Le Parnasse contemporain/1866/Une vierge

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 117-121).
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V

UNE VIERGE

I


Oui, certes, la matière était splendide et pure
Dans laquelle les doigts de la grande Nature
Ont avec tant d’amour ciselé sa beauté ;
Et rien n’est glorieux comme cette fierté
Tranquille, dont l’ampleur souple et majestueuse
Revêt nonchalamment sa grâce fastueuse.
J’aime son front de marbre impassible, et son œil
Où rayonne le froid soleil de son orgueil,
Noyant de rayons blancs sa forme immaculée ;
J’aime sa lèvre ferme, où l’ironie ailée
Voltige incessamment et fait courir des plis ;
J’aime son col flexible, et ses flancs assouplis

Dont les naïvetés superbes et cyniques
Provoquent hardiment les voluptés physiques.
J’aime à voir haleter sa guimpe, se gonflant
Sur la double rondeur de son sein insolent
Qui semble défier la lèvre qu’il attire,
Et de qui les contours nubiles, qu’on admire,
Brusquement quelquefois se dessinent aux yeux,
Puis courent s’engloutir dans de grands plis soyeux.

Oui ! sa beauté charnelle est un sacré cantique
Dont j’admire en rêvant l’harmonie emphatique,
Car il sied qu’en dépit de ce siècle hébété
La femme ose être belle avec solennité,
Et que la Forme, autour de sa gloire divine,
Ameute en souriant la tourbe philistine.

Donc, vraiment, je t’admire, ô vierge ! et j’aime à voir
Que ta beauté sereine a compris son devoir,
Car la beauté n’échoit aux femmes de ta race
Que pour glorifier sa splendeur et sa grâce.
L’orgueil est la vertu des heureux et des forts :
On a toujours le temps d’être humble auprès des morts,
Et c’est faire une injure aux dons de la matière
Que ne point les porter d’une façon altière !


II


Ainsi — naïveté que j’ose confesser ! —
Au milieu de ce siècle un homme a pu penser
Qu’une vierge de marbre et sculptée à l’antique
Acceptait dignement sa mission plastique.
J’eus cette illusion — bien folle en vérité —
Qu’en un corps virginal incarnant sa fierté,
Et jetant ses défis à nos pudeurs moroses,
L’art daignait traverser le désert de nos proses.

Or, cette femme, au corps fier comme ces Vénus
Qui laissaient chastement chanter leurs contours nus,
Ne voile sa beauté d’une robe hypocrite
Que pour mieux attiser les désirs qu’elle irrite.
Elle aime à voir les yeux, suivant lascivement
Les replis serpentins de son ondulement,
Exprimer l’effroyable angoisse de Tantale ;
Et c’est pour défier les désirs, qu’elle étale
Avec tant d’insolence et tant de majesté
Le cynisme impudent de sa virginité.

Et son orgueil vous dit : — « Le désir qui m’appelle
Ne convaincra jamais ma volonté rebelle ;
Le feu de vos regards n’échauffe pas mon sang.
La volupté remplit mon sein vaste et puissant,
Mais vos pâles amours ne savent pas quel verbe
Fera jaillir les flots de ce fleuve superbe.
La fleur de ma beauté, nul ne peut la cueillir,
Et je me ris de voir les ailes du désir
Ainsi qu’un papillon timide qui voltige
Décrire de grands ronds à l’entour de sa tige !
Mais son calice froid, si vous vous y posez,
Engourdira vos sens et tûra vos baisers.
Je veux bien qu’on m’admire et permets qu’on m’adore,
Mais, de vous, je n’en sais aucun qui puisse encore
Concevoir cet orgueil de flétrir sous sa main
Les trésors souhaités, gardés par mon dédain.
Que vos yeux attirés, écartant ma parure.
De ma virginité soulèvent la ceinture,
J’y consens, mais sachez que les yeux des amours
N’en pourront pas du moins savourer les contours.
Car, s’y je m’y livrais, leurs suaves caresses
Éveilleraient mes sens à de telles ivresses,

Que j’oublîrais peut-être, avec la volupté,
Le soin de mon orgueil et de ma dignité ;
Et le choix d’un amant suffirait à convaincre
Que, vaincue une fois, on peut toujours me vaincre.
Je veux que vos désirs restent dans l’idéal.
Car ma virginité me sert de piédestal,
Et, comme une déesse au milieu de son temple,
Je domine d’en haut, l’amour qui me contemple
Et d’un baiser tremblant souille mes pieds altiers.
Mais, si je descendais, vos regards familiers
Habitûraient bientôt leur caresse profane
A confondre la vierge avec la courtisane.
Or, je ne le veux point ; j’appartiens à celui
Dont l’immense splendeur rayonne sur autrui,
Et qui sait, dédaigneux d’un honneur illusoire,
Imposer hardiment sa fortune ou sa gloire.

Ah ! si j’eusse vécu du temps où les chemins
Voyaient, la lance au poing, passer les Paladins
Formidables, portant en croupe à leurs montures
L’esprit mystérieux des grandes aventures,
Et, fiers soldats du droit et de la liberté,
A larges coups de lame ébauchant l’équité,
Certe, alors, mon époux eût été le prudhomme
Le plus riche en courage et le moins économe,
Et celui dont le front magnanime eût porté
La gloire, avec le plus de grâce et de fierté.
Mais lorsque la puissance est toute la richesse,
Les efforts des vertus démontrent leur faiblesse
Et le droit souhaité de commander au sort
Échoit au plus offrant et non pas au plus fort.
Je prétends à ce droit ; mais, pour que je l’acquière,
Il faut m’envelopper dans cette allure altière

Dont la froideur savante, excitant le désir,
Me soumette l’époux que je voudrai choisir.
Qu’importe à ma beauté, que l’amour autour d’elle
Ravage cette foule à qui je suis rebelle,
Si ma virginité peut enfin y trouver
Celui que ma raison m’ordonne de rêver.
Sur l’autel de l’amour sacré qui la demande,
Je n’immolerai point ma jeunesse en offrande,
Car je veux m’épargner l’embarras des regrets ;
Mais que j’aie un époux et nous verrons après ! »


III


Ainsi donc, ce désir invaincu qui soulève,
Pendant la nuit, le sein de la vierge qui rêve
Et tremble, émoussera toute sa volupté
Contre les appareils de votre vanité !
— En descendant du bal, regardez dans la rue.
Tremblante aux becs de gaz une lumière crue
Qui miroite, comme un rayon dans un lac noir,
Sur l’humidité sombre et vague du trottoir
Paillette, au fond de l’ombre, une robe de soie
Furtive. — Regardez : — cette fille de joie
En quête d’un amant comme vous d’un époux,
Cette prostituée est plus chaste que vous.