Une Ville disparue, Tauroentum en provence

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Une Ville disparue, Tauroentum en provence
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 144-172).
UNE VILLE DISPARUE

TAUROENTUM EN PROVENCE


I

Lorsque les ingénieurs étudièrent, il y a plus de vingt ans, le tracé du chemin de fer qui devait relier le grand port commercial de la Méditerranée avec le premier arsenal maritime de la France, ils eurent tout d’abord la pensée fort naturelle de rapprocher autant que possible la nouvelle ligne de la mer. Quelle que soit en effet l’écrasante supériorité de Marseille et de Toulon sur tous les autres ports de Provence, ils ne sont pas les seuls dignes d’intérêt, et la voie en quelque sorte idéale eût été celle qui aurait suivi fidèlement tous les contours du rivage et aurait permis de desservir et par suite de développer les plus modestes stations du littoral. Les navires accostant ainsi partout bord à quai et trouvant sur ces quais des appareils de transbordement tels qu’on en voit en Angleterre et des rails qui auraient facilité l’écoulement des marchandises vers l’intérieur du continent, telle eût été la solution parfaite non-seulement au point de vue commercial, mais encore au point de vue stratégique.

La configuration du sol, sans s’opposer d’une manière absolue à ce résultat, a conduit bien souvent à s’éloigner, de la mer d’une manière très regrettable, et la plupart des ports secondaires, Cassis, la Ciotat, Antibes, Nice, Menton, voient passer le chemin de fer au-dessus et en arrière d’eux, à flanc de coteau, et à une altitude telle qu’on ne peut espérer de longtemps la construction d’un embranchement maritime. Des accidens de terrain, insignifians en apparence, ont déterminé ces déviations, et c’est ainsi qu’après la station de la Ciotat la voie, qui semblerait devoir se rapprocher de plus en plus du rivage et épouser le contour arrondi de la côte, s’en éloigne brusquement, passe au village de Saint-Cyr et délaisse un des meilleurs mouillages de la Provence.

Considéré dans son ensemble, le golfe de la Ciotat présente la figure d’une ellipse presque fermée. A peu près vers le milieu, une petite saillie rocheuse, le cap Saint-Louis, divise le golfe en deux segmens un peu inégaux, et marque en même temps la limite des départemens des Bouches-du-Rhône et du Var. La partie du golfe située à l’ouest, dans les eaux mêmes de la Ciotat, est la rade de Céreste ; celle qui est située à l’est a pris le nom d’un hameau plus que modeste, habité par quelques pêcheurs qui tirent le soir leurs embarcations sur la grève ou les amarrent à l’abri d’une petite jetée de construction récente ; c’est la baie des Lèques.

La plage des Lèques est demi-circulaire et de formation géologiquement moderne. Depuis le hameau jusqu’au château de Baumelles, c’est une succession de dunes sablonneuses et arides. Le développement de cet appareil littoral est de près de 2 kilomètres ; sa largeur varie de 1,000 à 1,500 mètres. Aucune végétation : le sol est mouvant, et sous l’action des vents du nord le sable apporté par les coups de mer se dessèche et chemine avec une très grande rapidité. On retrouve ici sur une petite échelle ce phénomène de déplacement des dunes qu’on observe en grand sur les côtes de Hollande, de Belgique, de Gascogne et sur tout le littoral du golfe de Lyon. Dans de pareilles conditions, il eût été difficile d’établir le chemin de fer d’une manière stable ; les remblais se seraient rapidement déformés, les tranchées auraient été comblées à la moindre bourrasque. On a dû rejeter la voie dans l’intérieur des terres pour l’asseoir sur un terrain solide ; et le petit golfe des Lèques, qui fut, il y a plus de deux mille ans, l’un des plus fréquentés de la Méditerranée gauloise, est aujourd’hui complètement abandonné par la vie moderne.

Presque tous les textes des historiens et des géographes classiques mentionnent l’existence, bien avant notre ère, d’une colonie grecque située entre Marseille et le cap Sicié qui commande la rade de Toulon. Les auteurs grecs la désignent tour à tour sous les noms de Tαύροις, Tαυρόέις, Tαυρέντιον, Tαυρέντιον ; les Romains, maîtres des Gaules, ont latinisé le mot et en ont fait indifféremment Taurentum, Taurentium, Tauroentum. Cette dernière dénomination a prévalu. Aujourd’hui encore, après plus de vingt siècles, la petite plage des Lèques et les vestiges de ruines qu’on y rencontre continuent à porter dans le pays le nom de Tarento. C’était en effet dans un enfoncement du rivage, au pied du rocher de Baumelles, que se trouvait le port ; à flanc de coteau étaient les maisons, au sommet se dressait l’acropole. La position exacte de l’ancien Tauroentum est indiquée d’une manière parfaitement nette dans deux documens qui sont deux bases fondamentales de la géographie historique des premiers siècles.

L’un, rédigé vers l’an 150 de Jésus Christ, est l’itinéraire maritime de l’empire, connu généralement sous le nom d’itinéraire d’Antoinn ; c’était en quelque sorte le livret officiel des stations obligées que devaient faire les navires de guerre et les courriers depuis le port d’Ostie à l’embouchure du Tibre jusqu’au port d’Arles dans l’estuaire du Rhône. On sait dans quelles conditions un peu primitives avait lieu la navigation romaine. Beaucoup moins hardis que les Phéniciens et les Grecs, que le goût des aventures et l’esprit d’entreprise poussèrent de très bonne heure vers des régions lointaines et inexplorées, les Romains ont toujours regardé la mer comme une ennemie redoutable ; guerriers incomparables sur terre, ils ne furent jamais que d’assez pauvres marins. La science ne les avait pas armés de cette triple cuirasse dont parle le poète, et qui permet d’affronter sans crainte l’immensité des flots ; pour eux la mer était le désert mystérieux, la nuit profonde, l’espace, l’inconnu. Ignorans d’ailleurs de la boussole, incapables de s’orienter pendant les nuits obscures, médiocres observateurs du cours des astres, ne disposant que de moyens de locomotion fort imparfaits, la voile et l’aviron, que la violence de la mer ou la direction du vent paralysaient souvent d’une manière complète, ne possédant que des nefs de constructions assez grossières et dont les qualités nautiques étaient très inférieures à celles des vaisseaux grecs, les Romains naviguaient toujours le long des côtes, sans perdre la terre de vue, voyageaient ainsi à petites journées et relâchaient tous les soirs dans un port désigné à l’avance et spécialement affecté à cet usage.

L’itinéraire maritime nous donne la liste de ces escales sur les côtes de l’Italie et de la Gaule ; le port de Tauroentum y est désigné entre la station d’Æmines, qui correspond à l’île des Embiez ou au mouillage du Brusq, et celle de Citharista, qui est devenue la Ciotat moderne ; le texte porte même qu’il se trouvait exactement aux deux tiers de la distance qui sépare ces deux stations, c’est-à-dire à douze milles des Embiez et à six milles de la Ciotat. En appliquant ces longueurs sur une carte, on tombe sur le mouillage des Lèques, à l’abri du rocher de Baumelles, où se trouvent encore quelques ruines informes de l’ancienne ville gréco-romaine.

Ce premier document est corroboré par un autre encore plus précis et qui détermine, aussi scientifiquement que pouvaient le faire les anciens, la latitude et la longitude du port de Tauroentum. D’après les tables géographiques de Claude Ptolémée, Tauroentum faisait partie de la Celto-Galatie Narbonnaise, Κελτογαλατία Ναρϐωνήσια, appartenait au territoire de la peuplade des Commoniens, et était située à vingt minutes de longitude de Marseille en se dirigeant vers l’est, et à deux minutes de longitude du cap Sicié en se dirigeant vers l’ouest ; ses coordonnées étaient donc 24° 50’ longitude est, et 42° 50’ latitude nord.

Or on sait que Ptolémée, qui vivait au commencement du IIe siècle de notre ère, mesurait, comme nous, les latitudes à partir de la ligne équatoriale, et qu’il comptait au contraire les longitudes d’occident en orient, à partir de l’extrémité du monde connu des anciens, c’est-à-dire des îles Fortunées, insulæ Fortunatæ, où les Phéniciens avaient établi leur comptoir le plus éloigné, qui est resté très florissant jusqu’à la ruine de Carthage. Ces îles Fortunées constituent aujourd’hui le groupe des Canaries, situé à 200 kilomètres environ de la côte nord-ouest de l’Afrique ; et on est fondé à croire que le premier méridien passait par l’île de Fer, l’une des sept principales îles de cet archipel de l’Atlantique.

Mais il y a plus, et les travaux récens des géographes modernes ont établi d’une manière péremptoire que les tables de Ptolémée doivent être légèrement corrigées ; d’une part, toutes les villes sont portées un peu trop à l’est en longitude, et l’erreur est environ d’un degré ; d’autre part, les latitudes sont en général trop faibles et doivent être augmentées presque toutes de 30’ au nord ; mais, comme ces erreurs sont constantes pour tous les lieux désignés dans les tables, toutes les positions relatives sont exactes, et tout se réduit par conséquent à un simple déplacement d’origine pour les coordonnées géographiques. Or, en appliquant ces légères corrections aux chiffres donnés par la table ptoléméenne, on trouve avec une précision presque mathématique la longitude et la latitude de la plage des Lèques et du rocher de Baumelles. C’est donc là incontestablement que se trouvait l’ancien Tauroentum mentionné par le géographe du second siècle.

Ces témoignages ne sont pas les seuls. Strabon, un peu prévenu en faveur de la prépondérance marseillaise, regardait en général toutes les villes grecques de la côte comme issues de la métropole Massalia. « La côte gauloise, dit-il, qui s’étend depuis cette ville jusqu’au Var et à la Ligurie voisine de ce fleuve, est bordée de villes marseillaises, telles que Tauroentum, Olbia, Antibes, Nice. Les Grecs de Marseille, ajoute-t-il plus loin, ont bâti toutes ces villes pour se protéger contre les incursions des Salyens et des Ligures qui habitent les derniers chaînons des Alpes, pour contenir les barbares maîtres du haut pays et s’assurer par ce moyen la liberté des mers. » Strabon, on le voit, cite Tauroentum comme colonie gréco-massaliote. Pomponius Méla ne l’oublie pas davantage dans l’énumération des villes importantes situées sur le littoral de la Narbonnaise. Scymnus de Chio, qui écrivait probablement d’après Scylax et dont le texte donne par conséquent des indications qui se rapportent au IIe ou au IIIe siècle avant notre ère, mentionne aussi son existence entre Marseille et la ville d’Olbia, à peu près perdue, dont l’emplacement précis a donné lieu à de nombreuses controverses, mais que tout le monde s’accorde à placer dans la rade d’Hyères. Etienne de Byzance enfin, quoique beaucoup plus récent, reproduit en général dans sa géographie les données des anciens périégètes et la désigne sous le nom de Tauroïs, ville celtique, colonie massaliote.

Tous ces documens réunis ne laissent aucun doute sur l’existence et l’emplacement de la ville de Tauroentum, et, bien que l’histoire ne nous fournisse sur son compte que très peu de souvenirs, la part qu’elle prit à la guerre civile entre César et Pompée suffirait pour la sauver de l’oubli.

C’était en l’an 704 de la fondation de Rome, 49 ans avant Jésus-Christ. César, vainqueur en Afrique, en Espagne et dans les Gaules, songeait à la dictature. L’armée était partagée : Marseille tenait pour Pompée ; Tauroentum, colonie grecque, embrassa la même cause. César, après avoir échoué dans ses tentatives de séduction, vint mettre le siège devant la ville phocéenne et résolut de la réduire à la fois par terre et par mer.

La flotte était commandée par un de ses lieutenans, Decimus Junius Brutus ; celle de Pompée, sous les ordres de Lucius Nasidius, vint mouiller dans les eaux de Tauroentum. À cette nouvelle, les Massaliotes équipent à la hâte leurs vaisseaux, sortent de leur port de Lacydon et traversent pendant la nuit la croisière que Brutus avait établie au devant des petites. Stœchades (on appelait ainsi les îlots de Pomègue et Ratonneau et peut-être aussi le rocher ; du château d’If), dans la rade même de Marseille. Quelques heures après, ils avaient rejoint la flotte de Nasidius, déjà accrue des galères que les Grecs tauroentins avaient mises à sa disposition. Brutus, n’ayant pu empêcher la jonction des trois flottes ennemies, n’hésita pas à se mettre à leur recherche et vint leur offrir le combat dans le golfe des Lèques, au devant même de la ville de Tauroentum, que César désigne dans ses Commentaires sous le nom de forteresse marseillaise, castellum massaliensium, ce qui indique à la fois la solidarité qui existait entre toutes les colonies grecques et la suprématie de la principale d’entre elles, Massalia.

La flotte gréco-pompéienne se forma en demi-cercle. Les navires grecs prirent le large et formèrent l’aile droite ; les vaisseaux romains tinrent la gauche ; Brutus porta tout son effort au centre. Le choc fut terrible, et les détails de cette bataille mémorable nous ont été transmis dans un langage très coloré par le poète Lucain, presque toujours exact comme historien et particulièrement précis dans cette partie de la guerre civile dans les Gaules.

« Le jour, dit-il, venait de se lever ; le soleil naissant projetait sur la mer ses rayons brisés par les vagues ; le ciel était sans nuages ; le calme de l’air semblait avoir aplani les flots comme pour offrir aux combattons un théâtre immobile. Tout à coup chaque navire s’ébranle et quitte son mouillage, et on voit s’avancer d’une égale impétuosité les galères de Massalia et celles de César. Les rames les font tressaillir de leurs coups redoutables et emportent leurs nefs superbes.

« La flotte romaine se range en forme de croissant ; aux deux extrémités se placent les puissantes trirèmes et les galères surmontées de quatre rangs de rameurs ; les plus faibles garnissent le centre. Au milieu de la flotte et au-dessus d’elle s’élève comme une tour la poupe du vaisseau prétorien ; ses longs avirons s’étendent au loin sur les eaux, et six rangs de rameurs tracent de chaque côté un large et profond sillon.

« Dès que les flottes ne sont plus séparées que par l’espace qu’un vaisseau peut parcourir d’un seul coup d’aviron, des cris innombrables remplissent les airs, et l’on n’entend plus à travers ces clameurs ni le bruit des rames ni le son des trompettes. La mer blanchit d’écume, et les rameurs, renversés sur leurs bancs, balaient les eaux bleues en frappant leur poitrine des leviers qu’ils ramènent.

« Les proues se heurtent ; les vaisseaux virent de bord ; une volée de traits obscurcit l’air et couvre bientôt en tombant l’espace vide de la mer. Les deux flottes se déploient de nouveau, et les vaisseaux divisés se donnent un champ libre pour le combat… ; mais les navires des Grecs étaient plus propres à l’attaque, plus légers à la fuite, plus faciles à ramener par de rapides évolutions, plus dociles surtout au gouvernail ; ceux des Romains, au contraire, d’une structure plus lourde, présentaient un plancher plus stable, un vrai champ de bataille, tel que la terre peut en offrir.

« Alors Brutus, assis sur sa poupe magnifiquement sculptée, dit à son pilote : — Nous promènerons-nous longtemps encore, et veux-tu lutter d’adresse et de vitesse avec eux ? Fais-nous joindre ces gens-là, ramasse nos forces, et que nos vaisseaux présentent le flanc à leurs éperons. — Le pilote obéit, et le combat change. Dès lors chaque vaisseau qui, de sa proue, heurte le flanc des vaisseaux de Brutus, y reste attaché, victime de son choc et retenu captif par le fer qu’il enfonce. D’autres sont arrêtés par des grappins de fer et par des chaînes ; leurs rames s’embarrassent, et la mer devient comme une plaine où l’on combat de pied ferme. Ce n’est plus le javelot, ce n’est plus la flèche qu’on lance ; on se joint, on croise les armes, on se bat l’épée à la main. Une écume rougeâtre couvre les ondes, et les flots se caillent sous un manteau de sang. »

Dans cette lutte corps à corps, Brutus courut un instant le plus grand danger. Deux trirèmes massaliotes, ayant reconnu le pavillon de la galère prétorienne, se lancèrent sur elle des deux côtés. Le pilote de Brutus n’eut que le temps d’éviter le choc, et les deux navires assaillans se heurtèrent avec tant de violence que l’un brisa son éperon et fut à moitié détruit, et que l’autre resta engagé et fut tout à fait désemparé. Les vaisseaux ennemis leur coururent sus et purent les couler bas sans résistance. La flotte pompéienne ne rendit d’ailleurs que peu de services et se retira du combat au plus fort de la lutte. Les hommes qui la montaient semblaient peu soucieux d’affronter la mort pour une cause où ils ne voyaient directement engagé ni le salut de la patrie, ni celui de leurs familles. A côté d’eux cependant les Grecs mouraient en héros ; la victoire resta longtemps indécise, et il est fort probable que Brutus aurait été battu si les marins de Nasidius avaient été aussi braves qu’on était en droit de l’espérer dans des circonstances où les Massaliotes souffraient pour un simple allié tous les malheurs de la guerre. Mais Nasidius, soit par lâcheté, soit par trahison, quitta brusquement le champ de bataille. Son départ fut le signal d’une déroute complète ; la plupart des galères grecques furent capturées ou coulées, et celles qui purent regagner le port de Massalia y répandirent la consternation. Brutus vainqueur commença d’abord par s’emparer de la ville de Tauroentum et fit occuper l’acropole ; puis il suivit les navires fugitifs jusqu’au devant de Marseille. Le siège touchait à sa fin. La ville était depuis plusieurs mois serrée de près du côté de la terre par les légions de Trebonius. Le port était bloqué ; on arrivait aux dernières limites de la résistance, et quelques jours suffirent pour attacher désormais aux destins de Rome la plus puissante des colonies grecques de notre littoral.


II

Ce qui reste aujourd’hui de Tauroentum est si peu apparent qu’il était absolument nécessaire de mentionner ces textes pour préciser l’existence et l’emplacement indiscutable de l’ancienne ville gréco-romaine. Le touriste qui parcourt aujourd’hui le golfe des Lèques n’aperçoit en effet rien qui lui rappelle le passé ; l’archéologue le mieux prévenu lui-même, — et l’on sait que les savans se contentent souvent de peu, — distingue à peine sur le rocher des ruines très confuses de murs écroulés, quelques arrachemens qui ont appartenu à des constructions de l’époque romaine, çà et là des débris de poteries, rarement des blocs de pierres de taille ou de marbre cachés sous les dunes mouvantes. Le port, la ville, la citadelle, tout a disparu. La plage est presque un désert, et il faudrait exécuter aujourd’hui un déblai considérable pour retrouver l’assiette de la ville antique. Fort heureusement ce travail, très pénible dans le sable mouvant, a été exécuté à plusieurs reprises différentes, le sous-sol a été soigneusement exploré, et le succès a été complet. On a pu relever avec précision les substructions et les soubassemens des principaux monumens de l’ancienne cité. Mais rien n’avait été préparé pour arrêter la marche des dunes mouvantes, et le squelette de Tauroentum, un moment exhumé, a été de nouveau recouvert par le sable, comme par un véritable linceul. Ce n’est donc que par les témoignages des explorateurs, par le récit sincère de ce qu’ils ont vu, par les dissertations et les mesures qu’ils nous ont laissées, et par les débris qu’ils ont pu recueillir sur place et qui ont été malheureusement dispersés de tous côtés que l’on peut aujourd’hui se faire une idée de l’ancienne colonie grecque. Ces documens, ne craignons pas de le dire, sont d’autant meilleurs qu’ils ne sont pas l’œuvre d’archéologues modernes et trop érudits ; ils ont été écrits sans le moindre art, avec une entière bonne foi et une scrupuleuse exactitude ; pour nous ils ont mieux que le prestige de la science, ils ont le caractère de la vérité.

Tout d’abord, vers l’an 1755, le savant abbé Barthélémy fit exécuter quelques fouilles sur la plage des Lèques, qui ne produisirent aucun résultat important, soit qu’elles n’aient pas eu lieu exactement sur l’emplacement des ruines, soit qu’elles aient été conduites avec inhabileté ou qu’on se soit découragé un peu trop tôt, malgré l’apparition de « quelques pavés formés de petits cubes de pierre et dans le genre cles mosaïques. »

Les découvertes sérieuses n’eurent lieu que vingt-cinq ans plus tard. Le 25 avril 1781, un modeste érudit de Provence, M. Marin, lieutenant général au siège de l’amirauté de la Ciotat, très versé dans l’étude des géographes anciens et ayant une connaissance parfaite de la côte qu’il habitait, lisait à l’académie de Marseille un mémoire sur les fouilles qu’il avait fait exécuter pour retrouver l’emplacement de la ville de Tauroentum. C’est à lui incontestablement que revient l’honneur d’avoir appelé l’attention des archéologues sur l’ancienne colonie grecque, et il résulte très nettement de son mémoire que des mines importantes étaient encore très apparentes il y a près d’un siècle. Dans la plaine d’alluvions modernes et presque horizontale qui s’étend depuis le petit village de Saint-Cyr jusqu’à la mer, Marin signalait des vestiges d’aqueduc et de murs de quai ; et à plus de 1,200 mètres de la ligne actuelle du rivage il retrouvait une ancre de galère à quatre pointes, indice très certain de l’ancienne occupation des eaux ; il faisait enfin remarquer avec beaucoup de justesse le nom de plan de la mar que porte le rivage aujourd’hui couvert par des dunes, celui de paluns (palus, marais) par lequel on désigne une partie du territoire située aux environs du petit village de Saint-Cyr, à près de 2 kilomètres de la mer actuelle ; il montrait quelques fragmens d’inscriptions, de statues brisées, et un nombre considérable de débris de poteries, des fibules, des médailles que l’état de la science archéologique ne permettait pas alors de classer et d’interpréter d’une manière tout à fait satisfaisante ; il constatait, le long de la mer et même sous l’eau, la présence de plusieurs mosaïques disséminées sur un très grand développement, des socles de colonne régulièrement alignés et marquant la place de portiques disparus, des ruines de tombeaux, de thermes, de théâtre ; il assignait enfin avec une précision remarquable les limites de la ville, de l’acropole et du port.

« Des fouilles plus suivies, écrivait-il avec une modestie parfaite, produiront en d’autres temps des découvertes plus intéressantes. Je les aurais continuées, malgré la contrariété des sables qui couvraient, en peu d’heures, les excavations faites pendant plusieurs jours ; mais, travaillant sans mission et sans autorité dans ce lieu abandonné, j’étais environné de paysans grossiers, qui joignent, l’avidité à une crédulité stupide ; guidés par de prétendus devins, ils ont souvent bouleversé ces terrains pour y chercher les trésors qu’ils croient y être enfouis. Ils regardaient comme de puissans talismans quelques médailles trouvées dans ces terres, et refusaient de les céder à prix d’argent, pour ne pas perdre la fortune qu’ils imaginaient y être attachée. Le spectacle d’un homme muni d’une boussole, d’un graphomètre, d’autres instrumens, suivi d’un dessinateur, d’un arpenteur et de plusieurs ouvriers, excitait leur curiosité et réveillait leurs espérances. Malgré le silence imposé à mes travailleurs, malgré la précaution que je prenais de faire combler de pierres, de graviers et de sable mes découvertes, je craignais qu’on ne vînt tout dégrader après moi, crainte d’autant plus fondée que, tandis que je rendais compte à l’académie de mes recherches, ces paysans ont repris les fouilles ; et en les continuant, ils ont détruit une partie des édifices, arraché et vendu à Toulon des tuyaux de bronze et d’autres objets peut-être plus précieux.

« Les habitans du voisinage enlèvent successivement et les marbres et les pierres de ces ruines, pour en former des murailles. Ils brisent même les socles dont j’ai parlé ; et l’on partagera l’indignation dont j’ai été pénétré, lorsqu’on m’a raconté que ces barbares ont mis en mille pièces une grande pierre contenant une inscription qu’on ne pourra jamais lire sous la maçonnerie qui couvre ces différens morceaux impossibles à retrouver et à rassembler. Le village de Saint-Cyr et les bastides voisines ont été bâtis en partie de ruines du port, des maisons qui y tenaient et de celles de Tauroentum. Dans quelques années, il ne restera peut-être aucun vestige de cette ville. »

Quelques années plus tard, en 1806, M. Millin, membre de l’Institut, parcourait les départemens du midi de la. France et reprenait en collaboration avec M. Thibaudeau, préfet des Bouches-du-Rhône, les fouilles commencées par Marin et déjà un peu oubliées ; mais au lieu de se contenter, comme son prédécesseur, de mentionner exactement le résultat de ses recherches, il s’attacha principalement à prouver que toutes les ruines mises au jour, — débris de portiques, de temples, marbres précieux, tombeaux, aqueducs même, — faisaient partie d’une opulente villa dont les constructions occupaient une surface de près de 2 hectares et auraient été groupées autour d’un bâtiment principal, formé de plus de soixante pièces et dont il avait retrouvé les fondations. Millin regardait même comme probable que cet immense domaine appartenait à un riche patricien de la famille Quinctiana dont le nom avait été trouvé sur la frise qui décorait son tombeau placé au milieu des jardins.

« La distribution de ces édifices, dit-il, le luxe et la richesse des ornemens dont on rencontre des indices, tout fait croire que là était non pas la ville de Tauroentum, mais une de ces charmantes habitations que les Romains aimaient passionnément, et pour l’embellissement desquelles ils faisaient des dépenses excessives. Ces habitations étaient, comme celle-ci, bâties sur le penchant des collines, on recherchait surtout le voisinage de la mer ; elles étaient partagées en trois corps : la villa rustica, qui était la maison destinée aux ouvriers et aux détails de la culture ; la villa fructuaria, où étaient les greniers, les celliers, et où l’on conservait les liquides et les fruits enfin la villa urbana, qui était l’habitation du maître. Les colonnes, les marbres, étaient destinés à orner cette partie de la villa de Quinctianus, et à former un portique, une galerie couverte, d’où l’on jouissait de la vue de la mer. On sait qu’à la villa rustica on joignait souvent un petit temple, et que ces édifices étaient, en général, accompagnés de beaucoup de chambres attenantes à une grande galerie.

« Il est très probable que le propriétaire de cette belle habitation était ce Quinctianus dont nous avons vu le tombeau et celui de sa fille ou de sa femme Paterna. La forme de ces tombeaux, l’usage des mosaïques, les médailles découvertes, qui ont toutes des têtes depuis Claude jusqu’à Décence, doivent faire présumer que ce Romain, qui peut-être exerçait une magistrature dans le pays, a vécu dans le IVe siècle de notre ère ; or c’est à cette époque, je crois, qu’il faut placer la construction de ces bâtimens. Je serais porté à croire que la villa urbana de Quiuctianus était sur le bord de la mer, au lieu où M. Marin a trouvé un portique, et que sa villa rustica était plus loin, à l’endroit où M. Thibaudeau a découvert une suite de pièces attenantes à une galerie. Quiuctianus aura fait creuser dans le rocher, près de son habitation, un tombeau pour recevoir son sarcophage et celui de sa femme ou de sa fille. »

Malgré l’autorité de Millin, il est bien difficile d’admettre que des ruines aussi importantes, et qui, d’après ses propres remarques, n’étaient qu’une partie de ce que le sol pouvait recouvrir encore, aient appartenu à une seule villa, quelque opulente qu’on veuille bien l’imaginer. On se demande même avec étonnement ce que deviennent alors pour lui le texte si connu de César relatif à la forteresse marseillaise et les indications non moins claires de Ptolémée et de l’itinéraire maritime, qui fixaient d’une manière si précise la place de la ville gréco-romaine.

Au surplus, les travaux un peu superficiels de Millin ont été repris ; la plage de Tauroentuin a été depuis l’objet d’investigations bien autrement sérieuses ; et on doit à M. l’abbé Magloire Giraud une série de monographies qui sont en quelque sorte les procès-verbaux des découvertes qu’il a faites pendant plus d’un demi-siècle sur la plage des Lèques.

L’œuvre si complète de M. Giraud est comme une véritable résurrection de la ville disparue. Nous ne pouvons mieux faire que d’y renvoyer le lecteur patient, ami de l’érudition et désireux de connaître à fond tout ce qui se rattache à cette ancienne colonie grecque ; pour ceux, en plus grand nombre, qui seraient un peu effrayés à la seule inspection de ces mémoires, à coup sûr fort consciencieux, mais d’une rédaction un peu confuse et quelquefois obscure, nous avons cru devoir opérer un premier dépouillement, et présenter un résumé succinct des découvertes les plus importantes.

L’une des plus intéressantes est la mise au jour, sur trois de ses faces, de l’enceinte du castellum ou de l’acropole. Ce ne sont à la vérité que des substructions ; toutefois, du côté du nord, le mur est apparent sur 360 mètres de développement, et on a aperçu quelques vestiges de tours rondes qui flanquaient les courtines sur la face orientale. Un grand édifice, difficile à déterminer, dominait la citadelle ou en faisait partie ; il est probable que c’était quelque temple, peut-être celui de la Diane classique, car l’acropole de toutes les villes grecques constituait la cité sainte et guerrière, protectrice de la ville proprement dite, dont les maisons chétives, construites en menus matériaux et très souvent en planches et en terre battue, s’étendaient à flanc de coteau sur le rocher de Baumelles et descendaient jusqu’au port.

Sur la plage même, des fouilles persévérantes ont permis de retrouver l’emplacement de l’agora ou place publique, reconnaissable à sa forme rectangulaire et aux substructions très nombreuses des monumens publics qui l’entouraient sur ses quatre côtés. Le plus important de ces édifices présentait une figure demi-circulaire, de 70 mètres de diamètre, ouverte du côté de la mer. L’hémicycle était, suivant l’usage antique, à moitié engagé dans le rocher : la forme générale était donc celle d’un théâtre ; deux portes latérales donnaient accès dans la partie du monument qui semble avoir été l’orchestra et qui correspond à notre parterre moderne. Le long du grand mur de scène qui séparait l’orchestra du procenium, on a retrouvé, à des distances égales de 2 mètres environ, des bases en maçonnerie destinées à supporter des colonnes, des vases ou des statues. Ce vaste édifice était-il réellement un théâtre, ou bien un de ces marchés ou entrepôts (emporium) où l’on réunissait les vivres et les denrées pour les mettre ensuite en vente ? Il est difficile de le dire. A Athènes comme à Rome, la vie était tout extérieure, et toutes les constructions qui avaient un caractère d’utilité publique étaient exécutées dans des conditions de grandeur et de luxe qui contrastaient avec l’exiguïté des habitations privées. La découverte de nombreuses jarres en terre cuite, aplaties par le bas, d’un volume considérable, ne mesurant pas moins de 1 mètre 25 centimètres de diamètre et dont la hauteur dépassait celle de l’homme, du genre appelé dolium, permet de supposer qu’il y avait là un magasin d’approvisionnemens.

Toutefois ces vases étaient dissimulés dans les maçonneries et rangés symétriquement le long du proscenium, et l’on sait que dans les anciens théâtres, qui étaient ordinairement très vastes, en plein air et couverts seulement par une tente, velarium, on avait l’habitude de disposer le long du mur de scène une série de vases acoustiques en terre cuite ou en bronze, appelés echea et destinés à renforcer la voix des acteurs. Dans l’hypothèse où cette construction aurait été un théâtre, l’usage des vases acoustiques était ici d’autant plus motivé qu’on se trouvait à quelques pas de la mer, dont il importait de dominer le bruit sourd et continu. A la vérité, on ne rencontre pas de traces de gradins ; mais il convient de remarquer que les théâtres primitifs n’en avaient pas : les spectateurs se tenaient en général debout, échelonnés sur les pentes de l’hémicycle ; devant eux on exécutait les danses, les jeux athlétiques, les représentations dramatiques ; et l’orientation du demi-amphithéâtre de Tauroentum, ouvert du côté de la mer, permet aussi de supposer qu’on pouvait quelquefois y donner le spectacle de naumachies.

Les vases acoustiques, dont les anciens faisaient un usage assez fréquent, ne sont pour ainsi dire plus utilisés chez nous. L’étude de la propagation du son est d’ailleurs une de celles que les architectes de nos jours négligent le plus et appliquent le moins dans la construction des grands vaisseaux modernes. Mais des observations récentes ont permis de constater qu’en plein moyen âge, dans beaucoup d’églises romanes ou gothiques, on avait cherché à augmenter la sonorité de l’édifice en disposant avec un art infini des récipiens ingénieux dans l’intérieur desquels l’air pouvait s’engager, accroître sa vibration, soulager la voix de l’orateur et donner aux chants sacrés une amplitude et une puissance très remarquables. « On se demande, devant ces instrumens sonores, comment les architectes les disposaient dans les édifices. On les rencontre communément le long des corniches, dans les voûtes, à l’angle des piliers, toujours dans la partie supérieure de l’église, et en face des chaires ou à peu près. L’orifice est assez étroit, mais le vase va en s’élargissant ; et la voix entrée dans ce ventre sonore en sortait, il semble, avec un élan et une souplesse qui redoublaient sa vigueur sans rien ôter de sa netteté. Le vase était dissimulé dans l’épaisseur de la voûte ou de la corniche ; l’orifice seul s’ouvrait aux yeux ; encore disparaissait-il quelquefois, à ceux du moins qui le regardaient de loin, dans des feuilles d’acanthe à moitié recourbées, et presque toujours dans la pénombre d’un pilastre ou d’une corniche. Mais, comme on ne s’attendait pas à rencontrer ces vases, on n’a pu le plus souvent observer leur position. Le temps, du reste, avait achevé de les dissimuler sous quelque replâtrage, et ils étaient presque partout sans utilité, quand le hasard les a tirés du milieu des décombres[1]. »

Quel que fût l’usage de ces poteries colossales retrouvées à Tauroentum, qu’elles fussent des vases acoustiques ou simplement des récipiens destinés à conserver des denrées, elles n’en démontrent pas moins l’existence d’un édifice d’une sérieuse importance, théâtre ou marché, et sont une preuve que le monument appartenait à une ville véritable et non à une maison de plaisance. D’autres ruines permettent d’ailleurs de confirmer cette opinion.

Non loin du théâtre se trouvait une basilique, dont a retrouvé les soubassemens et une partie de l’enceinte extérieure. Le naos ou cella avait 28 mètres de long et était terminé par une abside demi-circulaire de 14 mètres de diamètre dont le sol était un peu surexhaussé. Des deux côtés de cette nef centrale se trouvaient deux collatéraux ; on a pu dégager les fondations de celui de droite ; mais celui de gauche manque complètement et a disparu ainsi que le péristyle ou pronaos ; cette partie avancée de l’édifice semble avoir été engagée dans des constructions plus récentes, qui sont elles-mêmes démolies depuis plusieurs siècles, et tous ces décombres mêlés ont été successivement détruits par la mer et ensevelis sous le sable. Toutefois quelques vestiges de mur d’enceinte ou peribolos sont encore apparens de distance en distance et donnent une idée assez vague de l’importance du monument.

Tout à côté, les fouilles ont révélé la présence de débris plus grandioses ; mais ce ne sont malheureusement que des substructions dont les lignes sont souvent interrompues, des tronçons de colonnes épars, enfouis dans les dunes et dans un état de ruine et de désordre qui ne permet pas de reconstituer les édifices auxquels ils ont appartenu. Tout fait supposer cependant qu’il y avait le long de la plage une série de portiques, plusieurs monumens presque tous précédés de leur stoa, et leurs dimensions devaient être considérables, si l’on en juge par ce seul fait qu’on a retrouvé plus de soixante pièces différentes en communication entre elles, et que le soubassement de l’une de ces pièces ne mesure pas moins de 46 mètres de longueur sur 14 mètres de largeur. Les traces de canalisation, les débris très nombreux de mosaïque et de peinture à fresque, les fragmens de marbres riches qu’on y a pu recueillir conduisent à penser que ce n’était pas une habitation privée, mais un lieu public, probablement un de ces magnifiques thermes qui renfermaient à la fois des salles de bains et des jeux de toute sorte, des promenoirs, des galeries, souvent même des musées et de véritables théâtres miniatures, theatridia.

Un peu à l’extérieur de la ville, du côté de l’orient et sur la hauteur, était un petit édifice assez élégant dont on n’a pu retrouver que les fondations, terminé par un hémicycle de 5 mètres de développement et précédé, toujours suivant la mode grecque, d’un péristyle à colonnes. Ce petit sanctuaire devait vraisemblablement renfermer un autel ou une statue ; il est probable que c’était une chapelle privée, un laraire, ou un temple isolé, analogue à celui de la Victoire Aptère, dont on voit les restes à l’acropole d’Athènes.

L’état de dévastation de toutes ces ruines ne permet malheureusement de faire que des hypothèses ; mais nous devons, pour être complet, mentionner encore l’existence de substructions régulièrement alignées qui semblent indiquer la direction d’une ancienne rue de la ville. La rue est étroite et rectiligne ; à droite et à gauche la division des soubassemens en rectangles de petite dimension a paru indiquer la place des maisons. On y a même remarqué une très grande variété dans le mode de pavage des rez-de-chaussée, qui permet de les classer suivant la fortune : des habitans ; dans les maisons pauvres, le sol était couvert de toile pulvérisée et battue de manière à lui donner la consistance du ciment ; dans celles d’un ordre intermédiaire, on employait des briques de différentes formes ; dans les maisons riches, le ciment et les briques étaient remplacés par des mosaïques. Les fragmens de mur que l’on a découverts démontrent que ces constructions étaient faites de cette maçonnerie que les Grecs appelaient pseudisodumum, et les romains ; incertum, et qui était composée de toute sorte de pierres agglomérées confusément et reliées entre elles par un ciment que l’on recouvrait ensuite par un enduit auquel le frottement donnait une très grande dureté et un poli susceptible de recevoir des peintures à l’encaustique. La fresque était tellement dans le goût des anciens que tous les édifices d’une certaine importance et la plupart des maisons particulières en étaient couverts à l’intérieur ; presque tous les débris de murs retrouvés à Tauroentum en conservent des traces, et on a pu y reconnaître une très grande variété de dessins, des arbres, des serpens, des animaux, des fleurs dont les couleurs avaient conservé une certaine vivacité.

En dehors de l’enceinte de la ville, des amoncellemens de poteries brisées laissent supposer que là devait se trouver le quartier du céramique, que nous appellerions aujourd’hui, les tuileries, et où se fabriquaient les tuiles, les briques et tous les objets usuels en terre cuite dont les anciens faisaient un si grand usage. On y retrouve notamment un nombre considérable de briques triangulaires arrondies sur un de leurs côtés et présentant exactement la forme d’un secteur de cercle ; la réunion de quatre de ces briques formait le cercle complet, et constituait alors un disque d’une épaisseur de 7 à 8 centimètres ; on superposait ces disques, empilés les uns au-dessus, des autres, et on obtenait ainsi des colonnes de construction très rapide et dont l’usage était très répandu, dans les édifices gréco-romains, notamment dans les sous-sols, les liypocaustes et les salles de bains.

Les ruines éparses qu’on a pu mettre au jour en dehors de l’enceinte de la ville ont même permis de constatée des détails fort intéressans de la vie antique. Presque toutes ces ruines appartiennent vraisemblablement à des villas ou à des bâtimens agricoles qui ont été, à l’époque de la prospérité de Tauroentum, en pleine exploitation. Ces bâtimens étaient en général chauffés d’une manière toute particulière : des tuyaux en briques, mettaient en communication : le sous-sol avec la pièce principale située du côté du midi, et on ne saurait en douter à la vue des débris de conduits rectangulaires engagés dans l’épaisseur du mur, tapissés de briques noircies qui ont conservé les traces très visibles de l’action de la fumée et du feu, et qui se trouvent encore mêlés à des fragmens de ces immenses vases en poterie nommés dolium, dans lesquels les anciens conservaient leurs liquides et principalement leurs huiles et leurs vins. Or on sait que la culture de la vigne, d’origine essentiellement grecque, était très répandue sur tous les coteaux abrités des vents du nord qui entourent Tauroentum. Les témoignages les plus autorisés nous apprennent, d’autre part, que la fabrication du vin chez les anciens était une opération très compliquée, et qu’on avait l’habitude de le conserver pendant un certain temps dans des chambres chauffées par la fumée. On trouve dans Garidel des détails très curieux sur les locaux destinés à cette vinification. On mettait, dit-il, le vin dans des vases bien bouchés, on les portait dans des chambres exposées au midi ; cela s’appelait l’apotheca ou le fumarium, Pline nous apprend qu’il avait établi ces dispositions dans sa villa. Le feu était allumé à l’étage inférieur, dans le sous-sol, et la chaleur et la fumée montaient au moyen de conduits de plomb, et le plus souvent de petits tuyaux en briques construits dans l’épaisseur même des murs. Le fumarium était d’ailleurs percé de quelques ouvertures qui permettaient à la fumée de s’échapper. Telles étaient les dispositions généralement adoptées dans les celliers antiques, et il est curieux de constater que cette pratique du chauffage des vins que la science moderne, sous la direction de M. Pasteur, a rajeunie et non inventée, était connue et appliquée dans toutes les villes du littoral, chez les Grecs et les Romains, dès l’origine de notre ère.

Une des preuves les plus irrécusables de l’existence d’une ville dont il ne reste plus que des ruines, c’est le nombre, la variété et la concentration des sépultures. Elles abondent à Tauroentum, et un véritable ossuarium a été trouvé au nord de la ville, rempli de débris de tombeaux de toute sorte ; les uns pauvres, faits simplement de la réunion de quelques briques plates à rebord ; d’autres plus riches, en forme d’auges, en pierre ou en marbre, et appartenant à cette catégorie de monumens funéraires que l’on appelle tombeaux apparens. Ils renfermaient des squelettes presque intacts ; les corps étaient en général orientés suivant les rites sacrés, quelques-uns cependant étaient dans la direction du sud au nord ; mais on avait eu soin d’incliner la tête de manière que le mort regardât toujours l’orient : tous étaient couchés sur le dos, les bras serrés autour du corps, ayant aux pieds ou près de la tête un vase en terre cuite renfermant des monnaies grecques ou romaines frappées à l’effigie de Marseille ou des empereurs. Deux de ces squelettes surtout étaient remarquables de conservation et tenaient encore entre leurs dents une monnaie au type d’Auguste, recouverte d’une belle patine verte, et la partie de la monnaie qui touchait aux lèvres du mort était seule oxydée.

Toutes ces sépultures étaient complètement recouvertes par les dunes, et les corps de Tauroentum, qui se trouvaient pour ainsi dire moulés dans le sable inaltérable de la plage comme ceux de Pompéi dans la cendre du Vésuve, s’étaient peu à peu décomposés sans que le squelette ait éprouvé le moindre contact extérieur ni l’action dissolvante des agens atmosphériques.

Les briques funéraires de Tauroentum étaient de dimensions considérables et ne mesuraient pas moins de 60 centimètres de longueur sur 40 centimètres de largeur (exactement 0,58 sur 0,44) ; elles étaient plates, à crochet et portaient toutes le nom du fabricant ; elles servaient en général aux sépultures des pauvres. On couchait le corps en maintenant avec soin la tête un peu élevée et en la plaçant toujours du côté du soleil levant ; des deux côtés du corps on disposait ces larges briques que l’on inclinait jusqu’à ce qu’elles se rencontrent en formant une sorte de toit, et, pour empêcher l’eau des pluies ou des filtrations de pénétrer à travers la fente de l’arête supérieure, on plaçait par-dessus une tuile faîtière, beaucoup plus longue que celles que nous employons pour nos toitures modernes, et qui formait le couronnement de ces tombeaux primitifs. On recouvrait alors le tout de sable, et cette modeste construction préservait ainsi le corps du contact direct de la terre, molliler ossa quiescunt.

Les sépultures des riches avaient lieu dans des bières en terre cuite en forme de jarres immenses, ou même dans des sarcophages de marbre ou de pierre dont on a retrouvé quelques débris. Mais dans les plus pauvres comme dans les riches, on plaçait pieusement des lampes, des vases, de petites fioles en verre, quelquefois même des objets usuels, bijoux pour les femmes, armes pour les guerriers, jouets pour les enfans, que le défunt avait aimés pendant la vie, et qui, dans les idées païennes, devaient rester à la disposition de ses mânes. Un nombre considérable de ces débris a été retrouvé en mille pièces sur la plage de Tauroentum, car le cimetière contournait la ville, s’étendait jusque sur le bord de la mer, et il semble que la population gréco-romaine de la colonie, en adoptant cet emplacement pour le dernier asile de ses morts, ait regardé cette mer transparente comme une coupe inépuisable d’eau lustrale, et qu’elle ait voulu rappeler une fois de plus ce mythe touchant de la navigation des âmes à travers les océans, à la recherche d’îles bienheureuses et de paradis inconnus.

Nous devons nécessairement nous borner, et nous tomberions dans l’énumération si nous voulions mentionner ici tous les débris mutilés que l’on a retrouvés enfouis sous la plage des Lèques. Presque tout est brisé ; statues, pierres gravées, bijoux, poteries et terres cuites, qui rappellent quelquefois les merveilleuses statuettes de Tanagra, gisent pêle-même et en menus fragmens sous une couche humide de sable mêlé d’eau de mer, et sont aujourd’hui à peine reconnaissables. Malgré leur mauvais état, ces vestiges auraient encore présenté un intérêt de premier ordre ; leur classement méthodique aurait permis de faire bien des restaurations ; malheureusement les fouilles ont été faites à plusieurs reprises, elles n’ont jamais été l’objet d’une surveillance intelligente, et presque immédiatement après leur ouverture elles ont été remblayées. Tout a été dispersé, jeté ou vendu ; il n’existe que très peu de collections particulières, et encore sont-elles incomplètes, confuses, et ne constituent-elles que des épaves et des fragmens.

Les seuls objets qui nous soient parvenus sans trop d’altération sont les monnaies ; et, quoique la plupart aient été perdues ou volées, on a pu en conserver et classer un nombre considérable du haut et du bas empire, et surtout des monnaies marseillaises portant toutes la légende caractéristique MAΣ ou MAC, qui est l’abrégé de MAΣΣAΔΙΗΩΝ, et reproduisant les types classiques du monnayage massaliote : tête laurée de Diane ou d’Apollon à l’avers, et au revers le caducée, la galère unirame, le lion, le dauphin, l’aigle, le taureau cornupète ou à l’état de repos, et dont il serait superflu de donner une description que l’on peut trouver très complète dans tous les ouvrages spéciaux de numismatique. L’une d’elles cependant mérite une mention spéciale. Elle porte sur une face la tête casquée et bien connue de Minerve avec les lettres MAΣ, sur l’autre une tête virile et imberbe, et également casquée : l’absence de légende rend l’interprétation assez difficile ; mais ce type se rattache à la série marseillaise par une de ses faces, et il ne serait pas impossible que la tête allégorique du revers ne fût une réprésentation symbolique du peuple, de la ville ou du port. Ces sortes de personnifications ne sont pas sans exemple, et tous les numismates connaissent une intéressante monnaie de Marseille représentant le dieu topique du port Lacydon et une médaille corinthienne sur laquelle l’isthme était figuré par la tête d’un jeune adolescent.


III

Le résumé, peut-être un peu long, mais à coup sûr bien incomplet, que nous venons de faire aura du moins cet avantage d’avoir fixé d’une manière indiscutable l’existence et, l’assiette, de la ville de Tauroentum,

Ville, acropole, port, travaux de canalisation, monumens publics, lambeaux, monnaies, débris d’œuvres d’art, d’inscriptions et d’objets usuels, voilà ce que les fouilles ont permis de retrouver. Les découvertes archéologiques ont donc merveilleusement corroboré les textes déjà si précis des anciens géographes, et l’on peut affirmer que le rocher de Baumelles et la plage des Lèques, l’un aujourd’hui désert, l’autre ensablée, marquent la place de l’ancienne colonie phocéenne.

Mais, s’il a été possible de retrouver le sol, il est bien difficile de reconstituer l’histoire de la ville disparue. Son origine, comme celle de la plupart des villes littorales de la Provence, se perd dans la nuit du passé. Il est fort probable cependant, pour ne pas dire certain, que, bien avant l’émigration grecque, il existait dans le petit golfe de Tauroentum un embryon de port assez enfoncé dans les terres et qui devait servir aux navigateurs de ces époques reculées. Ptolémée dit en termes formels que la contrée était habitée par une des tribus de la race celto-ligure, qui portait le nom de Commoniens et qui vivait à l’abri des forêts de pins qui couvraient, alors plus encore que de nos jours, toute la région littorale ; dès lors il n’est peut-être pas bien téméraire de penser que le bois actuel de Conil, dont le nom semble n’être qu’une corruption de Commonil, soit un reste de l’ancienne forêt ligurienne. Quoi qu’il en soit, ce que l’on peut appeler la vie historique de Tauroentum remonte incontestablement à l’époque de la première ou de la seconde expédition que les Grecs d’Ionie firent sur les côtes de cette partie de la Gaule méridionale que Ptolémée appelait la Celto-Galatie, et qui, malgré les occupations phénicienne, grecque et romaine, a conservé presque jusque dans les temps modernes le nom de Ligurie.

On sait en effet que, dans la première année de la 45e olympiade (an de Rome 154, — 599 ans avant J.-C.), une flottille grecque, montée par quelques aventuriers, partit du port de Phocée, l’une des douze villes ioniennes de l’Asie-Mineure, et vint reconnaître les rivages de la Méditerranée occidentale. Les historiens se sont plu à revêtir cette première expédition d’une sorte d’auréole mystérieuse et poétique, et tout le monde connaît la légende des amours du Grec Eumène et de la jeune Gauloise Gyptis à laquelle on rattache un peu légèrement la fondation de Marseille.

A vrai dire, Massalia existait bien antérieurement à ce petit roman, devenu presque classique : elle était déjà même un comptoir assez fréquenté depuis longtemps par les navigateurs tyriens, qui eux-mêmes n’avaient pas rencontré un désert sur cette côte occupée par les populations liguriennes. Le petit port devint bientôt un entrepôt d’une sérieuse importance ; il se forma en peu de temps une véritable ville gréco-phénicienne, et les affaires de cette première colonie grecque durent prospérer assez bien, puisque cinquante-sept ans après (an de Rome 211, — 542 avant J.-C.) tous les habitans de Phocée n’hésitèrent pas à s’expatrier en masse, à quitter définitivement leur ville assiégée par les Perses et les Mèdes, et à venir chercher fortune sur les côtes méditerranéennes de l’Ibérie et de la Celtique.

Ce départ fut une fuite. Embarqués sans ordre, sans discipline et groupés en familles, les Phocéens abordèrent un peu partout, en Corse, en Espagne, en Italie, en Provence, portant pieusement avec eux l’image sacrée de leur déesse favorite, Diane d’Éphèse, dont les mystères devaient constituer avec ceux d’Apollon la religion officielle de toutes leurs colonies.

Or nous savons par le témoignage d’Apollodore qu’un des vaisseaux de la flotte, qui errait un peu à l’aventure sur cette mer inconnue, fut séparé des autres navires par une violente tempête. Poussé sur la côte de Ligurie et ne pouvant plus reprendre le large, il vint échouer dans un petit golfe de la plage. A peine débarqués sur un territoire ennemi, les Grecs se bâtirent à la hâte quelques habitations, occupèrent la hauteur voisine et donnèrent à leur ville naissante le nom de Tauroeis en souvenir de l’image du taureau qui décorait la proue de leur navire.

Ce fut l’origine de Tauroentum. Toutes les autres colonies grecques furent établies à peu près à la même époque et dans des circonstances analogues. Unies entre elles par une communauté d’origine, de langage, de croyances et d’infortune, elles avaient les mêmes-mœurs, les mêmes goûts, les mêmes intérêts. Les relations constantes qu’elles entretenaient avec Massalia, déjà riche et puissante, ont fait croire à plusieurs géographes anciens qu’elles lui devaient leur fondation. Strabon lui-même, ordinairement si exact, l’affirme sans preuve et après lui une foule d’auteurs l’ont répété avec une docilité parfaite. Il n’en est rien. Toutes ces villes grecques jouissaient d’une indépendance complète. Marseille ne leur envoyait ni troupes ni magistrats ; elle ne leur dictait aucune loi. Chacune se gouvernait à sa guise. Il n’existait pas entre elles ce que l’on pourrait appeler un système colonial ; et tous les établissemens grecs qui ont prospéré sur les côtes de la Méditerranée ont été et sont toujours restés libres jusqu’à leur chute, formant entre eux une sorte de fédération commerciale unie seulement par le sentiment de l’intérêt commun, la croyance aux mêmes dieux et les souvenirs de la mère patrie. Il est donc absolument inexact, si on applique aux mots leur véritable sens étymologique, de dire que Marseille était la métropole de toutes les colonies phocéennes ; ce n’était pas une mère, c’était seulement une sœur aînée, riche, puissante, aimée, respectée, dont on reconnaissait la bienveillante tutelle, sans que cette tutelle ait jamais dégénéré en un despotisme dont on n’aurait point consenti à supporter le joug.

Cette ligue défensive était d’ailleurs bien nécessaire en présence des barbares ligures et salyens qui occupaient presque tout le territoire, et Tacite nous représente toutes ces colonies grecques comme de véritables villes fortes dominant par leurs citadelles tout le pays ennemi. Leur alliance dura plus de cinq siècles et ne fut brisée que par la prise de Marseille et la conquête définitive des Gaules par les armées romaines. Tauroentum dut subir le sort de la grande ville phocéenne qu’elle avait soutenue de ses vaisseaux, et ce que César appelait son château, Castellum massaliensium, c’est-à-dire la partie supérieure et fortifiée de la cité, fut occupé par Décimus Brutus après la victoire qu’il remporta sur la flotte gréco-pompéienne dans les eaux du golfe des Lèques.

La chute de Marseille entraîna donc celle de Tauroentum, et alors commença la transformation de la colonie exclusivement grecque en ville gréco-romaine. La plupart des monumens dont nous avons décrit les ruines datent de cette époque. Ce fut pour Tauroentum la fin de la liberté et probablement le commencement de l’opulence, si l’on en juge par l’énorme quantité de marbres rares et précieux et les débris de colonnades et de mosaïques, indices certains d’un grand luxe et d’une civilisation assez raffinée. Combien de temps dura cette seconde période ? Nul ne saurait le dire. A partir de l’origine de notre ère, Tauroentum n’a plus d’histoire et ne paraît avoir été qu’une ville de plaisance, résidence de quelques familles patriciennes, dont les villas somptueuses s’étendaient assez loin dans les terres ; son nom seul est inscrit dans l’itinéraire maritime de l’empire, et elle ne figure que comme station officielle de la flotte romaine.

Il est encore plus difficile de déterminer, même d’une manière approximative, l’époque de sa destruction ou de sa disparition. Rien dans l’histoire romaine, dans celle des Gaules ou de la Provence, n’indique la révolution qui mit fin à son existence. Les plus laborieuses recherches ont été vaines. Quelques auteurs modernes, ne sachant comment expliquer l’état de désordre dans lequel se trouve la plage des Lèques, ont imaginé que la ville s’était effondrée à la suite d’un cataclysme subit. Le comblement du port, très reculé dans l’intérieur des terres et encombré de sables et d’alluvions, semble prouver en effet un exhaussement de la côte, tandis que la présence de substructions romaines, encore noyées sous l’eau à quelques mètres du rivage, indique un abaissement du sol et une invasion de la mer. Il est bien difficile cependant d’admettre que l’histoire n’ait rien transmis d’un événement si extraordinaire, et qu’une pareille catastrophe n’ait laissé aucun souvenir dans les traditions locales ; il est certain d’autre part que, si la ville avait disparu brusquement à la suite de quelque bouleversement géologique, les fouilles auraient amené comme à Pompéi, comme à Herculanum, la découverte de ruines caractéristiques, et que dans tous ces débris agglomérés on aurait retrouvé un nombre beaucoup plus considérable d’objets d’art et surtout d’objets usuels entiers ou mutilés. Il est donc plus que probable que Tauroentum a été lentement abandonnée, et que plusieurs générations en ont emporté peu à peu tout ce qui était précieux ou même simplement d’une utilité immédiate.

Mais, s’il est impossible de trouver, soit dans les documens historiques, soit dans les traditions, des élémens suffisans pour préciser la cause de la destruction de Tauroentum, on peut dans une certaine mesure indiquer approximativement l’époque de sa ruine. Tout d’abord, les textes anciens et notamment l’itinéraire maritime constatent son existence au second siècle de notre ère, et on sait qu’elle prospérait encore au troisième. La série des monnaies découvertes dans les ruines permet de prolonger son existence de quelques siècles encore. Depuis les premières fouilles exécutées en 1755, on a trouvé un nombre très considérable de médailles postérieures au règne d’Alexandre Sévère ; les plus nombreuses sont frappées à l’effigie de Probus, de Maximilien Hercule, de Constantin le Grand et de Valentinien Ier, qui régnait en 375. Tauroentum était donc habitée à la fin du IVe siècle. A partir de cette époque, la série numismatique est brusquement interrompue ; mais la ville n’avait pas pour cela cessé d’exister. Les plus anciennes chroniques et les traditions les plus autorisées de la Provence rappellent toutes que, pendant l’agonie de l’empire romain, elle fut tour à tour occupée et saccagée par les Goths, les Bourguignons, les Francs, les Visigoths et les Lombards, et cette succession d’invasions barbares explique d’une manière assez plausible la lacune dans les monumens monétaires.

Il résulte d’ailleurs très nettement d’un texte de saint Etienne de Byzance, qui écrivait au Ve siècle, et des commentaires de cet historien, écrits un siècle plus tard par le Grec Hermolaüs de Constantinople, que la colonie gréco-romaine existait encore à cette époque. Mais il y a plus : on y a trouvé récemment des monnaies de Théodose le Grand et quelques médailles byzantines à l’effigie du Christ, à tête radiée, tenant de la main gauche l’Évangile ou le livre des Prophéties, avec une légende composée de lettres grecques et gothiques portant ces mots : « Jesus Chrisius rex regnantium, Jésus-Christ, roi de ceux qui règnent. » Le revers est encore plus caractéristique et reproduit une croix grecque placée entre deux têtes coiffées de la tiare surmontée d’une croix ordinaire. Cette disposition ne se retrouve que sur les monnaies grecques à partir du règne de Phocas, qui mourut en 610, et il est d’ailleurs universellement admis par les numismates que l’effigie du Christ, dans l’attitude qui vient d’être décrite, n’apparaît que sur les monnaies frappées en Orient sous le règne des empereurs dj la dynastie d’Héraclius, c’est-à-dire vers le commencement du VIIIe siècle.

Nous sommes donc fondé à prolonger l’existence de Tauroentum jusqu’à cette période obscure et tourmentée de notre histoire nationale où les Sarrasins harcelaient sans trêve les populations littorales et couvraient de ruines la moitié de la Provence et du Languedoc sans pouvoir y fonder, comme en Espagne, un empire durable. On sait que la première expédition des Maures africains sur notre territoire eut lieu en 736 ou 737 et qu’ils réussirent à s’y maintenir, sinon en maîtres reconnus, du moins à l’état de bandes errantes et armées pendant près de deux siècles. Leur domination paraît cependant avoir pris un caractère de permanence assez marqué aux environs même de Tauroentum et dans la plus grande partie du département du Var, et l’on voit encore de distance en distance, sur les sommets des collines qui dominent la côte, des tours quadrangulaires qui leur servaient de postes d’observation, véritables sémaphores, flanqués, suivant la mode orientale, de moucharabis assez grossiers et au sommet desquels ils allumaient des feux dont la clarté pendant la nuit et la fumée pendant le jour étaient pour eux un code de signaux et presque un alphabet.

Les monnaies manquent à partir de cette époque ; mais l’histoire commence à fournir quelques monumens écrits, et des chartes du Xe et du XIe siècle parlent à plusieurs reprises des ravages que les Sarrasins exercèrent sur la côte, du sac des villes, du pillage des églises et des monastères, et mentionnent notamment cette partie du territoire comme une de celles qui ont eu le plus à souffrir de ces déprédations.

D’après ces documens, c’est donc vraisemblablement dans le courant du XIe siècle que la ville gréco-romaine a disparu pour toujours, et depuis cette époque elle est restée plongée dans le silence et l’oubli le plus complet. La tradition rapporte que ses rares habitans, ne trouvant plus aucune sécurité dans leur ville, à demi ruinée par les invasions et exposée à la fois aux incursions des barbares et aux attaques incessantes de la mer, émigrèrent en masse dans l’intérieur des terres et vinrent chercher un asile sur la colline voisine, qui fut le siège, cathedra, autour duquel ils se groupèrent, et prit de là le nom de la Cadière.

IV

Telle est dans ses lignes principales, quoique un peu indécises, l’histoire de Tauroentum. On doit l’avouer, malgré toutes les vicissitudes que nous venons de raconter, et quelles qu’aient pu être les déprédations des hordes barbares qui ont tour à tour occupé et saccagé l’ancienne colonie gréco-romaine, on a peine à comprendre comment une ville tout entière a pu disparaître d’une manière aussi complète ; on est sans doute habitué en Provence à mettre toutes les ruines sur le compte des Sarrasins, mais à Tauroentum c’est à peine si l’on trouve aujourd’hui quelques ruines ; tout est recouvert de sable et est vraisemblablement destiné à rester éternellement enseveli. Cette étrange situation donne aux descriptions que l’on a faites des vestiges de Tauroentum un faux air de naïveté archéologique, et ce n’est pas sans quelque apparence de vérité que l’un des plus brillans esprits de notre Provence a raconté dans une lettre étincelante de verve la déception qu’il éprouva lorsqu’il parcourut la plage historique des Lèques, et qui lui rappelait la visite classique que tous les étrangers vont faire à P »ome, à l’entrée de la Voie Appia, pour contempler « les tombeaux invisibles des Scipions absens. »

« M. Marin, dit Méry, a publié un livre sur les ruines de Tauroentum ; il a donc vu ces ruines… Aujourd’hui elles ont disparu, et en disparaissant elles ont rendu un véritable service aux voyageurs, qui, débarquant sur le rivage, étaient assaillis par la tempête d’une formidable controverse, engagée entre M. Marin et les partisans de la statistique du département. Un préposé de M. Marin était domicilié dans une cuve d’un bain de Diane, et il attendait les voyageurs pour leur exposer les doctrines de son maître. Dès que M. Brémond, le représentant des théories de la statistique, remarquait une certaine agitation sur le rivage de Tauroentum, il partait en canot de la Ciotat et venait soutenir ses principes avec une voix de mistral. Les voyageurs étaient fort à plaindre en ce temps-là. Enfin la douane vint, et des jours plus doux commencèrent pour Tauroentum. Les douaniers firent d’abord condamner M. Marin et M. Brémond comme contrebandiers ; puis ces mélancoliques préposés, cherchant un remède à leurs ennuis administratifs, égratignèrent pierre à pierre les ruines du temple de Vénus, de Diane, de Neptune, pour faire des ricochets dans le golfe, quum placidum ventis staret mare. M. Brémond publia une satire pleine de sel attique contre les douaniers. Ce fut le dernier effort de la science en faveur de Tauroentum. Une génération de douaniers épuisa les ruines en ricochets ; toute l’antiquité y passa. On n’y trouva plus, pour la controverse, la moindre pierre d’achoppement. Le rivage reprit sa nudité rocailleuse des jours de la création.

« On montre aujourd’hui à Tauroentum l’absence complète de trois temples, de deux thermes, de deux promenoirs comme les aimait Martial, d’un cirque orné d’obélisques sur son épine et d’un camp prétorien. Le visiteur ouvre de grands yeux et voit deux douaniers assis sur douze arpens de néant pétrifié.

« Ainsi les ruines mêmes s’effacent partout dans le monde des vieux monumens. Nous avons soin toujours de mettre ces grandes dévastations sur le compte du temps rongeur dont la faux est impitoyable. Cela nous décharge de toute responsabilité. Le temps n’est pas si destructeur qu’on le dit ; et, si l’homme n’entrait pas en collaboration avec lui dans son œuvre de ravage, beaucoup de saintes pierres seraient encore debout. En Provence surtout on devrait renoncer à peindre le temps avec ces vieux attributs mythologiques ; ce dieu doit être représenté avec l’habit vert et le sabre du douanier. »

Méry avait trop d’esprit pour être un fervent archéologue ; à tout prendre, il n’avait pas tout à fait tort, et il est certain que les ruines abandonnées à elles-mêmes se maintiendraient presque indéfiniment. Les paysans, sinon les douaniers, ont été pendant près de huit siècles les pires Sarrasins de la Provence ; ils ont incendié des forêts entières sous prétexte de donner à paître à leurs troupeaux, démoli des pans de murs antiques et ruiné des monumens presque debout pour y prendre des matériaux nécessaires à la construction de leurs maisons et à la clôture de leurs champs ; le petit hameau de Saint-Cyr en particulier et le village de la Cadière, qui ont été le refuge des Tauroentins harcelés par les barbares, sont entièrement bâtis avec les débris de l’ancienne colonie grecque, de sa citadelle, de ses temples et de ses quais.

Mais d’autres causes ont contribué à la destruction complète de la ville. Tous les ruisseaux des environs, sur une étendue de plusieurs lieues, venaient autrefois se jeter dans le port de Tauroentum, qui formait, comme nous l’avons dit, un enfoncement profond dans l’intérieur des terres et dont on a retrouvé des vestiges jusqu’aux abords du hameau de Saint-Cyr.

La disparition des forêts qui couvraient autrefois les sommets aujourd’hui dénudés des collines de la Cadière et de Conil a modifié le régime de ces cours d’eau ; ils se sont peu à peu transformés en torrens et charrient, pendant l’hiver et après les orages, une quantité considérable de sédimens et de graviers. Ces terres transportées ont fini par constituer la plaine d’alluvions que nous voyons aujourd’hui ; et on trouve dans les actes du XVe et du XVIe siècle la désignation de plan de la marine donnée à cette partie de la côte, qui continue à s’appeler plan de la mar en souvenir de l’ancien état marécageux de la plaine, aujourd’hui émergée et surexhaussée ; Il est constant d’ailleurs que le cap Saint-Louis, qui termine du côté du nord le golfe des Lèques, avait autrefois une saillie beaucoup plus accentuée et s’avançait davantage au large dans la direction du promontoire de Baumelles qui lui fait face, ainsi qu’on peut facilement le reconnaître par les hauts fonds et les débris de rochers qui sont perdus en mer en avant de ce cap.

Le petit golfe des Lèques était donc dans les temps anciens beaucoup mieux protégé qu’aujourd’hui contre la violence des vents dominans qui soufflent du côté de la terre, depuis le nord-est jusqu’au nord-ouest. D’autre part, il était aussi beaucoup mieux abrité des vents du large par le rocher auquel était adossée la ville de Tauroentum et dont l’écroulement séculaire a non-seulement entraîné la ruine d’une partie de la citadelle et des principaux édifices qui se trouvaient au-dessous, mais a eu encore ce résultat néfaste d’amonceler à l’entrée du port une quantité énorme de débris qui ont contribué à son obstruction. La situation nautique a donc notablement empiré ; la rade est plus ouverte à la grosse mer, beaucoup plus battue des vents ; la profondeur a diminué, le mouillage est moins sûr. Les dépôts de terre et d’alluvions ont encombré le bassin intérieur qui constituait le port et ont lentement déterminé la formation d’une plaine marécageuse, qui s’est peu à peu desséchée et exhaussée. L’agriculture a fini par conquérir cet ancien domaine maritime et a pris possession des bas-fonds de ces étangs. Il s’est formé par suite sur la plage un petit appareil littoral, composé de dunes d’une extrême mobilité et oscillant presque sur place sous la double impulsion des vents de terre et des vents de mer. Les arbustes, les arbres même ont été recouverts par ce sable mouvant, et le sol antique a fini par disparaître d’une manière complète.

Ce n’est pas encore tout. Lorsqu’on examine le territoire de Tauroentum au point de vue géologique, on voit qu’il se trouve précisément situé à la limite des terrains crétacés et des terrains jurassiques correspondant à deux âges différens dans la chronologie de l’écorce terrestre. Il y a là comme une sorte de coupure et de dislocation, et la ligne séparative des deux terrains forme un thalweg, sillonné jadis par les cours d’eau qui venaient aboutir dans le golfe de Tauroentum. Ce thalweg a été remblayé par les alluvions, et le sol a été nécessairement exhaussé de toute la quantité des matières que les torrens ont charriées dans le golfe ; mais il est fort probable aussi que le relief de la côte a éprouvé d’autres changemens de niveau dus à des causes différentes et d’une importance bien autrement considérable.

On sait en effet que l’écorce terrestre, qui n’est peut-être qu’un mince épiderme comparée à l’énorme noyau liquide du sphéroïde dont elle forme l’enveloppe solide, est soumise à des variations séculaires et à des oscillations d’une extrême lenteur, mais d’une incalculable puissance. Il est aussi mathématiquement prouvé que le niveau des mers du globe est absolument fixe depuis l’origine de notre époque géologique, et qu’il y a égalité parfaite entre la quantité d’eau qui est enlevée par l’évaporation à la surface de tous les océans et celle qui leur est restituée soit par les pluies, soit par l’apport des fleuves. C’est dès lors la terre et non la mer qui est, en fait, l’élément mobile et changeant de notre planète, et ces changemens ont été constatés presque sur tous les continens. Mais, sans sortir de notre bassin de la Méditerranée, les preuves qui démontrent les mouvemens du sol se présentent en foule. Les anciens ports se comblent en général, les baies s’oblitèrent ; sur la côte, les promontoires disparaissent sous la morsure de la mer, les falaises s’exhaussent ou s’abaissent, et ces phénomènes s’accomplissent avec assez de rapidité pour que les modifications dans l’aspect des rivages ne puissent pas être attribuées seulement à l’influence des agens extérieurs ou à l’apport des sables fluviaux ou marins ; il faut donc de toute nécessité reconnaître l’action d’une force verticale qui pousse de bas en haut ou de haut en bas le frêle épiderme sur lequel nous nous agitons. Le phénomène observé dans la baie de Naples est l’exemple classique mille fois cité à l’appui de ces oscillations du sol terrestre, et tout le monde sait que les trois colonnes encore debout qui décorent à Pouzzoles le pronaos du temple de Sérapis présentent, jusqu’à une hauteur de deux mètres au-dessus de leur socle, des perforations produites par des animalcules marins ; on a là sous les yeux la preuve la plus saisissante que le terrain sur lequel le temple a été construit et qui devait nécessairement se trouver à un niveau un peu supérieur au zéro de la mer s’est peu à peu abaissé sans fracture ni dislocation, est descendu exactement à deux mètres en contre-bas du niveau de la Méditerranée, a séjourné assez longtemps sous l’eau pour permettre aux foraminifères de percer le marbre des colonnes et s’est ensuite relevé jusqu’à la hauteur que nous voyons aujourd’hui. Il est donc certain que le sol que nous foulons n’est pas immuable ; il frissonne et se meut lentement, s’élève ou s’abaisse avec les siècles, et l’on peut affirmer avec l’un des plus grands naturalistes des temps modernes que le repos de l’écorce terrestre pendant toute une période de son histoire est aussi improbable que le serait le calme absolu de l’atmosphère pendant toute une saison de l’année.

Nous ne voyons donc aucune impossibilité à admettre qu’aux causes que nous avons déjà mentionnées pour expliquer la ruine de Tauroentum, — ensablement du port par les apports des torrens, destruction des promontoires de Saint-Louis et de Baumelles par les coups de mer, comblement naturel de la baie, ensevelissement de la plage sous les dunes mouvantes, dévastations successives par les barbares et les indigènes, — et que nous pourrions appeler des causes superficielles et locales, ne soit venue se joindre une cause première et générale d’un effet beaucoup plus lent sans doute, mais beaucoup plus puissant.

Tout porte à croire que le sol de Tauroentum, comme celui de Pouzzoles, a éprouvé quelques-uns de ces imperceptibles tressaillemens qui ont pour conséquence de soulever peu à peu toute une partie de la côte, tandis que la partie voisine s’abaisse en proportion au-dessous du niveau primitif ; il est même probable qu’il y a eu sur le même point une série d’oscillations, une suite d’abaissemens et d’exhaussemens qui ont tour à tour noyé la ville et asséché le port, et cette hypothèse est ici d’autant plus rationnelle qu’on peut en vérifier les conséquences sur un assez grand nombre de points de la côte occidentale de la Méditerranée.

Quoi qu’il en soit, la ville, le port, l’acropole n’existent plus, et c’est à peine si quelques arrachemens de murs antiques, des socles et des colonnes enterrés, et quelques lignes dentelées de fondations et de soubassemens révèlent la présence de l’ancienne colonie. La mer a noyé la plus grande partie de la ville basse dont on voit encore les vestiges sous les eaux ; tout le reste est enseveli sous le blanc manteau des dunes mouvantes qui se déroulent comme les vagues d’une autre mer implacable, et il n’est peut-être pas au monde de cité antique qui ait laissé moins de traces apparentes et à laquelle on puisse mieux appliquer la triste lamentation du poète : etiam periere ruinœ ! ..

Perdue au fond du golfe des Lèques, isolée de toute voie de communication régulière, l’ancienne colonie gréco-romaine mérite à peine aujourd’hui la visite de ceux qu’anime le goût des recherches archéologiques. Le touriste ne la connaît pas, et rien ne saurait plus l’y attirer. Il est juste cependant de lui donner un souvenir en passant auprès d’elle.

Lorsque le chemin de fer, après avoir franchi les trois souterrains percés au travers de la chaîne de montagnes qui séparent la vallée de l’Huveaune de la mer, débouche brusquement sur le versant méridional du golfe de la Ciotat, les yeux éblouis embrassent avec un indicible ravissement l’admirable horizon qui s’étale de tous côtés. Le petit massif rocheux de l’Ile-Verte se détache peu à peu de la côte. Le Bec-de-l’Aigle se présente alors sous son angle le plus aigu, surplombe la mer, comme un éperon qui menace de ressaisir l’îlot rebelle qui vient de s’échapper du continent. Tout au pied, les blanches maisons, les jetées et les petits phares de la Ciotat se reflètent paisiblement dans l’eau transparente avec une vivacité de couleur qui rappelle les phénomènes de mirage les plus intenses des pays orientaux. Dans l’intérieur de la baie, au large, la mer et le ciel, rayés de longues stries horizontales, prennent les mêmes teintes, paraissent se réfléchir et se confondre dans un double azur, et les voiles blanches des petites barques de pêche semblent quelquefois glisser entre deux ciels.

Du côté de la terre, le décor est encore plus grandiose ; les collines, groupées les unes au-dessus des autres suivant une magnifique ordonnance, s’étagent en amphithéâtre, et leurs lignes de faîte se détachent sur le ciel avec une netteté parfaite, comme si on les eût dessinées pour le plaisir des yeux avec le crayon le plus délicat. Ce ciel, cette mer, cet échafaudage de collines, tout cet ensemble noyé dans la lumière produit, à certaines heures du jour, comme un véritable éblouissement. C’est un des plus admirables panoramas du midi de la France ; c’est surtout un véritable paysage de Provence, nature calcaire et lumineuse, roches grises, bleuâtres, quelquefois blanches et dont l’éclat fait ressortir en vigueur la pâle verdure des oliviers et la teinte plus sombre des forêts de pins.

La vie la plus active règne sur la côte occidentale du golfe, dans les eaux de la Ciotat. Les mâts des grands navires, les hautes cheminées des usines, le grondement des forges et l’atmosphère de fumée qui domine la ville indiquent de loin le mouvement des affaires commerciales et l’agitation de la vie industrielle. A l’est, au contraire, tout est calme et silencieux et la nature semble plongée dans un sommeil voisin de la mort. C’est de ce côté que nous prions le voyageur de jeter de loin un coup d’œil, s’il a lu ces lignes et n’en a pas tout à fait perdu le souvenir. Le pays est appauvri et semble avoir conservé la trace de nombreuses dévastations. La végétation s’étiole à mesure qu’on approche du rivage ; une longue bande jaune dessine l’appareil littoral ; les dunes. sablonneuses, incultes, sont à peine recouvertes de quelques touffes d’astragales et de chétives graminées ; la vie semble avoir disparu de cette côte abandonnée. Seul, un petit bois de pins parasols couronne le promontoire à demi ruiné, rappelle les forêts sacrées de la côte rocheuse de l’ancienne Grèce, donne un peu de fraîcheur et comme un parfum de poésie antique à ce rivage brûlé par le soleil.

Cette oasis et ce désert, — c’est Tauroentum.


CHARLES LENTHERIC.

  1. Mgr Besson, De l’Acoustique dans les monumens religieux.