Un monument à Paul de Flotte en Italie

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MONUMENT À PAUL DE FLOTTE

EN ITALIE


Lorsque la libération de l’Italie demeura interrompue à Villafranca, tandis que M. Farini et le baron Ricasoli, d’accord avec le comte de Cavour, poursuivaient, avec une habile et énergique persévérance, l’annexion de l’Italie centrale et de la Toscane au royaume constitutionnel de Victor-Emmanuel, Garibaldi d’une part et Mazzini de l’autre travaillaient à l’affranchissement du reste de la Péninsule.

Dans un appel à la jeunesse, le grand agitateur qui depuis trente ans, comme créateur de la Jeune Italie, comme triumvir à Rome et comme conspirateur, n’avait jamais cessé un seul jour de prêcher l’unité italienne et d’en susciter la formation, soit avec la monarchie, soit avec la république, pourvu que l’Italie fût, lança de ces paroles enflammées qui allument l’enthousiasme

« Fils des régions affranchies, la patrie ne trouvera-t-elle point parmi vous un César de la liberté qui passe le Rubicon ? Fils des régions encore esclaves, la patrie ne trouvera-t-elle pas chez vous un Procida qui ose appeler les opprimés à des Vêpres contre les oppresseurs ? Ne dites point, vous qui gémissez encore dans la servitude : « Pourquoi les citoyens des provinces « libres ne viennent-ils pas chasser nos tyrans ? » Si vous vous insurgiez, ils viendraient et, unis ensemble, vous chasseriez plus rapidement vos maîtres. Insurgez-vous donc ! Insurgez-vous aujourd’hui, car demain les obstacles seront plus grands. Aujourd’hui, les masses frémissent d’espoir ; demain, elles retomberont dans l’incroyance, énervées et perverties par les artifices incessants de vos ennemis. Insurgez-vous aujourd’hui : une heure d’esclavage endurée avec résignation, quand la victoire est possible, mérite un siècle de tyrannie et d’opprobre au peuple qui l’endure… Fils de l’île héroïque qui dit, il y a onze ans, à ses tyrans : « Nous nous insurgerons tel jour » et qui tint parole, l’heure de votre liberté sonnera le jour où, dans une de vos villes, il y aura ne fût-ce que cent hommes de cœur en armes qui répéteront la parole de vos pères : Traître à la patrie quiconque hésite ! Plutôt la mort que la servitude… Ayez un moment de vie résolue et puissante, vraiment italienne, comme Dieu la créa, et la patrie est à vous. Que Dieu vous bénisse, vous, vos épées, vos affections, votre vie terrestre et vos âmes… »

Mais une première tentative insurrectionnelle de Mazzini, secondé par Crispi, échoua en Sicile, tandis que Garibaldi dut abandonner l’idée de passer la Cattolica.

Nouveau mouvement sicilien en avril 1860, commencé par les vingt-sept patriotes du couvent de la Gancia et qui fut violemment réprimé ; toutefois la cloche de la Gancia n’avait pas été entendue seulement des villages voisins ; elle eut son écho dans l’île entière ; l’Italie et l’Europe s’indignèrent de la fureur des répressions. Le brave Rosolino Pilo alla annoncer aux patriotes siciliens la venue de Garibaldi.

Celui-ci, enfin, crut le moment arrivé de partir pour la Sicile. Crispi, Bertani et Bixio ont devant l’histoire le mérite de l’y avoir plus particulièrement déterminé. Le 5 mai, le grand condottiere de la liberté quittait la rivière de Gênes avec un millier de volontaires.

En partant, Garibaldi écrivait au roi : « Je n’ai point conseillé le mouvement insurrectionnel à mes frères de Sicile mais, du moment qu’ils se sont soulevés au nom de l’unité italienne dont Votre Majesté est la personnification, contre la plus infâme tyrannie de notre époque, je n’ai pas hésité à me mettre à la tête de l’expédition. Je sais bien que je m’embarque dans une entreprise périlleuse ; mais je mets ma confiance en Dieu, dans le courage et le dévouement de mes compagnons d’armes. Notre cri de guerre sera toujours : Vive l’unité italienne, vive Victor-Emmanuel, son premier et son plus brave soldat ! Si nous échouons, j’espère que l’Italie et l’Europe libérale n’oublieront pas que cette entreprise a été décidée par des motifs purs de tout égoïsme et entièrement patriotiques. Si nous réussissons, je serai fier d’orner de ce nouveau et brillant joyau la couronne de Votre Majesté… »

En même temps, il adressait aux Italiens une proclamation où il disait : « Les Siciliens se battent contre les ennemis de l’Italie et pour l’Italie. C’est le devoir de tous les Italiens de les soutenir de leur parole, de leur argent, de leurs armes et surtout de leurs bras. Les malheurs de l’Italie ont eu leur source dans la discorde et aussi dans l’indifférence d’une province pour le sort d’une autre province. La rédemption italienne a commencé lorsque les hommes de la même patrie ont couru au secours de leurs frères en péril… Aux armes donc ! Finissons-en une bonne fois avec les misères de tant de siècles. Et prouvons au monde que ce n’est pas un mensonge que sur cette terre ont vécu des générations romaines ! »

Cette expédition de Sicile fut vraiment le pas décisif vers l’unité de l’Italie. Victor-Emmanuel voulait de tout cœur cette unité, mais la diplomatie lui liait les bras. Cavour et son parti, alors au pouvoir, étaient patriotes ; mais ils craignaient la Révolution. L’Angleterre désirait l’extension des libertés constitutionnelles mais elle ne voulait point voir la Sicile aux mains d’une grande puissance. L’empereur Napoléon III venait de rejeter les Autrichiens hors de Lombardie ; mais, comme son oncle, il voulait conserver le plus longtemps possible la Péninsule sous sa tutelle. Les Bourbons s’étaient rendus impossibles dans les Deux-Siciles : après tant de parjures, nul ne pouvait plus croire à leur parole, ni à leur conversion. Mais les Muratistes intriguaient et pouvaient, à un moment donné, avoir l’appui du parti clérical, qui sentait que l’Italie méridionale ne pouvait pas être réunie à l’Italie septentrionale sans que le pouvoir temporel de la papauté fût étouffé.

Le doigt de la Providence fut visible dans cette expédition où plus d’un trait toucha au merveilleux. Maintes fois il s’est trouvé que ce qui devait nuire a servi : quand les choses sont mûres, les obstacles mêmes se convertissent en leviers. Ainsi, on avait eu à déplorer qu’au moment de l’embarquement, soit trahison, soit rapacité, soit hasard, la barque des munitions eût disparu, et l’on s’en était aperçu trop tard. Or, le détour que l’on fit pour aller s’approvisionner à Orbitello, occasionna un changement de direction et un retard qui précisément firent échapper les deux vapeurs garibaldiens à la croisière napolitaine et permirent ensuite de débarquer librement à Marsala.

Dans sa proclamation aux Siciliens, Garibaldi disait : « Je vous amène un détachement de braves, survivants des batailles lombardes, qui se sont levés au cri héroïque de la Sicile. Nous voici, et nous ne cherchons que votre délivrance. Aux armes ! toute arme est bonne dans les mains d’un brave. La Sicile montrera une fois de plus comment un pays s’affranchit de ses oppresseurs par la puissante volonté d’un peuple bien uni. »

Et les Siciliens, sans distinction de parti, de sexe, de condition sociale, s’unirent et se levèrent pour rejeter le despotisme des Bourbons de Naples, qui s’étaient faits les serfs de l’étranger.

Dans son ordre du jour aux Mille, qui formaient le corps des Chasseurs des Alpes, Garibaldi disait : « La mission de ce corps est basée, comme elle l’a toujours été, sur l’abnégation la plus complète en vue de la régénération de la patrie. Les braves Chasseurs des Alpes ont servi et serviront leur pays avec le dévouement et la discipline des meilleurs corps militaires, sans autre espérance, sans autre prétention que celle d’une conscience sans tache : ni grades, ni honneurs, ni récompenses n’ont séduit ces braves. Ils s’étaient retirés dans la modestie de la vie privée quand a disparu le péril ; mais l’heure du combat ayant sonné de nouveau, l’Italie les revoit encore au premier rang, gais et tout prêts à verser leur sang pour elle… »

Et les Mille firent en effet à Calatafimi, puis à Palerme des prodiges de valeur. Dès sa première victoire du 15 mai, Garibaldi écrivant à Bertani glorifiait l’élan de ses Chasseurs des Alpes qui, vêtus en bourgeois, avaient battu de vieilles troupes. En même temps, par une pensée délicate, il rendait hommage aux soldats napolitains contre lesquels il avait dû combattre, en disant que leur courage montrait ce que pourrait l’Italie quand tous ses fils seraient réunis sous un même drapeau.

Dans les Mille il y avait des Italiens de toutes les provinces, dont un dixième de Napolitains. Il en est plus d’un dont le nom était déjà ou est devenu illustre dans l’histoire de l’Italie, tels que Joseph Sirtori et Nino Bixio, tels que les frères Benedict et Henri Cairoli, et le fils de Manin, l’ancien dictateur de Venise, et Nullo qui, trois ans plus tard, alla mourir en Pologne, et bien d’autres encore. Parmi ceux qui vinrent rejoindre Garibaldi avec de nouveaux détachements, il y avait et Medici, et Cosenz, et Fabrizzi, etc.

Au nombre des étrangers, il y eut dès la première heure deux Hongrois : Étienne Türr, qui reçut de Garibaldi le grade de général et, du roi, le titre de citoyen italien, et Tukéry, qui mourut le 10 juin de ses blessures, à Palerme. Il y eut aussi plus tard des Polonais, entre autres le général Milbitz, qui se distingua à Santa-Maria, près Capoue. Outre la légion hongroise, il y eut une légion anglaise, et aussi un noyau de légion française que commandait Paul de Flotte.

Dès qu’il avait su le départ de la merveilleuse expédition des Mille, Paul de Flotte était accouru à Palerme se mettre à la disposition de Garibaldi. Son arrivée produisit une vive impression, car on savait que de Flotte était un des patriotes français les plus fermes et les plus estimés. Aussi Garibaldi l’accueillit-il avec une cordialité toute fraternelle.

Paul de Flotte était un officier distingué de la marine française. Il avait servi sous les ordres des amiraux Dupetit-Thouars et Dumont d’Urville et pris part aux expéditions scientifiques de la Vénus et de l’Astrolabe. Outre des études spéciales sur le développement de la marine et sur l’emploi des bâtiments à hélice, il s’était adonné à l’examen des questions qui intéressent l’amélioration du sort des classes populaires, se rapprochant surtout des hommes et des doctrines de la Démocratie pacifique. Ayant quitté sa carrière de marin pour s’adonner à la politique, il figura avec éclat dans les premières réunions qui se tinrent à Paris après la révolution de Février. M. de Lamartine a noté dans son histoire de cette époque l’élévation de pensée et l’élégance de diction que de Flotte apportait dans ses discours. Arrêté une première fois au 15 mai, à la suite de la manifestation en faveur de la Pologne, il le fut de nouveau pendant la terrible insurrection de juin ; transporté sans jugement sur les pontons, il y resta de longs mois. Mis en liberté, son nom servit de mot de ralliement, avec ceux de Carnot et Vidal, aux Parisiens qui, dans l’élection partielle du 10 mars 1850, voulaient protester tout à la fois contre l’expédition de Rome et l’envahissement du cléricalisme, contre le déni de justice aux travailleurs et le refus de l’amnistie. Il fut élu représentant du peuple à l’Assemblée nationale législative par plus de 126 000 voix avec ses deux co-candidats. Cette élection souleva les colères de la réaction oligarchique et cléricale, colères que redoubla la nomination d’Eugène Sue par les mêmes électeurs, le mois suivant, et qui aboutirent à la mutilation du suffrage universel par la fameuse loi du 31 mai. La réaction chercha, lors de la validation des pouvoirs, à contester à de Flotte la jouissance de ses droits civils et politiques, comme ancien transporté de Juin ; mais le ministre de la justice (M. Rouher) dut déclarer que, d’après les termes mêmes de l’exposé des motifs de la loi du 27 juin 1848, la transportation était une mesure de salut public, indépendante de toute décision judiciaire, qui suspendait la liberté, mais sans toucher aux droits civils et politiques ; que M. de Flotte avait été arrêté, mais qu’il n’y avait eu contre lui aucune condamnation judiciaire, et qu’ayant été rendu à la liberté à la suite d’une instruction administrative, il était régulièrement éligible. Quelques jours après, un membre de la droite ayant cru devoir interrompre le nouveau député pour lui demander de quel côté des barricades il était en juin 1848, celui-ci répondit au milieu des applaudissements : « Vous ne le savez point et pourtant vous m’avez transporté ! Je suis ici le représentant de tous ceux que vous avez transportés sans savoir de quel côté ils étaient. » Paul de Flotte vota constamment avec la partie la plus avancée de l’Assemblée. Toutefois, sur la fin de 1851, il étonna la majorité de droite quand, après un discours empreint des sentiments les plus radicaux, il protesta contre toute idée d’ambition de sa part et de celle de ses amis, puisque tout en désirant ardemment le bien du peuple, il confessait que son parti n’était pas encore mûr pour le pouvoir. Il venait de publier un intéressant volume d’études sur la Souveraineté du peuple, ou Essai sur l’esprit de la Révolution. Ce livre dénotait un esprit habitué aux spéculations intellectuelles, adonné au culte des idées et n’en admettant pas la réalisation incomplète.

En sa qualité de membre de la gauche, il figura sur la première liste de proscription du 2 décembre 1851, à côté d’Edgar Quinet, cet autre grand ami de la liberté et de l’Italie.

Lors de l’expédition des Mille, Garibaldi, maître de la Sicile, se servit de l’expérience de de Flotte pour préparer et organiser le passage du détroit de Messine. Tandis qu’il abordait à Capo delle Armi, c’est-à-dire à l’extrême pointe de la Calabre, et marchait sur Reggio où il arriva le 20 août, de Flotte, à la tête de la compagnie française formant l’avant-garde de la division Cosenz, débarquait à Bagnara, où il eut à essuyer le feu du général napolitain Briganti. De Flotte fut tué dans le combat du 22 août, mais le passage de la division était assuré.

Garibaldi pleura de Flotte, donna son nom à la compagnie qu’il avait commandée et publia, le 24, l’ordre du jour suivant :

« Nous avons perdu de Flotte : les expressions de brave, d’intègre et de vrai démocrate sont impuissantes à rendre tout l’héroïsme de cette âme incomparable. De Flotte, fils de la France, est un de ces êtres privilégiés qu’un seul pays n’a pas le droit de s’approprier. De Flotte appartient à l’humanité entière, parce que, pour lui, là où le peuple souffrant se lève pour la liberté, là est la patrie. De Flotte, mort pour l’Italie, a combattu pour elle comme il aurait combattu pour la France. Cet homme illustre est un lien précieux pour la fraternité des peuples à laquelle tend l’avenir de l’humanité. Mort dans les rangs des Chasseurs des Alpes, il était, avec beaucoup de ses preux concitoyens, le représentant de la généreuse nation qui peut s’arrêter un instant, mais qui est destinée par la Providence à marcher à l’avant-garde des peuples pour la civilisation du monde. »

Il y aura bientôt vingt ans que Paul de Flotte est mort pour l’Italie. L’Italie n’a pas seulement la mémoire reconnaissante ; elle professe au plus haut degré, par tradition et par nature, le culte des grands hommes et l’adoration des martyrs, des siens et aussi des étrangers.

L’Italie a officiellement élevé un monument à l’armée française qui concourut héroïquement à son indépendance et à son relèvement par les célèbres journées de Magenta et de Solférino. Il était juste qu’une manifestation spontanée des citoyens rendit hommage à l’héroïsme des volontaires français accourus à l’aide de nos volontaires. Nulle figure n’en était plus digne que la pure figure de de Flotte.

Aussi la résolution vient-elle d’être adoptée d’élever un monument à Paul de Flotte, à Bagnara, où il mourut pour l’indépendance, la liberté et l’unité de l’Italie.

L’initiative en est prise par les membres les plus influents de la Gauche des deux branches de notre Parlement, sous la présidence honoraire du général Garibaldi, sous la présidence effective de M. Crispi et avec l’intervention des députés de la Calabre et du maire de Bagnara.

Si le meilleur ciment de la fraternité des peuples est le sang que leurs fils versent ensemble pour la liberté, la commémoration de l’héroïsme d’hier est la plus efficace préparation à l’héroïsme de demain.

Or, il est incontestable, d’une part, que la France et l’Italie n’ont jamais eu autant besoin l’une de l’autre qu’à l’heure actuelle ; l’état du monde, non moins que leur origine, leur génie et leur mission, fait de leur intimité une loi impérieuse ; autrement leur existence peut, d’un moment à l’autre, être en péril et, avec elle, se trouveraient compromis la liberté des autres peuples et l’avenir même de la civilisation. Il est évident, d’autre part, que l’héroïsme est la pierre angulaire de l’indépendance nationale, selon le magnifique rappel qu’en faisait à ses volontaires Nino Bixio, quand, la veille du passage de Sicile en Calabre, il leur remémorait les enseignements de l’histoire : en 1792, les volontaires français, sans expérience militaire mais pleins de l’amour de la patrie, triomphant de la coalition austro-prusso-russe ; en 1810, les meilleures troupes de Napoléon succombant devant le fanatisme patriotique des paysans espagnols ; en 1813, des étudiants, des professeurs et des bourgeois allemands triomphant à leur tour ; les bandes des Américains du Sud chassant les vieilles troupes espagnoles ; les milices de la Nouvelle-Orléans battant, quoique inférieures en nombre, les vieux soldats de Wellington ; les Grecs, sans armées ni flotte, détruisant les armées et les flottes turques.

Il y a longtemps qu’on a dit que celui qui est prêt à la mort est maître de la vie d’autrui. Aussi l’héroïsme est-il le premier et le plus précieux des capitaux d’une nation. C’est pourquoi le plus important de tous les enseignements est celui de l’héroïsme. La célébration des morts héroïques fait passer tout un courant de vie morale dans l’âme d’une génération. Il y a donc grand profit pour les nations et notamment pour la France et l’Italie à honorer leurs communs martyrs.

Nous aimons à penser que le projet des patriotes italiens d’élever un monument en l’honneur de la mémoire de Paul de Flotte sera accueilli par tous les patriotes français comme un signe visible de reconnaissance inaltérable et d’amitié perpétuelle.

Édouard GIOIA.
Rome, 24 janvier 1880.