Une tourmente de neige/Chapitre 11

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 276-282).


XI


Ce visage n’était point sec, basané, pourvu d’un nez droit, comme je m’y attendais d’après ses cheveux et sa carrure : c’était un museau rond, jovial, avec un nez épaté, une grande bouche et des yeux bleu clair. Ses joues et son cou étaient rouges comme si on venait de les frictionner avec un morceau de drap. Ses sourcils, ses longs cils et le duvet qui couvrait le bas de son visage étaient tout à fait blancs de neige.

Une demi-verste seulement nous séparait du relais. Nous nous arrêtâmes.

— Va, mais reviens vite, lui dis-je.

— Dans un instant, répondit Ignachka qui sauta de son siège et s’avança vers Philippe.

— Donne, frère, dit-il, en ôtant la moufle de sa main droite, et en la jetant avec le knout sur la neige. Puis, rejetant sa tête en arrière, il but d’un seul trait le petit verre de vodka qu’on lui tendait.

Le cabaretier, sans doute un Cosaque en retraite, avec un demi-chtof dans sa main, sortit de la maisonnette.

— Qui en veut ? fit-il. Le grand Wassili, un moujik maigre et blondasse, avec une barbiche de bouc, et le conseilleur ventripotent, une épaisse barbe filasse formant collier autour de son visage, s’approchèrent, et vidèrent chacun un petit verre. Le petit vieux se joignit au groupe de buveurs, mais personne ne lui offrit rien, et il retourna vers ses chevaux attachés derrière le traîneau, il se mit à leur caresser le dos et la croupe. Le petit vieux était bien comme je l’avais imaginé : petit, maigriot, le visage ridé et bleui, la barbiche rare, un petit nez pointu, et des dents jaunes et usées. Son bonnet était tout neuf, mais son touloupe était défraîchi, sali par le goudron, et déchiré aux épaules et sur le devant ; il s’arrêtait au-dessus des genoux ; ses culottes étaient serrées dans les bottes. Lui-même il était courbé et ratatiné, et, tout en tremblant de sa tête et de ses genoux, il faisait je ne sais quoi auprès de son traîneau ; visiblement il essayait de se réchauffer.

— Eh bien ! Mitritch ! Prends donc un peu de vodka ; cela te réchaufferait bien, lui cria le conseilleur.

Mitritch tressaillit ; il rajusta l’avaloire du cheval, la douga, et vint à moi.

— Eh bien ! barine, dit-il en ôtant son bonnet de dessus ses cheveux gris et en me saluant humblement, nous avons erré toute la nuit avec vous, à chercher la route. Ne me payerez-vous pas au moins un petit verre ? Vraiment, petit père, Votre Excellence ! Car autrement, impossible de me réchauffer, ajouta-t-il avec un sourire obséquieux.

Je lui donnai vingt-cinq kopeks. Le cabaretier apporta un verre et servit le petit vieux, qui, s’étant débarrassé de sa moufle et de son knout, tendit vers le verre sa petite main hâlée, ridée et un peu bleuie. Mais son gros doigt, comme étranger, ne lui obéissait pas ; il ne pouvait pas retenir son verre ; il le renversa et le laissa tomber par terre.

Tous les yamchtchiks éclatèrent de rire.

— Vois-tu Mitritch, comme il est gelé ? Il ne peut plus tenir entre ses mains de la vodka.

Mais Mitritch était très chagriné d’avoir renversé son verre.

On lui en remplit cependant un autre, qu’on lui versa dans la bouche. Aussitôt il devint joyeux, courut au cabaret, alluma sa pipe, montra ses dents usées et jaunes ; il jurait à chaque mot. Après avoir vidé le dernier verre, les moujiks regagnèrent leurs troïkas, et nous repartîmes.

La neige étincelait, de plus en plus blanche, et son éclat blessait les yeux. Les bandes d’un pourpre orangé s’élevaient toujours davantage, et s’étendaient, plus lumineuses, dans l’azur profond. Même l’orbe rouge du soleil apparut à l’horizon au travers des nuages gris.

Sur la route, auprès du relais, les traces de roues apparurent nettes, jaunâtres, avec des ornières. On se sentait léger et frais dans cet air dense et glacé.

Ma troïka volait ; la tête du korennaïa et son cou, dont la crinière s’éparpillait sur la donga, se balançaient d’un mouvement court et rapide au-dessous de la clochette, dont le battant ne battait plus, mais rasait les parois. Les bons pristiajnaïas, tendant tous deux les traits gelés, galopaient énergiquement ; la houppe les frôlait jusqu’au ventre. Parfois l’un d’eux buttait dans une ornière, et ses efforts pour en sortir me faisaient aller de la neige dans les yeux. Ignachka ténorisait allègrement. La gelée sèche craquait sous les patins. Derrière nous, comme à la fête, tintaient les deux clochettes, et l’on entendait les cris des yamchtchiks ivres.

Je me retournai. Les pristiajnaïas gris et frisés, allongeant le cou, retenant leur souffle, et la bride en désordre, trottaient sur la neige. Philippe, faisait claquer son knout et arrangeait son bonnet. Le petit vieux, les pieds en l’air comme avant, était étendu au milieu du traîneau.

Deux minutes après, les troïkas firent craquer le plancher devant la maison du relais, et Ignachka, tournant vers moi son visage hérissé de glaçons et soufflant le froid, me dit tout content :

— Nous vous avons mené, tout de même, barine !