Une question soumise aux conseils généraux

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UNE QUESTION SOUMISE AUX CONSEILS GÉNÉRAUX


DE L’AGRICULTURE, DES MANUFACTURES ET DU COMMERCE[1].


Faut-il, dans l’intérêt de notre marine, admettre en franchise de droits les fers destinés à la construction des navires engagés dans la navigation internationale ?

Cette question n’aurait-elle pas été convenablement suivie de cette autre :

Faut-il, dans l’intérêt de nos voies de communication, admettre en franchise de droits les fers destinés à la construction des railways ?

Et de cette autre encore :

Faut-il, dans l’intérêt de nos estomacs, admettre en franchise de droits les fers destinés au labourage des terres, et par là à la production des subsistances ?

Quoi qu’il en soit, restreignons-nous à la proposition du ministre.

Remarquons d’abord comment elle est posée.

Il ne s’agit pas de recevoir du fer étranger pour construire toute sorte de navires, mais seulement les navires destinés à la navigation internationale. Pourquoi cela ? La raison en est simple. Il y a deux sortes de navigation, celle qui se fait de France à France, ou de métropole à colonie et réciproquement. Cela s’appelle la navigation réservée. Ici on tient le consommateur à la gorge, et il faut qu’il paye. Que le navire soit lourd, mauvais marcheur, qu’il revienne à un prix exorbitant, et grève inutilement les objets transportés d’un fret onéreux, c’est ce dont notre législation ne se met pas en peine, ou plutôt c’est ce qu’elle cherche. Le consommateur est là, tout disposé à se laisser exploiter, et l’on n’y fait pas faute.

Mais la navigation internationale est soumise, dans une certaine mesure, à la concurrence extérieure. Il arrive généralement que les armateurs et marins étrangers se contentent d’un moindre fret que les nôtres, et ils ont l’audace de rendre les marchandises dans nos magasins avec une grande économie, à notre profit.

Comme il est de principe, chez nous, que le public, en tant que consommateur, ne doit jamais être compté pour rien, si ce n’est pour être rançonné, et que ce n’est qu’en qualité de producteur que chaque travailleur doit être protégé, c’est-à-dire mis à même de tirer sa part de la curée, on conçoit aisément que le législateur a dû se préoccuper des moyens de soutenir notre marine nationale, en faisant retomber sur les masses les pertes que lui occasionne son impuissance ou son incapacité.

C’est ce qui a été fait. On s’est dit : L’étranger porte en France telle marchandise pour 20 francs ; nos armateurs ne peuvent la porter que pour 25 francs. Mettons une taxe de 5 francs sur cette marchandise, quand c’est l’étranger qui la porte, et il sera exclu de nos ports. Dès lors, nos armateurs feront la loi et hausseront leur fret à 25 francs. — C’est là l’origine de la surtaxe consignée dans nos tarifs à la colonne qui a pour titre : Par navires étrangers.

En thèse générale, le calcul était mauvais. En effet, il est incontestable qu’à ce système l’acheteur perd cinq francs, tandis que l’armateur ne les gagne pas, puisque, d’après l’hypothèse, il ne peut opérer le transport même à 24 francs. Mais enfin on était autorisé à penser qu’au moyen de cette surtaxe, au préjudice du public, le but immédiat de la mesure serait atteint, et que notre marine serait en mesure de lutter contre la concurrence étrangère.

Il n’en a pas été ainsi. Malgré le doux oreiller de la surtaxe, on a pu voir, dans un article de la Presse, et d’après des chiffres soigneusement relevés de documents officiels, qu’il n’est pas une peuplade sur la surface du globe qui n’envahisse et ne restreigne, d’année en année, notre modeste part de l’intercourse.

J’ai dit ailleurs : Protection, c’est spoliation. C’est là son côté odieux.

J’aurais pu dire aussi : Protection, c’est déception. C’est son côté ridicule.

Car si la protection pèse sur le public, au moins devrait-elle soutenir l’industrie qu’elle prétend favoriser. Comment donc se fait-il que notre marine ne puisse opérer les transports quand la France lui paye pour cela, outre le prix naturel du fret, une prime énorme, cachée sous la surtaxe ?

On ne prend pas garde à une chose, c’est que la protection a deux tranchants. Chacun de nous regarde avec cupidité la part qu’elle lui permet de puiser dans le fonds commun de la spoliation ; mais nous fermons les yeux sur la part qu’elle nous force d’y verser. Le marin français a pour lui les droits différentiels, sa liste civile, cela est vrai. Mais il n’y a pas une planche, un clou, un bout de corde, un lambeau de toile, une tache de goudron qu’il n’ait surpayés en vertu du régime protecteur. Le biscuit qui le nourrit, le paletot qui le couvre, le soulier qui le chausse ont payé la taxe au monopole ; en sorte que ce que la protection lui a injustement conféré en gros, elle le reprend injustement et amplement en détail. Voilà pourquoi notre marine est aux abois.

Maintenant il se présente plusieurs moyens de la relever.

Le plus efficace, le seul efficace selon nos principes, serait de détruire ce régime sous lequel elle succombe. Nous savons qu’il n’y faut pas songer de longtemps. Aussi nous nous proposons de n’examiner que les moyens qui sont en harmonie avec les principes qui dominent notre législation commerciale, principes d’après lesquels le sacrifice des intérêts généraux est toujours de droit.

Dans le sens de cette théorie, le moyen le plus sur, le plus décisif, le plus logique, serait de faire entrer tous les transports par mer dans la navigation réservée ; de remplacer la surtaxe par la prohibition, et de déclarer qu’à l’avenir la France ne recevra plus rien dans ses ports qui n’y arrive par navires français. Je m’étonne que M. le ministre n’y ait pas songé ; et j’espère qu’il me saura gré de lui avoir suggéré cette idée, quoique, à vrai dire, je n’aie pas le mérite de l’invention. Les journaux ne se font pas faute de le pousser dans cette voie. Avons-nous besoin de charbons anglais ? Accordez, disent-ils, le privilége du transport aux navires nationaux. — Mais ce sera plus cher ! — Qu’importe ? c’est l’affaire du public, qui ne s’en soucie guère.

Après ce moyen héroïque, celui qui se présente le plus naturellement, c’est, sinon de convertir la surtaxe en prohibition, du moins de la renforcer. Si la surtaxe est bonne en principe, elle n’a pu faillir que parce qu’elle est trop modérée. Ne pas la relever, c’est en nier implicitement la justice ou l’efficacité ; c’est rejeter le principe même de la protection. Pourquoi donc M. le ministre n’a-t-il pas recours à ce moyen, qui n’est pas nouveau, qui n’est que le développement et le complément d’une mesure universellement adoptée ? Pourquoi ? parce que, sans doute, il entrevoit plus ou moins confusément la déception qui est au bout de ces expédients, comme je le disais tout à l’heure. Voyez en effet dans quel cercle vicieux on s’engagerait ! — Élever la surtaxe, c’est renchérir le fret ; renchérir le fret, c’est grever la marchandise ; grever la marchandise, c’est rompre l’équilibre que la protection a voulu fonder entre notre industrie et l’industrie étrangère. Rompre cet équilibre, c’est se condamner à le rétablir par l’exhaussement du tarif général ; exhausser le tarif, c’est renchérir les armements ; c’est provoquer de nouvelles surtaxes, lesquelles auront les mêmes effets, deviendront causes à leur tour, et ainsi de suite à l’infini.

Ce second moyen ayant été jugé inexécutable, il paraît que M. le ministre s’est enfin avisé que l’on devrait demander à la liberté ce qu’on n’a pu obtenir de l’arbitraire. Il s’est dit : La France, sans doute, naviguerait au même prix que les autres nations, si les matériaux qui entrent dans la construction de ses vaisseaux n’étaient pas grevés de droits qui en élèvent démesurément le prix.

En conséquence, il consulte les Conseils pour savoir s’il ne conviendrait pas d’admettre en franchise les fers qui entrent dans la construction de nos navires.

Évidemment, cette mesure serait par elle-même inefficace, et il faut la considérer comme un premier et timide essai dans la voie de la liberté commerciale. Le raisonnement de M. le ministre doit le conduire à adopter la même politique pour le bois, le cuivre, le chanvre, la toile, etc., etc.

Le fer, en effet, est de si peu d’importance dans un bâtiment en bois doublé, cloué et chevillé en cuivre, que la mesure que médite M. le ministre ne peut pas affecter sensiblement le cours du fret. Cela est si évident qu’on est porté à croire, quoique M. le ministre ne le dise pas, qu’il a eu en vue les navires et surtout les bateaux à vapeur entièrement construits en fer.

Mais alors pourquoi ne pas admettre, en franchise de droits, les navires en fer eux-mêmes de construction étrangère ?

Oh ! dit-on, c’est que nos constructeurs veulent être protégés. — Mais si vous voulez écouter tous les quêteurs de monopole, vous ne pourrez pas admettre le fer ; car nos propriétaires de forêts, nos maîtres de forges, nos actionnaires de mines ne sont pas très-disposés à abandonner leur part de protection. — Vous ne pouvez servir deux maîtres, il faut opter. Est-ce pour le public ou pour les constructeurs que vous êtes ministre ?

Examinons donc la question en elle-même. Elle est bien restreinte, comme on le voit. Les navires en bois, c’est-à-dire la marine actuelle tout entière est hors de cause. Il s’agit de navires en fer, d’une marine future et éventuelle. La question que nous avons à résoudre est celle-ci :

« Vaut-il mieux admettre, en franchise de droits, le fer étranger destiné à la construction des navires, ou les navires en fer eux-mêmes de construction étrangère ? »

Il serait assez curieux de voir d’abord comment elle a été traitée, au point de vue du principe prohibitif, par un journal spécial fort accrédité en ces matières, le Moniteur industriel. La libre admission du fer, pour la destination dont il s’agit, a été insinuée pour la première fois, à ma connaissance, dans un article récent de ce journal.

Il n’est pas possible de faire du régime prohibitif une satire plus naïve à la fois et plus sanglante ; et il semble que le but secret de l’auteur de cet article est de confondre et de ridiculiser ce système, en le montrant sous un aspect vraiment burlesque. Quoi ! vous convenez que notre marine marchande est chassée de tous les ports de l’Océan par la marine étrangère ! Vous en cherchez la cause ; vous trouvez que les matériaux qui entrent dans la construction de nos navires nous coûtent, dans la proportion de 300 pour 100, plus cher qu’aux Anglais ; vous établissez vous-même qu’à cette cause d’infériorité viennent s’ajouter le haut prix du combustible, l’insuffisance de l’outillage, l’inexpérience des constructeurs et des ouvriers ; vous ne disconvenez pas que c’est le régime de la prohibition qui a placé notre marine dans cette situation humiliante et ridicule, et, après tout cela, vous concluez… au maintien de ce régime !

Et remarquez comme la rapacité du monopole est habile à faire argument de tout, même des données les plus contradictoires ! Lorsque, délivré de toute concurrence, il est parvenu à créer dans le pays une industrie factice, à détourner vers un emploi onéreux les capitaux et les bras, et à couvrir ses pertes par des taxes déguisées mais réelles, quelle est la raison sur laquelle il s’appuie pour prolonger et perpétuer son existence ? Il montre ces capitaux que la liberté va détruire, ces bras qu’elle va paralyser ; et cet argument a tant de puissance qu’il n’est pas encore de ministère ou de législature qui ait osé l’affronter. « C’est un malheur, disent humblement les intérêts privilégiés, que la protection nous ait jamais été accordée. Nous comprenons qu’elle pèse lourdement sur le public. Nous avons cru, que, grâce à cette protection dont la loi a entouré notre enfance, nous parviendrions bientôt à voler de nos propres ailes, à marcher dans notre force et notre liberté. Nous nous sommes trompés. La société a partagé notre erreur. C’est elle, pour ainsi dire, qui nous a appelés à l’existence. Elle ne peut plus maintenant nous laisser mourir. Nous avons des droits acquis.

Aujourd’hui ce terrible argument est pris à rebours. « Nous n’avons pas encore employé le fer à la construction des navires. Il n’y a ni bras ni capitaux engagés dans cette voie. D’ailleurs, les matériaux, le combustible, les outils, les entrepreneurs, les ouvriers nous manquent. En outre, cette branche d’industrie exige des connaissances spéciales dans les procédés de fabrication que nul ne possède, et bien peu de personnes sont en état de la naturaliser chez nous. Donc, pour l’implanter dans le pays, pour lui donner l’être, la protection est loin de suffire, c’est la prohibition absolue qu’il nous faut. »

Dites donc que ce n’est pas notre marine qui vous préoccupe, mais vos priviléges. Si sérieusement vous vouliez une marine marchande, vous laisseriez la France échanger avec l’Angleterre des vins contre des navires en fer. Ils ne reviendraient pas plus cher aux armateurs de Bordeaux qu’à ceux de Liverpool, et la concurrence serait possible.

Il est vrai que l’auteur de l’article insinue ici le moyen proposé par M. le ministre, la libre introduction du fer destiné à la construction.

Mais n’a-t-il pas lui-même prouvé d’avance l’inefficacité de ce moyen quand il a dit, avec raison, que ce n’est pas seulement le prix de la matière qui renchérit nos navires, mais encore et surtout l’infériorité de notre mise en œuvre ; quand il a fait observer que notre pays n’était pas disposé pour ce genre d’industrie, qu’il ne le serait pas de longtemps, que les établissements, les machines, le charbon, tout lui manque à la fois ?

Au mois de juillet dernier, j’étais à Liverpool. Un honnête quaker. M. Baines, de la maison Hodgson et compagnie, me fit visiter ses ateliers de construction. Je vis sur le chantier un immense navire tout en fer, quille, membrures, bordages, etc. Après avoir examiné d’innombrables machines que je ne décrirai pas (et pour cause, car je n’en sais guère plus là-dessus que ce pauvre Tristram qui ne put jamais comprendre le mécanisme d’un tourne-broche) ; après avoir vu d’énormes poinçons, de gigantesques ciseaux trouer, tailler, festonner des planches de fer de 2 centimètres d’épaisseur, comme si c’eût été de la pâte de jujube, j’eus avec M. Baines la conversation suivante :

« Ces navires en fer reviennent-ils plus cher que les navires en bois ? — À peu près. La matière est, il est vrai, plus chère, mais on la travaille avec une telle facilité, une telle précision, le système de l’étalonnage présente tant d’avantages, que cela compense bien et au delà le prix du fer. — En quoi donc consiste la supériorité de ce nouveau mode de construction ? — Le navire dure plus, les pièces qui le composent se changent plus facilement, il a moins de tirant d’eau, il est plus léger ; et comme le tonnage se calcule par les trois dimensions, il porte plus, à tonnage égal, et économise les taxes à la marchandise. — En sorte, lui dis-je, que, la concurrence s’en mêlant, c’est le consommateur qui profitera de ces avantages ; vos armateurs baisseront le prix du fret, et nous, Français, qui avons déjà tant de mal à lutter contre vos navires en bois, nous serons tout à fait évincés par vos navires en fer. — Cela est probable, me dit-il, à moins que vous ne fassiez comme nous, ou, si vous ne pouvez, que vous n’achetiez nos bâtiments. — Pourriez-vous me démontrer par des chiffres ces deux points décisifs : 1o les navires en fer ne reviennent pas plus cher que les navires en bois ; 2o ils portent plus, à tonnage égal ? — Venez chez moi ; tous mes livres sont à votre disposition. — Est-ce que vous ne craignez pas de divulguer des secrets qui font votre fortune ? — Ce n’est pas le secret, mais la publicité qui fera ma fortune. Plus on sera convaincu de la supériorité des navires en fer, plus je recevrai des ordres de construction. D’ailleurs, si mes procédés sont bons, comme je le crois, je ne demande pas mieux que l’humanité en profite ; et, quant à moi, quel que soit le sort de cette industrie, j’ai la confiance d’utiliser toujours l’amour du travail et le peu de connaissances qu’il a plu à la Providence de me donner. »

Je regrettai, on le croira sans peine, que le temps ne me permît pas de compulser les livres que l’honnête quaker mettait si loyalement à ma disposition. Si j’avais pu prolonger mon séjour à Liverpool, je serais sans doute en mesure de soumettre aujourd’hui aux Conseils des documents précieux sur la question dont ils sont saisis.

Quoi qu’il en soit, le premier moyen de relever notre marine, l’admission des bâtiments en fer de construction étrangère, est d’une efficacité incontestable, puisqu’il donnerait aux armateurs de Bordeaux, de Nantes et du Havre des navires qui leur reviendraient au même prix qu’aux armateurs de Liverpool, de Londres et de Bristol.

Il est d’une exécution facile. Il ne complique en rien les opérations de la douane ; il ne blesse pas ce qu’on nomme les droits acquis, ni ceux des constructeurs, puisque ce genre d’industrie n’a pour ainsi dire pas encore chez nous d’existence sérieuse ; ni ceux des maîtres de forges, puisque le fer ainsi introduit ne ferme aucun débouché à notre production métallurgique, n’en diminue pas l’emploi actuel et ne peut par conséquent en affecter le prix.

Le second moyen, l’admission en franchise de droits du fer destiné à la construction, a-t-il les mêmes avantages ? ne présente-t-il pas de graves inconvénients ?

On a déjà vu que, tout en le proposant, le Moniteur s’était chargé de démontrer sa disproportion avec le but qu’on a en vue.

Non-seulement il est illusoire, mais il ouvre à l’industrie un avenir si effrayant, que je me vois forcé, afin que le public ne soit pas pris au dépourvu, d’invoquer encore un moment son attention.

Je suis surpris qu’on ne soit pas frappé, comme je le suis moi-même, des tendances vraiment exorbitantes et dangereuses dans lesquelles la France laisse s’engager l’administration des douanes.

Certes, c’était bien assez que cette institution, d’abord purement fiscale, se fût convertie en un instrument soi-disant de protection, en réalité de priviléges et de monopoles. Dès lors les travailleurs se sont aussi transformés en solliciteurs ; ils ont assailli le gouvernement pour lui arracher la faculté de rançonner la nation, comme les quêteurs de places l’assiégent pour acquérir le droit d’exploiter le budget. Et le pouvoir, détourné de sa véritable et simple mission, qui est de garantir à chacun sa liberté, sa sûreté et sa propriété, s’est vu chargé encore de l’effroyable tâche de satisfaire à toutes les prétentions des classes laborieuses, d’assurer à chaque industrie les moyens de se soutenir et de se développer, et cela par le jeu des tarifs, par des combinaisons de taxes, par l’octroi à quelques-uns de ce qu’il parvient à arracher à tous.

Cependant la douane, obéissant à de fausses notions dont elle n’est pas responsable, puisqu’elle les reçoit du public, procédait au moins à son œuvre nouvelle par mesures générales et uniformes, lorsqu’il y a trois ans, elle déposa dans le traité belge le funeste germe des droits différentiels. À partir de cette époque, il fut établi en principe que les taxes d’importation pourraient varier selon les pays de provenance, selon le cours des denrées dans chacun de ces pays, selon leur distance, ou même, qu’on me passe l’expression, selon la température des passions, des animosités et des jalousies nationales. Ainsi la douane n’a plus borné ses prétentions à être un instrument de protection, elle est devenue une arme offensive, un moyen politique d’agression. Elle a dit à un peuple : « Tu es ami, nous admettrons tes produits à des conditions modérées, » à un autre : « Nous te haïssons, notre marché te sera fermé. » Qui ne voit combien ce caractère hostile imprimé à la douane augmente les chances de guerre, déjà si nombreuses, que les tarifs recèlent dans leur sein ? Qui ne comprend que ce sont les factions désormais qui se combattront sur le terrain des questions douanières ? Qui ne s’aperçoit avec effroi qu’un nouvel horizon a été ouvert à de diaboliques alliances entre les cupidités industrielles et les intrigues politiques ?

Voici maintenant que les droits de douane varieront, non plus seulement selon les pays de provenance, mais encore suivant la destination de la marchandise.

Voyez comme s’élargit insensiblement le rôle du douanier !

D’abord, il n’avait qu’une question à adresser à la marchandise : « Qu’es-tu ? » Sur la réponse il prélevait la taxe, et tout était dit.

Plus tard, le dialogue s’est étendu à deux questions : « Qu’es-tu ? — Du fil. — D’où viens-tu ? — Que t’importe ? — Il m’importe que si tu viens de Bruxelles, tu payeras dix ; et si tu arrives de Manchester, tu payeras trente. » C’était bien le moins qu’on pût accorder à la ligue du monopole avec l’anglophobie.

Maintenant voici que le douanier aura droit à trois interrogations : « Qu’es-tu ? — Du fer. — D’où viens-tu ? car le droit varie selon que la nature t’avait déposé dans les mines du Westergothland ou dans celles du Cornouailles. — Je viens du Cornouailles. — À quoi es-tu destiné ? car le droit varie encore suivant que tu vas devenir navire ou charrue. »

Ainsi la douane gagne tous les jours du terrain. De fiscale qu’elle était, elle s’est faite protectrice, puis diplomate, ensuite industrielle. La voilà qui va s’immiscer dans tous nos travaux, se faire juge de leur importance relative ; non plus par des mesures générales, mais par une inquisition de détails qui ira jusqu’à nous demander compte de l’emploi de tous les matériaux que nous aurons à mettre en œuvre.

Mais laissons de côté ce principe exorbitant et nouveau qu’on veut introduire dans nos tarifs ; fermons les yeux au vaste horizon qu’il ouvre à la douane. A-t-on du moins songé aux difficultés de l’exécution ? Si les droits d’entrée varient pour chaque marchandise, en raison de l’infinie variété de ses usages, il faudra donc que la douane ait l’œil sur elle dans toutes ses transformations. Il faudra donc qu’elle pénètre dans le chantier du constructeur, qu’elle s’y installe jour et nuit, qu’elle y dresse sa tente, qu’elle constate les déchets et les manquants, en un mot, il faudra qu’elle soit armée de l’exercice avec son cortége d’entraves, de mesures préventives, d’acquits-à-caution, de laissez-passer, de passavants, de passe-debout, que sais-je ? Pour peu que le principe s’étende à d’autres matériaux, nos ateliers, nos magasins, nos bureaux, nos livres même ne devront plus avoir de secrets pour MM. les employés ; nos maisons, nos armoires, nos chambres n’auront plus pour eux de verrous ni de serrures ; une autre institution méritant bien le titre énergique de droits-réunis pèsera sur la France ; la législation qui régit les débitants de boissons, de spéciale qu’elle est, deviendra générale, et nous serons tous ainsi ramenés à cette égalité devant la loi si chère au prédécesseur du ministre actuel des finances, laquelle aura pour niveau commun la condition du cabaretier[2]. (V. p. 243.)

Qu’on ne dise pas que ces craintes sont exagérées. Je défie qu’on me prouve que l’on peut faire pénétrer dans les tarifs le principe des droits variables selon la destination de la marchandise, sans investir aussitôt la douane de l’exercice, ou de quelque chose de semblable sous un autre nom.

Messieurs les conseillers généraux des manufactures et du commerce, messieurs les simples conseillers de l’agriculture, vous êtes presque tous des hommes du Nord ; vous n’avez guère à vous débattre sous l’inquisition des droits réunis ; vous savez à peine ce que c’est. Prenez garde que la douane ne se charge un jour de vous l’apprendre, et ne méprisez pas ce cri d’alarme qui s’élève dans un pays parfaitement instruit par l’expérience.

Je conclus, 1o que ce qu’il y aurait de mieux à faire, sans se préoccuper des intérêts de la marine plus que de ceux de l’agriculture et des fabriques, ce serait d’abaisser les droits sur le fer étranger quelle que fût sa destination. Ce n’est pas à la douane, c’est à l’industrie de demander, comme le statuaire de la fable :

Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

2o Que si l’on veut favoriser notre marine marchande, le moyen le plus simple est de permettre à nos armateurs d’acheter des navires en fer et même en bois, au meilleur marché possible, dans tous les chantiers du monde.

3o Que la libre admission du fer destiné à la construction est une mesure qui n’a qu’un bon côté, qui est d’être la plus sanglante satire que l’on puisse faire du régime prohibitif ; car elle implique l’aveu que ce régime a paralysé notre marine, et il n’y a aucune raison pour ne pas reconnaître qu’il a exercé la même influence sur l’ensemble de toutes nos industries. Mais, relativement au but cherché, cette mesure est complétement inefficace ; elle a en outre l’immense inconvénient de compliquer nos tarifs, et de déposer dans le terrain de la douane le germe dangereux de l’exercice, germe que l’atmosphère bureaucratique ne manquera pas de développer rapidement.


  1. Par une circulaire de 1845, M. Cunin-Gridaine, ministre du commerce, interrogeait les Conseils généraux sur diverses modifications à introduire dans nos lois. L’une des questions posées était relative à l’importation du fer. C’est à l’occasion de celle-ci que F. Bastiat publia les réflexions suivantes dans le no de décembre 1845 du Journal des Économistes. (Note de l’éditeur.)
  2. Lorsque M. Humann empirait d’année en année le sort des propriétaires de vignes, il disait : « De quoi se plaignent ces messieurs ? relativement à celle des cabaretiers, leur condition est privilégiée, et la Charte me fait un devoir de faire triompher le principe de l’égalité. »