Une vieille maîtresse/Partie 1/8

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Alphonse Lemerre (tome 1p. 174-198).


VIII

SANG POUR SANG

(Suite d’une variété dans l’amour)


Arrivé à cette partie de son récit, M. de Marigny se tut un instant comme s’il eût voulu laisser place à quelque observation de la marquise ; mais trop vivement intéressée pour ne pas désirer connaître ce qui allait suivre :

« Continuez, continuez, — dit-elle à son futur petit-fils.

— Nous revînmes à Paris — dit Marigny — par des côtés différents. J’allai trouver Alfred de Mareuil et je lui contai mon aventure. Il s’étonna d’abord ; puis s’amusa beaucoup de ma balafre restituée au visage du mari. Il consentit à me servir de témoin. « Il est fort probable — ajouta-t-il — que sir Reginald va venir me demander le service que vous réclamez de mon amitié. Vous avez bien fait de venir le premier. » Nous parlâmes longtemps de la Malagaise. J’épiais un peu, je l’avoue, ses sensations sur sa physionomie. Mais rien dans sa personne, ni dans ses paroles, ne trahit la discrétion d’un homme heureux.

« Le lendemain, à neuf heures, nous étions au hameau de Boulainvilliers, le comte de Mareuil, le comte de Cérisy qu’il s’était adjoint et moi. En allant, Mareuil m’avait raconté que ses prévisions s’étaient justifiées, et que sir Annesley l’avait prié la veille au soir de l’assister dans son duel. « Il se sera probablement — dit le comte — adressé, sur mon refus, à quelque compatriote en voyage, car il ne connaît personne à Paris. »

« Au moment où nous entrions par une extrémité dans le chemin bordé de peupliers que nous avions choisi pour notre rendez-vous, nous vîmes arriver, à l’autre extrémité de ce chemin, la calèche anglaise de sir Reginald Annesley. Elle vint à nous du trot léger des deux magnifiques chevaux alezan qui la traînaient. C’était un véritable gentleman que sir Reginald Annesley. Quand il s’agissait d’un duel, il se piquait d’exactitude. Il descendit de sa calèche aussi lestement qu’il eût fait devant Tortoni. Deux jeunes gens l’accompagnaient.

« — Ce sont mes témoins que je vous présente, messieurs, — dit-il en nous saluant avec politesse et dignité et en donnant la main au comte de Mareuil.

« — Et voici les miens, monsieur, — répondis-je, en désignant du geste MM. de Mareuil et de Cérisy.

« Il n’y avait plus qu’à faire les préparatifs d’un combat dont personne de nous ne contestait la nécessité. C’était au pistolet que nous devions nous battre. On nous plaçait à la distance de quarante pas ; nous devions marcher l’un sur l’autre et nous pouvions tirer quand il nous plairait, même à bout portant.

« Pendant que l’on comptait les pas, le croiriez-vous, marquise ?… j’avais reconnu la Malagaise dans le second témoin de sir Reginald !!! Je pris par le bras le comte de Mareuil, et l’entraînant à l’écart :

« — Vous rappelez-vous — lui dis-je — le fameux duel du duc de Buckingham et du duc de Shrewsbury, dans lequel la duchesse, déguisée en page, tint le cheval de son amant et décampa avec lui quand le pauvre diable de mari eut été couché sur le carreau ? Tenez ! voici le pendant et le contraste de cette célèbre aventure. Voici une demoiselle d’Espagne qui va donner à la grande dame Anglaise une leçon de moralité ! Regardez !

« — Par la mort, c’est la Malagaise ! — s’écria Alfred de Mareuil stupéfait. — Voilà qui est de plus en plus incompréhensible ! Quelle diable de haine enragée avez-vous allumée dans cette femme-là ? Cela passe toute proportion connue ; mais, je l’avoue, cela commence à me révolter. Oui, d’honneur, j’ai beau être amoureux d’elle, un pareil acharnement ne l’embellit pas. C’est odieux ! Et sir Reginald — dit-il encore — qui consent à prendre sa femme pour témoin dans une affaire aussi sérieuse ! Ces Anglais ! Poussent-ils loin l’excentricité ?… J’ai envie de déclarer à ces messieurs ce qu’il en est, et de protester contre l’inconvenance de la présence d’une femme ici.

« — Gardez-vous-en bien, — répondis-je. — J’ai eu la même pensée que vous hier, quand sir Reginald m’a proposé le combat, place tenante ; mais aujourd’hui, non ! Jugeons cette femme. Allons jusqu’au bout. Sachons le mot de l’énigme, s’il y en a un. Et puisque la fille du toréador a soif de sang, qu’elle le voie couler !

« Je la regardais en parlant ainsi. Je n’en pouvais ôter ma vue. Était-ce une illusion dernière ? mais jamais elle ne m’avait paru plus charmante. Ce qu’en elle la femme avait d’irrégulier, de dur, de trop maigre, disparaissait quand elle était habillée en homme. Sa redingote de velours noir, serrée à la taille, dessinait gracieusement son torse nerveux et agile qui provoquait si bien les frémissantes étreintes de l’amour, en les défiant. Voluptueuse par la tournure, cruelle par la physionomie, de nous tous qui étions là pour tuer ou pour voir mourir, elle était certainement la moins émue. La haine tranquille couvrait son visage, armé d’audace, d’un masque de lave éteinte. Elle tenait dans ses petites mains, fines et calmes, l’un des pistolets qui devaient nous servir et qu’elle-même venait de charger.

« Le duel ne fut pas long, marquise ! À un signal donné par le comte de Mareuil, sir Reginald et moi nous marchâmes l’un sur l’autre. Je tirai le premier au dixième pas. Et comme je regardais bien plus ma fascinatrice que mon adversaire, ma balle se perdit et s’enfonça dans un des arbres du chemin. Je dois lui rendre cette justice : les instincts généreux vivaient en sir Reginald Annesley. Le sang, brûlé par les alcools et le jeu, roulait encore de nobles gouttes. Il s’était avancé vers moi, la main pendante, et la bouche de son pistolet tournée vers la terre. Il s’arrêta quand j’eus tiré, comme s’il avait méprisé l’avantage de tirer sur moi sans danger pour lui. Il hésitait, tenant toujours son arme baissée.

« — Tire ! et tue-le donc, — fit l’implacable Malagaise. — Qu’attends-tu ?

« Et moi, ne voulant pas être en reste devant cet homme qui hésitait avec grandeur, je marchai carrément vers lui, en lui présentant toute la largeur de ma poitrine, et, par là, je le forçai à lever son arme, car il eût répugné à me tuer à bout portant. Le fils des premiers flibustiers du monde n’avait jamais manqué son coup. Il cligna de l’œil, fit feu d’une main ferme et m’étendit à ses pieds.

« La balle m’avait traversé de part en part.

« Je ne sais combien de temps je demeurai sans connaissance, mais quand je repris mes sens, je me trouvai dans mon appartement, en proie à une fièvre intense et à d’intolérables douleurs. Mes témoins m’avaient transporté chez moi. Ils me montraient un zèle affectueux qui s’élevait jusqu’au dévouement ; le comte de Mareuil surtout. Je le connaissais bien plus que le comte de Cérisy. Le temps que je passai sur mon lit de tortures, il vint me voir presque tous les jours. Fatalement, je lui parlai de la Malagaise. Son image, sa pensée ne me quittaient plus. Pendant la nuit, si ce que je souffrais ne m’empêchait pas de dormir, je la voyais incessamment sous ses vêtements d’homme. J’entendais sa voix acharnée s’écrier comme le jour du duel : « Tue-le, Reginald ! » et, faut-il le dire ! l’amour fait-il de nos plus grands orgueils des lâchetés ? Tant de haine n’appelait pas ma haine ! J’aimais mon bourreau. Oh ! quel supplice d’aimer son bourreau ! « Mon cher, — me disait de Mareuil, — nous nous perdons dans cet abîme. Avec mon amour pour elle, elle m’a fait positivement horreur, jusqu’au moment où vous avez été frappé. Mais à peine êtes-vous tombé, qu’un peu de la femme s’est retrouvé. Elle est devenue pâle comme on le devient quand on va mourir. Trop occupé de vous donner les premiers secours et de vous rapporter à Paris, je n’ai guères pu étudier ou deviner le genre d’émotion qui l’a saisie. Était-ce de la haine satisfaite ? de la pitié ou simplement des nerfs montés qui se détendaient ?… Je ne sais, mais, du moins, elle avait perdu le caractère de férocité sombre et froide qui m’avait tant révolté pendant le détail du combat. » Alfred de Mareuil ajoutait une infinité d’autres choses. Par exemple, après le duel, il avait été plusieurs jours sans la voir, quoique sir Reginald eût envoyé assez délicatement prendre de mes nouvelles chez le comte et qu’ils se maintinssent tous les deux sur le pied de familiarité intime où ils vivaient depuis longtemps. Quand il la revit, il l’avait trouvée la même femme. Il semblait qu’elle eût oublié la part extraordinaire qu’elle avait eue à ce duel dont elle avait été la cause. Il osa l’interroger, mais elle lui dit simplement comme si cela expliquait les plus étranges conduites : « Je le haïssais, voilà tout. » Et elle ne répondit plus à ses questions. — « J’espère qu’il vous le rend bien, señora, — lui avait répondu de Mareuil ; — il vous doit un coup de pistolet qui pouvait l’enlever aux plus jolies femmes de son époque. L’amoureux n’en mourra pas. Dieu merci, mais l’amour pourrait bien en mourir. » En disant cela, le comte de Mareuil était-il sincère ? Ne savait-il pas que le mal qui vient de la personne aimée est une raison pour l’aimer davantage, et que les grandes passions savent vivre de ce qui tuerait de médiocres sentiments ?

« J’en faisais alors l’expérience. Déchiré par les plus atroces souffrances de corps et d’esprit, j’idolâtrais la Malagaise qui m’avait infligé toutes ces douleurs. Ma blessure était si dangereuse que je fus pendant plus de deux mois entre la vie et la mort. Cependant, je me soumettais aux prescriptions du médecin avec l’obéissance aveugle d’un homme qui a la passion de guérir. Je voulais guérir pour la revoir. Ce que me disait de Mareuil n’étanchait pas mes soifs de cette femme. L’amour, même violent, même convulsif comme je l’éprouvais, n’empêche pas l’exercice de la pensée ; il en double le jeu, au contraire. La haine de cette Espagnole était un double problème qui aiguillonnait autant les curiosités de l’esprit qu’elle exaspérait les désirs du cœur. De plus, je remarquai bientôt que mon tendre ami de Mareuil ne répondait plus à mes questions qu’avec contrainte, et je m’inquiétai fort de cela. Je commençais d’être jaloux. Je me persuadai que de Mareuil était fort embarrassé, dans la position où nous étions l’un vis-à-vis de l’autre, de me parler d’une femme qui peut-être avait fini par l’aimer et qui le rendait heureux. Cette idée ajouta à tout ce que je souffrais. Ce fut là une autre blessure plus incurable que celle de ma poitrine, qui allait chaque jour se cicatrisant. J’aspirais au moment où je pourrais sortir. Je me levais et marchais dans mes appartements, mais le médecin n’en permettait pas davantage. Une fièvre nerveuse, qui tenait plus à l’état de mon âme qu’à une cause physique, me reprenait le soir et me forçait à me jeter au lit. Un de ces soirs-là, je m’y étais mis de bonne heure ; fatigué, n’en pouvant plus, je n’avais pas même détaché ma robe de chambre, tant je m’étais précipité à ce sommeil que j’aimais pour les rêves qu’il m’apportait toujours. On était au commencement de septembre. La chaleur, qui rendait ma guérison plus difficile, était étouffante. Le soleil était couché, mais la nuit était loin encore. Je ne dormis pas longtemps. Quelque chose de plus brûlant que la chaleur qui m’oppressait, passa sur mes yeux et me réveilla. Quand je les rouvris… Ah ! je crus à une hallucination de ma tête affaiblie ! Je vis nettement la Malagaise, assise sur le pied de mon lit, mais le buste penché vers moi, ayant pour point d’appui sa main posée près de mon épaule. Son visage effleurait tellement mon visage, que c’était sans doute l’haleine de sa bouche entr’ouverte qui était passée sur mes paupières. Elle était immobile, silencieuse et pâlie, maigrie, changée, méconnaissable, mais les yeux toujours vivants, — ces yeux vampires qui vous suçaient le cœur en vous regardant, et qui, pour la première fois, cherchaient les miens avec une douceur inconnue.

« — Ah ! mon Dieu, toujours ce rêve ! — m’écriai-je, effrayé et heureux en même temps de ce qu’il ressemblait si fort à la vie.

« — Ce n’est pas un rêve ! — dit-elle de sa belle voix de contralto, qui m’attesta, par une sensation de plus, que je ne dormais pas. — C’est la réalité, c’est Vellini.

« Et en effet, marquise, c’était elle, chez moi ! assise sur le bord de mon lit ! Comment y était-elle venue ? Elle ! Vellini, mon ennemie ! cette femme cruelle qui avait voulu me voir mourir.

« Je crus à quelque épouvantable ruse, à quelque lâche ironie de cette femme vindicative et haineuse, qui comptait peut-être, sur ma blessure pour braver sans péril la passion dont elle venait attiser et tromper les ardeurs.

« — Ah ! — pensais-je, — tu te risques dans l’antre du lion, imprudente !

« Je me soulevai sur mon séant. Mon visage disait trop ma pensée. Elle me devina.

« — Restez ! — reprit-elle. — J’ai fait ce que vous allez faire. La porte est fermée à double tour. Voici la clef.

« Et elle me la tendit comme on offre les clefs d’une ville à un vainqueur.

« — Je n’ai pas peur, Ryno, — dit-elle en croisant les bras avec résolution sur sa poitrine ; — j’ai assez lutté, mais je suis vaincue. Je ne me donne pas : vous m’avez prise ; faites de moi ce que vous voudrez.

« C’était clair et hardi dans sa soumission même. Cependant ce n’était pas assez… Il est des bonheurs tellement grands, tellement inespérés, que, quand ils tombent à vos pieds un jour, vous ne savez comment vous y prendre pour les ramasser.

« — Eh quoi, vous m’aimeriez ! — lui dis-je.

« — Comme une folle, — interrompit-elle avec une passion qui fit sur moi l’effet d’une bouffée de flammes. — J’ai commencé par vous haïr. Mais ma haine, c’était de l’amour encore. Quand je vous ai vu pour la première fois devant Tortoni, cette femme qui vous paraissait si froide était foudroyée. Je ne sais quoi m’avertissait que vous pourriez me devenir fatal et courber un jour cette altière Vellini qui, toute sa vie, se joua de l’amour des hommes ! D’effroi, je me mis à vous haïr avec frénésie. Le mépris que vous fîtes de moi, cette mine hautaine qui me déplaisait par sa hauteur même, mais, malgré moi, imposait à ma pensée et captivait mon souvenir ; ce que le comte de Mareuil me dit de vous et de votre empire sur les femmes ; tout augmenta mon épouvante et ma haine, — car ces deux sentiments étaient en moi. Je suis une orgueilleuse. Votre orgueil blessait et irritait le mien. Quand, à souper chez de Mareuil, vous me parlâtes de votre amour, je crus que c’était la fantaisie blasée d’un homme gâté par les femmes qui vous repoussait vers moi. Vous m’aviez trouvée laide, mais je résistais ! Je ne vis là que sûreté de vous-même, sentiment de votre force et caprice. Plus tard, je crus à votre amour. Mais quand je ne doutai plus de votre passion pour une femme qui, après tout, en avait inspiré plus d’une… je fus heureuse… oui, heureuse ! de vous faire souffrir. « Souffre donc, orgueilleux ! » me disais-je ; « souffre donc par moi et pour moi ! » Cette pensée ne me quittait pas. J’en jouissais au fond de mon âme. Je ne vous fuyais que pour vous faire souffrir davantage, tout en me préservant de vous. Ah ! je voulais rester moi-même ! Je réchauffais ma haine dans mon sein quand ce serpent voulait s’endormir. Je l’exagérais, je la grandissais, pour échapper à l’amour dont j’étais menacée, — que je sentais dans ma haine ! dans ma haine qui ne l’étouffait pas ! qui ne pouvait pas l’étouffer ! Je m’indignais jusqu’à la fureur de cette impuissance. J’agissais toujours de manière à m’attester qu’elle n’existait pas. Voilà pourquoi je suis venue à ce duel dont vous avez été victime. Voilà pourquoi j’ai chargé l’arme qui devait vous blesser ; que j’ai crié : Tue-le, Reginald !… » Il me semblait que cette puissance que vous aviez, et contre laquelle je combattais, je la noierais dans votre sang répandu ; que vous mort, je n’aurais plus personne à craindre. Me suis-je trompée ? J’étais stupide. Quand vous êtes tombé sous la balle, j’ai senti que j’étais perdue… Si vous étiez mort, je me serais poignardée… »

« Je la pris dans mes bras avec délire et je la couvris de caresses.

« — Oui, serre-moi contre cette poitrine que j’ai fait blesser, — dit-elle. — À la force de tes étreintes, montre-moi que la vie t’est revenue, mon Ryno ! Une autre que moi te dirait tout ce qu’elle aurait souffert depuis quarante jours. Mais moi, non ! Je ne me vante que de t’aimer. Regarde et devine ! Tiens ! — ajouta-t-elle en soulevant ses bandeaux, torrents de cheveux noirs vigoureusement ondes à ses tempes, — les cheveux m’ont blanchi. » — C’était vrai, marquise ! —

— « Ah ! j’ai vieilli, — reprit-elle, — dans les remords et les inquiétudes tant de nuits ! Je suis venue ici secrètement, en versant de l’argent à pleines mains. J’ai obtenu de ceux qui te soignaient de passer les nuits près de toi. Quand tu te réveillais, je me cachais pour ne pas te causer d’impression funeste. Tu ne te plaignais pas, tu souffrais comme un homme. Mais tu n’avais pas besoin de te plaindre pour que je sentisse dans mon sein les morsures de l’acier qui avait déchiré ta poitrine. Enfer pour qui a le sang que j’ai dans les veines ! Il fallait respecter ton repos ; il fallait ne pas baiser cette bouche qui disait mon nom dans le sommeil ! ce front que j’avais balafré ! Moi qui n’ai jamais résisté au moindre désir de mon âme, j’étais enfin domptée par la terreur de faire mal à l’homme que j’aimais…

« Enivré par ces ardentes paroles, je hachais de baisers ce qu’elle me disait. Tout à coup, je rencontrai sous ma main quelque chose de dur qui roulait entre le corset et la poitrine de la Malagaise.

« — Qu’est-ce que cela ? — lui dis-je.

« — C’est le plus précieux de mes bijoux, — répondit-elle en écartant les bords de sa robe échancrée en cœur, et elle me montra la balle extraite de ma blessure qui meurtrissait sa peau brune et fine.

« — Vois-tu, — reprit-elle, — quand on a sondé ta blessure, j’étais là. Tu ne me voyais pas. Je me dérobais derrière les rideaux, mais j’étais là. Je n’approchai de toi que quand tu fus entièrement évanoui sous la douleur qu’on te fit endurer. Le médecin me prit pour ta maîtresse ; il se trompait : je n’étais encore que ton esclave. Je me jetai sur cette plaie saignante ; il m’en écarta ; mais je saisis son scalpel et je menaçai de l’en frapper s’il résistait à ma volonté. J’avais entendu dire que sucer les blessures les empêchait d’être mortelles, et je voulus sucer la tienne.

« — J’ai donc bu de ton sang ! — ajouta-t-elle avec une inexprimable fierté de sensuelle tendresse. — Ils disent, dans mon pays, que c’est un charme… que quand on a bu du sang l’un de l’autre, rien ne peut plus séparer la vie, rompre la chaîne de l’amour. Aussi veux-je, Ryno, que tu boives de mon sang comme j’ai bu du tien. Tu en boiras, n’est-ce pas, mon amour ?…

« Et rapidement, car elle avait la rapidité au même degré que l’indolence, elle prit un petit poignard caché dans sa ceinture, et elle en fit briller l’acier avec une coquetterie sauvage.

« Je lui saisis le bras de vive force.

« Mais le courroux traversa ses sombres prunelles d’un éclair plus incisif et plus bleu que celui de la lame qui resplendissait dans sa main. Elle frappa du pied avec violence. Les veines de son cou se gonflèrent et noircirent.

« — Cela sera ! — dit-elle avec un de ces emportements familiers à son caractère et sous lesquels tout, dans sa vie, avait plié comme sous l’ouragan. Du fond de sa colère, elle se prit à sourire.

« — Tu ne me tiendras pas la main toujours, — dit-elle, avec la tranquillité du défi.

« Je la savais aussi opiniâtre que violente. Ce n’était pas pour rien qu’elle avait ce front bombé, sur lequel le rayon de lumière se brisait, vaincu. Je renonçai à exalter sa folie en la combattant : j’abandonnai la main que je tenais.

« Alors elle écarta avec un geste d’une lenteur triomphante la dentelle qui recouvrait la ferme tablette de la poitrine.

« — Écoutez ! — lui dis-je de toute l’autorité de ma parole, — vous m’avez dit que vous m’apparteniez ; vous m’avez dit que j’étais votre maître. Ceci est à moi ! Je vous défends de vous frapper là.

« — Eh bien, au bras ! — répondit-elle.

« Elle l’avait nu. J’essayai de diriger sa main et de retenir le stylet sur la peau effleurée ; ce fut en vain. Elle l’enfonça avec une résolution souveraine. Un flot d’un pourpre profond inonda son bras bistré.

« — Tiens ! bois ! — me dit-elle.

« Et je bus à cette coupe vivante qui frémissait sous mes lèvres. Il me semblait que c’était du feu liquide, ce que je buvais !

« Tout cela, marquise, était bien absurde, bien superstitieux, bien insensé, presque barbare ; mais si ce n’avait pas été tout cela, aurais-je aimé cette femme comme je l’ai aimée ? Je puisai sans doute dans sa veine ouverte l’avant-goût des voluptés cruelles, la soif du bonheur agité, brûlant, orageux, qui pendant longtemps fut ma vie. À partir de ce soir-là, Vellini devint ma maîtresse, et elle justifia par des largesses de reine et l’empire des plus inexprimables sensations le titre dont elle était si fière. »

— Sur ce simple échantillon, — dit la marquise, — je comprends déjà vos dix ans. »

— Vous comprenez, n’est-ce pas ? — reprit Marigny, — qu’ils ressemblèrent toujours un peu à ces premiers moments que je viens de décrire. L’amour, dans ses intimités les plus voulues, dans l’abandon de ses habitudes les plus chères, porte éternellement la marque de son origine. On continue de s’aimer comme on commença. L’amour de Vellini s’était nié à lui-même qu’il existât ; il avait combattu avec acharnement contre sa propre violence. Au nom de l’orgueil inquiet et blessé, au nom de l’indépendance de la vie menacée, il avait réagi avec une opiniâtreté furieuse contre l’être qui l’inspirait. Puis il s’était déclaré vaincu et mis aux pieds de son vainqueur, lui offrant la dépouille opime de ses résistances désavouées, altéré du double bonheur de la confiance et des caresses. Mais cet amour ne changeait pas le caractère de Vellini. L’asservissement de cette âme impérieuse, qui s’était rejetée à la haine pour ne pas se livrer à l’amour, ne fut pas si grand, si complet que parfois elle ne se relevât, comme l’acier d’une épée qu’on plie sur le pavé, de toute sa hauteur, sous ma main. Il avait beau m’être attaché par des liens de feu, ce cœur s’insurgeait souvent contre moi. De mon côté (mystérieuse et naturelle sympathie !), moi, qui n’avais pas cherché comme elle à étouffer dans mon âme la passion qu’elle y avait allumée, je sentais la haine et la colère passer quelquefois à travers l’amour ! Jusque dans l’intimité la plus profonde, ces chocs soudains de nos deux âmes nous refaisaient ennemis armés l’un contre l’autre, et communiquaient quelque chose d’horriblement fauve aux caresses dont nous nous repaissions.

« Mais ce ne fut point les jours qui suivirent le soir où la Malagaise avoua sa défaite que ces choses survinrent ; ce fut plus tard. Tout d’abord nous ne fûmes qu’heureux ; et si le bonheur nous dévora, du moins, nous, nous nous épargnâmes. Je fus bientôt entièrement guéri de ma blessure ; mais je n’avais pas de raison pour sortir d’un appartement où Vellini venait tous les jours. Elle arrivait, furtive et voilée. Quand elle entrait, elle bondissait dans mes bras, et c’était avec les mouvements des tigresses amoureuses qu’elle se roulait sur mes tapis en m’y entraînant avec elle. Marquise, je puis dire ces choses à une femme comme vous. Bien des cœurs, plus ou moins épris, avaient battu sous ma main, mais jamais je n’avais vu ni éprouvé de tels transports. Il y avait en Vellini un magnétisme secret dont elle me faisait partager l’empire, et qui, pénétrant invinciblement au plus profond de mon être, en partait pour retourner au centre du sien. Je n’aurai point de fausse honte avec vous, marquise, qui vous moquez des hypocrisies de ce siècle. Oui, notre amour, — cet amour qui avait commencé par la haine, et qui avait bu du sang pour s’éterniser, — était surtout physique et sauvage. Seulement la possession, ordinairement si meurtrière, le vivifiait, l’accroissait, au lieu de l’anéantir. Il n’avait pas les langueurs rêveuses ni les contemplations muettes qui prennent les amants rassasiés et les rejettent à la vie de l’âme, entre deux bouchées de caresses. Mais c’est que les sens fatigués n’étaient jamais assouvis ! Vellini, d’entre toutes les femmes peut-être, était la seule qui savait en éterniser les voluptés délirantes.

« Nous passâmes à peu près quinze jours dans cet entrelacement brûlant qui fait si bien oublier le monde à deux êtres, accablés de bonheur… Mon appartement était situé rue de la Ville-l’Évêque, dans le pavillon d’un mystérieux jardin, où les bruits venaient mourir comme la lumière. C’est là que nous nous créâmes cette solitude nécessaire à l’amour. Je ne recevais personne. À tous ceux qui se présentaient pour me voir, on répondait que j’étais à la campagne. Je voulais par là éviter le comte de Mareuil, dont la conduite, à mon égard, avait été parfaite, et lui épargner le soupçon d’une félicité qu’il aurait peut-être devinée dans mes paroles ou dans mes regards. Et puis, je voulais être libre ! Maîtresse de son temps et de ses démarches, Vellini venait tôt et s’en allait tard. Je l’attendais quand elle n’était pas venue, et quand elle était partie, je recommençais de l’attendre ; cercle de sensations intenses dans lequel je roulais et dépensais les forces haletantes de mon âme ! La vie pour moi n’existait pas hors de Vellini. Je la passais tête-à-tête avec mes souvenirs des jours précédents, de la veille, d’il y avait une heure ! m’enivrant des traces laissées sur les meubles que son corps souple avait pressés, qu’il avait tiédis et où je la cherchais encore… On n’analyse point de telles folies. C’en est même une autre que de les rappeler. Pendant ces premiers quinze jours, consacrés par les bouleversantes surprises d’une volupté torréfiante, par des découvertes dans les jouissances d’un amour qui peut tout et veut tout, je vécus, moi, le Marigny que vous connaissez, marquise, soumis à tous les despotismes de cette femme qui avait tremblé de m’aimer. Je lui donnai une clef de mon appartement ; je m’y laissai enfermer par elle. J’eus la coquetterie de l’esclavage. Je fus l’odalisque de notre liaison et elle en fut le sultan. Cela lui plaisait ; cela flattait la fierté de son âme autant que cela rassurait l’inquiétude jalouse attachée à tout grand amour ; et moi, cela me plaisait aussi. Cela me plaisait de la voir vraiment souveraine et maîtresse ; volontaire, impérieuse jusque dans mes bras ; lionne frémissante dont le courroux était si près de la caresse !

« Je vous ai dit, marquise, qu’elle s’en allait tard. Son mari, sir Reginald Annesley, livré à son goût effréné pour le jeu, passait ses nuits dans les tripots et ne rentrait guères à l’hôtel que vers le matin. C’était à cette heure aussi que les bras enlacés se dénouaient, et qu’un dernier baiser scellait tristement nos adieux. Je l’enveloppais alors, pâle de plaisir et les artères encore palpitantes, dans un long châle qui lui cachait la taille, et je la reconduisais souvent en voiture, quelquefois à pied. Une fois, l’heure était plus avancée que de coutume. Le temps avait vainement marqué son passage. Plongés, perdus dans l’abîme de nos sensations, nous n’avions rien entendu. Le ciel commençait à blanchir, et je le lui dis.

« Mais elle écouta, sans sourciller, la petite diane d’épouvante que je lui sonnais :

« — Bah ! — répondit-elle, avec l’enfantillage audacieux des passions fortes et l’imagination des filles du Midi. — Je veux, Ryno, que le soleil me voie dans tes bras ce matin.

« Rien ne m’avait annoncé ce nouveau et brusque caprice, qui était de l’amour encore, mais pouvait être une dangereuse imprudence. Son front, que léchaient en passant les flammes de la passion satisfaite, mais qui, même quand la bouche criait de plaisir, restait toujours impénétrable ; ce front, hélas ! de femme aimée, qui souvent m’avait fait comprendre que Caligula tranchât la tête à sa maîtresse pour voir ce que cette tête cachait, n’avait point trahi sa pensée depuis cinq heures qu’il reposait sur mon épaule et que je le couvrais de baisers. Maintenant, il s’entr’ouvrait un peu.

« — Carino, — reprit-elle, — ne parle pas d’imprudence. Je veux rester et je le puis. Tiens ! vois ma main, je n’ai plus mon alliance. Je l’ai brisée tantôt sous le talon de ma bottine, en annonçant à sir Reginald que je t’aimais.

« — Vraiment ! — repartis-je, encore plus heureux qu’étonné de son action ; car je savais dans quel fier moule Dieu l’avait jetée, et combien son énergique nature avait besoin de sincérité.

« — Oui, — dit-elle, — je n’ai pas voulu le tromper. J’avais voulu l’aimer quand il m’épousa à Séville, mais ce que tu m’as mis dans le cœur, Ryno, m’a bien fait voir que je ne connaissais pas l’amour.

« — Et qu’a-t-il répondu ? — lui demandai-je.

« — Il est terriblement jaloux, — répondit-elle, — et après le jeu et le Porto gingembré, je suis encore ce qu’il aime le mieux. Il est donc entré en fureur. Je m’y attendais. Si je ne l’avais pas évité, il m’aurait porté dans la poitrine un coup de poing de son pays. Pour ne pas le frapper comme on frappe dans le mien, j’ai jeté mon cuchillo à l’autre bout de la chambre. Mon calme a glacé sa sanguine colère. Il est tombé dans une apathie brutale. Et moi, je me suis tranquillement enveloppée de ma mantille, et je suis sortie de l’hôtel qu’il habite, pour ne jamais, vois-tu, y remettre ce pied-là !

« Et elle souleva son pied légèrement, — un pied busqué qui attestait la race de sa mère. Je le pris dans mes mains et je le baisai.

« — Tu m’appartiens donc toute ! — lui dis-je avec l’orgueil de la possession complète, non plus de celle qui triomphe derrière les rideaux d’une alcôve et les faussetés du monde, mais de celle qui foule avec dédain tous les masques et se montre hardiment à ce monde sans cœur.

« — Oui ! — répondit-elle, en levant la tête avec un orgueil plus rayonnant encore que le mien. — Je n’étais ta maîtresse qu’ici ; à présent, je la serai partout. J’étais la femme légitime d’un baronnet anglais, sir Reginald Annesley. Je ne suis plus que Vellini la Malagaise, la maîtresse publique de Ryno de Marigny. »