Une tourmente de neige/Chapitre 9

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 266-270).


IX


Je dormais profondément. Mais la tierce de la clochette sonnait sans répit, et je la voyais dans mon rêve sous la forme tantôt d’un chien qui se jetait sur moi, tantôt d’un orgue dont j’étais moi-même un des tuyaux, tantôt d’un vers français que j’étais en train de composer. Parfois, il me semble que cette tierce est une sorte d’instrument de torture qui ne cesse de me serrer le talon droit : la douleur est si forte, que je me réveille et que j’ouvre les yeux en me frottant le pied. Il commençait à se geler.

La nuit était toujours lumineuse, trouble et blanche. La même course nous emportait ; le même Ignachka était assis de côté, et frappait du pied ; le même pristiajnaïa, allongeant son cou et relevant à peine ses jambes, trottait dans la neige profonde, et balançait à chaque saut la houppe de son avaloire.

La tête du korennaïa, avec la crinière au vent, faisant tour à tour se tendre et fléchir les guides enfilées à la douga, se balançait en mesure. Mais tout cela, plus qu’avant, était couvert de neige. La neige tournoyait devant nous, s’amoncelait par côté sur les patins, montait jusqu’aux genoux des chevaux, et, par en haut, blanchissait les épaules et les bonnets.

Le vent soufflait tantôt du côté droit, tantôt du côté gauche, jouant avec les cols, le pan du caftan d’Ignachka, la crinière du pristiajnaïa, hurlant sur la douga et entre les brancards.

Le froid sévissait de plus en plus. À peine exposais-je un peu mon visage à l’air, que la neige sèche et gelée et tourbillonnante m’entrait dans les cils, dans le nez, la bouche, et s’insinuait dans mon dos. Je regarde autour de moi : tout est blanc, clair et neigeux. Rien qu’une lumière trouble et rien que la neige. Je me sens sérieusement effrayé.

Aliochka dormait à nos pieds dans le fond du traîneau. Tout son dos disparaissait sous une épaisse couche de neige. Ignachka, lui, ne se désolait guère ; il tirait constamment sur les guides, stimulait les chevaux et frappait des pieds. La clochette rendait toujours son même son étrange ; les chevaux anhélaient, mais ils continuaient à courir, multipliant les faux pas et ralentissant leur allure.

Ignachka sursauta de nouveau, fit un geste de sa main gantée d’une moufle et se mit à chanter de sa voix suraiguë et forcée. Sans terminer sa chanson, il arrêta la troïka, rejeta les guides sur son siège, et descendit. Le vent hurlait de plus belle, la neige tombait, plus furieuse, sur les choubas. Je me retournai ; la troisième troïka n’était plus derrière nous : « Elle se sera attardée en route, » pensai-je. Auprès du second traîneau, à travers le brouillard neigeux, on voyait le petit vieux qui battait des semelles.

Ignachka fit trois pas, s’assit sur la neige, se déceintura, et ôta ses bottes.

— Que fais-tu là ? demandai-je.

— Je me déchausse un moment, car j’ai les pieds tout gelés, me répondit-il.

Et il continua son manège.

Je me sentais glacé lorsque je sortais mon cou de ma chouba pour voir ce qu’il faisait. Je me tenais droit, les yeux fixés sur le pristiajnaïa, lequel, en écartant une jambe, agitait, avec une lassitude maladive, sa queue nouée et neigeuse. La secousse qu’imprima Ignachka au traîneau en remontant sur son siège acheva de me réveiller.

— Où sommes-nous maintenant ? demandai-je. Arriverons-nous avant le jour, au moins ?

— Soyez tranquille, nous vous mènerons au but, maintenant que mes pieds se sont bien réchauffés.

Il toucha. La cloche retentit, le traîneau reprit sa marche cadencée, et le vent siffla sous les patins. De nouveau, nous voguions sur cette mer infinie de clarté.