rien… plus rien !

Je crus qu’un siècle venait de s’écouler quand la porte du cabinet s’ouvrit toute grande, s’éclaira. Entre l’immense chapeau noir et le collet de plumes tout ruisselants de pluie, le visage de la femme m’apparut… Bien qu’il me fît l’effet d’une menue tache livide sur du noir, d’un menu morceau de papier blanc collé sur du noir, il rayonnait d’une joie angéliquement pure…

— Viens, dit-elle… viens vite…

Je me sentis enveloppé, porté, assis devant une table où s’étalaient trois grosses tranches de jambon, un énorme morceau de fromage, une poire, une bouteille de vin, une longue miche de pain…

Ébloui par la vue des victuailles, grisé par leur odeur, j’oubliai tout… j’oubliai les voix, les bruits, la chambre, le divan, les mots abominables… j’oubliai l’homme, la petite femme elle-même… Je n’étais plus un être humain ; j’étais une bête devant la proie. Dominé par l’instinct féroce de la brute qui avait fait irruption en moi avec une violence soudaine, je me précipitai, les crocs impatients, les mains en griffes, sur la nourriture que je déchiquetai, que je dévorai voracement, en grognant comme un pourceau.

Elle riait de ce spectacle dont elle ne voyait point la hideur sauvage et triste.

— Ne mange pas si vite, mon chéri, disait-elle… tu vas t’étouffer, mon pauvre mignon… Ah ! qu’il est drôle !…

Lorsque tout, jusqu’aux miettes, fut englouti, lorsqu’il ne me resta plus qu’à considérer la table vide, j’eus honte de ma bestialité.

— Et toi ?… demandai-je.

— Moi, je suis contente… bien contente !

— Oui, mais… je suis sûr que tu n’as rien mangé ?…

— Mais si… mais si… répondit-elle dans un sourire… J’ai mangé dans la rue, en venant… Vrai… mon chéri… Ne t’inquiète pas de moi…

Elle mentait… mais je m’en tins à cette affirmation qui m’était commode et m’épargnait le soin d’avoir à me disculper davantage de ma goujaterie… Pas un mot de remerciement, non plus, ne me vint aux lèvres… Maintenant la petite femme se taisait… Elle retira son chapeau et son collet de plumes qu’elle égoutta en les secouant au-dessus de la carpette… Je ne dis plus rien… Je ne trouvai plus rien à dire…

Après un moment de silence :

— Tu vas coucher ici… me dit-elle… Tu demeures peut-être loin… et tu es encore trop faible pour une longue marche… D’ailleurs, il fait un temps de chien dehors… Tu veux, mon chéri ?

— Je veux bien…

Je me laissai déshabiller et mettre au lit comme un enfant… Elle se coucha près de moi. Bientôt la chaleur des draps, ce corps de femme qui me réchauffait la peau, et cet affreux instinct animal qui réclame tous les assouvissements de la chair, tout cela alluma en moi le désir. Je ne craignis pas de porter une main brutale et ignoble sur elle. Elle me repoussa doucement :

— Non… non… fit-elle… pas toi, mon chéri… pas toi… Dors… je t’en prie !

Et nous nous endormîmes aux bras l’un de l’autre, chastement.

Rentré chez moi, le lendemain à midi, je sentis dans une des poches de mon gilet un corps dur. C’était un morceau de papier… Il enveloppait quatre pièces de cinquante centimes et quelques sous… ce qui restait, bien sûr, de l’achat de mon souper… Des larmes me vinrent aux yeux, larmes de reconnaissance douloureuse et de honte !

Un mois après cette nuit tragique, ayant enfin trouvé une place de secrétaire chez un vieux maniaque de province qui voulait écrire une histoire des Contributions directes en France, je retournai, avant de me rendre à ma nouvelle destination, cité Gaillard… J’eus de la peine à reconnaître la maison… Le concierge m’arrêta au bas de l’escalier…

— Qui demandez-vous ?… me dit-il d’une voir grognonne.

Je fus bien embarrassé. Hélas ! misérable petite créature, je n’avais même pas songé à lui demander son nom !… Oui, j’ignorais — par un affreux oubli — le nom de cette enfant qui m’avait sauvé de la mort… Sur les indications que je lui donnai, il me répliqua :

— Bien sûr… bien sûr ! Je ne dis pas le contraire… Mais il en passe tant, ici, n’est-ce pas ?

Et, tout à coup, après avoir fouillé dans ses souvenirs, comme si c’était déjà une chose lointaine, lointaine… comme si ce petit visage était déjà presque effacé, perdu dans les poussières de la vie, il s’écria :

— Ah ! oui, parbleu ! Je vois ce que c’est… Mathilde ? La gosse Mathilde ? Une petite Bretonne ?

— Peut-être… Est-ce qu’elle est chez elle ? Puis-je la voir ?

— Ah ! non ! fit le concierge. Ça non !…

Et, dans un ricanement, il graillonna :

— Elle a été emballée, avant-hier, par la police !…

Je n’ai jamais pu la retrouver…

Je traversais, précisément, une de ces dures périodes où l’on n’est point sûr d’un gîte pour le soir, d’un repas pour le lendemain, lorsque, par l’intermédiaire d’une personne que j’avais servie jadis, et qui continuait, le cher homme, à me vouloir du bien, on me proposa d’entrer, comme secrétaire, chez le marquis d’Amblezy-Sérac, lequel pensait que le moment était venu pour lui de se lancer dans la carrière politique. Je ne pouvais refuser une telle aubaine, et, encore moins, dicter des conditions par quoi ma dignité serait sauvegardée. Je n’y songeai même pas, et j’acceptai ce qu’on m’offrait : deux cents francs par mois, la table, le logement, le blanchissage… Il n’avait pas été question du vin, mais j’imagine qu’il avait dû être compris dans la nourriture… J’acceptai cette situation comme une nécessité, sans enthousiasme, et aussi sans récriminations contre le sort qui décidément ne me permettrait jamais de vivre pour mon compte, et s’acharnait à ne me laisser à moi-même que le temps de la souffrance et de la misère. Pourtant j’aurais pu, j’aurais dû être heureux de ce dernier hasard. Jusqu’ici je n’avais été appelé qu’auprès de vagues bonshommes, candidats à la députation et à l’Académie, historiens documentaires, statisticiens falots, organisateurs d’œuvres de bienfaisance, sots ignorants, vertueuses crapules, bouffons orgueilleux dont « le champ d’action » et « la sphère d’influence » — c’est ainsi qu’ils parlaient — étaient fort restreints, qui ne pouvaient rien pour mon avenir et qui s’en moquaient, d’ailleurs, complètement… Aujourd’hui, pour la première fois, j’entrais chez un personnage considérable, fastueux, riche, répandu dans les milieux sociaux les plus élégants, allié à toutes les grandes familles et, par sa femme, à toutes les grandes banques de l’Europe. Peut-être pourrais-je enfin me créer là des relations utiles et diverses, et, comme il faut toujours laisser au rêve sa part — tant persiste en nous l’habitude romantique de notre éducation,  — peut-être pourrais-je compter enfin, sur des aventures fabuleuses qui ne m’étaient jamais arrivées, mais qui arrivent aux autres — du moins ils le disent. Le plus sage, toutefois, était de ne compter sur rien… et de ne prendre cette place — ainsi que j’avais fait des précédentes — que comme un refuge momentané, un abri provisoire contre les ordinaires et fatales malchances de mon destin.

J’ai une qualité : celle de me connaître à fond, et je puis me résumer en ces deux mots : je suis médiocre et souple. En plus, je ne possède qu’une demi-culture, mais pour ceux qui n’en possèdent aucune — comme ce fut le cas de mes historiens, académiciens, statisticiens, et cætera… — je sais en tirer un parti assez ingénieux. Tout cela me permet de servir, sans trop de souffrance, sans trop de dégoût, et en quelque sorte mécaniquement, les hommes ; par conséquent les opinions les plus différentes… Tour à tour, je suis resté auprès d’un républicain athée, d’un bonapartiste militant qui ne rêvait que de coups d’État, d’un catholique ultramontain, et je me suis adapté aux pires de leurs idées, de leurs passions, de leurs haines, sans qu’elles aient eu la moindre prise sur moi. Affaire d’entraînement, je suppose, et, surtout, affaire d’exemple. Garder une opinion à moi — je parle d’une opinion politique, — la défendre ou combattre celle des autres, par conviction, par honnêteté j’entends — ne m’intéresse pas le moins du monde. Je puis avoir toutes les opinions ensemble et successivement, et ne pas en avoir du tout, je n’attache à cela aucune importance. Au fond, elles se ressemblent toutes ; elles ont un lieu commun, et je pourrais dire un même visage : l’égoïsme, qui les rend désespérément pareilles, même celles qui se prétendent les plus contraires les unes aux autres… Pourquoi voulez-vous donc qu’elles me passionnent ? Je suis entré dans la vie, du moins je le crois, avec des instincts honnêtes et des scrupules minutieux, la fréquentation des hommes, dits cultivés et haut placés, les a vite abolis en moi. Quand j’ai eu compris que mon intelligence, ma fidélité, mes efforts de travail et mon dévouement ne comptaient pour rien dans l’esprit de ceux qui en profitaient ; quand j’ai su qu’on les acceptait, non comme un don volontaire et délicat, mais comme une chose due, comme une dîme, et que personne, personne ne s’intéressait à moi, alors je ne leur en ai donné à tous que pour leur argent, lequel était maigre. Moi aussi, je me suis désintéressé totalement de qui se désintéressait de moi, et je n’ai plus songé qu’à éluder, de toutes les manières, ce qu’autrefois je considérais comme un devoir et qui, en réalité, n’était que sottise et duperie… Immédiatement j’ai réglé mon compte avec la morale sociale, avec la morale des moralistes vertueux qui n’est qu’une hypocrisie destinée non pas même à cacher sous un voile de respectabilité, mais à légitimer hardiment toutes les vilenies, toutes les férocités, tous les appétits meurtriers des dirigeants et des heureux… Très timide en toutes les manifestations extérieures de mon individu, mais d’âme silencieusement violente, je ne suis point fait pour l’action, qui me paraît appartenir — en raison, peut-être, de ce que ma constitution physiologique me l’interdit, — aux esprits irréfléchis et grossiers… Une seule chose m’amuse et m’amuse toujours, — c’est ma seule vertu, c’est par là que de temps à autre je me sens sur beaucoup de mes contemporains une supériorité relative, — l’homme. L’homme en soi. L’homme me réjouit par le composé, extrêmement varié, extrêmement grotesque, extrêmement fou, d’incohérences, de ridicules, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves qu’il est réellement. Si la chance m’avait orienté vers la littérature, je crois que j’eusse pu exprimer quelque chose de l’homme tel que je le sens, tel qu’il m’a tenu perpétuellement en joie, en mauvaise joie, dans tous les milieux où je l’ai coudoyé. Car, pour ce qui est d’exprimer intégralement un être si multiple, de rendre en sa bousculade rapide et confuse un tel tumulte de sentiments si aheurtés, d’actions si désharmoniques, tout ce qui se trouve, à la même minute, en bouillonnement chez le même individu, qui donc oserait sérieusement y prétendre ? Les romanciers — les romanciers latins surtout, — me font rire, avec leur conception réaliste et si pauvrement monotone d’une humanité toujours la même, qui agit selon les règles d’une morale préétablie, d’une psychologie fixe, d’un comique classique, dont on se transmet les grimaces, d’un livre à l’autre, à travers les siècles, ainsi qu’un indérangeable héritage. Comme si le visage humain était simple et un, et qu’on apprenne à le déchiffrer, dans les philosophies toutes arbitraires, et dans les littératures toutes mortes et glacées !…

En somme, il devait m’être plutôt agréable — en dehors même de l’arrêt plus ou moins long, plus ou moins calmant, que cela ferait dans mon existence de misère, — d’aller chez ce marquis d’Amblezy-Sérac, où je rencontrerais une grande variété d’hommes, une collection complète, et comme il ne m’avait pas été donné d’en consulter jusqu’ici, de tout ce qui constitue notre admirable élite sociale… Là, du moins, je pourrais me livrer à ma manie, et enrichir certainement, de gens et d’espèces encore inconnus de moi, les feuilles de mon herbier humain. À défaut d’autres avantages plus directs, plus matériels, cela valait bien tout de même quelque chose.

Quand je suis triste et découragé, j’appelle à moi le souvenir des quelques mois que je vécus chez les Ramard-Holstein. C’étaient les pires bourgeois, stupidement, invraisemblablement riches. Le père, la mère, les deux filles voulaient toujours paraître en avance sur tout. En politique, en art, en morale, ils avaient l’opinion révolutionnaire au delà de la plus violente. Je revois leurs dîners de gala, le faste lourd de leur table, les argenteries précieuses, les fleurs, et au milieu de tout cet encombrement de richesses étalées, parmi l’odeur des truffes, des fruits, des vins, des poitrines nues sur qui pesait le luxe de cent mille francs de perles et de diamants, je revois Mme  Ramard-Holstein crier : « J’aime le peuple ! » Et elle appelait sur la bourgeoisie corrompue et repue les bombes vengeresses, les bonnes bombes de l’anarchie !… Ah ! c’était beau à voir !

Il ne faut jamais montrer, surtout aux riches, sa pauvreté !… C’est une plaie honteuse, un vice ignoble qui vous rend indigne de leur pitié. Le pauvre est l’ennemi de la joie et de la bonté. Il apparaît, parmi les sourires, comme un remords agaçant ; il fait tache sur le bonheur… oh ! pas de pauvreté, n’est-ce pas ! pas de pauvreté apparente !… Au diable le malheur !… Qu’il s’arrange dans les coins, comme il pourra… mais loin de nous !…

L’intérêt que les riches voudraient témoigner à un pauvre cède presque toujours devant un habit crasseux et élimé ; leur charité ne va pas jusqu’à s’émouvoir d’une paire de chaussures trouées et rapiécées et de ce qu’elles représentent, quelquefois, d’intimités douloureuses et dramatiques… Avec les pauvres qui ne sont point des mendiants professionnels, qui ne traînent pas leurs guenilles sur les routes boueuses, ils veulent vivre dans un état de sécurité polie, de confiance silencieuse, discrète, optimiste, qu’aucun spectacle de tristesse ne puisse offenser. Il vous est loisible d’être pauvre, — c’est même extrêmement touchant, — mais à la condition de n’être pas mal tenu, et que cela ne se voie ni sur votre visage, ni sur vos habits. L’affectation est inconvenante et de fort mauvais ton. Il faut de la mesure en toutes choses, et de la bonne éducation…

— Vous savez, mon cher… ce M. X… que vous avez vu chez moi, l’autre soir ?… Il n’avait peut-être pas dîné… Et il est comme tout le monde ! C’est admirable !

Et je me rappelais les tortures que j’avais endurées au collège, pour un pantalon. Ah ! le maudit pantalon !

Ce pantalon était un vieux pantalon de mon père que celui-ci, après des retouches, selon ma taille, m’avait repassé, le trouvant trop usé pour lui…

— Il est trop usé pour moi, mais il est encore bon pour toi… Toi, ce n’est pas la même chose… Et en y mettant beaucoup de soin !… avait-il déclaré, employant un de ces raisonnements convaincants et merveilleux comme en ont les pères, et qui vous font comprendre tout de suite la vie…

Quand je l’eus porté pendant huit jours, ce fâcheux pantalon, j’eus conscience de tous les ennuis qu’il me causerait. Mais mon père, très pénétré de son autorité, restait inflexible. Il refusait obstinément de le remplacer par un neuf.

— Use-le d’abord ! Nous verrons ensuite ! répondait-il aux supplications désolées de mes lettres.

Use-le !… Il ne me tenait plus aux jambes. Non seulement il s’effrangeait par le bas, — ce qui eût, peut-être, été supportable, — mais encore, quoi que je pusse faire, il laissait passer, à la fourche, par des trous irréparables, de longs et ridicules pans de chemise. Je ne parle pas des genoux crapuleusement avachis, percés, comme une passoire, et dont il ne restait plus de l’étoffe que la trame jaunie et luisante. J’étais obligé de fixer la ceinture avec des épingles par-dessus mon gilet, pour qu’il ne me lâchât pas complètement… À cause de ce pantalon, j’étais devenu un objet d’horreur ou d’amusement, selon leur humeur du moment, de la part de mes camarades. Pas de quolibets désobligeants, humiliants, injurieux même, dont je ne fusse criblé journellement… Rien ne pourrait donner une idée de mes souffrances… Aujourd’hui encore, à ce souvenir, j’éprouve un petit frisson, et j’attribue en partie ma timidité aux avanies sans nombre que me valut à mon début dans la vie ce vieux pantalon de mon père… La meilleure farce, celle qui réussissait le mieux, était la suivante… On déléguait vers moi l’élève le plus fort, le plus batailleur de la cour et, avec une insultante politesse, sa casquette à la main, tandis qu’un groupe compact de mes camarades se rangeait à quelques pas derrière lui, il me disait :

— Vous avez, monsieur, la plus belle culotte du monde. Et je suis chargé, par quelques-uns qui l’admirent particulièrement, de vous demander le nom et l’adresse de votre culottier… Ce doit être un grand artiste !

Un immense éclat de rire, féroce et meurtrier, suivait immédiatement ces paroles.

— Le culottier !… Le culottier ! s’écriait-on de toutes parts.

Quoi faire ?… J’étais seul… tout seul, mes bras étaient débiles… Je m’éloignais en pleurant, la rage au cœur.

J’en étais arrivé à fuir toute société, à rechercher les coins d’ombre, à me cacher derrière les arbres et le mur en retrait du jeu de paume… Personne pour me défendre et me consoler… Et toujours les lettres de mon père, répondant à mes lettres dont il ne sentait pas la douleur infinie :

— Use-le d’abord !…

Le pire était qu’une fois la semaine je sortais chez un correspondant, ami de ma famille… Il avait deux filles fort jolies… C’était pour moi une journée délicieuse et que j’attendais impatiemment… Quand il me fut impossible de dissimuler devant elles, par des artifices devenus inutiles, la honte obscène, éclatante de mon pantalon, ces charitables petites personnes rirent de moi si cruellement que, désormais, je préférai me priver de cette sortie qui m’aidait pourtant à mieux supporter les durs ennuis, les brimades féroces du collège.

Et voilà ce qui m’inquiétait encore par-dessus toutes autres choses, à plus de quinze ans de distance : l’état de ma garde-robe. Elle était dans le plus complet désarroi. J’avais eu beau soigner mes vêtements avec une patience d’avare, une subtile ingéniosité de Chinois, ils se trouvaient véritablement hors d’usage ; mon habit, surtout, de forme démodée, luisant aux coudes, coupé aux plis, et qui serait pour moi, comme autrefois le vieux pantalon de mon père, une cause d’humiliations plus navrantes, sûrement, d’échec peut-être, car je n’ignorais point que, dans la maison du marquis, on tenait l’élégance pour la principale vertu de l’homme… Ah ! je les voyais à l’avance, les regards ironiques et offensés du marquis, de la marquise… et des autres… de tous les autres… Et je les entendais déjà, les chuchotements qui font rougir.

— Que vient faire ici cette caricature de mendiant ?… Au fond de quel bouge, le marquis a-t-il donc déniché ce sale loqueteux ?… Et cette nauséabonde odeur de naphtaline ?… Pouah !… Ce doit être un échappé de la Commune… un socialiste… un voleur !…

Et tout ce que disent les regards chics, devant un habit de pauvre homme !

Je les voyais aussi, plus pénibles à supporter parce que plus bassement railleurs, les regards du valet de chambre lorsqu’il rangerait mes affaires, mes chemises trouées, mes chaussures sans talons, les loques de mes caleçons… Ah ! le mépris, en haut, en bas… le mépris partout !…

Pendant que je m’agitais de la sorte, la nuit se poursuivait calme, au dehors… Le vent s’était tu ; les averses qui avaient fait chanter la pluie sur les toits de la place avaient également cessé… ma bougie s’éteignit brusquement. J’essayai de dormir… mes images et souvenirs continuaient de me harceler. Ils surgissaient en foule, comme des rats, du fond trouble de mon enfance, traversaient en galopades effrénées ma vie, pour aller se perdre dans le futur, dans les effrayantes ténèbres du futur. Je ne pouvais plus les chasser…

Je m’arrêtai un peu plus longtemps aux pauvres figures disparues de mon père, de ma mère, à leur existence si morne, si lourdement morne, mal défendue, il est vrai, par l’insuffisant argent d’une humble place de fonctionnaire… au petit jardin, si triste, si triste, devant la maison si banale… à l’absence complète d’exemples, de chaleur cordiale, de confiance familiale qu’avait été toute mon adolescence. Je n’en voulais pas à mes parents du peu, du rien qu’ils avaient été pour moi… Et c’est avec une pitié profonde… infiniment plus douloureuse que la haine, parce qu’elle comportait un jugement terrible contre eux, que je me souvenais de certaines particularités plus ridicules encore que les autres. Avant qu’il eût obtenu pour moi une bourse au collège, mon père, par ennui, par lassitude, par ignorance surtout, me laissait constamment livré à moi-même… me laissait tout seul, tout petit, tout tremblant devant moi-même. Jamais un conseil… une leçon de choses, une effusion, une explication… Il était de cette école, suivie par la majorité des parents français, qui veut que les enfants ne soient, ne sentent, ne comprennent, ne sachent, ne demandent jamais rien… non… non… qu’ils se taisent… pour Dieu ! qu’ils se taisent !… Un jour, cependant, qu’il songeait par hasard à l’ornement de mon éducation en même temps qu’à me bien armer contre les difficultés et pour les luttes de la vie, mon père décida que je prendrais des leçons de tambour.

— Cela te distraira… me dit-il… Et puis… on ne sait pas… cela peut être utile !…

Je fus enchanté !… Tout ce qui m’arrachait à ma torpeur, à mon éternel silence, je l’accueillais avec empressement, comme une fête…

— Oui… oui… petit père… répondis-je… je veux bien prendre des leçons de tambour.

Nous avions pour voisin un vieux tambour de régiment qui avait été, paraît-il, un héros à Sébastopol. Afin de le récompenser de ses services, outre la médaille militaire, le gouvernement lui avait octroyé une charge de receveur-buraliste que le bonhomme faisait gérer par sa fille, car ainsi que beaucoup de héros guerriers, il ne savait ni lire, ni écrire. Mon père — grand patriote naturellement — marquait à ce vieux soldat une considération toute spéciale. C’était, d’ailleurs, un brave homme dont la vieillesse avait singulièrement affaibli les facultés mentales, mais il restait robuste de corps, et de bonne santé… Souvent, les soirs d’été, mon père l’invitait à venir s’asseoir près de lui, dans le jardin, sur le banc… Mon père fumait sa pipe, le vieux reniflait de temps à autre, une prise… et, jusqu’à la nuit, l’un près de l’autre les coudes aux genoux, pareillement penchés et le regard sur le sable de l’allée, ils ne disaient jamais rien…

Une fois, interrogé par mon père sur l’utilité éducatrice du tambour, le vieux soldat répondit en branlant la tête :

— Oui… oui… c’est une bonne chose. Ça va… ça va bien !

À partir de ce moment, tous les matins, à dix heures régulièrement, le tambour de Sébastopol venait chez nous et, jusqu’à l’heure du déjeuner, il m’initiait aux secrets de son art… Parfois, durant les repos, il cherchait à raconter une histoire. Il commençait :

— Pour lors, les Russes…

Puis ne se rappelant plus ce qu’il voulait dire, il se taisait… et se remettait à battre le rappel… Gravement, mon père — ah ! je revois sa figure sérieuse — assistait à ces leçons… Çà et là, d’une voix mécontente, il critiquait :

— C’est mou… c’est trop mou… plus de nerfs, sapristi… recherche mieux les roulements, petit… Et tes baguettes, voyons !… Tu ne sais même pas tenir tes baguettes !

Et tout… et tout… et tout !…

Pauvre père !… sans doute qu’il avait été élevé, lui aussi, par son père, et son père par le sien, de la même façon qu’il m’élevait. Ce n’était pas sa faute… il croyait bien faire… Et moi-même… qu’eussé-je fait de mes enfants, si la fatalité qui heureusement me les épargna, m’eût condamné à leur donner la vie !… Hélas ! je n’en sais rien…

Ah ! la mélancolie de tout cela… de tout cela, dont j’avais retrouvé une des formes les plus décourageantes, ici même à Sonneville-les-Biefs, dans l’accordéon du perruquier !

Je ressassais d’autres souvenirs encore, quand une voiture s’arrêta devant la porte charretière de l’auberge. Immédiatement une fenêtre s’ouvrit :

— C’est toi ? Hé, Berget ?… glapit dans la nuit, une voix que je reconnus pour celle de l’hôtelière.

— Oui, c’est moi !…

— Ah bien merci !… Si c’est permis de rentrer à pareille heure… Tu dois être saoul comme une trique, sale cochon ! Attends-moi. J’vas t’aider à dételer…

— J’ai pas besoin de toi… Fiche-moi la paix, hein ?… Et couche-toi…

— Si c’est Dieu possible !

Et pendant que la fenêtre se refermait, la voiture s’engagea sous la voûte au-dessus de laquelle se trouvait précisément ma chambre et pénétra dans la cour… J’entendis des bruits divers… le colloque de Berget avec son cheval… le piston de la pompe… le ruissellement de l’eau… les sabots du cheval contre les pavés… puis des portes s’ouvrir et se refermer… un pas lourd, mal assuré, trébuchant, une sorte de toux graillonnante… à travers les escaliers et les couloirs… une dispute qui se prolongea, avec des jurons, durant quelques minutes…

— Tais-toi donc, feignant, cochon… Tu vas réveiller tout le monde…

— C’est bon… c’est bon… Et toi, fiche-moi la paix…

Puis rien…

Cela m’avait apporté une diversion… souvenirs et images s’espacèrent… se brouillèrent… disparurent… Et je m’endormis d’un sommeil profond… sans rêves… jusqu’au matin…