Une tourmente de neige/Chapitre 10

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 271-275).


X


Je m’endormis encore. Lorsque Aliochka, en me heurtant de son pied, me réveilla, et que j’ouvris les yeux, il faisait jour déjà. On eût dit que le froid était encore plus vif que pendant la nuit. La neige avait cessé de tomber, mais un vent violent et sec continuait à soulever la poussière blanche dans la plaine, et surtout sous les sabots des chevaux et les patins des troïkas.

Du côté de l’Orient, étincela le ciel bleu foncé, sur lequel ressortaient, de plus en plus apparentes, des bandes obliques d’un beau ton orangé. Au-dessus de nos têtes, à travers de blancs nuages errants, transparaissait l’azur d’un bleu tendre. À gauche, des nues flottaient, lumineuses et légères. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, on ne voyait que la neige accumulée au loin par couches profondes. Nul vestige d’hommes, ni de traîneaux, ni de fauves. Les contours et les couleurs du yamchtchik et des chevaux se dessinaient avec netteté, profilant sur le fond éblouissant leurs silhouettes précises.

Le bord du bonnet bleu marin d’Ignachka, son col, ses cheveux et jusqu’à ses bottes, tout était blanc ; le traîneau était entièrement envahi. La neige recouvrait la partie droite de la tête et du garrot du korennaïa gris, montait jusqu’aux genoux du pristiajnaïa, et plaquait par endroits sa croupe en sueur, aux poils frisés. La petite houppe se balançait, battant la mesure de tous les airs qui me venaient en tête, au gré des mouvements du cheval. On ne devinait sa fatigue qu’à ses oreilles tombantes, à son ventre tour à tour contracté et soulevé. Un seul objet arrêtait l’attention : c’était la borne de verste, au pied de laquelle le vent amoncelait sans cesse la neige tourbillonnante et éparpillée.

J’étais émerveillé de voir les mêmes chevaux courir toute une nuit, pendant douze heures, sans savoir où, sans s’arrêter, et arriver cependant au but.

Notre clochette semblait tinter plus joyeusement. Ignat s’était essoufflé à force de crier ; par derrière, on entendait haleter les chevaux et sonner les sonnettes de la troïka où se trouvaient le petit vieux et le conseilleur ; mais celle du yamchtchik endormi avait complètement disparu.

Après une demi-verste de route, nous remarquons les traces toutes fraîches d’un traîneau avec son attelage ; et, çà et là, des gouttes de sang d’un cheval blessé.

— C’est Philippe, vois-tu ? il nous a dépassés ! dit Ignachka. Voilà que surgit, au bord du chemin, presque enfouie sous la neige, une maisonnette avec une enseigne. Près du cabaret, se tenait une troïka de chevaux gris, frisés par la sueur, jambes écartées et têtes basses. Devant la porte, un passage avait été frayé, et la pioche était encore là, toute droite. Mais le vent balayait toujours le toit et faisait danser la neige. Sur le seuil, au bruit de nos clochettes, apparut un grand yamchtchik rouge et roux, un verre de vin à la main, et criant quelque chose.

Ignachka se retourna vers moi et me demanda la permission de faire halte. Alors seulement j’aperçus son visage pour la première fois.