Une Conspiration républicaine sous Louis XIV - Le Complot du Chevalier de Rohan et de Latréamont/01

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Une Conspiration républicaine sous Louis XIV - Le Complot du Chevalier de Rohan et de Latréamont
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 376-406).
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UNE
CONSPIRATION RÉPUBLICAINE
SOUS LOUIS XIV

LE COMPLOT DU CHEVALIER DE ROHAN ET DE LATRÉAUMONT

I.

ORIGINE ET ORGANISATION DU COMPLOT.


Le procès du chevalier de Rohan a fait quelque bruit sous le règne de Louis XIV, mais on n’y a attaché qu’une médiocre importance. Le complot dont ce gentilhomme de haute naissance s’était fait le chef n’a paru aux contemporains qu’une entreprise aussi folle qu’impuissante. Comme le principal auteur de la conjuration avait échappé par la mort aux poursuites dont il allait être l’objet, il ne fut pas difficile aux commissaires délégués pour l’instruction du procès criminel de tenir dans l’ombre diverses circonstances de la conspiration dont l’opinion aurait pu s’inquiéter. La connaissance des véritables visées des conspirateurs était de nature à porter quelque atteinte à la confiance qu’inspiraient la solidité du pouvoir royal et l’habileté de ses agents. On ne laissa donc voir au public que ce qu’on pourrait appeler la superficie de l’événement ; on lui cacha le danger réel qu’avaient couru le pays et son roi. Ce n’était pas seulement une partie du territoire du royaume qui était menacée d’être livrée aux ennemis, c’était encore le principe monarchique qui se trouvait attaqué. Il s’agissait à la fois d’une revanche de l’Espagne sur Louis XIV et de l’établissement en France d’un gouvernement républicain. Voilà ce que les écrivains du temps n’ont su qu’imparfaitement ou n’ont même pas soupçonné. Au lieu de démêler les fils de cette conspiration, ils nous ont parlé surtout du chevalier de Rohan, qui avait été un des lions de la cour ; ils se sont apitoyés sur le sort d’un seigneur de si noble maison ; ils nous ont entretenus de ses folies et de ses égaremens ; ils n’ont point insisté sur ce qu’il y avait de sérieux, bien que téméraire dans ses projets. Nous pouvons aujourd’hui, grâce à des documens inédits, mieux apprécier le caractère du complot auquel son nom et celui de Latréaumont demeurent attachés.

En 1667, lors de la guerre de Flandre, dans laquelle Louis XIV enlevait à l’Espagne d’importantes places des Pays-Bas, les Hollandais, qui avaient été si longtemps les ennemis de cette dernière puissance, dont ils avaient secoué le joug au prix de tant d’efforts et de luttes, commencèrent à éprouver à son égard d’autres sentimens. L’ambition du roi de France les inquiétait. Il était manifeste que ce monarque, devenu le premier potentat de l’Europe, convoitait toute la contrée qui séparait ses états des Provinces-Unies, et menaçait d’être pour elles un voisin impérieux et incommode. Déjà Louis XIV avait fait sentir aux Hollandais ses exigences, et, par son alliance avec le roi d’Angleterre et divers princes allemands, il rendait l’indépendance des Néerlandais plus difficile et plus précaire. Aussi ne manquait-il pas en Hollande de gens qui se déclaraient les adversaires de la France et désiraient que, pour lui résister, les Provinces-Unies se rapprochassent de l’Espagne. Tandis que l’esprit monarchique semblait plus enraciné que jamais chez les Français, éblouis de la gloire et du génie de leur roi, l’esprit républicain pénétrait chaque jour davantage chez le peuple de la Néerlande. La liberté de penser s’y répandait graduellement, et, avec cette liberté, des habitudes d’indépendance individuelle. De là l’aversion des Hollandais pour ce despotisme politique dont Louis XIV était, à ce moment, la plus éclatante expression. Tandis qu’en France l’adulation pour le roi était arrivée aux dernières exagérations et qu’à le glorifier se consacraient presque exclusivement le savoir et le talent, dans les Pays-Bas on parlait sans grand respect des souverains et l’on affectait parfois à leur égard un langage qui paraissait de la plus révoltante insolence aux courtisans de Louis XIV et des Stuarts.

Depuis un demi-siècle, c’était ordinairement en Hollande que se rendaient, comme l’avaient fait Descartes et Saumaise, ceux qui voulaient penser, écrire librement et qui repoussaient les opinions réputées orthodoxes. En 1667, il semble qu’il ne manquât pas, dans les Provinces-Unies, d’hommes qui, sans posséder le génie de Descartes ni l’érudition de Saumaise, avaient agi comme eux et chez lesquels l’amour de la liberté religieuse et philosophique s’alliait à l’hostilité contre Louis XIV, dont le gouvernement était l’ennemi de cette liberté. De ce nombre était un certain François Affinius Van der Enden, alors âgé d’environ soixante-six ans, et qui habitait Amsterdam, où il exerçait la médecine. Originaire d’Anvers, il avait fait ses études chez les jésuites et s’était d’abord affilié à leur compagnie. Doué d’une prodigieuse mémoire et d’un goût prononcé pour tout apprendre, il joignait à la connaissance approfondie des langues classiques, qu’il avait professées pendant plusieurs années, celle de l’hébreu et du syriaque. Grâce à une remarquable aptitude linguistique, il arriva à parler avec aisance l’allemand, l’italien, l’espagnol et le français ; et non-seulement il réussit à s’approprier parfaitement notre idiome, il apprit encore, après un voyage qu’il fit dans la suite en France, à converser dans quelques-uns des dialectes des provinces de ce royaume, notamment en provençal, en languedocien, en gascon et en périgourdin.

Il dut quitter les jésuites à la suite d’une intrigue avec la jeune femme d’un officier dont il était épris, et alla se fixer en Hollande. Il s’y maria à une Anversoise d’une famille originaire de Dantzig. Reçu docteur en médecine, il se livra à des expériences de chimie qui l’amenèrent à composer de nouveaux cosmétiques dont il fit commerce, et acquit, de la sorte, une certaine notoriété. Les études de sciences et de philosophie où se plongea Van den Enden, achevèrent de l’éloigner des principes que lui avaient inculqués les jésuites, ses premiers maîtres. Il fit comme d’autres incrédules sortis de l’enseignement de la fameuse compagnie, tels que Voltaire, Diderot et l’astronome athée Jérôme Lalande, il rejeta les doctrines chrétiennes dans lesquelles il avait été nourri. En dépit de ses études théologiques, peut-être à raison même de ces études, Van den Enden finit par abandonner toute religion. Bien que croyant encore à l’existence d’un Être suprême, il se refusait à admettre l’immortalité de l’âme. La controverse théologique n’était pour lui qu’un jeu d’esprit, mais la prudence lui imposait de ne point déclarer publiquement son scepticisme et il ne le laissait percer que dans des entretiens privés. Il était, au dire de Du Cause de Nacelles, dont nous aurons souvent à citer ici les Mémoires inédits ; catholique avec les catholiques et protestant avec les protestans ; ce que confirme le dire d’un des témoins qui comparut dans le procès du chevalier de Rohan, le sieur Bourguignet, ancien élu des états de Bourgogne. Celui-ci rapporte, en effet, dans sa déposition, que Latréaumont avait voulu le faire disputer sur la religion aveu Van den Enden, et qu’il lui avait été affirmé que ce médecin enseignait la religion catholique à ceux qui y appartenaient, le calvinisme aux prétendus réformés et le luthéranisme aux luthériens, qu’on lui avait même dit qu’il n’avait en fait aucune religion.

Van den Enden habita vingt-neuf ans Amsterdam, où il tint école de philosophie, D’une robuste, constitution, il ne cessa de mener une vie active. Lorsque Du Cause le connut, il avait plus de soixante-dix ans, et il était aussi frais et aussi vigoureux qu’on peut l’être à trente ans. Mais l’esprit de conduite et l’intelligence des affaires- domestiques restaient, chez ce médecin, fort au-dessous du savoir et de la vigueur corporelle. S’il gagnait beaucoup d’argent, il en dépensait parfois beaucoup. Sa prodigalité fit que, lorsqu’il eut atteint la vieillesse, il se trouva dénué de ressources ; il dut chercher de nouveaux moyens qui lui permissent de continuer ses dépenses inconsidérées. Les opinions politiques de Yan den Enden étaient aussi hardies, aussi avancées, comme on dirait aujourd’hui, que ses opinions religieuses ; il les communiquait volontiers à ceux qui suivaient ses leçons, et de ce nombre fut un jeune officier français nommé Gilles Duhamel de Latréaumont. C’était un gentilhomme normand qui s’était attiré de méchantes affaires à l’armée, mais qui, tout dépourvu de moralité qu’il fût, ne manquait ni d’intelligence ni d’instruction. Du Cause s’exprime sur son compte dans les termes les plus défavorables. Il nous dit que Latréaumont, dont la mauvaise réputation n’avait fait que s’accroître, depuis la dernière campagne de Flandre, était perdu d’honneur parmi les troupes et connu pour un esprit très dangereux et capable des plus grands forfaits ; il aurait été, suivant lui accusé du crime de fausse monnaie et condamné comme faux-monnayeur en Hongrie. Latréaumont dut s’expatrier, pendant un temps, après cette campagne de Flandre, et il se rendit à Amsterdam, où il fit la connaissance du médecin flamand, qui devint son maître de politique et de philosophie. Dans les entretiens qu’ils avaient ensemble, il était souvent question du meilleur gouvernement à donner aux peuples et de la possibilité d’établir en France une république. Mécontent, déclassé, Latréaumont appelait dans son pays une révolution qui pût lui ouvrir le chemin de la fortune et l’accès de quelque haute position. Les principes de Van den Enden flattaient son ambition, et il chercha à les faire partager à un autre émigré français, le comte de Guiche, qu’il avait rencontré à Amsterdam. Il y avait déjà plusieurs années que celui-ci vivait exilé en Hollande, compromis qu’il avait été dans une intrigue ourdie contre Mlle de La Vallière. Il était alors au service des Provinces-Unies, dont il ne devait pas tarder à sortir pour rentrer sous les ordres du roi de France, et il se signala par sa bravoure au fameux passage du Rhin. Latréaumont présenta au docteur flamand le comte de Guiche, qui suivit quelque temps son enseignement philosophique, mais sans abonder, comme le faisait son autre élève, dans les idées politiques que préconisait leur maître commun. La réalisation d’un projet dont il avait souvent parlé avec Latréaumont parut à Van den Enden le moyen de se tirer de l’embarras d’argent où il était tombé. En poursuivant l’exécution de ce projet, il servait les intérêts de sa patrie et préparait l’établissement en France de ce régime libre dont il vantait la supériorité. Tels sont les faits qui ressortent des interrogatoires que le médecin flamand subit après son arrestation, lors de la découverte de la conspiration du chevalier de Rohan. Il avait discuté, plusieurs années auparavant, avec Latréaumont, une entreprise destinée à ouvrir aux Hollandais l’entrée du territoire français et à provoquer un soulèvement contre l’autorité royale. Le comte de Guiche, ainsi que nous l’apprend encore Van den Enden, assista, plus d’une fois, à leurs conversations, mais Latréaumont et son professeur avaient soin de ne jamais rien dire de contraire aux intérêts de la France tant que ce gentilhomme était présent. Latréaumont songeait à faire débarquer un corps d’Espagnols ou de Hollandais sur la côte de Normandie, et il indiqua sur la carte à Van den Enden la ville de Quillebeuf, comme éminemment propre à ce débarquement ; c’était là, faisait-il remarquer, un point faible du littoral et que, pour ce motif, le maréchal d’Ancre avait eu l’intention de fortifier. Tout plein de ces projets, le médecin flamand manœuvra de façon à se mettre en relation avec le représentant du gouvernement espagnol dans les Pays-Bas. C’était alors le comte de Monterey, fils du célèbre Louis de Haro. Déjà, antérieurement, Van den Enden avait adressé à ce personnage des lettres pleines d’adulations en vue d’obtenir de lui quelque emploi. Il lui offrit de nouveau ses services et finit par se faire accepter pour espion politique en France. Il prit en conséquence la résolution d’aller se fixer dans ce pays. Il quitta Amsterdam, y laissant les deux plus âgées de ses quatre filles, dont l’une épousa bientôt un médecin nommé Kerkerin. La mission que Van den Enden allait remplir devait avoir surtout pour objet d’observer la situation de la France et de s’y assurer la coopération d’un certain nombre de gens au projet dont il vient d’être question. Il importait au plus haut degré que rien ne transpirât des intentions de l’émissaire. Aussi, afin de ne point éveiller les soupçons de la police de Louis XIV, Van den Enden évita-t-il de se rendre directement de Hollande à Paris. Il traversa les contrées limitrophes de la France, et pénétra dans ce dernier pays par Toulon et Marseille. Se donnant comme étant simplement un professeur et un savant, ce qu’il était en réalité, il put ainsi détourner la défiance que suscitaient alors chez nous les étrangers. De Provence il passa en Languedoc, puis en Guyenne et en d’autres provinces, étudiant l’état des esprits et observant tout ce qui se faisait, ce qui, ainsi que le remarque Du Cause dans ses Mémoires, n’était pas difficile, « la France étant un pays où, en peu de jours, on se communique, sans peine et sans mystère, indifféremment avec toutes sortes de personnes. » Van den Enden se rendit finalement à Paris dans le dessein de nouer des relations avec les hommes que la distinction de leur esprit mettrait à même d’apprécier son propre mérite. La grande instruction que possédait le médecin flamand et la profession qu’il avait naguère exercée, lui suggérèrent tout naturellement l’idée de chercher dans l’enseignement le supplément de ressources qui lui étaient indispensables pour vivre dans la capitale, et que nécessitait d’ailleurs sa prodigalité. Quoique très sobre et très réglé dans sa vie, et ne déployant en réalité aucun faste, il dépensait inconsidérément, comme il a été dit plus haut, l’argent qu’il gagnait. C’est vers 1670 que Van den Enden arriva à Paris. Il y vécut d’abord seul ; au bout de dix-huit mois, il fit venir de Belgique une femme, nommée Catherine Médaëns, avec laquelle il vivait maritalement. Elle avait quitté un premier époux, que l’on disait mort depuis. Van den Enden voulut donner à cette union un caractère légitime ; mais, comme la veuve supposée ne put prouver le décès de son premier époux, il n’obtint pas de l’église la permission de faire consacrer son mariage, qui demeura en conséquence interlope. Catherine Médaëns était native de Louvain et catholique ; c’était une femme spirituelle et d’une agréable figure, âgée alors d’environ cinquante-trois ans. Son esprit d’économie arrêta fort à propos les tendances dépensières de son nouveau mari, et celui-ci put de la sorte s’assurer les moyens de monter, dans le quartier de Picpus, une pension de jeunes garçons, pour l’ouverture de laquelle il avait obtenu de l’Université, grâce aux protections qu’il s’était ménagées, des lettres d’autorisation. Il se fit donc, suivant l’expression du temps, maître d’école. Afin d’achalander sa pension et de s’introduire près des hommes dont il avait pour mission d’espionner les actes et de découvrir les visées, il se mit en relation avec des savans et des personnes répandues dans le monde. D’une conversation instructive, animée, spirituelle, d’une physionomie enjouée, Van den Enden avait tout ce qu’il fallait pour se faire des amis et il ne pouvait manquer de trouver à Paris un bon accueil. Son érudition étendue lui permettait de discourir pertinemment sur les sujets les plus variés. Il parlait tour à tour philosophie, mathématiques, théologie, et s’abandonnait parfois, sans beaucoup de circonspection, à l’entraînement de ses idées, grave défaut pour un conspirateur. On a vu plus haut ce qu’il pensait de la théologie. Il se garda bien, une fois à Paris, de découvrir à ceux dont il sollicitait l’appui et voulait capter la bienveillance, le scepticisme qui faisait le fond de sa philosophie. Loin de là, il rechercha la société de théologiens instruits, avec lesquels il s’entretenait sérieusement des choses de la loi chrétienne. Il sut leur inspirer une telle confiance, que plusieurs d’entre eux vinrent le consulter. « J’ai vu bien des fois, nous dit Du Cause, plusieurs de nos fameux docteurs, et M. Arnauld lui-même, le venir voir pour conférer avec lui sur le sens des textes hébreu et syriaque des Écritures. J’ai vu aussi diverses fois le ministre Claude, fameux prédicant de Charenton, venir lui demander des éclaircissemens pour soutenir ses erreurs. »

Ses relations et la direction de son école, qui comptait de nombreux élèves, ne détournèrent pas Van den Enden de son grand projet, mais il tenait à bien asseoir préalablement à Paris sa position et à s’assurer une considération qui put couvrir ses futures menées. Il s’adjoignit des maîtres habiles, quoique placés dans une condition modeste. Ayant fait venir près de lui ses deux plus jeunes filles, il maria l’une à un des maîtres qu’il employait dans sa pension, le sieur Dargent.

Quand la France eut conclu la paix avec l’Espagne, après les brillantes victoires de Louis XIV dans les Pays-Bas, le moment parut favorable à Van den Enden pour l’exécution de son dessein. Il s’occupa donc de chercher des hommes disposés à s’y associer ; un chef qui pût se mettre à la tête de l’entreprise. Le quartier où il s’était établi à Paris, se prêtait aux entrevues et aux réunions secrètes nécessaires à la préparation du complot. À Picpus, qui était hors des murs de l’enceinte, on échappait davantage à l’œil de la police et on se trouvait plus isolé. L’habitation même que s’était choisie Van den Enden convenait, on ne peut mieux, à des conférences qu’il importait de dissimuler, car on pouvait s’y introduire facilement sans être aperçu. C’était une maison spacieuse qui avait un grand et beau jardin contigu à un petit bois et dont la porte de derrière donnait sur la campagne, là où aboutissaient des chemins détournés très peu fréquentés d’ordinaire. Van den Enden comptait, pour la réussite de son projet, sur la disposition où se trouvaient alors les esprits, tant dans les Pays-Bas que dans certaines provinces de la France. Louis XIV venait d’accabler la Hollande, et elle en était réduite à de dures extrémités, quand, laissant Turenne et Luxembourg continuer la campagne qu’il renonçait à terminer, ce monarque quitta subitement le théâtre de la guerre et revint à Versailles, où il arriva le 1er août 1672. L’armée française se vit, de la sorte, partagée en deux, une partie ayant fait escorte à Louis XIV à travers la Flandre espagnole prête à entrer en hostilité contre nous, et l’autre partie demeurant occupée à la garde des villes conquises ou à assiéger des places de peu d’importance.

Les Provinces-Unies faisaient alors activement agir leurs agens diplomatiques près des principaux états de l’Europe, afin de s’assurer leur appui et de les pousser à s’unir pour mettre un frein à l’ambition du roi de France. L’Angleterre commençait à se détacher de son alliance avec Louis XIV, et les Provinces-Unies se rapprochaient décidément de l’Espagne. Le moment parut donc propice à Van den Enden pour susciter à la France de graves embarras, provoquer par des émissaires des mouvemens séditieux dans les provinces qui s’étendent sur le littoral de la Manche, et ouvrir à une flotte hispano-hollandaise l’embouchure de la Seine, de façon à mettre entre les mains de nos ennemis un territoire qui leur rendit facile l’accès de la capitale.

La première personne vers laquelle se tourna Van den Enden, pour la faire entrer dans ses vues, fut naturellement Latréaumont. Il l’avait été trouver afin de lui réclamer 3 ou 400 livres, dont cet officier était resté son débiteur, pour les leçons qu’il lui avait données à Amsterdam ; des intelligences ne tardèrent pas à s’établir entre le maître et le disciple, en vue d’organiser un complot contre la France et son monarque et de réunir des conjurés. Ils s’arrêtèrent à l’idée de faire soulever la Normandie et d’assurer, par ce soulèvement, aux vaisseaux hollandais et espagnols qui se trouveraient dans la Manche, les moyens d’opérer un débarquement à Quillebeuf. Ce plan n’était au reste que celui que Latréaumont avait autrefois exposé à Van den Enden. Lorsqu’il renoua ses relations avec le médecin flamand, Latréaumont insista pour qu’il fût définitivement adopté. L’interrogatoire de Van den Enden nous apprend, en effet, que l’officier français lui avait dit alors qu’une sédition pouvait être aisément provoquée en Normandie, que lui Lautréaumont avait déjà fait soulever cette province on 1657 et qu’il avait fait agréer pour chef aux insurgés le feu maréchal d’Hocquincourt, et qu’en 1659 il leur avait proposé au même titre le comte d’Harcourt. Il s’agissait maintenant de mettre à la tête du mouvement que les deux conspirateurs se flattaient de provoquer, quelque autre personnage de haute naissance. Latréaumont prononça le nom du chevalier Louis de Rohan, dont il était l’ami et dont il s’était fait le commensal, car il mangeait le plus souvent à sa table et il avait logé quelque temps avec lui à la Place-Royale. Exerçant sur ce prince beaucoup d’ascendant, il ne doutait pas qu’il ne réussît à le faire entrer dans ses projets. Il y avait déjà longtemps que le ressentiment que le chevalier de Rohan et Latréaumont nourrissaient contre Louis XIV et son gouvernement, les avait rapprochés. Le gentilhomme normand s’était ouvert au chevalier sur un plan de complot plus ou moins en l’air analogue à celui que Van den Enden travaillait à ourdir, et dont il s’était entretenu avec ce dernier à Amsterdam. Il avait même été déjà question entre Lautréaumont et son patron de faire soulever la Normandie. Cela fit entre eux le sujet de divers entretiens lorsqu’ils se trouvaient en Bavière, où ils avaient été pour un temps se mettre à l’abri de la suite des mauvaises affaires qu’ils s’étaient l’un et l’autre attirées. Le chevalier de Rohan s’était rendu à Munich, après avoir dû quitter la cour, où son caractère orgueilleux et emporté lui avait fait de nombreux ennemis. Voici ce que rapporte La Fare dans ses Mémoires : « Le chevalier de Rohan était capable de mauvais procédés, comme il le fit voir dans une affaire qu’il eut avec M. le chevalier de Lorraine, qui valait mieux que lui, car il osa avancer qu’un jour étant à cheval, il l’avait frappé de sa canne, chose dont il s’est dédit après beaucoup de menteries avérées. » Beauvau a mentionné le même fait, après avoir raconté en quelques lignes la conspiration, dont nous retraçons ici l’histoire détaillée : « Quelques mois auparavant la découverte de cette conspiration, le chevalier de Rohan était venu avec Latréaumont à Munich incognito, dans le dessein de s’y réfugier, à cause d’un démêlé qu’il avait eu avec le chevalier de Lorraine, à qui il se vantait d’avoir donné des coups de canne. On disait qu’il ne voulait pas retourner en France craignant d’être arrêté et obligé de se dédire d’un discours qui paraissait si peu vraisemblable. Son altesse électorale de Bavière n’ayant point voulu leur accorder la permission de rester dans ses états, de peur de désobliger le roi très chrétien, ils furent contraints de se retirer à Augsbourg, jusqu’à ce que cette affaire fût accommodée en France. Dans le peu de séjour qu’ils firent à Munich, on remarqua par divers de leurs discours, qu’ils avaient le cœur ulcéré contre sa majesté. » Ces deux témoignages sont pleinement confirmés par la déclaration que fit, dans un de ses interrogatoires, le chevalier de Préau, neveu de Latréaumont et qui devait subir le même sort que le chevalier de Rohan. Ce jeune homme avoua qu’il avait souvent entendu son oncle et le chevalier de Rohan discourir sur des projets de république, qu’ils tenaient, ce sont ses propres expressions, des discours contre le respect qui se doit au roi, même contre sa personne sacrée, et le chevalier de Préau ajouta qu’en entendant de tels propos, il avait cru devoir s’éloigner de la conversation, mais que le chevalier de Rohan l’avait traité pour ce motif d’obstiné, parce qu’il protestait de son attachement pour le roi. — Si vous le connaissiez comme moi, vous ne l’aimeriez pas, s’était écrié le chevalier de Rohan. — Latréaumont et son protecteur Rohan paraissent même avoir agité pendant leur court séjour en Bavière des projets plus hardis encore, notamment celui d’enlever la reine et le dauphin à l’aide de cinq cents chevaux que leur fourniraient les Espagnols, alors que le roi se trouverait encore sur la frontière et à la tête de ses armées. Rentrés en France, lorsque Louis XIV envoya l’ordre de faire enregistrer certains édits, au parlement de Normandie, les deux mécontens songèrent à saisir cette occasion pour mettre à exécution le dessein qu’ils caressaient ; ils se disaient, comme cela ressort encore du témoignage du chevalier de Préau, qu’il fallait se servir de ce moyen, pour engager la province dans une révolte, « en faisant que, dans le parlement de Rouen, l’on apportât de la contradiction aux volontés du roi et insinuant dans les esprits des gentilshommes combien les édits que l’on registrait étaient préjudiciables. »

Van den Enden agréa la proposition de Latréaumont. Il fut convenu que celui-ci, après avoir sondé le chevalier de Rohan, l’aboucherait avec le médecin flamand, et si, comme cela paraissait vraisemblable, le dit chevalier acceptait leur projet, c’est sous son égide que tout devait être conduit.

Le chef que les deux conspirateurs avaient choisi était bien homme à entrer dans une si téméraire entreprise ; comme feu le maréchal d’Hocquincourt, qui avait jadis fixé le choix de Latréaumont, il était poussé par la vanité à s’engager dans des affaires hasardeuses que la faiblesse et l’inconsistance de son caractère ne pouvaient manquer de compromettre. Mais la puissante maison à laquelle appartenait le chevalier de Rohan, par le prestige qui l’entourait, pouvait servir à rallier à une insurrection dont ce seigneur prendrait la direction un certain nombre de mécontens et d’aventuriers. Le chevalier de Rohan était alors l’un des membres les plus en évidence et les plus marquans de sa famille, étant le frère puiné du chef de la branche la plus élevée de la maison de Rohan, à savoir : Charles de Rohan, deuxième du nom, comte de Montauban en Bretagne, duc de Montbazon, pair de France, qui mourut à Liège en 1699. Le père de ce duc de Montbazon et du chevalier de Rohan avait été le septième Rohan du nom de Louis et il avait eu, comme son fils aîné le tint après lui, le duché-pairie de Montbazon. Mais c’était son fils cadet portant le même prénom que lui, c’est-à-dire le chevalier de Rohan dont nous parlons ici, qui avait hérité en 1656 de sa charge de grand-veneur de France. D’une bravoure qui allait jusqu’à la témérité, le jeune chevalier Louis de Rohan avait servi comme son père avec distinction et s’était notamment signalé en 1654 aux attaques des lignes d’Arras et en 1655 au siège de Landrecies. Il avait fait la campagne de Flandre de 1667, et venait de faire celle de Hollande de 1672. Il était encore, quelques années auparavant, assez en faveur pour que le roi lui eût assuré la charge de colonel général des gardes. Par ses services militaires, il avait donc ajouté à l’illustration des Rohan dont le sang coulait doublement dans ses veines, car sa mère, qui était aussi celle du duc Charles, s’appelait Anne de Rohan ; elle était la fille unique de Pierre de Rohan, prince de Guémené, et porta après la mort de son mari, dont elle était cousine germaine, le titre de princesse douairière de Guémené. Louis de Rohan, septième du nom, l’avait épousée en secondes noces, en 1617. A l’éclat de son nom le chevalier de Rohan joignait les avantages que donnent un grand air de distinction et une belle tournure. « C’était, écrit La Fare, l’homme de son temps-là mieux fait, de la plus grande mine et qui avait les plus belles jambes. » Mais il était moins bien doté sous le rapport moral et intellectuel. « C’était un composé, dit encore La Fare, de qualités contraires : il avait quelquefois beaucoup d’esprit et souvent peu ; sa bile échauffée lui fournissait ce qu’on appelle de bons mots. Il était capable de hauteur, de fierté et d’une action de courage, il l’était aussi de faiblesse et de mauvais procédés. Le chevalier de Rohan s’était fait, encore jeune, une réputation à la cour par une leçon qu’il avait donnée d’une manière fort piquante au jeune Louis XIV, avec lequel il jouait chez le cardinal Mazarin. Ayant beaucoup perdu, le chevalier se trouvait devoir au jeune monarque une somme considérable, qui d’après la convention du jeu ne devait être payée qu’en louis d’or. Il lui en compta sept ou huit cents, puis il y ajouta deux cents pistoles d’Espagne : le roi ne voulut pas les recevoir et dit qu’il lui fallait des louis. Le chevalier saisit alors brusquement les pistoles et les jeta par la fenêtre en s’écriant : « Puisque Votre Majesté ne les veut pas, elles ne sont bonnes à rien. » Louis XIV, mortifié, se plaignit au cardinal, qui lui répliqua : « Sire, le chevalier de Rohan a joué en roi, et vous, en chevalier de Rohan. » Mais ses galanteries et ses désordres compromirent le jeune chevalier et finirent par le perdre. Il poursuivit tour à tour de ses assiduités de grandes dames et des femmes sans considération. Il eut les bonnes grâces de Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan, et osa même adresser ses vœux à cette favorite. Plus tard, il s’amouracha de la Dupare, comédienne fort en réputation, et l’aurait épousée sans l’opposition de sa famille. Il prit place parmi les adorateurs et les poursuivans de la célèbre Hortense Mancini, qu’il fit évader de chez son mari, ce qui mit le comble à son renom d’homme à bonnes fortunes, mais commença sa disgrâce à la cour, et il dut se démettre de sa charge de grand-veneur. Sa vie désordonnée le jeta dans les dettes et les coupables expédiens. Il avait, une fois, escroqué à sa mère une partie des bijoux qu’elle possédait, et ses embarras d’argent n’avaient fait que s’accroître, chaque année. Lorsque Latréaumont l’engagea à entrer dans le complot, le chevalier de Rohan était dans une situation pécuniaire pire que jamais. Il venait d’avoir un procès avec une dame de Bretagne ; il en avait encore un autre pendant au parlement. Il ne pouvait tirer d’argent de sa mère, avec laquelle il était brouillé. Il était tombé aux mains des usuriers et en était arrivé à contracter des emprunts désavantageux sur des biens qui devaient lui revenir de la succession de Guéméné.

Une fois que Latréaumont eut gagné à ses vues le chevalier de Rohan, il ne le quitta plus de l’œil, de peur qu’avec son inconstance coutumière ce prince ne tentât de se dégager de l’affaire. Il alla loger chez lui, à Saint-Mandé, où il eut sa chambre. Et quoique d’un rang fort inférieur à celui du chevalier de Rohan, comme il avait plus d’intelligence et de portée d’esprit que lui, il le gouverna un peu à sa guise. C’est ce que note La Fare, dans les Mémoires que nous avons déjà plus d’une fois cités : « Latréaumont espéra, se servant du chevalier de Rohan comme d’un fantôme, faire une grande fortune, en introduisant les Hollandais en Normandie. » Le témoin Bourguignet, qui déposa dans le procès, et dont nous avons parlé plus haut, rapporte que Latréaumont était toujours chez le chevalier de Rohan, « qu’il craignait que quelqu’un n’approchât de lui et ne s’emparât de son esprit, autre que lui, regardant de mauvais œil ceux qui y étaient trop familiers. »

Van den Enden ayant souscrit à la proposition qui lui était faite de mettre à la tête du complot le chevalier de Rohan, une entrevue fut ménagée par Latréaumont entre le prince et le médecin flamand. Le chevalier de Rohan invita plusieurs fois à dîner Van den Enden, et d’étroites relations ne tardèrent pas à se nouer entre eux deux. Mais, ce fut seulement après la déclaration de guerre de la France aux Provinces-Unies que le chevalier de Rohan, poussé par Latréaumont, entra tout à fait dans les desseins des deux conspirateurs ; il alla trouver alors Van den Enden à Picpus, au lieu de le mander chez lui, et c’est à dater de cette époque que confidence lui fut faite de tout ce qui était projeté. Le médecin flamand s’apprêtait, en ce temps-là, à faire un voyage aux Pays-Bas. Le chevalier de Rohan le vint trouver à cette occasion ; ils discoururent ensemble dans le jardin de la maison de Picpus. Le chevalier dit entre autres choses à son interlocuteur « qu’il était un cavalier libre, qui pourrait servir tout prince qui le voudrait et qu’il avait quelque velléité d’aller se mettre au service du duc de Brunswick. » Il demanda à Van den Enden de profiter de l’occasion de son voyage en Hollande, pour s’enquérir des dispositions des Hollandais et savoir « s’ils seraient en humeur de donner un emploi ou un établissement convenable à un prince comme lui. » Le médecin répondit qu’il était tout à sa disposition, et, en effet, une fois rendu en Hollande, il s’acquitta de la commission, mais il ne rencontra pas chez les Néerlandais les bonnes dispositions qu’il avait espérées. Ceux auxquels il s’ouvrit sur les intentions du chevalier de Rohan, lui firent observer que le gouvernement de leur pays était fort éloigné d’appeler à son service des princes étrangers, que la preuve en était que le fils d’un prince dont ils lui citèrent le nom avait eu grand’peine, en Hollande, à obtenir un régiment. Les divisions qui régnaient alors aux Provinces-Unies détournèrent Van den Enden de nouvelles démarches en faveur du chevalier de Rohan. Du reste, le séjour du médecin flamand en Hollande fut de courte durée. Au bout de quelques jours, ayant réglé les affaires qui avaient nécessité sa présence à Amsterdam, il était revenu à Paris et allait informer le chevalier de Rohan de l’accueil peu favorable qu’avait rencontré la proposition dont il était porteur. Déçu dans son espoir d’obtenir, aux Provinces-Unies une position élevée et qui lui assurât un rôle important dans la guerre qui se préparait, le chevalier se rabattit sur la conspiration qui se tramait. Il s’occupa avec Latréaumont d’y recruter des adhérens que devaient leur fournir d’abord ceux avec lesquels ils avaient des liens de famille ou entretenaient des relations de société. De là, de fréquens conciliabules qui se tenaient tantôt chez le chevalier, à Saint-Mandé, où il était allé depuis peu se loger, tantôt ailleurs.

Comme l’un des pivots de l’entreprise devait être un soulèvement en Normandie, les instigateurs s’adressèrent, de préférence, à des nobles de cette province. Quelques-uns parurent disposés à s’associer à leurs desseins, mais le procès qui amena la condamnation des auteurs du complot montre que ces gentilshommes n’étaient point allés fort avant dans leur adhésion ; ceux qui s’étaient le plus engagés n’occupaient pas une position et un rang de nature à leur assurer une grande influence sur leurs compatriotes. Citons parmi les nobles qui prirent part aux premières menées se rattachant au complot et vinrent conférer avec le chevalier de Rohan : le sieur de Sourdeval, originaire de Normandie, un lieutenant aux gardes nommé de Courlais et un autre gentilhomme appelé Bergamont, qui habitait aux Deux-Dames. Ces allées et venues se passèrent sans que Van den Enden, qui s’en était remis à Latréaumont pour l’organisation du complot, en fût toujours informé. Il ne sut même pas le nom de toutes les personnes que cet officier et son patron s’efforçaient d’entraîner. Peut-être ceux-ci se défiaient-ils des indiscrétions que pourrait commettre involontairement le médecin flamand.

Latréaumont trouva d’abord un auxiliaire tout désigné dans son neveu, le chevalier de Préau, que nous avons déjà mentionné, mais que nous allons faire connaître ici plus en détail. Guillaume Duchesne, chevalier de Préau, alors âgé d’environ vingt-cinq ans, était natif de Préau près d’Evreux. Il descendait d’une ancienne famille de Normandie, dont un membre a joué, dans l’histoire, un rôle qui rappelle le sien. En effet, un sieur de Préau est cité parmi ceux qui complotaient avec le comte d’Harcourt et qui furent surpris à Rouen par le roi Jean, le 5 avril 1356. Il fut exécuté avec le seigneur de Graville et quelques autres de leurs complices. Plus tard cette famille servit fidèlement nos rois et notamment Henri IV. Le chevalier de Préau avait connu le chevalier de Rohan, lors de la campagne des Pays-Bas, où il avait servi comme volontaire. Appartenant à l’ordre de Malte, il était de retour de cette île, depuis deux années, et cherchait vainement à se faire employer dans la marine royale. Il avait besoin pour cela de protecteurs et s’était assez mal à propos adressé au chevalier de Rohan, qui, sans crédit, n’était pas en mesure de lui procurer la faveur qu’il sollicitait. Ses relations avec le chevalier, sa proche parenté avec Latréaumont, le mettaient entièrement dans leurs mains, car sans équipage et sans argent, attendant toujours l’emploi qu’on lui avait vaguement promis, il lui fallait vivre aux crochets d’autrui. Il allait et venait de Préau, où était le manoir de sa famille occupé par son frère aîné, à Paris, où il continuait ses démarches et fréquentait le chevalier de Rohan. Il vint finalement en août 1674 s’établir chez ce prince à Saint-Mandé. Lorsqu’il résidait en Normandie, il était devenu l’amant d’une dame Anne de Sarrau, épouse en premières noces d’un sieur François de Quatremont, chevalier, seigneur d’Heudreville, puis remariée à un sieur François de Malortie, chevalier, seigneur de Villars, qu’elle avait également perdu. Cette veuve, d’une assez bonne noblesse, habitait Heudreville ; elle avait diverses relations en Normandie et quelques accointances à la cour. La religion protestante, qu’elle professait, la mettait en rapport avec ses coreligionnaires de la province, qui étaient encore nombreux avant la révocation de l’édit de Nantes. Son frère, nommé de Brie, avait été attaché à la suite du roi, lors de la campagne de Franche-Comté. Mme de Villars était, au dire d’un de nos informateurs, une vieille coquette, courait les amans. Elle menait à Heudreville une vie fort légère et avait eu déjà d’autres galans, notamment un sieur de Meusse et un sieur de Brisbarre. Le chevalier de Préau fit la connaissance de Mme de Villars par son oncle Latréaumont ; il avait pris récemment dans ses bonnes grâces la place qu’occupait auparavant un jeune officier, appelé le chevalier d’Aigremont. Il confia à sa maîtresse le secret de la conspiration, à la suite des plaintes que suscitait chez celle-ci, ainsi que chez bien d’autres propriétaires de Normandie, l’élévation du droit de tiers et danger[1]. « Est-ce que les gentilshommes souffriront cela ? s’était écrié le chevalier de Préau, en entendant ces clameurs. — Il n’y en a pas un seul qui ose branler, avait répondu Mme de Villars. — Mais s’ils avaient des chefs ? répliqua le chevalier. — Quels chefs ? » demanda la dame. Et là-dessus le chevalier lui parla de Rohan et de Latréaumont ; ce qui amena tout naturellement la révélation du complot. Une fois au courant, Mme de Villars se chargea de faire de la propagande et de gagner des adhérens. De retour à Paris, le chevalier de Préau entretint à ce sujet avec elle une correspondance. Il s’agissait de profiter du mécontentement qui régnait alors chez la noblesse de Normandie ; mais l’opposition qu’on y faisait aux ordres du roi ne pouvait durer longtemps, et Mme de Villars était d’avis qu’on se hâtât, afin de ne pas laisser échapper le moment favorable. Leurs menées n’allèrent pas bien loin : tout se réduisit d’abord à de mauvais propos et à des clabauderies entre Mme de Villars et des personnes avec lesquelles elle entretenait des relations de voisinage ou d’intérêt. Évidemment, les forces manquaient aux conjurés. Peu de temps avant que l’affaire eût été éventée, le chevalier de Rohan ayant demandé au chevalier de Préau si les gentilshommes de Normandie étaient disposés à monter à cheval et s’ils voudraient faire quelque chose, ce dernier répondit qu’il ne savait pas si ceux qui avaient des chevaux voudraient monter à cheval, mais qu’il y en avait les deux tiers qui n’avaient ni argent ni chevaux. « Eh bien ! tous vos projets s’en sont allés en fumée, » s’écriait la dame de Villars en s’adressant à son amant, dont elle fut plus d’une fois accompagnée dans ses allées et venues en Normandie, à la recherche de gens qui voulussent entrer dans l’affaire. Il semble que les conspirateurs aient essayé d’associer à leurs projets quelques conseillers du parlement de Normandie qui faisaient de l’opposition aux édits royaux. Le chevalier de Préau alla voir Mme de Villars, qui se trouvait alors à la baronnie de Boudeville, où elle avait un bien, et, à leur retour, ils s’arrêtèrent à Rouen. Ils virent les sieurs Dargues et Fugueroles, conseillers en la grand’chambre, Daiberville et L’Huillier, conseillers au même parlement, mais le chevalier de Préau prétendit, au procès, n’avoir parlé de rien avec eux.

Quoique ayant rompu son commerce de galanterie avec le chevalier d’Aigremont, Mme de Villars ne s’était pas pour cela brouillée avec lui. Il était resté entre eux assez d’intimité pour que celle-ci n’eût pas craint de lui faire des ouvertures au sujet du complot qui se tramait.

Jacques de Guersant, chevalier d’Aigremont, était alors âgé de vingt-neuf ans ; il avait servi en Flandre, en qualité d’aide-de-camp du duc de Navailles. Avant d’aller rejoindre l’armée, il s’était rendu au château de Tournebus près Gaillon ; il y avait rencontré son ancienne maîtresse, qu’il aimait encore, et celle-ci lui confia le secret ; il se montra disposé à aider les conjurés s’ils avaient un premier succès. Mme de Villars lui avait nommé quelques grands personnages, comme étant affiliés au complot. Il partit pour les Pays-Bas, croyant qu’il se préparait un soulèvement en Normandie et sachant que des placards y devaient exciter à la révolte.

Le 9 mai 1674, d’Aigremont écrivait à Mme de Villars que, s’il y avait quelque chose à faire, on lui en donnât avis, et il promit de fournir pour l’entreprise vingt-cinq dragons. Il avait prêté d’autant plus facilement l’oreille aux ouvertures qui lui étaient faites qu’il se plaignait, comme gentilhomme normand, de l’accroissement de l’impôt de tiers et danger, qui frappait son domaine de Tournebus. C’est vraisemblablement à l’occasion des récriminations qu’élevait le chevalier sur ces nouvelles exigences du fisc que Mme de Villars, qui l’engageait à refuser de les subir, lui parla du complot. Mais elle ne lui prononça pas d’abord le nom du chevalier de Rohan, qu’elle était probablement convenu avec le chevalier de Préau de ne pas divulguer. Elle se borna à mentionner, sans le nommer, un grand prince qui devait se mettre à la tête de l’entreprise.

L’avocat Jean Rou, qui devint secrétaire interprète des états généraux de Hollande, quinze années après ces événemens, et qui nous a parlé, dans ses Mémoires[2], de plusieurs des personnages impliqués dans la conspiration, nous représente le chevalier d’Aigremont, qu’il avait connu, comme une dupe ; il aurait été joué, en cette circonstance, par Mme de Villars et le chevalier de Préau, qui voulaient se rendre maîtres de sa petite gentilhommière. D’Aigremont, à ce qu’il nous apprend, était une tête faible, qui s’était imprudemment engagé et dont la correspondance avec son ancienne maîtresse avait plus le caractère d’une affaire de galanterie que d’un complot, ce qui lui valut, lors du procès fait aux coupables, d’échapper à la mort et d’en être quitte pour une longue détention. Mais, comme on le verra dans la suite de ce récit, son esprit demeura troublé durant plusieurs années par les émotions que son arrestation lui avait causées.

En somme, les gens chez lesquels, au début, Latréaumont, le chevalier de Préau et Mme de Villars trouvèrent des dispositions favorables à leur projet, n’étaient pas nombreux ; ils ne donnèrent d’ailleurs, pour la plupart, que des assurances en l’air. Afin d’inspirer plus de confiance à ceux qu’ils tentaient de racoler, les deux gentilshommes et la dame ne manquaient pas de grossir le chiffre de ceux qui adhéraient au complot ; ils citaient comme y étant déjà entrées des personnes dont ils se flattaient seulement d’obtenir le concours. Latréaumont abusait par cette ruse le chevalier de Rohan et Van den Enden, pour les affermir dans leur dessein, et le chevalier de Préau en faisait accroire sur le nombre des conjurés, même à sa maitresse. A Boudeville, où il s’était rendu chez celle-ci, il disait que la Bretagne et la Guyenne étaient hostiles au roi et prêtes à se soulever. Il affirmait que des gens de haute qualité étaient dans le complot, il donnait les noms d’un M. de Saint-Martin, gentilhomme de Basse-Normandie, d’un M. de Mouchy, noble du pays de Caux, et allait jusqu’à prétendre que le cardinal de Retz, alors retiré du monde, était aussi de la conspiration.

Des personnes appartenant à la noblesse de Normandie entrèrent certainement, plus ou moins, dans les desseins du chevalier de Rohan ; quelques-unes entretinrent des intelligences avec lui. Au premier rang d’entre elles il faut placer le comte de Flers, avec lequel le chevalier s’aboucha d’autant plus naturellement qu’il était son parent, et le comte de Créqui, également allié à sa famille. On a affirmé, au procès, que le comte de Flers avait promis de faire tourner contre le roi le ban et l’arrière-ban de la noblesse qui venaient d’être convoqués dans la province. Ce même comte de Flers alla trouver à Saint-Mandé le chevalier, afin de s’entendre sur les moyens d’organiser le soulèvement. Rohan, cependant, nia formellement que son parent eût eu jamais connaissance du complot et, comme les preuves manquaient pour établir la complicité du comte de Flers, il fut mis hors de cause, ainsi que plusieurs autres gentilshommes normands qui avaient été impliqués dans l’affaire[3].

Quant au comte de Créqui, dont le chevalier de Préau faisait sonner le nom à ceux qu’il voulait enrôler, sans indiquer son titre, de façon à laisser supposer qu’il s’agissait du maréchal de Créqui, alors en disgrâce, ou du duc, son frère, c’était, comme le comte de Flers, un parent du chevalier de Rohan. Il jouissait d’une certaine influence en Normandie, province où se trouvait son château appelé le Champ de bataille. Il avait été récemment mandé dans la généralité d’Alençon, pour la convocation du ban et de l’arrière-ban. Il était depuis longtemps en rapport avec Latréaumont, et c’est là ce qui explique comment il fut mêlé à toutes ces intrigues. Aimar Dubosc de Sourdeval, dont nous avons déjà parlé, jeune officier qui avait connu le chevalier de Rohan à l’armée, entra plus avant dans la conspiration. Après avoir été page de la chambre du roi, il avait servi en qualité d’aide-de-camp de M. de La Feuillade, puis du prince de Condé. Sans emploi, au temps où le complot se préparait, il s’était fait le familier du chevalier de Rohan, le venait voir souvent à Saint-Mandé, où il couchait parfois, et il jouait volontiers avec lui aux cartes, ce qui était aussi le cas pour un sieur Barada, qui fut soupçonné de n’avoir pas été étranger à la conjuration. Sourdeval rendait au chevalier de Rohan quelques bons offices ; il lui prêta des chevaux pour son carrosse, quoiqu’il fût comme celui-ci très endetté[4], chevaux que, par parenthèse, le chevalier mit en fort mauvais état. Cette intimité donne au moins lieu de supposer que Sourdeval était au courant de l’affaire, tout comme l’abbé de Préau, frère du chevalier du même nom, aussi l’un des habitués de Saint-Mandé. L’abbé se retira dans son bénéfice, à temps pour n’être pas compromis. De graves soupçons pesaient sur lui et il fut même arrêté. M. de Sourdeval devait avoir promis de prendre part au soulèvement, car le chevalier de Préau lui avait entendu dire à Saint-Mandé, parlant au chevalier de Rohan : « Lorsque vous choisirez des chevaux, je vous prie d’en choisir un pour moi. » Quant aux personnages de plus haute naissance et de plus grand crédit que les conspirateurs donnaient comme étant d’accord avec eux, ceux-ci se fondaient seulement, pour en espérer l’adhésion, sur les sentimens hostiles au roi qu’on leur savait.

Au mois de mai de cette présente année 1674, alors que Mme de Villars agissait, le plus qu’elle pouvait, pour rallier à l’entreprise des gens de sa province, elle avait affirmé à la dame de La Haye-le-Comte, qui se trouvait alors avec elle en visite, au château de Tournebus, que dans le délai de trois mois, il y aurait du changement et que le duc de Bouillon, le comte de Matignon et le marquis de Beuvron devaient prendre part au soulèvement. Le premier de ces trois grands seigneurs était le chef d’une maison qui avait été souvent dans un parti contraire au roi. Il avait épousé la célèbre Marie-Anne Mancini, l’amie de La Fontaine. Le comte de Matignon et le marquis de Beuvron appartenaient à la plus haute noblesse de Normandie. Originaires de Bretagne, où ils exerçaient encore une notable influence, les Goyon de Matignon, auxquels étaient alliés les Beuvron, n’avaient cessé de posséder en Normandie de nombreux fiefs et d’importans commandemens depuis qu’un de leurs aïeux s’était, au XVIe siècle, illustré par ses talens militaires et avait obtenu le bâton de maréchal.

Une fois le concert bien établi entre le chevalier de Rohan, Latréaumont et Van den Enden, ils redoublèrent d’activité et leurs conférences clandestines se multiplièrent ; quelques autres personnes y furent appelées. Au procès, Louis de Lanefranc, domestique de Latréaumont, déclara que Van den Enden se rendait, environ deux fois par semaine, de Picus à Saint-Mandé, où il dînait avec le chevalier de Rohan et Latréaumont, auxquels se joignaient parfois le chevalier de Préau et la dame de Villars. Ces conciliabules duraient quatre ou cinq heures. Lanefranc ajouta qu’il avait vu fréquemment Latréaumont et Van den Enden, après avoir dîné ensemble, écrire sur une feuille de papier. Au lieu de se tenir chez Van den Enden, les réunions se transportaient parfois chez Latréaumont, afin de ne pas éveiller les soupçons des pensionnaires de la maison de Picpus. Lanefranc vit, en deux ou trois circonstances, le chevalier de Rohan aller chercher chez lui Van den Enden pour le conduire en carrosse chez Latréaumont, où il le laissait à dîner, puis venir le soir pour le ramener à Picpus.

Dans les entretiens secrets des trois conspirateurs, il n’était pas seulement question d’assurer le succès de l’entreprise ; on discutait encore le plan d’une république à établir en France après que le complot aurait éclaté. Nous retrouvons leur projet dans ce que rapporte Du Cause et dans les pièces du procès. La part principale y revenait à Latréaumont, qui n’avait cessé d’insister pour qu’on livrât aux ennemis le port de Quillebeuf. Cette trahison, sur laquelle les conspirateurs étaient d’accord, devait fournir le point de départ de la révolte. Van den Enden se décida à faine des ouvertures à ce sujet au gouverneur espagnol des Pays-Bas, une fois qu’il eut acquis la conviction que le chevalier de Rohan n’avait aucune chance de faire agréer aux Provinces-Unies ses services comme officier général. Il mit en relations de lettres le comte de Monterey et Latréaumont, plus en état que lui, médecin, de discuter la question militaire.

Un marchand portugais d’Anvers, nommé Siméon Homoidiez, se chargea de porter de Paris à Bruxelles une lettre de Latréaumont non signée et destinée au gouverneur espagnol. Le conspirateur y mandait au lieutenant du roi d’Espagne, comme il en informa Van den Enden, que si l’on voulait faire embarquer 6,000 Espagnols sur la flotte hollandaise, avec des armes pour 20,000 hommes, des outils pour élever une fortification, 2 millions en numéraire, lorsque cette flotte paraîtrait sur la côte de Normandie, six gentilshommes iraient trouver en mer le commandant de la flotte, que quatre d’entre eux demeureraient en otage à bord, et les deux autres reviendraient mettre les Espagnols en possession de Quillebeuf. Il assurait qu’à ce moment la population de la Normandie se soulèverait et établirait une république libre. Latréaumont ajoutait que, si les Espagnols adhéraient à ce projet, ils ne pourraient rien prétendre sur la province hors l’occupation de Quillebeuf, mais qu’ils devraient rendre cette place une fois que Le Havre ou Abbeville leur auraient été livrés.

La lettre ne portant pas, comme il vient d’être dit, de signature, et Latréaumont ne voulant pas s’exposer à être découvert, en se faisant envoyer la réponse par quelque émissaire, voici le moyen qu’il imagina pour savoir si le comte de Monterey agréait ses propositions. Dans le cas de l’affirmative, celui-ci devait, dès la lettre reçue, faire insérer dans la Gazette de Bruxelles, à l’article de Paris, la prétendue nouvelle que le roi allait faire deux maréchaux de France et, à l’article de Bruxelles, que l’on y attendait un courrier d’Espagne.

Les mots en question parurent, quelque temps après, dans la Gazette, et Latréaumont ne douta plus que le comte de Monterey n’acceptât ses ouvertures. Tout joyeux, il courut chez Van den Enden lui montrer le numéro de la Gazette, et, à dater de ce moment, ils ne songèrent plus qu’à presser la préparation du complot. Si le comte de Monterey entrait dans les vues des conspirateurs pour ce qui était de livrer Quillebeuf, on ne saurait affirmer qu’il partageât tous leurs autres desseins, et, notamment, qu’il adhérât à l’établissement d’une république en France. Nous ne possédons sur ce dernier projet que des indications incomplètes. C’est Latréaumont qui paraît avoir été finalement le dépositaire des mémoires composés tant en français qu’en latin, où se trouvait exposée la constitution de la future république, et dont Van den Enden était le principal auteur.

Celui-ci avait, au reste, tiré le système politique qu’il prétendait introduire en France d’ouvrages publiés aux Pays-Bas et qu’il annota et traduisit pour l’usage de Latréaumont. Ces écrits, imprimés ou manuscrits, ont été détruits avec les papiers dont les conspirateurs étaient nantis ; les commissaires délégués à l’instruction du procès, MM. de Bezons et de Pommereu, ordonnèrent que le tout fût brûlé, et l’exécution eut lieu sur la place de la Bastille, le 7 décembre 1674. On en agit, à cette occasion, comme on le faisait alors pour les livres condamnés. Il est constant que les doctrines soutenues et exposées dans les manuscrits et imprimés en question étaient absolument contraires aux principes monarchiques reconnus en France. C’était, sans aucun doute, celles que Van den Enden avait enseignées à Latréaumont. Le plan de gouvernement que le médecin flamand visait à établir dans le royaume était consigné dans un manuscrit qu’il fit parvenir à son élève, qui s’était rendu en Normandie pour répandre les placards et préparer le soulèvement. Ce mémoire lui fut apporté par le chevalier de Préau, qui était allé rejoindre son oncle et avait fait le voyage, monté sur un cheval que le chevalier de Rohan lui avait prêté ; mais le jeune messager, tout agent principal qu’il fût du complot, était imparfaitement informé du plan politique dont Latréaumont poursuivait l’exécution. Il était trop ignorant pour être en état de comprendre l’écrit en latin dont il était porteur, et c’est seulement à la volée qu’il entendit son oncle et Van den Enden conférer de leurs idées républicaines. L’ouvrage que le médecin flamand fit ainsi passer à Latréaumont avait paru en langue flamande sous le titre de Vues politiques libres et Considérations sur l’état. La seconde partie dudit ouvrage avait été interdite en Hollande, à raison de la hardiesse des idées qu’elle contenait. Van den Enden avait traduit le livre en latin pour que Latréaumont pût le lire. Celui-ci ajouta de sa main, sur le manuscrit, des notes, tant en latin qu’en français, afin de s’en faciliter l’intelligence et se remémorer les développemens que Van den Enden avait, devant lui, donnés de vive voix. Quelques phrases de cet écrit ou du commentaire que nos deux conspirateurs y avaient mis sont relatées dans le dossier du procès. L’une d’elles montre que, dans le régime qu’il s’agissait d’établir en France, l’égalité entre les diverses confessions religieuses devait être admise[5]. Une autre consacre le principe de la souveraineté nationale[6]. Plusieurs feuillets de cet écrit que Latréaumont, au moment où il se vit surpris, essaya de faire disparaître, échappèrent à la destruction et furent, lors du procès, représentés à Van den Enden. La déposition du chevalier de Préau nous fournit, d’autre part, quelques indications sur les doctrines politiques que le médecin flamand et Latréaumont avaient puisées dans l’ouvrage ici mentionné et peut-être aussi dans d’autres qui circulaient aux Pays-Bas. Il déclara que son oncle avait dit au chevalier de Rohan qu’il fallait faire une chambre de la liberté, où tous les différends des gentilshommes seraient réglés, que le général placé à la tête du gouvernement la présiderait, que ce général serait élu par le peuple, qui le pourrait déposer, s’il en était mécontent. Latréaumont opina que c’était le chevalier de Rohan qu’il convenait d’élever à ce poste et que, lorsque la noblesse serait à cheval, on ferait révolter Paris, où l’on irait demander les états généraux. Là-dessus, le chevalier de Rohan se frottait les mains en disant : « Je mourrais content si je pouvais une fois tirer l’épée contre le roi dans une bonne révolte. » Cette demande de la convocation des états-généraux, à laquelle il s’agissait de pousser en Normandie, Van den Enden ne la dissimula pas dans son interrogatoire. Il avoua que Latréaumont disait que le prétexte qu’il fallait prendre pour remuer, était de demander les états-généraux, conformément à ce qu’avait promis le roi, en 1651, et fait signer par les quatre secrétaires d’état.

Un des placards que Latréaumont s’apprêtait à faire afficher en Normandie nous fournit la confirmation de ce que le chevalier de Préau et Van den Enden déclarèrent au procès. L’on y trouve résumé le plan de république que les conspirateurs se proposaient d’établir. Ce document authentique figure entre les pièces du procès, et nous ne saurions mieux faire que de le reproduire ici, car il supplée heureusement à l’absence du manuscrit qu’avait avec lui Latréaumont.

« La noblesse et le peuple de Normandie assemblés pour le bien de l’état et le service du roi, voyant la misère publique et le pitoyable état où la cruauté et l’avarice des partisans[7] ont réduit le royaume au dedans et le grand nombre d’ennemis que la témérité et l’insuffisance des mauvais conseillers nous ont attirés au dehors, se sont promis réciproquement et ont juré solennellement, par ce qu’il y a de plus saint et de plus inviolable, de ne séparer jamais leurs intérêts et de sacrifier leurs biens et leurs vies pour le bien commun et général et pour obtenir une assemblée libre des états-généraux du royaume, dans laquelle on puisse avec sécurité délibérer et résoudre la déformation du gouvernement présent et établir, dans ladite assemblée et par ladite assemblée, des lois justes qu’on ne puisse changer à l’avenir, et par le moyen desquelles les peuples vivent exempts de tyrannie et de vexation, et comme la demande qui a été faite par plusieurs et diverses fois de ladite assemblée des états-généraux a été promise en 1651, et cette promesse, quoique signée des quatre secrétaires d’état, non-seulement éludée par ceux qui gouvernent, mais aussi traitée de criminelle dans le conseil du roi, qui, pour cet effet, n’a cessé de maltraiter cette province, à cause de l’intérêt qu’ils ont qu’on ne remarque leur méchante volonté et conduite, dont ils ont lieu d’appréhender le châtiment, ladite noblesse et ledit peuple assemblés se sont encore promis et ont encore juré solennellement, les uns aux autres, de ne point mettre les armes bas qu’ils n’aient obtenu l’effet de leurs justes demandes, et ont déclaré et déclarent traîtres à la patrie tous ceux qui, étant nés ou possédant du bien dans cette province, de quelque qualité et condition qu’ils soient et quelque emploi qu’ils aient, ne se rendent pas immédiatement dans ladite province pour approuver et signer tout ce que dessus, et que ceux qui y manqueront seront poursuivis et punis comme perturbateurs du repos public et leurs biens confisqués et acquis à la province, pour le revenu d’iceux, qui sera ménagé par des personnes à ce commises, être employé au bien commun et général ; et pour établir un ordre dans lequel on puisse, à l’avenir, vivre et agir en sûreté, ils ont déclaré et déclarent que tous les habitans de ladite province (pour ce qui regarde la police) seront réunis en deux corps, à savoir : la noblesse et le peuple, ordonnant à tous ecclésiastiques et gens de judicature de se réduire dans l’un de ces deux corps, ou autrement et à faute de ce faire, qu’ils seront déclarés atteints et convaincus de crime de trahison et punis comme traîtres ; ont encore déclaré et déclarent qu’il sera choisi et nommé desdits deux corps de la noblesse et du peuple, certain nombre de personnes, à la pluralité des voix, lesquels, selon l’emploi où ils seront destinés, auront plein pouvoir de faire observer tout ce qui aura été résolu et décrété dans les assemblées générales de ladite noblesse et dudit peuple de Normandie, auxquelles dites assemblées générales, lesdites personnes qui auront été ainsi nommées et qui seront changées de temps en temps, seront tenues de venir rendre compte de leur administration quand ils en seront requis, ou au moins lorsque leur fonction finira, ainsi qu’il se verra plus amplement par la déclaration qui sera faite sur ce sujet. Et comme la défense de la liberté, de la vie et des biens est de droit divin et humain, après avoir établi un certain nombre de gens, ainsi qu’il sera trouvé à propos, pour opposer à ceux qui auront dessein de nous attaquer en cette dite province, il sera aussi nommé un général avec des officiers subalternes pour commander lesdites troupes avec un pouvoir absolu, lequel dit général et officiers subalternes seront aussi tenus et obligés de venir rendre compte de leurs actions quand ils en seront requis ; — ont aussi déclaré et déclarent que ledit général présidera dans les assemblées générales, excepté toutefois lorsqu’il s’agira des intérêts dudit général, et quoique par ce terme des habitans de cette province on entende parler de tous sans exception, si est-ce que pour ne laisser aucun doute, on déclare que tous ceux de la religion prétendue réformée y sont compris sans aucune différence, la liberté et le pouvoir d’entrer dans toutes les assemblées générales et particulières pour y donner leurs voix, avoir les emplois et même présider, selon qu’ils seront pour cela, et pour donner un commencement heureux à de si justes desseins, après avoir rendu grâces à Dieu de les leur avoir inspirés, ladite noblesse et ledit peuple assemblés, ont ordonné et ordonnent qu’il ne se lèvera à l’avenir aucuns deniers des impositions établies, déclarant tous les habitans des villes ou de la campagne exempts de taille, de sel, des entrées, et, généralement, de tous les autres subsides dont le nombre est infini, sous quelques prétextes et noms qu’ils aient été inventés et levés ; — ont ordonné et ordonnent que tous ceux qui ont servi à la levée desdites impositions seront pris et constitués prisonniers dans les plus prochaines prisons, pour, après avoir rendu compte de leur fait, être punis comme perturbateurs du repos public ; — et en cas que lesdits exacteurs, partisans, monopoleurs, sous quelques noms et titres qu’ils aient exercé leur tyrannie, voulussent faire résistance, ladite noblesse et ledit peuple assemblés ont trouvé à propos qu’on fasse main basse sur eux et qu’on les extermine comme pestes publiques ; — ont aussi déclaré et déclarent que tous les deniers levés sous le nom du roi, dont on les trouvera saisis, comme aussi tous les biens-immeubles à eux appartenant sont confisqués et acquis à la province, et, à l’égard de leurs meubles, qu’ils sont exposés à la prise de ceux qui se saisiront des personnes desdits partisans, et, comme le bien commun et général est le seul motif de la noblesse et du peuple de Normandie, renonçant, pour cet effet, à toute ambition et intérêt particuliers, ladite noblesse et ledit peuple assemblés convient et exhortent toutes les provinces de ce royaume, villes, corps ou communautés d’icelui, de concourir à leur bon dessein pour la demande unanime des états-généraux, et, pour l’obtention d’iceux, offrant pour cet effet aux provinces, villes, corps et communautés qui se joindront à eux, tous les secours d’hommes et d’armes et de conseil qu’ils seront capables de leur donner, et aux particuliers qui se retireront vers eux un utile assuré et de quoi les entretenir selon leur qualité et leur emploi. »

On le voit par cette curieuse proclamation, les conspirateurs s’imaginaient, en promettant à la province un régime républicain, la suppression des impôts qui pesaient sur elle, et des poursuites contre ceux qui les percevaient, rallier à eux, en recourant, au besoin, à l’intimidation, les gentilshommes mécontens et le peuple à leur suite. Les espérances qu’ils nourrissaient pouvaient n’être pas totalement chimériques, en ce qui touche surtout la possibilité d’un soulèvement en Normandie et même en Bretagne. Les nouvelles levées d’impôts qu’avaient nécessités les dernières guerres, la multiplication de ceux-ci avaient produit dans ces provinces une vive irritation qui se manifestait aussi dans d’autres, notamment en Guyenne ; il n’y manquait pas de gens disposés à prendre part à une guerre civile dans laquelle ils se seraient fourrés jusqu’aux yeux, comme promettait de le faire un sieur Brissac, qui fut impliqué dans cette conspiration.

À cette époque, le duc de Chaulnes, qui commandait en Bretagne, ne cessait d’écrire à la cour que la noblesse qu’il avait fait aviser n’était pas capable de résister aux rebelles qui se rassemblaient en foule et qu’il avait un pressant besoin de troupes réglées. Des propos séditieux se tenaient assez ouvertement en Normandie ; aussi Latréaumont, qui les recueillait, se flattait-il d’embaucher dans cette province de nombreux adhérens. C’est à cet homme sans scrupules qu’il faut surtout rapporter la conception des odieux moyens par lesquels on pensait assurer la réussite de l’entreprise. Le chevalier de Rohan, sur lequel il avait pris tant d’ascendant, n’était guère qu’un instrument entre ses mains ; ainsi que le remarque judicieusement La Fare, dans le passage suivant : « Il espéra, — dit-il à propos de Latréaumont, qu’il déclare avoir eu plus d’esprit que son patron, — en se servant du chevalier de Rohan comme d’un fantôme, faire une grande fortune, en introduisant les Hollandais en Normandie, d’où il était et où il avait beaucoup d’habitudes. Le mécontentement des peuples et la Guyenne et là Bretagne, prêtes à se soulever, le confirmèrent dans cette pensée. » Latréaumont n’avait pas reculé, pour arriver à ses fins, devant la trahison et l’assassinat, et il avait formé le hardi dessein de s’emparer de la personne du dauphin, dont il comptait, sans doute, se servir comme d’otage, et cela au moment où ce prince irait chasser le loup en Normandie. On devait, à l’aide de faux gardes du roi, profiter du moment où le prince s’écarterait dans la forêt du gros de son escorte, pour le faire prisonnier. C’est ce que le procès a établi, car les conspirateurs avaient commandé à un tailleur de Paris des uniformes destinés à habiller ces faux gardes. La Normandie était, à cette époque, infestée de troupes de bandits répandues dans les forêts et qui exerçaient de fréquentes déprédations ; tels étaient vraisemblablement les auxiliaires sur lesquels comptait Latréaumont. Celui-ci espérait se rendre maître de Honfleur, à l’aide d’un odieux guet-apens. Cette place n’était alors gardée que par quelques mortes payes. Le gouverneur était sans défiance, et Latréaumont, qui avait depuis quelque temps noué des relations avec lui, devait aller, en compagnie de quelques amis, lui demander à souper pour l’égorger pendant le repas, puis, à la tête du détachement de faux gardes qui le suivait et qui se serait glissé dans la ville, il aurait fait main-basse sur la petite garnison et tous ceux qui eussent tenté de résister, après quoi, par des signaux, on aurait appelé la flotte hollandaise mouillée à portée.

Latréaumont comptait sur un premier succès pour pousser rapidement une pointe jusqu’à Versailles, où Louis XIV n’avait, en ce moment, près de lui qu’une soixantaine de gardes. Dans un des derniers entretiens qu’il eut avec Van den Enden et que ce dernier a rapporté au procès, Latréaumont, revenant sur son projet de livrer. Quillebeuf aux Espagnols, avait ajouté : Nous pouvons aller à Versailles, et comme il n’y a pas de monde, nous pillerons cette maison et ce qu’il y a dedans ; et il énumérait les choses les plus précieuses qui se trouvaient là à prendre.

La réussite de ce coup de main était attachée au concours du gouverneur espagnol des Pays-Bas. Il était donc indispensable aux chefs de la conspiration de bien s’entendre avec lui. Latréaumont et le chevalier de Rohan avaient d’abord songé à envoyer comme émissaire, au comte de Monterey, un nommé Alphonse de Châlon, sieur de Maigremont, et qui habitait près de Rouen. Depuis longtemps en relation avec Latréaumont, dont il avait été, en Flandre et en Guyenne, le compagnon d’armes, Maigremont entretenait des intelligences en Hollande et Van den Enden n’était pas pour lui un inconnu, car c’était sous la direction de celui-ci qu’avait étudié, à Amsterdam, son frère puîné, en ce moment-là commandant d’un navire marchand dans la Méditerranée. Mais la négociation pouvait offrir quelques difficultés, et le chevalier de Rohan préféra députer au comte de Monterey Van den Enden lui-même, qui s’apprêtait précisément à partir pour le Brabant, où l’appelaient ses affaires particulières. Le médecin flamand était en instance pour obtenir son passe-port. L’avantage d’un pareil choix était que de cette façon rien ne viendrait éveiller les soupçons de la police française. Latréaumont et Rohan donnèrent leurs instructions à Van den Enden. Celui-ci devait présenter au comte de Monterey, pour attester la mission dont il était chargé, le numéro de la Gazette de Bruxelles contenant les deux phrases sacramentelles, et lui exposer, de vive voix, le plan adopté pour la conspiration, et demander, de plus, au gouvernement espagnol ce qu’il comptait faire pour aider à l’exécution de l’entreprise. Il s’agissait de hâter les choses. Le chevalier de Rohan était impatient. Dans la dernière conférence qu’il eut avec Van den Enden, il lui dit « qu’il fallait que M. de Monterey pressât l’exécution, qu’il n’y avait pas de plaisir de demeurer longtemps dans le crime, que, si cela se remettait à l’autre été, l’affaire s’évanouirait. » Le chevalier de Rohan était animé par un sentiment de vengeance contre Louis XIV qu’il lui tardait de satisfaire. Se trouvant en carrosse avec Van den Enden pour aller de Paris à Saint-Mandé, où ils avaient laissé Latréaumont, il tint contre le roi des discours injurieux, et en se frottant les mains avec agitation, il dit : Si nous le tenions ! sans s’expliquer davantage ; une autre fois, faisant le même geste, il s’écriait : Nous l’aurons !

Le médecin flamand ne déclina pas la mission si délicate qu’on lui confiait. Il était tout prêt à partir, mais il avait besoin d’argent pour son voyage et la somme de 1,000 livres, que lui avait promise le chevalier de Rohan, n’arrivait pas. Nous avons noté plus haut dans quel embarras pécuniaire se trouvait, depuis longtemps, ledit chevalier. Obéré comme il l’était, il s’adressa au traitant Berryer, qui, ayant sans doute une très médiocre confiance dans la solvabilité de ce cadet de grande maison, ne se montra pas disposé à lui faire des avances. Et comme Van den Enden insistait pour qu’on le munit de son indispensable viatique, le chevalier de Rohan témoigna à haute voix son mécontentement contre les prêteurs qui reconduisaient, et auxquels il reprochait avec colère de ne pas tenir les promesses que, disait-il, ils lui avaient faites. Enfin, Berryer finit par s’exécuter, et le chevalier obtint de lui une somme de 20,000 livres, sur laquelle 1,000 furent comptées, en pistoles d’Espagne, à Van den Enden dans la maison rue Jean-Saint-Denis, qui servait de pied-à-terre à Paris au chevalier. Celui-ci le pressa alors de partir, mais Van den Enden, pour lequel son voyage avait un double but, n’entendait pas sacrifier toutes ses affaires personnelles, dont le règlement exigeait qu’il différât encore de quelques jours son départ. Comme il alléguait ses motifs, le chevalier de Rohan, dont l’impatience ne voulait rien écouter, lui répliqua brutalement qu’il n’avait que faire de ses affaires et lui rappela, en termes fort durs, les engagemens pris. Van den Enden, en présence des emportemens du chevalier, se sentait intimidé, car il le connaissait homme à ne pas souffrir qu’on lui manquât de parole, et à tirer de ceux qui s’en seraient rendus coupables une impitoyable vengeance. Dans un des interrogatoires du procès, le médecin flamand rapporta que le chevalier lui avait dit un jour « que quand on était dans une affaire, sur le moindre soupçon qu’on avait qu’on y manquât, il fallait faire tuer un homme. » Une autre fois que le chevalier de Rohan s’emportait contre Berryer, à l’occasion du prêt réclamé, il menaça de maltraiter le financier ; sur quoi Van den Enden lui remontra qu’en agir ainsi pourrait lui attirer de mauvaises affaires : « Lorsqu’on manque de parole, repartit le chevalier, il faut témoigner à ceux qui le font qu’on a du courage et qu’on s’en ressent. »

Enfin, le médecin anversois se trouva en mesure d’effectuer son voyage en Belgique. On était à l’époque des vacances ; il pouvait sans inconvénient quitter pour un temps la maison d’éducation qu’il dirigeait. Son passe-port lui avait été délivré. Il partit le 31 août, et il arriva à Bruxelles le 6 septembre. Il n’avait pas revu, au dernier moment, le chevalier de Rohan, mais Latréaumont eut avec lui encore une conférence, et il l’accompagna jusqu’à sa montée dans le coche. Il le recommanda nominativement au conducteur.

Le jour même de son arrivée à Bruxelles, Van den Enden se fit introduire près du comte de Monterey. Il lui présenta pour lettres de créance, comme il en était convenu avec ses deux complices, le numéro de la Gazette où avaient paru les deux fausses nouvelles, puis il lui demanda une réponse verbale à la lettre anonyme qui lui avait été adressée le 6 avril précédent. — « Vous tardez bien à venir, je vous croyais tous morts, lui répliqua le gouverneur espagnol ; venez demain me trouver à une heure après diner, et nous parlerons de l’affaire. » On pense bien que Van den Enden fut exact au rendez-vous. Le comte de Monterey le renvoya à son homme de confiance, M. Dimottet, receveur-général du gouvernement espagnol aux Pays-Bas, et entre les mains duquel était déposée la lettre anonyme. Ce fonctionnaire interrogea Van den Enden sur les personnes qui l’adressaient au comte de Monterey. Le médecin flamand donna alors les noms du chevalier de Rohan et de Latréaumont, qui n’avaient pas été cités dans la lettre anonyme. En effet, le second, qui avait évité de se nommer, en avait fait de même pour son complice. Il s’était borné à dire, dans la lettre, qu’une personne de qualité se mettrait à la tête du soulèvement de la noblesse de Normandie. Le comte de Monterey n’avait jamais ouï parler des deux personnages qu’on lui nommait. Le nom des Rohan était venu sans doute à ses oreilles, mais le chevalier était pour lui une personne inconnue, et il demanda si ce Rohan était le duc de Rohan, chef de la famille. Van den Enden, en lui répondant négativement, se hâta d’ajouter, pour inspirer confiance à l’Espagnol, que le chevalier de Rohan, de la part duquel il venait, appartenait à l’illustre maison de ce nom, qu’il était le fils de Mme de Guémené, que c’était un brave cavalier auquel la noblesse n’aurait pas peine d’obéir. — Quant à Latréaumont, le médecin flamand affirma au comte de Monterey que c’était un gentilhomme qui avait du crédit en Normandie.

Le gouverneur espagnol parut favorable à l’entreprise ; mais il n’était pas aussi pressé d’agir que ceux qui lui avaient député Van den Enden. Comme celui-ci insistait pour avoir au plus tôt les moyens indispensables au succès du complot, le comte de Monterey repartit qu’il était tout disposé à les fournir, mais qu’il ne fallait pas le solliciter davantage, que le moment opportun n’était pas encore arrivé. « Cette affaire, disait-il, me tient plus à cœur qu’à ces messieurs ; » et il ajoutait qu’il aimait mieux recourir à une telle entreprise que de tenter de reprendre toutes les places que Louis XIV avait enlevées au roi d’Espagne. « Mais, observa-t-il, le chevalier de Rohan et Latréaumont veulent agir à contretemps, car la flotte nécessaire pour appuyer ceux qui travaillent à établir en France une république comme celle de Venise est maintenant dans la Méditerranée. » Il avait, dit-il encore, attendu tout l’été ; et il fit remarquer que tout ce qui était nécessaire au débarquement se trouvait sur la flotte. Il pensait d’ailleurs que ces messieurs demandaient trop d’argent. Un million devait suffire ; il lui fallait écrire en Espagne pour l’obtenir. Toutefois, avoua-t-il, il n’était pas si pauvre qu’il ne pût envoyer 100,000 livres à l’avance. Mais, pour cela, il fallait qu’on lui expédiât deux gentilshommes qui lui remettraient l’indication exacte de l’argent et du nombre d’hommes indispensable pour commencer. Il promettait de donner, à cet effet, deux passeports en blanc, où l’on mettrait les noms de ceux qui devaient lui être députés. Tout cela, déclarait le comte de Monterey, ne pouvait se faire sans qu’il se fût entendu au préalable avec le prince d’Orange, et il annonça qu’il lui enverrait le marquis d’Este, qui était là présent. Après quoi, quelques autres paroles furent échangées sur la manière de procéder et sur le lieu où aurait lieu le débarquement. On avait apporté une carte ; Van den Enden y indiqua au comte de Monterey la position de Quillebeuf, et l’Espagnol ajouta, en jetant les yeux sur ce point, qu’il voyait bien que par là on pourrait se saisir de la maison du roi. Voici, au témoignage du médecin flamand, comment Latréaumont et le chevalier de Rohan faisaient proposer d’agir au comte de Monterey : six mille hommes seraient embarqués sur la flotte que l’Espagne enverrait vers l’embouchure de la Seine, parmi lesquels il importait qu’il y eût beaucoup d’Espagnols, ainsi que des armes et des munitions en quantité suffisante et des outils pour fortifier Quillebeuf ; cette place devait être, comme il a été noté plus haut, livrée à l’Espagne et rester en son pouvoir jusqu’à ce qu’on lui eût cédé Le Havre, Dieppe ou Abbeville. Des pensions devaient être accordées par sa majesté très catholique aux principaux auteurs du complot, à savoir : 30,000 écus par an pour le chevalier de Rohan ; 20,000 écus aussi par an pour Latréaumont. Le roi d’Espagne s’engagerait, en outre, à ne point faire la paix sans y comprendre ces deux gentilshommes.

Le comte de Monterey paraît avoir souscrit à tous ces arrangemens dont il attendait de grands avantages pour son pays. Il s’entretint, toujours en présence de M. Dimottet et du marquis d’Este, avec le médecin flamand, de la situation politique de l’Europe, qui lui paraissait propice pour tenter un coup d’audace. Il promit de donner ordre au gouverneur d’Ostende de bien recevoir les gentilshommes qui lui arriveraient de Normandie et ceux qui passeraient par l’Angleterre pour se rendre en Flandre ; il annonça qu’il attendait d’Allemagne des corps auxiliaires, dont il évaluait le chiffre à quarante mille hommes, et nomma les princes qui les devaient fournir. Il comptait tenir l’armée française en échec, du côté des Pays-Bas, et faire avancer ses troupes jusqu’à Corbie, en vue de se saisir de cette place pour la faire raser, après quoi il appuierait l’entreprise de Normandie. Mais la difficulté, répétait-il à Van den Enden, tenait à ce qu’on ne pouvait pas envoyer par mer autant d’hommes qu’on en demandait, à cause de la séparation de la flotte.

Malgré tout son bon vouloir, le gouverneur espagnol laissa percer qu’il n’avait pas une entière confiance dans les deux personnages qui s’adressaient à lui. Il se plaignait qu’on ne lui donnât pas d’assurances sur la réalité de l’entreprise. A quoi Van den Enden répliqua que la sûreté se rencontrerait tout entière par les quatre gentilshommes qui passeraient comme otages sur la flotte, à l’arrivée. Il affirma que beaucoup de gens étaient engagés dans l’affaire et que rien n’était plus aisé que de faire soulever Rouen pour les grandes habitudes que le sieur de Latréaumont y avait. Sur ces assurances des dispositions de la Normandie, le comte de Monterey fit observer qu’il importait d’attendre la convocation du ban et de l’arrière-ban, annoncée dans la province, parce que la noblesse se trouverait alors sous les armes et en mesure de s’insurger.

Pour bien préciser les points sur lesquels il s’agissait de s’entendre, entre le gouverneur espagnol et les chefs du complot, le premier remit à Van den Enden une feuille de papier où son homme de confiance, Dimottet, avait écrit ces mots : « Deux millions, c’est trop, un suffira ; encore pour cela faut-il en écrire en Espagne. Cependant on donnera cent mille livres ou en argent ou en lettres. On fournira les six mille hommes, qui obéiront au général comme si c’étaient ses propres soldats, et l’on donnera des armes, et la moitié de ce que l’on demande suffira. On fera revenir la moitié de l’armée navale qui est dans la Méditerranée, du consentement de M. le prince d’Orange. M. le comte de Monterey se charge de la pension de M. de Rohan et de celle de Latréaumont. La paix ne se conclura pas sans y comprendre M. de Rohan, Latréaumont et les autres engagés dans le traité, pour la conclusion duquel il faudra envoyer deux gentilshommes avec le plan de Quillebeuf. Le comte de Monterey s’engage à retenir les armées sur la frontière de Flandre, pour donner de la jalousie. » La note ici mentionnée se terminait par des félicitations à l’adresse du chevalier de Rohan pour la généreuse résolution qu’il avait prise dans l’intérêt du bien public et du repos de l’Europe.

En lui remettant ces engagemens, ainsi formulés par écrit, le comte de Monterey assura à Van den Enden qu’il l’établirait bien, ainsi que tous ses parens.

Les choses arrangées de la sorte, le médecin flamand se rendit à Anvers, sa ville natale. Il se proposait de transcrire là, dans un chiffre convenu, la note que lui avait communiquée le gouverneur espagnol et dont il vient d’être question. Mais il fut détourné d’exécuter ce travail par diverses circonstances. Il se borna à prendre copie de la pièce qui devait tenir lieu de traité entre le comte de Monterey et le chevalier de Rohan et avisa de tout ce qui s’était passé Latréaumont, par une lettre dans laquelle il se servit, comme il avait été arrêté entre eux, d’expressions ayant un tout autre sens que celui qu’elles paraissaient avoir[8].

Le complot était définitivement organise. Il ne restait plus à Van den Enden qu’à revenir à Paris et à ses complices qu’à agir en conséquence de ce qui s’était négocié, par son intermédiaire, avec le représentant de l’Espagne dans les Pays-Bas.


ALFRED MAURY.

  1. Le tiers et danger était un droit que le seigneur propriétaire de bois devait acquitter envers le roi, quelquefois envers un autre seigneur suzerain. Il était établi dans toute la Normandie et consistait dans le tiers du prix de la vente du bois provenant des coupes, ce qui constituait le tiers, et dans un dixième, qui constituait le danger.
  2. Mémoires inédits et Opuscules de Jean Rou, publiés par Fr. Waddington ; Paris, 1857, t. I, p. 64 et suiv.
  3. Tel fut le cas pour François de Grieux, jeune gentilhomme attaché au chevalier de Rohan, pour René Grimbaux, surnommé de Scarsaux, vingt-sept ans, laquais de M. de Rohan, pour Nicolas Lallemant, trente ans, maître d’hôtel dudit chevalier, pour François-Louis Du Puy, vingt et un ans, son tailleur et son valet de chambre. Mais ces individus furent placés, comme le comte de Flers et le sieur de Sourdeval, sous la surveillance de la police.
  4. L’un des témoins qui déposèrent dans le procès, Jacques de Villefranche, laquais du marquis de Force, âgé de dix-huit ans, déclara qu’il se souvenait que deux ou trois fois le sieur de Sourdeval l’avait envoyé à Saint-Mandé pour toucher de l’argent et qu’il l’adressait à un abbé de Préau, à qui il portait un billet ; ledit abbé le menait soit à Latréaumont soit à M. de Rohan, dont il recevait un ou deux louis d’or, il ajouta que, lorsqu’il était sorti du service de M. de Sourdeval, il ne fut pas payé ni de ses journées, ni de ses gages et se vit obligé de mettre son justaucorps en gage chez un gargotier qui lui donnait à manger, rue des Bons-Enfans.
  5. Nullam facere distinctionem inter catholicos et reformatos.
  6. Non alium noscant superiorem nisi nobilitatem et populum, etc.
  7. Le mot partisans a été substitué dans le document au nom de Colbert, qui y est effacé.
  8. Dans cette lettre, le comte de Monterey était mentionné sous le nom de Kerkerin, gendre de Van den Enden ; le nom de Marguerite, la seconde fille de celui-ci, signifiait les états de Hollande. Le nom de Clara-Maria, sœur aînée de Marguerite, voulait dire les états de Flandre. La somme d’argent que le comte de Monterey consentait à fournir était désignée par l’expression le prix des diamans.