Une momie qui ressuscite/Préface

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Traduction par Albert Savine.
Une momie qui ressusciteL’Édition française illustrée (p. 7-21).


PRÉFACE

ARTHUR CONAN DOYLE ET SON ŒUVRE


En 1898, le rang réservé à Arthur Conan Doyle dans le roman anglais était encore incertain. Il avait ses meilleures années de travail à vivre.

En littérature, on peut, pour les besoins de la critique, appliquer une mesure à des forces déclinantes. Le résultat de cette opération présentera un caractère en quelque sorte définitif ; mais la même mesure type ne peut s’appliquer à des forces qui sont en train de se développer graduellement. Or, Conan Doyle se faisait alors lentement sa place au pays du roman.

La route ne fut pas, certes, déblayée pour lui du premier abord.

La destinée lui joua ses tours habituels, le guidant à travers les amphithéâtres et les hôpitaux, puis, le mena d’un poste de docteur à bord d’une baleinière et sur un vapeur de la côte d’Afrique occidentale, à l’exercice de la médecine dans la clientèle privée de Southsea.

Il semble qu’hier encore sa robuste et virile silhouette faisait partie intégrante des aspects familiers des rues de Southsea, au même titre que celle de n’importe quel officier de marine de l’arsenal.

A cette époque, c’était déjà un conteur que Conan Doyle, et un conteur rompu au métier.

Un de ses récits avait paru dans le Chambers’s Journal, alors qu’il n’était qu’un jeune homme de dix-neuf ans[1] ; et six ans plus tard, il avait eu accès dans le Cornhill, où on avait inséré son fantastique Récit d’Habbakuk Jephson[2], une nouvelle qui fut l’origine de sa solide liaison d’amitié avec James Payn.

Cependant à ce moment, et pour quelques années encore, il n’était encore qu’un amateur, et il aurait écarté, en riant, l’idée qu’il pût jamais abandonner la profession médicale pour les hasards de la littérature.

Néanmoins, il n’en était peut-être pas aussi convaincu qu’il le semblait.

Le manuscrit de Micah Clarke s’empilait sur son bureau à la faveur de loisirs fugaces : Decimus Saxon et Sir Gervas Jérome allaient prendre place à côté de Dugald Dalgety, parmi les immortels soldats de fortune, aussi dépourvus de conscience que de crainte.

L’accueil fait à Micah commença le travail de termite qui devait anéantir la résolution de son auteur de se cramponner à sa profession.

L’effet en fut complété par le succès soudain qui résulta du plaisir sans précédent qu’éprouvèrent ses lecteurs à la création de Sherlock Holmes.

La pratique régulière de la médecine était impossible à un écrivain aussi persuasif, à un écrivain d’un talent aussi souple.

Il y renonça donc, et abandonna la clientèle, mais il maintint toujours son instruction médicale à la hauteur des nouvelles découvertes.

La chance à courir, si toutefois elle existait, fut bientôt tranchée en sa faveur.

Les éditeurs, qui, dans les premiers temps, remettaient l’examen de ses manuscrits au lendemain ou aux calendes, maintenant en sollicitaient l’envoi.

Des grands succès ont marqué pour Conan Doyle, les quelques années qui se sont écoulées depuis lors.

Il s’en produira d’autres avant que sa place dans le monde littéraire, et aussi son influence sur le caractère et le goût contemporains soient définitivement fixés.

Il lui a fallu traverser une profession avant de trouver sa voie vers l’œuvre pour laquelle il était fait, mais les aventures et les études de sa jeunesse constituèrent un bagage d’expérience qui, étayé de l’acuité de sa vision, de sa mémoire et de son don merveilleux d’amalgamer les faits, l’aidèrent à prendre fermement pied avec une rapidité presque dangereuse.

Un grand nombre des lecteurs, que captiva le premier de ses romans historiques, s’insurgent contre la réputation acquise par le docteur Conan Doyle comme spécialiste d’histoires de détectives.

Ils lui refusent de s’abaisser, même momentanément, à un plan qu’ils jugent inférieur.

Il y a peut-être un peu d’injustice dans cette manière de voir : car, de la fidélité même à l’œuvre d’un écrivain, fidélité qui est d’une conception étroite toutefois, peut découler un injuste dénigrement d’une partie de son œuvre.

C’en est un effet que ce curieux état d’esprit de ceux qui ont enchâssé Sir Nigel dans leur cœur et qui vagabondent à travers les siècles, évoqués à leur bénéfice dans La Compagnie Blanche et Les Réfugiés.

Ils ne veulent pas rendre justice à Sherlock Holmes.

L’homme dont le travail créateur est le meilleur dans une catégorie quelconque de la fiction a produit une grande chose : tel est le cas du docteur Conan Doyle avec son détective.

Même lorsqu’il se limite à ce genre de nouvelles, le docteur Conan Doyle demeure hors de pair.

Ce n’est pas peu de chose qu’il ait donné naissance à un caractère d’une célébrité aussi universelle que ce maître en l’art de la déduction, à l’esprit vif, et qui semble avoir enrichi d’une façon permanente le vocabulaire de la comparaison dans une demi-douzaine de langues.

Nous vivons dans un âge scientifique et il se peut, que Sherlock Holmes prenne place à côté de, Sam Weller comme une illustration-type, un exemple auquel auraient couramment recours les auteurs de leaders et les librettistes d’opéra-comique, et, avec plus de restriction, les prédicateurs et les orateurs entre la poire et le fromage.

Quand le docteur Conan était aux Pyramides, il y a quelques années, une étrange histoire vint à ses oreilles, du fait de son hôtelier.

Sherlock Holmes avait été traduit en arabe et distribué à la police locale à titre de manuel : la vallée du Nil a, on le voit, ses humoristes, inconscients ou conscients.

L’ingénieuse construction de ces histoires de détectives, leurs surprises si logiques, même sous leurs formes les plus singulières, l’immanquable note scientifique, les témoignages sans nombre que ces histoires puisent à un fonds presque unique de curieuses connaissances ; l’examen à la fois large et minutieux des motifs qui y est discuté tout cela contribue à placer la série des Sherlock Holmes sur un plan artistique distingué, sans qu’il soit sacrifié un iota du mouvement de vie et de la sensation excitante qui empoignent la masse des lecteurs.

On peut logiquement mettre ces considérations en avant, sans pour cela soutenir que le docteur Doyle ait été coupable d’homicide en faisant culbuter son détective du haut de la falaise et en déclinant constamment toute invitation à le ressusciter.

Une grande part du succès du docteur Doyle dans les histoires de détectives semble découler de son éducation médicale.

Il possède naturellement l’habileté constructive, ainsi qu’un don rare de conteur, mais le côté scientifique est le plus séduisant aspect du crime et celui que découvrent le plus difficilement les détectives et les policiers.

C’est là qu’on sent l’influence des années passées à l’école de médecine d’Edimbourg.

Cette note scientifique devait donner, dans une certaine mesure, une couleur à toute son œuvre, et aussi dans de puissants tableaux d’horreur, ses volumes de nouvelles[3] nous disent-ils ce qu’il advient de curieux dans la vie du médecin.

Un Début en Médecine, ce livre si discuté et qui contient probablement davantage de son réel auteur que, quoi que ce soit qu’il ait écrit, est autant le fruit des épanchements d’un observateur scientifique que de ceux d’un philosophe toujours prêt à soupeser la foi qui inspire les actions humaines et les formes qui les limitent.

La période de transition dans la carrière de l’écrivain est celle durant laquelle le médecin persista à dominer en lui.

Mais un champ plus étendu s’offrait à lui qu’il devait parcourir, un ensemble plus nombreux de siècles et de peuples, de conditions de vie et de bataille.

Micah Glarke avait donné une preuve brillante de son aptitude à peindre largement, et dans sa couleur vraie, l’histoire sur de vastes toiles.

La conviction que sa destinée se trouvait dans le roman historique fut magnifiquement confirmée par La Compagnie Blanche.

Avec Les Réfugiés et La Grande Ombre, ce fut un fait reconnu de tous.

Le loquace Brigadier Gérard a contribué à fortifier cette favorable opinion : et quoique Jim Harrison, boxeur, ne soit qu’à mi-chemin de sa carrière au moment où nous écrivons (1898), nous pouvons déjà nous rendre compte qu’avec mouvement fougueux et son pouvoir de susciter l’émotion, ce roman rivalise de charme avec n’importe lequel de ses prédécesseurs.

Le rongement de frein des coursiers, le cliquetis des armures, le bruissement des flèches, le heurt des coutelas, le roulement des tambours, le bruit de la fusillade emplissent les oreilles du lecteur de ces récits émouvants.

Ils lui laissent peu de loisirs pour le repos ou la réflexion, une fois que l’action bat son plein.

La méthode directe est celle de Conan Doyle.

Les gros effets se produisent avec fracas dans ses livres comme s’il avait saisi sur le vif les sectaires mal armés du soulèvement de Monmouth ou les incomparables archers de la guerre d’Espagne, pour les exciter et les pousser tête baissée à travers ses pages.

Ils doivent avoir le pouls bien faible, ceux, chez qui les battements ne s’accentuent pas sous le stimulant de ces passages haletants de vie ou de mort.

Attaques et ripostes, grosses plaisanteries pour diminuer le sentiment du péril, bivouac interrompu, courtoisies de coupe-gorge, qui forcent le sourire dans une chambre de torture, rapières polies, bon mots et belles manières, ces choses nous éblouissent comme un soleil d’hiver sur la glace.

Les effets sont si puissants que le lecteur peut bien ne pas remarquer en quelle large mesure ils sont dus au traitement minutieux des détails.

Le docteur Doyle n’est pas de ceux qui marchandent le labeur à leur œuvre ; il ne laisse rien au hasard.

Cent cinquante volumes consacrés à l’étude de l’époque qu’il avait choisie, telle fut la somme de lectures avant d’écrire une ligne de La Compagnie Blanche. Nulle imagination, nulle puissance créatrice, quelque brillante qu’elle fût, n’aurait pu dépeindre l’archer anglais, tel que le docteur Doyle nous l’a restitué, sans être aidées de la recherche patiente à laquelle il s’est livré.

La description de l’existence dans l’abbaye de Beaulieu est non seulement pittoresque, mais exacte.

On pourrait multiplier les exemples du sentiment élevé du devoir qu’a l’auteur quand il enseigne aussi bien que quand il amuse.

Nombre de traits frappants et véridiques l’attestent dans la peinture de ces temps primitifs de la New Forest, quand le jeune prêtre de La Compagnie Blanche enfreint les règles monastiques aux appels d’une vie plus large.

Le tableau de la cour de France dans les premiers chapitres des Réfugiés en est un autre témoignage, de même que dans Jim Harrison, boxeur, les échos de l’Angleterre élégante et disparue, durant les guerres avec la France, sous le règne de Georges IV.

Rien de décousu ne gâte le mouvement de la scène.

Ce sont des romans d’action avec la distinction de l’honnêteté et du fini.

Une perfection similaire distingue la peinture des caractères.

Des personnages épisodiques, qui apparaissent dans un chapitre pour ne plus revenir, sont dessinés avec un soin minutieux, comme si leur présence dans l’histoire était plus qu’éphémère.

On n’en saurait trouver un meilleur exemple que le prêtre canadien dans Les Réfugiés, qui vit vaillamment sa vie de souffrance en deux pages et disparaît de notre vue, mais jamais de notre mémoire.

On trouve dans les romans de Doyle la preuve d’un amour passionné des robustes qualités qui font un victorieux de l’homme d’action.

Virilité et courage dans la vision sont les distinctions de l’auteur même ; il scrute les croyances et, par-dessus la tête des partis, il regarde au fond des choses.

Les affectations et les hypocrisies lui sont aussi étrangères qu’elles l’étaient à Reuben Clarke of Havant ou à son fils Micah, qui fut au plus haut point un homme de la même trempe.

Il ne professe pas le mépris de la faiblesse, comme certains hommes qui voient les choses avec moins de sympathie, mais il se plaît au franc parler de la force naïve et honnête.

Cette largeur de vue le conduit à considérer l’esprit de rébellion avec plus de justice que ne le pourrait faire Walter Scott, quoique, par nature, il incline vers les hommes du roi, les loyalistes.

Par-dessus tout, c’est, de cœur, un soldat.

Il est de préférence l’homme d’une bonne cause, mais en tout cas, il lui faut le choc des armes.

Ses soldats de fortune sont parmi les mieux dépeints par le roman moderne.

Qui ne se réjouirait à la délicate sauvagerie de Sir Nigel Loring, le plus docile des maris et le plus ardent des jouteurs, dont les invitations à se couper la gorge étaient enveloppées de si originales politesses ?

Jamais soif de sang ne fut si affable que la sienne.

Est-il dans les livres de batailles un grotesque supérieur à Decimus Saxon ?

Depuis le moment où il apparaît sur la scène, tiré du Solent avec ses lettres aux fidèles, cet homme chétif, hardi et batailleur, qui n’a pas un brin de caractère sous sa peau parcheminée, mais qui peut en remontrer comme général à tous les officiers du roi, pour ne pas parler de la cohue des soldats de Monmouth, supporte le regard des yeux qui le fixent comme s’il n’avait pas tranché une gorge pour une paire de bottes à genouillères toutes neuves.

Le docteur Doyle peuple ses pages de ces délicieuses créations, développées avec tant d’humour et d’un dessin si personnel.

De ce qu’un homme peut peindre des soldats, il ne s’ensuit pas qu’il puisse représenter des batailles, mais ces deux dons se rencontrent chez l’auteur de La Compagnie Blanche.

Son plus beau morceau de bataille est la description de Waterloo dans La Grande Ombre, mais Sedgemore aussi est présenté avec une force superbe[4], et il n’est pas un combat sur terre ou sur mer, si peu important soit-il, où il ne manifeste les qualités de puissance et de clarté de son style descriptif.

Les émotions qu’il traite avec le plus d’habileté sont celles qui s’expriment dans l’action dramatique violente.

Quel correspondant de guerre il pourrait faire, un jour qu’il y aurait une vraie guerre !

Et maintenant il n’est pas inutile de signaler la dette de gratitude que le lecteur de nouvelles et de romans doit à Arthur Conan Doyle pour la moralité de son œuvre.

Tout chez lui est santé et bonne humeur.

On ne constate pas de grimace dans sa pensée pour nous faire frissonner, pas un atome de misanthropie ou de manque de foi dans le Bien final.

Ses effusions de sang sont le résultat du combat franc et loyal : elles sont dépourvues de ces horreurs malsaines qui rendent hideux le sacrifice de la vie dans l’aventure.

Ses soldats meurent si bien en se jouant que même leurs cadavres semblent être de bonne compagnie.

Courage et honneur sont alliés en Sir Nigel Loring, et ses meilleurs enthousiasmes sont toujours pour le droit.

Cette inclination pour l’enthousiasme a maintenu la jeunesse de cœur du docteur Doyle.

Quoiqu’il ait fait dans l’existence, il l’a fait avec enthousiasme.

Nul joueur de cricket ne concentra jamais son énergie plus complètement que lui sur la victoire dans un match.

En pratique, il avait décidé de se spécialiser dans les maladies d’yeux, et, même alors que sa réputation littéraire grandissait rapidement, il restait sourd aux suggestions qui tendaient à lui faire abandonner sa besogne d’oculiste.

Pour lui, il n’était pas d’objet plus merveilleux, plus fascinateur que l’œil humain.

Ce fut cette passion du métier qui le fit se rendre à Vienne comme étudiant et à Londres comme practicien, repoussant, autant qu’il le pouvait, toute tentative de l’attirer vers la fiction comme dans sa voie définitive.

Et maintenant, ce n’est que l’objet de cette ardeur qui a changé.

L’enthousiasme est encore là, la joie dans l’action et dans le noble dessein qui décèle une âme saine.

Nul soupçon de décadence ne ternit son opinion du monde.

Le crime et le vice, quand il en traite, sont des excroissances de la nature humaine, non des parties composantes.

Nul rapetissement de la virilité ne vient rendre le suc de ses romans plus amer.

Son influence est avant tout saine : un stimulant à l’action, un antidote à la léthargie et au désespoir. Nul ferment de pensée insouciante ne réduit la valeur de cette belle influence.

Arthur Conan Doyle est un étudiant et un savant, autant qu’un écrivain créateur, doué d’un grand sentiment de la responsabilité qui le garde de choir dans les besognes dépourvues de conscience.

Un orgueil national intense devant le passé qu’il retrace et une solide confiance que son pays est digne de ses traditions inspirent et colorent tout ce qu’il fait.

Romancier, instructeur et patriote, Conan Doyle porte un nom dont les lettres anglaises peuvent être fières.


Hugh S. Maclaughlan.


1898.

  1. Le Mystère de la Vallée de Sasassa (dans Nouveaux Mystères et Aventures).
  2. Derniers Mystères et Aventures.
  3. Principalement les Mystères et Aventures, Nouveaux Mystères et Aventures, le Parasite, la Momie qui ressuscite, l’Horrible Agonie de Lady Sannox.
  4. La Bataille de Sedgemore.