Une Femme libre

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Contes tragiques
Contes de Caliban (p. 322-332).

UNE FEMME LIBRE


« A la jonction de l’Arve et du Rhône, sous Genève, les eaux, toujours bouillonnantes et grossies encore par une fonte de nos neiges alpestres, ont rejeté sur la rive est, entre les vignes, le cadavre du docteur Max Ozal, l’étrange négateur de l’amour, et dévoilé de la sorte le mystère de sa disparition. Ce qui rend ici le suicide incompréhensible, c’est que le corps athlétique du médecin était étroitement uni, disons-le, bouche à bouche, à celui d’une jeune fille, d’ailleurs inconnue dans la ville de Calvin et que les autorités consulaires n’ont pas identifiée à l’heure où nous mettons sous presse. Nous aimerions à croire pour l’honneur de la science helvétique, dont Max Ozal était comme un autre Zimmermann, que le drame s’explique par un de ces accidents de montagne que la Suisse, grâce à Dieu, n’a pas en privilège. » (Le Léman.)

Dernière heure. — « Nous apprenons que la jeune fille, une Française, nous l’aurions parié, vient d’être réclamée par son père, célèbre écrivain socialiste et l’un des apôtres de l’évolution libertaire du féminisme. Taire son nom en cette circonstance, c’est respecter doublement sa douleur. Homo sum. » (N.D.L.R.)

Ce socialiste, c’était Théophraste-Edme Garrulon, et sa fille s’appelait Olive. Elle avait vingt-deux ans.

Il était exact que Garrulon, mort à son tour dans un hospice de déments, fut l’un des plus ardents apologistes de la libération sociale de la femme chrétienne. Mais différent en cela des théoriciens platoniques de sa doctrine, il la prêchait non seulement du verbe, écrit ou parlé, mais du fait et de l’exemple. Resté veuf et seul avec une fille par la disparition de sa femme, il avait élevé l’enfant conformément au principe de l’égalité totale des deux sexes et aux conséquences dudit principe, qui sont fort graves. Il l’avait trempée enfin pour le combat sans appui de la vie à travers le maquis des lois, des mœurs et des croyances. Et Olive était très forte. « Ma fille, disait d’elle le doctrinaire, est cuirassée, casquée et armée de la lance comme Minerve, à qui elle ressemble d’ailleurs, d’après l’iconographie antique. C’est la femme libre idéale, telle que l’avenir la réclame. »

Le jour où elle atteignit à sa majorité, il eut avec elle un entretien décisif. Il l’avait assurée dès sa naissance pour une somme considérable dont il avait scrupuleusement payé, pendant vingt et un ans, les arrérages. Elle avait la vie garantie, acquise par un jeu régulier du mécanisme social, une dotation normale, constituée ensemble par l’État et la famille, d’argent roulant et non hérité.

— A dater d’aujourd’hui, fais ce qu’il te plaira de faire et va où tu voudras aller. Mon rôle protecteur est fini. Tu es belle, intelligente, saine, et tu sais tout ce que l’on enseigne par le livre ou le sport, au degré de la science où nous en sommes. Le reste ressort de ton initiative propre. Vis toi-même le roman, heureux ou malheureux, de ta vie individuelle. Tu connais mes idées sur ce sujet : je n’admets pas qu’une autorité quelconque, fût-ce celle d’un père, influe sur l’aventure d’une volonté, l’expression d’un organisme, les actes d’un être de raison, et je nie l’expérience. Tu n’as d’autres devoirs envers moi que ceux que je t’inspire, au gré de la nature, et si, avant de nous séparer, elle t’indique de m’embrasser, je ne sens rien en moi qui s’en révolte, et au contraire.

Et Olive, très simplement, avait embrassé Théophraste-Edme Garrulon, son is pater et éducateur.

— Merci, fit-elle.

— Deux mots encore, avait ajouté le féministe pratiquant. D’abord, si mon nom te gêne, prends-en un autre, celui de ta mère, par exemple, en attendant que….

— En attendant que ?

— Que tu te maries, si tu te maries. Te marieras-tu ?

— Oui ou non, sourit-elle, en dessinant de la main la virevolte de la girouette au vent.

— Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que jusqu’à présent tu n’aimes personne encore, d’amour s’entend ?

— Et comme on l’entend, non, personne.

— Tu dois être parée contre ou pour cette éventualité. Je t’ai laissé entre les mains tous les livres, anciens ou modernes, techniques ou sentimentaux, d’encre mâle ou femelle, où il est traité du rapport des sexes ?

— Je les ai tous lus, en effet, même ceux des poètes.

— Il ne me reste donc plus qu’à te souhaiter bonne chance et qu’à te prier d’accepter, en souvenir de moi, le présent d’une petite boîte que voici.

La boîte ouverte, Olive y trouva un joli revolver américain et les cartouches. Elle regarda son père et comprit.

— Ah ! fit-elle, arme offensive ou défensive, pour ou contre l’éventualité ?

— Oui, indispensable à la femme libre.

Huit jours après, elle courait les routes du vieux monde, le pauvre monde latin où, depuis l’ère chrétienne, la compagne de l’homme réalise ce miracle d’être à la fois la reine et l’esclave serve des nations civilisées. Elle n’y eut aucune aventure. Son revolver ne sortit pas de la boîte. Elle ne vit partout que des fronts courbés par la tâche, des yeux ardents de la soif du gain, et elle n’entendit dans les bois, les champs et les villes que des hurlements de haine et des imprécations de misère. De telle sorte que lorsqu’elle arriva à Genève, elle était lasse de la vie à en mourir. L’une de ses lettres à son père se terminait par cette phrase : « Je ne puis plus regarder un petit de notre espèce pendu au sein nourricier de sa mère sans que la pitié m’humecte les yeux. Pourquoi, ah ! pourquoi aime-t-on ? »

Un jour qu’elle traînait dans les rues de la ville le désenchantement de son âme vide et solitaire, ses regards furent attirés par une petite affiche manuscrite, collée au travers d’une porte, sur la place où l’histoire veut que Michel Seryet ait été brûlé par Jean Calvin, le pape de Genève. Cette affiche annonçait une conférence sur l’amour par le professeur Max Ozal, docteur es sciences, es arts, en médecine, et correspondant attitré des académies de Paris et de Vienne. Ce nom de Max Ozal ne lui sonnait pas pour la première fois. Olive l’avait lu dans les journaux libertaires que recevait son père, mais il lui laissait la personnalité du savant indécise. Tirée d’ailleurs par une attraction obscure, elle poussa la porte et elle alla à sa destinée.

Le lieu de la conférence était moins une salle qu’un salon, où trente personnes environ étaient assises comme au prêche. Ne trouvant plus une seule chaise disponible, la jeune fille resta debout sous une tenture, et elle vit ainsi pour la première fois celui pour qui et avec qui elle devait mourir. C’était, en chair et en os, le docteur Faust de la légende, dans la floraison du rajeunissement diabolique. Haut de stature, le geste enveloppant, la tête pleine et pâle, trouée de deux yeux phosphorescents, encadrée de cheveux roux, longs et serpentueux qui lui battaient les épaules, il paraissait avoisiner la trentaine, quoique à l’état civil il l’eût dépassée déjà de vingt hivers inavoués. Mais tout son charme se dégageait de sa voix prenante, timbrée d’échos doux et mourants comme une cloche de baptême dans les bois. Or, de cette voix, le savant niait l’amour !…

Et non seulement il le niait, mais il le maudissait, le chargeait de toutes les hontes du genre humain, de tous les crimes héréditaires des empires, des républiques, des religions, des philosophies, de toute association terrestre, et il le taxait d’insulte à la nature.

— Tout le mal qu’on fait ou qui se fait dans la planète, sous la clarté alternée des deux foyers de lumière, a sa source, sa cause et son ferment en cette erreur scientifique qui défère à l’âme un besoin organique dont le corps seul a la charge. Hors de sa loi physique, ce qu’on appelle improprement l’amour, messieurs et mesdames, n’est pas, il ne saurait être, et le monde moderne se brise sur cette illusion désespérée. Que ne puis-je vous en guérir au prix de ma vie ! Allumez pour moi, sur cette place même, le bûcher de Michel Seryet, j’y monterai sans hésiter pour l’honneur de ma certitude.

« Les peuples héroïques et modèles des civilisations antiques, disparues, mais qui reparaîtront, je vous le jure, n’ont point connu l’aberration fatale qui, depuis deux mille ans à peine, a dévoyé l’humanité et semé dans les champs de la nature l’ivraie de cette tristesse sociale qui empoisonne jusqu’aux remparts de la cité moderne. La sagesse ancestrale ne demandait pas aux yeux de la femme plus de ciel qu’ils n’en peuvent tenir. Le baiser n’y mesurait que sa joie instantanée et furtive, payée aux dieux par les douleurs sacrées de la maternité, aussi longues que la vie des mères vénérables.

« J’ai beau faire, messieurs et mesdames, je ne puis voir dans les poètes de notre ère chrétienne que les propagateurs d’une épouvantable méprise et des bourreaux dignes des supplices qu’ils chantent. C’est d’eux que pleurent vos larmes ; sans eux et leur œuvre d’amertume, vous seriez heureux et heureuses.

« Seul, l’un d’eux a osé dire la vérité telle qu’elle est, fut et va redevenir. Wolfgang Goethe, grand cerveau hellénique, a réduit, et mathématiquement, l’amour à sa loi de mélange, et il en rend le processus à l’ordre des affinités électives de la chimie organique. Le salut est là et, avec lui, l’avenir. »

Bouleversée par la leçon et plus encore par le maître, la jeune femme libre suivit Max Ozal et connut ainsi sa maison, située sur les bords du lac Léman. Il fallait désormais qu’elle y pénétrât et qu’elle touchât le vêtement de l’apôtre. Par un après-midi de grand vent, elle y vint en barque, ramant elle-même et seule. Elle feignit de chercher un abri contre l’orage menaçant, se nomma du nom de son père, Théophraste-Edme Garrulon, le célèbre anarchiste, et, accueillie tout de suite sur cette référence, brusqua de la sorte la présentation.

Max Ozal était marié, et il avait trois enfants.

Olive ne put en dissimuler sa surprise.

— J’étais à votre conférence, lui dit-elle.

— Mais… ils ne la démentent pas, fut la réponse. Voici leur mère.

Mme Ozal, en effet, belle créature à la carnation marmoréenne, aux hanches larges, très simple et avenante, et qu’elle devina d’instinct excellente ménagère, représentait bien à la visiteuse la femme de gynécée de la doctrine de l’affinité élective. Ses enfants étaient d’ailleurs superbes et de force et de santé. Elle en était fière avec calme.

Une deuxième visite de remerciement pour l’hospitalité reçue en détermina une troisième, puis l’habitude se noua et Olive vint tous les jours. Elle devenait disciple favorite du négateur, celle qui recueille les « propos de table » des réformateurs, et Max Ozal ne pouvait déjà plus se passer d’elle. Elle lui prenait des notes, rangeait ses papiers, l’aidait à sa correspondance.

Elle avait peu à peu renoncé à sa coquetterie de Parisienne, ruban à ruban, bijou à bijou ; elle se défleurissait et versait à la momière par une progression systématique dont le sens n’échappait point à Mme Ozal, si simple fût-elle. Enfin, un matin Olive entra presque méconnaissable, la chevelure tondue et d’aspect si garçonnier que le docteur lui-même ne put retenir un cri de révolte. Ah ! c’était trop, et il n’avait jamais dit que le renoncement dût aller jusque-là ! Puis il claqua la porte et sortit, troublé jusqu’au plus profond de l’être. Il marcha longtemps sur les bords du lac, n’arrivant pas à se rendre compte de ce qu’il endurait. Il s’en niait l’évidence à lui-même. Non, non et non, elle ne l’aimait pas, cette jeune fille, et il ne l’aimait pas, lui non plus. Ce n’était pas scientifique. De l’amour ? Max Ozal, son contempteur déterminé, irréductible, jamais.

Quand il fut chez lui, à la tombée du jour, Mme Ozal lui apprit que Mlle Garrulon était partie.

— Elle m’a dit adieu, m’a demandé pardon, de quoi, je l’ignore, et, après avoir embrassé nos enfants, elle s’est enfuie. Mon ami, vous ne la reverrez plus sur la terre, je crois.

— Si, fit le docteur.

      *       *       *       *       *

Il la revit, en effet, et pour l’éternité, au confluent de l’Arve et du Rhône.

Max Ozal n’a pas laissé de disciples.