Une tourmente de neige/Chapitre 7

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 250-258).


VII


— Venez, tout est prêt, me cria Aliochka du premier traîneau.

La tourmente était si forte, que c’est à peine si, en baissant tout à fait et en retenant de mes deux mains les pans de mon manteau, je pus, à travers la neige en mouvement que le vent soulevait de dessous mes pieds, faire les quelques pas qui me séparaient du traîneau. Mon ancien yamchtchik était déjà à genoux au milieu de son traîneau vide, mais, en m’apercevant, il ôta son grand bonnet ; le vent agita furieusement ses cheveux ; puis il me demanda un pourboire. Il n’espérait sans doute pas que je ne lui donnerais rien, car mon refus ne le chagrina pas du tout. Il ne m’en remercia pas moins, renfonça son bonnet sur sa tête, et me dit :

— Eh bien ! que Dieu vous aide, barine…

Puis il tira ses guides en sifflotant, et s’éloigna de nous.

Aussitôt après, Ignachka, lui aussi, fouettait à tour de bras et excitait ses chevaux. De nouveau le bruit du craquement des sabots, les cris, les sons de la clochette, couvrirent le hurlement du vent, qu’on entendait plus distinctement lorsque nous étions arrêtés.

Environ un quart d’heure après le transbordement, comme je ne dormais pas, je m’amusai à examiner la silhouette de mon nouvel yamchtchik et de ses chevaux. Ignachka était solidement campé ; il touchait, menaçait du knout, criait, frappait du pied ; puis, se penchant en avant, il arrangeait l’avaloire du korennaïa, qui tournait constamment à droite.

Ignachka était d’une taille moyenne, mais bien proportionnée, à ce qu’il me parut. Par-dessus son touloupe, il portait un caftan sans ceinture, dont le col était presque rabattu, et son cou se voyait tout nu. Ses bottes n’étaient pas en feutre, mais en cuir. Il ne cessait d’ôter et de remettre son petit bonnet. Ses oreilles n’étaient abritées que par ses cheveux. Tous ses mouvements dénotaient non seulement de l’énergie, mais encore, et surtout, me semblait-il, la volonté d’en avoir. Pourtant, plus nous allions, plus il cherchait à se mettre à l’aise ; il s’agitait sur son siège, frappait du pied, parlait tantôt à moi, tantôt à Aliochka, et je voyais bien qu’il craignait de perdre son assurance.

Il y avait de quoi : bien que les chevaux fussent vigoureux, la route à chaque pas devenait de plus en plus pénible ; et on pouvait remarquer qu’ils couraient avec moins d’entrain. Il fallait déjà user du fouet, et le korennaïa, un fort et grand cheval, à la crinière dure, avait déjà butté deux fois : aussitôt, comme effrayé, il avait tiré en avant en relevant sa tête échevelée presqu’au niveau de la clochette. Le pristiajnaïa de droite, que j’observais involontairement, tout en balançant la longue houppe en cuir de son avaloire, ne tendait plus les traits, il réclamait le knout ; mais comme un bon, comme un ardent cheval qu’il était, il semblait se dépiter de sa faiblesse : il baissait et relevait la tête avec colère, comme pour demander le stimulant de la bride.

De fait, l’intensité de la gelée et la violence de la tourmente vont s’accroissant terriblement. Les chevaux mollissent, la route se fait plus rude ; nous ignorons absolument où nous sommes, où nous allons, et si nous arriverons, non plus même au relais, mais dans n’importe quel abri. Quelle cruelle ironie d’ouïr la clochette tinter si allègrement, et Ignachka crier avec tant d’assurance et de désinvolture, comme si nous étions à nous promener par une belle et froide journée de soleil, pendant la fête, à travers les rues de quelque village ! Et qu’il est étrange de penser que nous allions sans savoir où d’une pareille vitesse !

Ignachka se met à chanter d’une voix suraiguë de fausset, mais si sonore, avec des pauses pendant lesquelles il sifflote, qu’on aurait honte d’avoir peur en l’écoutant.

— Hé-hey ! Qu’as-tu donc à hurler, Ignat ? fit la voix du conseilleur. Arrête pour un moment.

— Qu’y a-t-il ?

— Arrê-ê-ête !

Ignat s’arrêta. Tout redevint silencieux ; le vent se remit à gronder et à siffler, et la neige, en tournoyant, tomba plus dru dans le traîneau. Le conseilleur s’approcha de nous.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ?

— Mais comment, qu’y a-t-il ? Où aller ?

— Qui le sait ?

— As-tu donc les pieds gelés, que tu les remues ?

— Ils sont tout à fait engourdis.

— Tu devrais te mettre en quête. Vois-tu ce feu là-bas ? Ce doit être un campement de Kalmouks. Tu aurais bientôt fait de te chauffer les pieds.

— C’est bien. Tiens donc un peu mes chevaux…

Et Ignat se mit à courir dans la direction désignée.

— Il faut regarder, chercher, et l’on trouve. Car autrement pourquoi aller à l’aveuglette ? me disait le conseilleur. Vois-tu comme il a échauffé les chevaux.

Pendant tout le temps que dura l’absence d’Ignat, — et ce temps fut si long qu’un moment je le crus égaré, — le conseilleur m’apprenait avec assurance, et d’un ton calme, comment il faut agir pendant une tourmente, que le mieux serait de dételer le cheval, et de le laisser aller, et que, par Dieu, il mènerait droit au but. Ou bien il me racontait comment on peut aussi s’orienter d’après les étoiles, et comment, si c’était lui qui se fût trouvé en tête, nous serions arrivés depuis longtemps.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda-t-il à Ignat qui arrivait, fendant péniblement la neige dans laquelle il enfonçait presque jusqu’aux genoux.

— Il y a bien un campement, répondit Ignat essoufflé. Mais quel est-il ? Il est probable, frères, que nous nous sommes égarés du côté de la propriété Prolgovskaïa. Il faut prendre à gauche.

— Que chante-t-il là ?… Ce sont nos campements situés derrière le relais, répondit le conseilleur.

— Mais je te dis que non !

— J’ai fort bien vu et je sais ce que je dis ; c’est bien comme je dis. Et si ce n’est pas cela, alors ce doit être la propriété Tamichevsko. Il faut donc prendre à droite, et nous tomberons juste sur le grand pont, après la huitième verste.

— Mais on te dit que non ! Je l’ai bien vu, répondit Ignat avec humeur.

— Eh ! frère !… Et tu es encore un yamchtchik !

— Oui, un yamchtchik !… Cherche donc toi-même !

— Mais qu’ai-je besoin de chercher ? Je le sais bien sans cela.

Ignat, visiblement, se fâchait. Sans répondre, il sauta sur son siège, et toucha.

— Vois-tu mes pieds, comme ils sont engourdis ! Impossible de les réchauffer, dit-il à Aliochka en continuant de plus belle à frapper des pieds, et à enlever la neige qui s’était glissée dans ses bottes.

J’avais une terrible envie de dormir.