Utilisatrice:Hsarrazin/Texte

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la geôle aussi et de la torture ; car de ces dernières-ci, encore peut-il être en prige, qui regardent les bons, selon le temps, comme les méchants ; nous en sommes à l'épreuve ; quiconque combat les lois, menace les plus gens de bien d'escourgées et de la corde.

Et puis, l'autorité du gouverneur, qui doit être souveraine sur lui, s'interrompt et s'empêche par la présence des parents : joint que ce respect que la famille lui porte, la connaissance des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont pas, à mon opinion, légères incommodités en cet âge.

En cette école du commerce des hommes, j'ai souvent remarqué ce vice, qu'au lieu de prendre connaissance d'autrui,nous ne travaillons qu'à la donner de nous; et sommes plus en peine de débiter notre marchandise que d'en acquérir de nouvelle : le silence et la modestie sont qualités très-commodes à la conversation. On dressera cet enfant à être épargnant et ménager de sa suffisance quand il l'aura acquise, à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence : car c'est une incivile importunité de choquer tout ce qui n'est pas de notre appétit. Qu'il se contente de se corriger soi-même, et ne semble pas reprocher à autrui tout ce qu'il refuse à faire, ni contraster aux mœurs publiques. Qu'il fuie ces images régenteuses et inciviles, et cette puérile ambition de vouloir paraître plus lin, pour être autre, et, comme si ce fût marchandise malaisée que repréhensions et nouvelletés, vouloir tirer delà nom de quelque péculière 1 valeur.

Comme il n'alliert qu'aux grands poètes d'user des

Particulière.

licences de l'art, aussi n'est-il supportable qu'aux grandes âmes et illustres de se privilégier au-dessus de la coutume. On lui apprendra de n'entrer en discours et contestation que là où il verra un champion digne de sa lutte ; et, là même, à n'employer pas tous les tours qui lui peuvent servir, mais ceux-là seulement qui lui peuvent le plus servir. Qu'on le rende délicat au choix et triage de ses raisons, aimant la pertinence et par conséquent la brièveté. Qu'on l'instruise surtout à se rendre et à quitter les armes à la vérité tout aussitôt qu'il l'apercevra, soit qu'elle naisse ès-mains de son adversaire, soit qu'elle naisse en lui-même par quelque ravisement : car il ne sera pas mis en chaire pour dire un rôle prescrit; il n'est engagé à aucune cause que parce qu'il l'approuve.

Si son gouverneur tient de mon humeur, il lui formera la volonté à être très-loyal serviteur de son prince et trèsaffectionné , et très-courageux ; mais il lui refroidira l'envie de s'y attacher autrement que par un devoir public. Outre plusieurs autres inconvénients qui blessent notre liberté par ces obligations particulières, le jugement d'un homme gagé et acheté, ou il est moins entier et moins libre, ou il est taché et d'imprudence et d'ingratitude. Un pur courtisan ne peut avoir ni loi ni volonté de dire et penser que favorablement d'un maître qui, parmi tant de milliers d'autres sujets , l'a choisi pour le nourrir et élever de sa main : cette faveur et utilité corrompent, non sans quelque raison , sa franchise, et l'éblouissent : pourtant voit-on coutumièrement le langage de ces gens-là divers à tout autre langage en un état, et de peu de foi en telle matière.

Que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler,

et n'aient que la raison pour conduite. Qu'on lui fasse entendre que de confesser la faute qu'il découvrira en son propre discours, encore qu'elle ne soit aperçue que par lui, c'est un effet de jugement et de sincérité, qui sont les principales parties qu'il cherche; que l'opiniâtrer et contester sont qualités communes, plus apparentes aux plus basses âmes ; que se raviser et se corriger, abandonner un mauvais parti sur le cours de son ardeur, ce sont qualités rares, fortes et philosophiques. On l'avertira, étant en compagnie, d'avoir les yeux partout; car je trouve que les premiers sièges sont communément saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouvent guères mêlées à la suflisance : j'ai vu, cependant qu'on s'entretenait au haut bout d'une table de la beauté d'une tapisserie ou du goût de la malvoisie, se perdre beaucoup de beaux traits à l'autre bout. Il sondera la portée d'un chacun : un bouvier, un maçon, un passant, il faut tout mettre en besogne, et emprunter chacun selon sa marchandise, car tout sert en ménage ; la sottise même et faiblesse d'autrui lui sera instruction : à contrôler les grâces et façons d'un chacun, il s'engendrera envie des bonnes et mépris des mauvaises.

Qu'on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s'enquérir de toutes choses : tout ce qu'il y aura de singulier autour de lui, il le verra; un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d une bataille ancienne, le passage de César ou de Charlemagne.

II s'enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de ce prince, et de celui-là : ce sont choses très-plaisantes à apprendre, et très-utiles à savoir. HÊn cette pratique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la mémoire des livres : il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs sièclesTjC'est une vaine étude, qui veut; mais qui veut aussi, c'est une étude de fruit inestimable, et la seule étude, comme dit Platon, que les Lacôdémoniens eussent réservée à leur part.'Quel profit ne fera-t-il en cette part là, à la lecture des vies de notre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple la date de la ruine de Carthage que les mœurs d'Annibal et de Scipion ; ni tant où mourut Marcellus, que pourquoi il fut indigne de son devoir qu'il mourût là. Qu'il ne lui apprenne pas tant les histoires, qu'à en juger. C'est à mon gré, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s'appliquent de plus diverse mesure : j'ai lu en Tite-Live cent choses que tel n'y a pas lues; Plutarque y en a lu cent, outre ce que j'y ai su lire, et à l'aventure outre ce que l'auteur y avait mis : à d'aucuns, c'est une pure étude de grammairien ; à d'autres, l'anatomie de la philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de notre nature se pénètrent.

Il y a dans Plutarque beaucoup de discours étendus très-dignes d'être sus; car, à mon gré, c'est le maître ouvrier de telle besogne ; mais il y en a mille qu'il n'a que touchés simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s'il nous plaît ; et se contente quelquefois de ne donner qu'une atteinte dans le plus vil d'un propos. 11 les faut arracher de là, et mettre en place marchande : comme ce sien mot, « Que les habitants d'Asie servaient à un seul, pour ne savoir prononcer une seule syllabe, qui est, Non, » donna peut-être la matière et l'occasion à La Boétie de sa Servitude Volontaire. Cela même de lui voir trier une légère action en la vie d'un homme, ou un mot qui semble ne porter pas cela, c'est un discours. C'est dommage que les gens d'entendement aiment tant la brièveté ; sans doute leur réputation en vaut mieux; mais nous en valons moins. Plutarque aime mieux que nous le vantions de son jugement que de son savoir ; il aime mieux nous laisser désir de soi que satiété : il savait qu'aux choses bonnes même on peut trop dire; et qu'Alexandridas reprocha justement à celui qui tenait aux Ephores de bons propos, mais trop longs : « 0 étranger, tu dis ce qu'il fautautrement qu'il ne faut.» Ceux qui ont le corps grêle, le grossissent d'embourrures ; ceux qui ont la matière exile l'enflent de paroles.

£11 se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain de la fréquentation du monde ; nous sommes tous contraints et amoncelés en nous, et avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. On demandait à Socrate d'où il était ; il ne répondit pas d'Athènes, mais du monde. Lui qui avait l'imagination plus pleine et plus étendue, embrassait l'univers comme sa ville, jetait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous, qui ne regardons que sous nousTjEt à qui il grêle sur la tête, tout l'hémisphère semble être en tempête et orage ; et disait le Savoyard que « Si ce sot de roi de France eût su bien conduire sa fortune, il était homme pour devenir maître-d'hôtel de son duc; » son imagination ne concevait autre plus élevée grandeur que celle de son maître. Nous sommes insensiblement tous en cette erreur ; erreur de grande suite et préjudice. [graphic]

V"£jMais qui se présente comme dans un tableau celte grande image de notre mère nature en son entière majesté; qui lit en son visage une si générale ét constante variété; qui se remarque là-dedans, et non soi, mais tout un royaume, comme un trait d'une pointe très-délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste

yy' grandeur/]

Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c'est le miroir où il nous faut regarder, pour nous connaître de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon écolier. Tant d'humeurs, de sectes, de jugements, d'opinions, de lois et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse ; qui n'est pas un léger apprentissage. Tant de remuements d'état et changements de fortune publique nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nôtre. Tant de noms, tant de victoires et conquêtes ensevelies sous l'oubliance rendent ridicule l'espérance d'éterniser notre nom par la prise de dix argoulets et d'un pouiller 4, qui n'est connu que de sa chute ; l'orgueil et la fierté de tant de pompes étrangères, la majesté si enflée de tant de cours et de grandeurs nous fermit et assure la vue à soutenir l'éclat des nôtres, sans ciller les yeux; ainsi du reste. Notre vie, disait Pythagore, retire2 à la grande et po

1 De dix chéiifs soldais et d'un poulailler. Les argoulets étaient des arquebusiers à cheval ; et comme ils n'étaient pas considérables en comparaison des autres cavaliers, on a dit un ar(joulet pour un homme de néant.

s Retirer à, ressembler.

puleuse assemblée des jeux olympiques ; les uns s'y exercent le corps pour en acquérir la gloire des jeux ; d'autres y portent des marchandises à vendre pour le gain ; il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels n'y cherchent autre fruit que de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait, et être spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et régler la leur.

Aux exemples se pourront proprement assortir tous les plus profitables discours de la philosophie, à laquelle se doivent toucher les actions humaines, comme à leur règle. On lui dira ce que c'est que savoir et ignorer, qui doit être le but de l'étude ; ce que c'est que vaillance, tempérance et justice ; ce qu'il y a à dire entre l'ambition et l'avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ; à quelles marques on connaît le vrai et solide contentement ; jusqu'où il faut craindre la mort, la douleur et la honte ; quels ressorts nous meuvent, et le moyen de tant de divers branles en nous ; car il me semble que les premiers discours de quoi on lui doit abreuver l'entendement , ce doivent être ceux qui règlent ses mœurs et son sens, qui lui apprendront à se connaître et à savoir bien mourir et bien vivre.

Entre les arts libéraux, commençons par l'art qui nous fait libres; ils servent tous voirement en quelque manière à l'instruction de notre vie et à son usage, comme toutes autres choses y servent en quelque manière aussi ; mais choisissons celui qui y sert directement et professoiremcnt. Si nous savions restreindre les appartenances de notre vie à leurs justes et naturelles limites, nous trouverions que la meilleure part des sciences qui sont en usage est hors de,notre usage; et en celles mêmes qui le

sont, qu'il y a des étendues et enfonçurcs très-inutiles que nous ferions mieux de laisser là; et, suivant l'institution de Socrate, borner le cours de notre étude en icellesoù saillit l'utilité.

C'est une grande simplesse d'apprendre à nos enfants la science des astres et le mouvement de lahuitième sphère, avant les leurs propres»

Anaximène écrivait à Pythagore : « De quel sens puis-je m'amuser au secret des étoiles, ayant la mort ou la servitude toujours présente aux yeux? s car lors les rois de Perse préparaient la guerre contre son pays. Chacun doit dire ainsi : « Etant battu d'ambition, d'avarice, de témérité, de superstition, ayant au-dedans tels autres ennemis de la vie, irai-je songer au branle du

Après qu'on lui aura appris ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l'entretiendra de ce que c'est que logique, physique, géométrie, rhétorique ; et la science qu'il choisira, ayant déjà le jugement formé, il en viendra bientôt à bout. Sa leçon se fera tantôt par devis, tantôt par livre; tantôt son gouverneur lui fournira de l'auteur même, propre à cette fin de son institution ; tantôt il lui en donnera la moelle et la substance toute mâchée; et si de soi-même il n'est familier des livres pour y trouver tant de beaux discours qui y sont, pour l'effet de son dessein, on lui pourra joindre quelque homme de lettres qui, à chaque besoin, fournisse les munitions qu'il faudra, pour les distribuer et dispenser à son nourrisson. Et que cette leçon ne soit plus aisée et naturelle que celle de Gaza qui y peut faire doute? Ce sont là préceptes épi—

1 Savant du quinzième siècle, né. à Thessaloniqne, qui passa en Italie avec plusieurs autres savants de la Grèce.

nonx et mal plaisants, cl, des mots vains et décharnés, où il n'y a point de prise, rien qui vous éveille l'esprit : en celle-ci l'âme trouve où mordre et où se paître. Ce fruit est plus grand sans comparaison, et aussi sera plutôt mûri.

C'est grand cas que les choses en soient là en notre siècle, que la philosophie soit, jusqu'aux gens d'entendement, un nom vain et fantastique, qui se trouve de nul usage et de nul prix, par opinion et par effet. Je crois que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants et d'un visage renfrogné, sourcilleux et terrible. Qui me l'a masquée de ce faux visage, pâle et hideux? Il n'est rien plus gai, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise folâtre ; elle ne prêche que fêtes et bon temps : une mine triste et transie montre que ce n'est pas là son gîte.

L'âme qui loge la philosophie doit par sa santé rendre sain encore le corps : elle doit faire luire jusqu'au dehors son repos et son aise ; doit former à son moule le port extérieur, et l'armer, par conséquent, d'une gracieuse fierté, d'un maintien actif et alègre, et d'une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une réjouissance constante ; son état est, comme des choses au-dessus de la lune, toujours serein : c'est baraoo et buralipton1 qui rendent leurs suppôts ainsi crottés et enfumés ; ce n'est pas elle : ils ne la connaissent que par ouït dire. Comment? elle fait état de sereiner les tempêtes de l'âme, et d'apprendre la faim et les fièvres à

1 Doux lermes de l'ancienne logique scolastiqne.

rire, non par quelques épieycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables : elle a pour son but la vertu, qui n'est pas, comme dit l'école, plantée à la tête d'un mont coupé, rabotteux et inaccessible : ceux qui l'ont approchée la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et florissante, d'où elle voit bien sous soi toutes choses; mais si peut-on y arriver, qui en sait l'adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment, et d'une pente facile et polie, comme est celle des voûtes célestes. Pour n'avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, délicieuse, pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d'aigreur, de déplaisir, de crainte et de contrainte, ils sont allés selon leur faiblesse feindre cette sotte image, triste, querelleuse, dépite, menaceuse, mineuse; et la placer sur un rocher à l'écart, parmi des ronces, fantômes à étonner les gens.

Mon gouverneur, qui connaît devoir remplir la volonté de son disciple autant ou plus d'affection que de révérence envers la vertu, lui fera cette leçon : Que le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utililé et plaisir de son exercice; si éloigné de difficulté, que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. Le réglement, c'est son outil, non pas la force. Socrate quitte à escient sa force pour glisser en la naïveté et aisance de son progrès. C'est la mère nourrice des plaisirs humains; en les rendant justes, elle les rend sûrs et purs; les modérant, elle les tient en haleine et en appétit; retranchant ceux qu'elle refuse, elle nous aiguise envers ceux qu'elle nous laisse. Si la fortune commune lui faut, elle lui échappe, ou elle s'en passe, et s'en forge une autre toute sienne, non plus flottante et roulante. Elle sait être riche, et puissante, et savante, et coucher en des matelas musqués ; elle aime la vie, elle aime la beauté, et la gloire, et la santé; mais son office propre et particulier, c'est savoir user de ces biens là réglément, et les savoir perdre constamment ; office bien plus noble qu'âpre, sans lequel tout cours de vie est dénaturé, turbulent et difforme, et y peut-on justement attacher ces écueils, ces halliers et ces monstres.

Si ce disciple se rencontre de si diverse condition qu'il aime mieux ouïr une fable que la narration d'un beau voyage ou un sage propos, quand il l'entendra; qui, au son du tambourin qui arme la jeune ardeur de ses compagnons, se détourne à un autre qui l'appelle au jeu des bateleurs; qui, par souhait, ne trouve plus plaisant et plus doux revenir poudreux et victorieux d'un combat, que de la paume ou du bal, avec le prix de cet exercice ; je n'y trouve autre remède, sinon qu'on le mette pâtissier dans quelque bonne ville, fût-il fils d'un duc, suivant le précepte de Platon : « Qu'il faut colloquer les enfants, non selon les facultés de leur père, mais selon les facultés de leur âme. »

Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l'enfance y a leçon comme les autres âges, pourquoi ne la lui communique-t on ? Cicéron disait que, quand il vivrait la vie de deux hommes, il ne prendrait pas le loisir d'étudier les poètes lyriques; et je trouve ces ergotistes plus tristement encore inutiles. Notre enfant est bien plus pressé; il ne doit au pédagogisme que les premiers quinze ou seize ans de sa vie ; le demeurant est dû à l'action. Employons un temps si court aux instractions nécessaires. Otez toutes ces subtilités épineuses de la dialectique, de quoi notre vie ne se peut amender ; prenez les simples discours de la philosophie ; sachez les choisir et traiter à point : ils sont plus aisés à concevoir qu'un conte; un enfant en est capable au partir de la nourrice, beaucoup mieux que d'apprendre à lire ou écrire. La philosophie a des discours pour la naissance des hommes, comme pour la décrépitude.

Je suis de l'avis de Plutarque, qu'Aristote n'amusa pas tant son grand disciple à l'artifice de composer syllogismes, ou aux principes de géométrie, comme à l'instruire des bons préceptes touchant la vaillance, prouesse, magnanimité et tempérance, et l'assurance de ne rien craindre; et, avec cette munition, il l'envoya encore enfant subjuguer l'empire du monde, avec trente mille hommes de pied, quatre mille chevaux, et quarante-deux mille, écus seulement. Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les honorait bien, et louait leur excellence et gentillesse; mais, pour plaisir qu'il y prît, il n'était pas facile à se laisser surprendre à l'affection de les vouloir exercer. y

Pour tout ceci ,1 je ne veux pas qu'on emprisonne ce garçon, je ne veux pas qu'on l'abandonne à la colère et humeur mélancolique d'un furieux maître d'école ; je ne veux pas corrompre son esprit à le tenir à la gêne et au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaixjj ni ne trouverais bon, quand, par quelque complexion solitaire et mélancolique, on le verrait adonné d'une application trop indiscrète à l'étude des livres, qu'on la lui nourrît ; cela les rend ineptes à la conversation civile, et les détourne do

meilleures occupations. Kt combien ai-je vu do mon temps d'hommes abêtis par téméraire avidité de science ? Carnéade s'en trouva si affollé, qu'il n'eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ni ne veux gâter ses mœurs généreuses par l'incivilité et barbarie d'autrui. La sagesse française a été anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenait de bonne heure et n'avait guères de tenuej^ la vérité, nous voyons encore qu'il n'est rien si gentil que les petits enfants en France ; mais ordinairement ils trompent l'espérance qu'on a conçue; et, homIos faits, on n'y voit aucune excellence. J'ai ouï tenir à gens d'entendement que ces colléges où on les envoie, do quoi ils ont foison, les abrutissent ainsi.

Au nôtre , un cabinet, un jardin, la table et le lit, la solitude, la compagnie, le matin et le vêpre, toutes heures lui seront une, toutes places lui seront étude;? car la philosophie, qui, comme formatrice des jugcP"1 ments et des mœurs, sera sa principale leçon, a ce privilége de se mêler partout. Isocrate l'orateur, étant prié en un festin de parler de son art, chacun trouve qu'il eut raison de répondre : « Il n'est pas maintenant temps de ce que je sais faire ; et ce de quoi il est maintenant temps, je ne le sais pas faire; » car de présenter des harangues ou des disputes de rhétorique à une compagnie assemblée pour rire et faire bonne chère, ce serait un mélange de trop mauvais accord ; et autant en pourrait-on dire de toutes les autres sciences. Mais, quant à la philosophie, en la partie où elle traite de l'homme et de ses devoirs et offices, c'a été le jugement commun de tous les sages, que, pour la douceur de sa conversation, elle ne devait être refusée ni aux festins

ni aux jeux ; et Platon , l'ayant invitée à son convive 1, nous voyons comme elle entretient l'assistance, d'une façon molle et accommodée au temps et au lieu, quoique ce soit de ses plus hauts discours et plus salutaires.

Ainsi, sans doute, il chômera moins que les autres *. Mais, comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoiqu'il y en ait trois fois autant , ne nous lassent pas comme ceux que nous mettons à quelque chemin desseigné 3| aussi notre leçon, se passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se mêlant à toutes nos actions, se coulera sans se faire sentir ; les jeux mêmes et les exercices seront une bonne partie de l'étude ; la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes77Je veux que la bienséance extérieure et l'entregénF, et la disposition de la personne, se façonne quand et quand l'âme. Ce n'est pas une âme, ce n'est pas un corps qu'on dresse; c'est un homme : il n'en faut pas faire à deux; et, comme dit Platon, il ne faut pas les dresser l'un sans l'autre, mais les conduire également, comme une couple de chevaux attelés à même timon ; et, à l'ouïr, semble-t-il pas prêter plus de temps et plus de sollicitude aux exercices du corps, et estimer que l'esprit s'en exerce quand et quand et non au contraire?

[Âu demeurant, cette institution se doit conduire par une sévère douceur, non comme il se fait; au lieu de

1 Ici convive signifie repas, festin; c'est convioium.

2 L'enfant ainsi élevé sera moins désœuvré que les autres. » Projeté.

convier les enfants aux lettres, on ne leur présente, à la vérité, qu'horreur et cruauté. Otez-moi la violence et la force ; il n'est rien, à mon avis, qui abâtardisse et étourdisse si fort une nature bien néej Si vous avez envie qu'il craigne la honte et le châtiment, ne l'y endurcissez pas; endurcissez-le à la sueur et au froid, au vent, au soleil, aux hasards qu'il lui fant mépriser ; ôtez-lui toute mollesse et délicatesse au vêtir et au coucher, au manger et au boire; accoutumez-le à tout; que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. Enfant, homme, vieux, j'ai toujours cru et jugé de même. Mais,jHntre autres choses, cette police de la plupart de nos colléges m'a toujours déplu; on eût failli, à l'aventure, moins dommageablement, s'in- clinant vers l'indulgence. C'est une vraie geôle de jeunesse captive. Arrivez-y sur le point de leur office 1 ; vous n'oyez que cris, et d'enfants suppliciés, et de maîtres enivrés en leur colère. Quelle manière pour éveiller l'appétit envers leur leçon, à ces tendres âmes et craintives , de les y guider d'une trogne effroyable, les mains armées de fouetsJ/Inique et pernicieuse forme ! joint ce que Quintilien en atrès-bien remarqué, que cette impérieuse autorité tire des suitespérilleuses, et nommément à notre façon de châtiment.JCombien leurs classes seraient plus décemment jonchees de fleurs et de feuillées, que de tronçons d'osier sanglants ! Où est leur profit, que là fût aussi leur ébatjon doit ensucrer les viandes salubres à l'enfant, et enfieWer celles qui lui sont nuisibles. C'est merveille combien Platon se montre soigneux, en

1 De leur devoir, pendant leurs études uu leçons^

ses lois, de la gaîté et passe-temps de la jetitiesse de sa cité, et combien il s'arrête à leurs courses, jeux, chansons, sauts et danses, desquelles il dit que l'antiquité a donné la conduite et le patronage aux dieux mêmes, à Apollon, aux Muses, à Minerve; il s'étend à mille préceptes pour ses gymnases; pour les-sciences lettrées, il s'y amuse fort peu et semble ne recommander particulièrement la poésie que pour la musique.

Toute étrangeté et particularité dans nos mœurs et conditions est évitable, comme ennemiede société.Qui ne s'étonnerait do lacomplexionde Démophon, maître-d'hôtel d'Alexandre, qui suait à l'ombre et tremblait au soleil ? J'en ai vu fuir la senteur des pommes plus que les arquebusades; d'autres s'effrayer pour une souris; d'autres rendre gorge à voir de la crème ; d'autres à voir brasser un lit de plume ; comme Germanicus ne pouvait souffrir ni la vue ni le chant des coqs. Il y peut avoir, à l'aventure, à cela quelle propriété occulte ; mais on l'éteindrait, à mon avis, qui s'y prendrait de bonne heure. L'institution a gagné cela sur moi ( il est vrai que ce n'a point été sans quelque soin), que, sauf la bière, mon appétit est accommodable indifféremment à toutes choses de quoi on se paît.

Le corps est encore souple ; on le doit, à cette cause, plier à toutes façons et coutumes ; et, pourvu qu'on puisse tenir l'appétit et la volonté sous boucle, qu'on rende hardiment un jeune homme commode à toutes nations et compagnies.

Voici mes leçons : celui-là y a mieux profité qui les fait que qui les sait. Si vous le voyez, vous l'oyez; si vous l'oyez, vous le voyez. A Dieu ne plaise, dit quelqu'un en Platon , que philosopher ce soit apprendre plusieurs choses et traiter les arts ! Léon, prince des Philiasiens, s'enquérantà Héraclide Ponticus de quelle science, de quel art il faisait profession : — Je ne sais, dit-il, ni art ni science ; mais je suis philosophe. — On reprochait à Diogène, comment, étant ignorant, il se mêlait de la philosophie. — Je m'en mêle, dit-il, d'autant mieux à propos. — Hégésias le priait de lui lire quelque livre : — Vous êtes plaisant, lui répondit-il : vous choisissez les figues vraies et naturelles, non peintes; que ne choisissezvous aussi les exercitations naturelles, vraies et non éciites.

Il ne dira pas tant sa leçon comme il la fera ; il la répétera en ses actions : on verra s'il y a de la prudence en ses entreprises ; s'il y a de la bonté, de la justice en ses déportements ; s'il a du jugement et de la grâce en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses jeux, de l'ordre en ses économies ; de l'indifférence en son goût, soit chair, poisson, vin ou eau. Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies. Zeuxidamus répondit à un qui lui demanda pourquoi les Lacédémoniens ne rédigeaient par écrit les ordonnances de la prouesse, et ne les donnaient à lire à leurs jeunes gens : « Que c'était parce qu'ils les voulaient accoutumer aux faits, non pas aux paroles.» Comparez, au bout de quinze ou seize ans, à celui-ci, un de ces latineurs de collége, qui aura mis autant de temps à n'apprendre - simplement qu'à parler.

Le monde n'est que babil, et ne vis jamais homme qui ne dît plutôt plus que moins qu'il ne doit. Toutefois la moitié de notre âge s'en va là : on nous tient quatre ou cinq

ans à entendre les mots et les coudre en clauses encore autant à en proportionner un grand corps, étendu en quatre ou cinq parties; autres cinq, pour le moins, à les savoir brièvement mêler et entrelacer de quelque subtile façon. Laissons-le à ceux qui en font profession expresse.

Allant un jour à Orléans, je trouvai dans cette plaine, au-deçà de Cléry, deux régents qui venaient à Bordeaux, environ à cinquante pas l'un de l'autre ; plus loin, derrière eux, je voyais une troupe et un maître en tête, qui était feu M. le comte de La Rochefoucault. Un de mes gens s'enquit au premier de ces régents, qui était ce gentilhomme qui venait après lui; lui, qui n'avait pas vu ce train qui le suivait, et qui pensait qu'on lui parlât de son compagnon, répondit plaisamment : « Il n'est pas gentilhomme, c'est un grammairien ; et je suis logicien. » Or, nous qui cherchons ici, au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme, laissons-les abuser de leur loisir; nous avons affaire ailleurs. Mais que notre disciple soit bien pourvu de choses; les paroles ne suivront que trop; il les traînera si elles ne veulent suivre. J'en entends qui s'excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d'avoir la tête pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d'éloquence ne les pouvoir mettre en évidence : c'est une baie. Savez-vous, à mon avis, ce que c'est que cela? ce sont des ombrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuvent démêler et éclaircir au-dedans, ni par conséquent produire au-dehors ; ils ne s'entendent pas encore eux-mêmes ; et voyez-les un peu

' En phrases, en périodes.

bégayer sur le point de l'enfanter, vous jugez que leur travail n'est point à l'accouchement, mais à la conception , et qu'ils ne font que lécher cette matière imparfaite. De ma part je tiens, et Socrate l'ordonne, que qui a dans l'esprit une vive imagination et claire, il la produira, soit en bergamasque, soit par mines, s'il est muet. Il ne sait pas ablatif, conjonctif, substantif, ni la grammaire; et si vous entretiendra tout, votre soûl, si vous en avez envie, et se déferrera aussi peu, à l'aventure, que le meilleur maître ès-arts de France. 11 ne sait pas la rhétorique, ni, pour avant jeu, capter la bénévolence du candide lecteur ; ni ne lui chaut de le savoir. De vrai, toute cette belle peinture s'efface aisément par le lustre d'une vérité simple et naïve : ces gentillesses ne servent que pour amuser le vulgaire , incapable de prendre la viande plus massive et plus ferme, comme Afer montre bien clairement chez Tacite. Les ambassadeurs de Samos étaient venus à Cléomène, roi de Sparte, préparés d'une belle et longue oraison, pour l'émouvoir à la guerre contre le tyran Polycrate ; après qu'il les eut bien laissés dire, il leur répondit : « Quant à votre commencement et exorde, il ne m'en souvient plus, ni par conséquent du milieu ; et quant à votre conclusion, je n'en veux rien faire. » Voilà une belle réponse, ce me semble, et des harangueurs bien camus ! Et quoi cet autre? les Athéniens étaient à choisir de deux architectes à conduire une grande fabrique : le premier, plus affété, se présenta avec un beau discours, prémédité sur le sujet de cette besogne, et tirait le jugement du peuple à sa faveur; mais l'autre en trois mots : « Seigneurs Athéniens, ce que celui-ci a dit, je le ferai. » Au fort de l'éloquence de Cicéron , plusieurs en entraient en admiration; mais Caton , n'en faisant que rire : « Nous avons, disait-il, un plaisant consul. »

Aille devant ou après une utile sentence, un beau trait est toujours de saison; s'il n'est pas bien pour ce qui va devant, ni pour ce qui vient après, il est bien en soi. Je ne suis pas de ceux qui pensent le bon rhythme faire le bon poëme : laissez-lui allonger une courte syllabe, s'il veut; pour cela, non force; si les inventions y rient, si l'esprit et le jugement y ont bien fait leur office, voilà un bon poète, dirai-je, mais un mauvais versificateur. Qu'on fasse, dit Horace , perdre à ses ouvrages toutes ses coutures et mesures, il ne se démentira point pour cela ; les pièces mêmes en seront belles. C'est ce que répondit Ménandre, comme on le tançait, approchant le jour auquel il avait promis une comédie, de quoi il n'y avait encore mis la main : <: Elle est composée et prête; il ne reste qu'à y ajouter les vers : » ayant les choses et la matière disposée en l'âme, il mettait en peu de compte le demeurant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné crédit à notre poésie française, je ne vois si petit apprenti qui n'enfle des mots, qui ne range les cadences à peu près comme eux. Pour le vulgaire, il ne fut jamais tant de poètes ; mais, comme il leur a été bien aisé de représenter leurs rhythmes, ils demeurent bien aussi courts à imiter les riches descriptions de l'un et les délicates inventions do l'autre.

Voire mais , que fera-t-il 4 si on le presse de la sub

1 Noire jeune élève.

tilité sophistique de quelque syllogisme? « Le jambon Fait boire ; le boire désaltère : par quoi le jambon désaltère. » Qu'il s'en moque : il est plu3 subtil de s'en moquer que d'y répondre. Qu'il emprunte d'Aristippe cette plaisante contre-finesse : « Pourquoi le délierai-je, puisque tout lié il m'empêche? »

Quelqu'un proposait contre Cléanthe des finesses dialectiques, à qui Chrysippe dit : « Joue-toi de ces battelages avec les enfants, et ne détourne à cela les pensées sérieuses d'un homme d'âge. » Si ces sottes arguties lui doivent persuader un mensonge, cela est dangereux ; mais si elles demeurent sans effet et ne l'émeuvent qu'à rire, je ne vois pas pourquoi il s'en doive donner garde. 11 en est de si sots qu'ils se détournent de leur voie un quart de lieue pour courir après un beau mot. Je tors bien plus volontiers une bonne sentence, pour la coudre sur moi, que je ne détors mon fil pour l'aller quérir. Au rebours, c'est aux paroles à servir et à suivre ; et que le gascon y arrive, si le Français n'y peut aller. Je veux que les choses surmontent, et qu'elles remplissent de façon l'imagination de celui qui écoute, qu'il n'ait aucune souvenance des mots. Le parler que j'aime, c'est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque; plutôt difficile qu'ennuyeux; éloigné d'affectation ; déréglé, décousu et hardi, chaque loppin y fasse son corps ; non pédantesque, non plaideresque; mais plutôt soldatesque, comme Suétone appelle celui de Jules César; et si ne sens pas bien pourquoi il l'en appelle.

J'ai volontiers imité cette débauche qui se voit en notre jeunesse au port de leurs vêtements; un manteau en écharpe ; la cape sur une épaule, un bas mal tendu , qui représente une fierté dédaigneuse de ces parements étrangers, et nonchalante de l'art ; mais je la trouve encore mieux employée en la forme du parler. Toute affectation , nommément en la gaîté et liberté française, est mésavenante au courtisan; et en une monarchie, tout gentilhomme doit être dressé au port d'un courtisan; par quoi nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf et méprisant. Je n'aime point de tissure où les liaisons et les coutures paraissent; tout ainsi qu'en un beau corps il ne faut pas qu'on y puisse compter les os et les veines. L'éloquence fait injure aux choses, qui nous détournent à soi. Comme, aux accoutrements, c'est pusillanimité de se vouloir marquer par quelque façon particulière et inusitée, de môme au langage la recherche des phrases nouvelles et des mots peu connus vient d'une ambition scolastique et puérile. Puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux halles à Paris ! Aristophane le grammairien n'y entendait rien, de reprendre en Épicure la simplicité de ses mots et la fin de son art oratoire, qui était perspicuité de langage seulement. L'imitation du parler, par sa facilité, suit incontinent tout un peuple; l'imitation du juger, de l'inventer, ne va pas si vite. La plupart des lecteurs, pour avoir trouvé une pareille robe, pensent très-faussement tenir un pareil corps; la force et les nerfs ne s'empruntent point, les atours et le manteau s'empruntent. La plupart de ceux qui me hantent parlent de même que les Essais ; mais je ne sais s'ils pensent de même. Les Athéniens , dit Platon, ont pour leur part le soin de l'abondance et élégance du parler; les Lacédémoniens, de la briéveté, et ceux de Crète, de la fécondité des conceptions plus que du langage. Ceux-ci sont les meilleurs. Zenon disait qu'il avait deux sortes de disciples : les uns curieux d'apprendre les choses, qui étaient ses mignons 1 ; les autres qui n'avaient soin que du langage. Ce n'est pas à dire que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire, mais non pas si bonne qu'on la fait, et suis dépit de quoi notre vie s'embesogne toute à cela. Je voudrais premièrement bien savoir ma langue, et celle de mes voisins où j'ai plus ordinaire commerce.

^ÎJp'est un bel et grand agencement sans doute que le grec et le latin ; mais on l'achète trop cher. Je dirai ici une façon d'en avoir meilleur marché que de coutume, qui a été essayée en moi-même ; s'en servira qui voudra.

Feu mon père, ayant fait toutes les recherches qu'un homme peut faire, parmi les gens savants et d'entendement, d'une forme d'institution exquise, fut avisé de cet inconvénient qui était en usage; et lui disait-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coûtaient rien est la seule cause pourquoi nous ne pouvions arriver à la grandeur d'âme et de connaissance des anciens Grecs et Romains. Je ne crois pas que c'en soit la seule cause. Tant il y a que l'expédient que mon père y trouva, ce fut qu'en nourrice, et avant le premier dénouement de ma langue , il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de notre langue, et très-bien versé en la latine. Celui-ci, qu'il avait fait venir

1 Ses favoris.

exprès , ot qui était bien chèrement gagé, m'avait continuellement entre les bras. 11 en eut aussi avec lui deux autres, moindres en savoir, pour me suivre, et soulager le premier ; ceux-ci ne m'entretenaient d'autre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c'était une règle inviolable que ni lui-même, ni ma mère, ni valet, ni chambrière, ne parlaient en ma compagme qu'autant de mots de latin que chacun avait appris pourjargonner avec moi. C'est merveille du fruit que chacun y fit : mon père et ma mère y apprirent assez de latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance pour s'en servir à la nécessité, comme firent aussi les autres domestiques qui étaient plus attachés à mon service. Somme, nous nous latinisâmes tant, qu'il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encore et ont pris pied par l'usage plusieurs appellations latines d'artisans et d'outils. Quant àmoi,j'avaisplusde six ans avant que j'entendisse non plus de français ou de périgourdin que d'arabesque ; et sans art, sans livre , sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes, j'avais appris du latin tout aussi pur que mon maître d'école le savait ; car je ne le pouvais avoir \ymè\é ni altére^Si par essai on me voulait donner un thème à la mode des colléges, on le donne aux autres en français, mais à moi il me le fallait donner en mauvais latin pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchy, qui a écrit de Comitiis llomanorum, Guillaume Guérente, qui a commenté Aristote, George Buchanan, ce grand poète écossais , Marc Antoine Muret, que la France et l'Italie reconnaissent pour le meilleur orateur du temps, mes précepteurs domestiques, m'ont dit souvent.que j'avais ce langage en mon enfance si prêt et si à main qu'ils craignaient à m'accosfer. Buchanan, que je vis depuis à la suite de feu monsieur le maréchal de Brissac, me dit qu'il était après à écrire de l'institution des enfants, et qu'il prenait l'exemplaire de la mienne, car il avait lors en charge ce comte de Brissac, que nous avons vu depuis si valeureux et si brave. (S £ Quand au grec, duquel je n'ai quasi du tout point d'intelligence, mon père desscigna1 me le faire apprendre par art, mais d'une voie nouvelle, par formed'ébat et d'exercice. Nous pelotions nos déclinaisons à la manière de ceux qui, par certains jeux de tablier2, apprennent l'arithmétique et la géométrie. Car entre autres choses, il avait été conseillé de me faire goûter la science et le devoir, par une volonté non forcée et de mon propre désir, et d'élever mon âme en toute douceur et liberté , sans rigueur et contrainte : je dis jusqu'à telle superstition que, parce qu'aucuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfants de les éveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongés beaucoup plus que nous ne sommes) tout-à-coup et par violence , il me faisait éveiller par le son de quelque instrument ; et ne fus jamais sans homme qui m'en fe<servîtj?

Cet exemple suffira pour en juger le reste, et pour recommander aussi et la prudence et l'affection d'un si bon père, auquel il ne se faut prendre s'il n'a recueilli aucuns fruits répondants à une si exquise culture. Deux choses en furent cause : en premier, le champ stérile et incommode; car, quoique j'eusse la santé ferme et en

4 Fit dessein. 2 Damier.

tière,et quand et quand un naturel doux ct traitablc, j'étais parmi cela si pesant, mou et endormi, qu'on ne me pouvait arracher de l'oisiveté, non pas pour me Faire jouer. Ce que je voyais, je le voyais bien, et, sous cette complexion lourde, nourrissais des imaginations hardies et des opinions au-dessus de mon âge. L'esprit, je l'avais lent, et qui n'allait qu'autant qu'on le menait; l'appréhension tardive, l'invention lâche; et, après tout, un incroyable défaut de mémoire. De tout cela, il n'est pas merveille s'il ne sût rien tirer qui vaille. Secondement, comme ceux que presse un furieux désir de guérison se laissent aller à toute sorte de conseils, le bon homme, ayant extrême peur de faillir en chose qu'il avait tant à cœur, se laissa enfin emporter à l'opinion commune, qui suit toujours ceux qui vont devant, comme les grues, et se rangea à la coutume, n'ayant plus autour de lui ceux qui lui avaient donné ces premières institutions, qu'il avait apportées d'Italie ; et m'envoya environ mes six ans au collège de Guienne, très-florissant pour lors et le meilleur de France ; et là, il n'est possible de rien ajouter au soin qu'il eut, et à me choisir des précepteurs de chambre suffisants, et à toutes les autres circonstances de ma nourriture1, en laquelle il réserva plusieurs façons particulières, contre l'usage des colléges; mais tant y a que c'était toujours collége. Mon latin s'abâtardit incontinent, duquel depuis par désaccoutumance j'ai perdu tout usage ; et ne me servit cette mienne inaccoutumée institution que de me faire enjamber d'arrivée aux premières classes; car, à treize ans que je sortis du collége, j'avais

1 éducation.

achevé mon cours (qu'ils appellent), et, à la vérité, sans aucun fruit que je puisse à présent mettre en compte.

Le premier goût que j'eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d'Ovide ; car environ l'âge de sept ou huit ans, je me dérobais de tout autre plaisir pour les lire, d'autant que cette langue était la mienne maternelle et que c'était le plus aisé livre que je connusse et le mieux accommodé à la faiblesse de mon âge, à cause de la matière; car des Lancelotsdu Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de livres à quoi l'enfance s'amuse, je n'en connaissais pas seulement le nom, ni ne fais encore le corps5 tant exacte était ma discipline ! Je m'en rendais plus nonchalant à l'étude de mes autres leçons prescrites. Là, il me vint singulièrement à propos d'avoir affaire à un homme d'entendement de précepteur, qui sut dextrement conniver à cette mienne débauche et autres pareilles, car par-là j'enfilai tout d'un train Virgile en l'Énéide, et puis Térence, et puis Plaute, et des comédies italiennes, leurré toujours par la douceur du sujet. S'il eût été si fou de rompre ce train, j'estime que je n'eusse rapporté du collége que la haine des livres, comme fait quasi toute notre noblesse. Il s'y gouverna ingénieusement, faisant semblant de n'en voir rien ; il aiguisait ma faim, ne me laissant qu'à la dérobée gourmander ces livres et me tenant doucement en olfice pour les autres études de la règle ; car les principales parties que mon père cherchait à ceux à qui il donnait charge de moi, c'était la débonnaireté et facilité de complexion. Aussi n'avait la mienne autre vice que langueur et paresse. Le danger n'était pas que je fisse mal, mais que je ne lisse rien ; nul ne pronostiquait que je dusse devenir mauvais, mais inutile; on y prévoyait de la fainéantise, non pas de la malice. Je sens qu'il en est advenu de même, les plaintes qui me cornent aux oreilles sont telles : il est oisif, froid aux offices d'amitié et de parenté et aux offices publics, trop particulier, trop dédaigneux. Les plus injurieux même ne disent pas, pourquoi a-t-il pris? pourquoin'a-t-il payé? mais, pourquoi ne quitte-t-il? pourquoi ne donne-t-il ? Je recevrais à faveur qu'on ne désirât en moi que tels effets de subrogation ; mais ils sont injustes d'exiger ce que je ne dois pas, plus rigoureusement beaucoup qu'ils n'exigent d'eux ce qu'ils doivent. En m'y condamnant, ils effacent la gratification de l'action et la gratitude qui m'en serait due ; là où le bien faire actif devrait plus peser de ma main, en considération de ce que je n'en ai de passif nul qui soit. Je puis d'autant plus librement disposer de ma fortune qu'elle est plus mienne, et de moi que je suis plus mien. Toutefois, si j'étais grand enlumineur de mes actions , à l'aventure rembarrerais-je bien ces reproches, et à quelques-uns apprendrais qu'ils ne sont pas si offensés que je ne fasse pas assez, que de quoi je puisse faire assez plus que je ne fais.

Mon âme ne laissait pourtant en même temps d'avoir à part soi dei remuements fermes et des jugements sûrs et ouverts autour des objets qu'elle connaissait, et les digérait seule sans aucune communication ; et entre autres choses, je crois à la vérité qu'elle eût été du tout incapable de se rendre à la force et violence. Mettrai-je en compte cette faculté de mon enfance ? une assurance de visage et souplesse de voix et de geste à m'appliquer aux rôles que j'entreprenais, car avant.l'âge, j'ai soutenu les premiers personnages aux tragédies latines de Bnchanan, de Guérente et de Muret, qui se représentèrent en notre collége de Guienne avec dignité; en cela, André de Govea, notre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France, et m'en tenait-on maître ouvrier. C'est un exercice que je ne méloue point aux jeunes enfants de maison, et ai vu nos princes s'y adonner depuis en personne, à l'exemple d'aucuns des anciens, honnêtement et louablement; il était loisible même d'en faire métier aux gens d'honneur en Grèce. Les bonnes polices prennent soin d'assembler les citoyens et les rallier, comme aux offices sérieux de la dévotion, aussi aux exercices et jeux ; la société et amitié s'en augmente; et puis on ne leur saurait concéder des passe-temps plus réglés que ceux qui se font en présence d'un chacun, e à la vue même du magistrat.

jTPo'jr revenir à mon propos, il n'y a tel que d'al^ lecher l'appétit et l'affection : autrement on ne fait que des ânes chargés de livres ; on leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science, laquelle pour bien faire il ne faut pas seulement loger chez soi, il la faut épouser *ÏJ

1 Sans faire le dévot, Montaigne pouvait parler de la religion à son élève. C'est ce qui manque à ce chapitre, d'ailleurs rempli de choses excellentes.

CHAPITRE XVI.

C'F.ST FOLIE DE lUPror.TKI! LE VItAI ET LE FACX Ail JUGEMENT DË NOTRE SUFFISANCE.

Ce n'est pas à l'aventure sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader ; car il me semble avoir appris autrefois que la créance était comme une impression qui se faisait en notre âme ; et à mesure qu'elle se trouvait plus molle et de moindre résistance, il était plus aisé à y empreindre quelque chose. D'autant que si l'âme est vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion. Voilà pourquoi les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus sujets à être menés par les oreilles. Mais aussi, de l'autre part, c'est une sotte présomption d'aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance outre la commune. J'en faisais ainsi autrefois ; et si j'oyais parler ou des esprits qui reviennent, ou du pronostic des choses futures, des enchantements , des sorcelleries, ou faire quelque autre conte où je ne pusse pas mordre, il me venait compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et, à présent, je trouve que j'étais pour le moins autant à plaindre moi-même ; non que l'expérience m'ait depuis rien fait voir au-dessus de mes premières créances, et si n'a pas tenu à ma curiosité; mais la raison m'a insIrait que, de condamner ainsi résolument une chose pour fausse et impossible, c'est se donner l'avantage d'avoir dans la tête les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de notre mère nature; et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance.

Si nous appelons monstres, ou miracles, ce où notre raison ne peut aller, combien s'en présente-t il continuellement à notre vue? Considérons au travers de quels nuages et comment à tâtons on nous mène à la connaissance de la plupart des choses qui nous sont entre mains; certes, nous trouverons que c'est plutôt accoutumance que science qui nous en ôte l'étrangeté; et que ces choses-là, si elles nous étaient présentées de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables qu'aucunes autres. Celui qui n'avait jamais vu de rivière, à la première qu'il rencontra, il pensa que ce fût l'Océan ; et les choses qui sont à notre connaissance les plus grandes, nous les jugeons être les extrêmes que nature fasse en ce genre. La nouvelleté des choses nous incite , plus que leur grandeur, à en rechercher les causes. Il faut juger avec plus de révérence de cette infinie puissance de nature, et plus de reconnaissance de notre ignorance et faiblesse. Combien y a-t-il de qhoses peu vraisemblables, témoignées par gens dignes de foi, desquelles , si nous ne pouvons être persuadés , au moins les faut-il laisser en suspens? car, de les condamner impossibles, c'est se faire fort, par une téméraire présomption, de savoir jusqu'où va la possibilité. Si l'on entendait bien la différence qu'il y a entre l'impossible et l'inusité, et entre ce qui est contre l'ordre du cours de nature et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas témérairement, ni aussi ne décroyant pas facilement, on observerait la règle de Bien trop, commandée par Chilon.

Quand on trouve dans Froissard que le comte de Foix sut, en Béarn, la défaite du roi Jean de Castille à Juberoth, le lendemain qu'elle fut advenue , et les moyens qu'il en allègue, on s'en peut moquer, et de ce même que nos annales disent que le pape Honorius, le propre jour que le roi Philippe-Auguste mourut à Mantes, fit faire ses funérailles publiques et les manda faire par toute l'Italie; car l'autorité de ces témoins n'a pas à l'aventure assez de rang pour nous tenir en bride. Mais quoi ! si Plutarque, outre plusieurs exemples qu'il allègue de l'antiquité, dit savoir de certaine science que, du temps de Domitien, la nouvelle de la bataille perdue par Antoine en Allemagne, à plusieurs journées de là4 fut pub'iée à Rome et semée par tout le monde le même jour qu'elle avait été perdue; et si César tient qu'il est souvent advenu que la renommée a devancé l'accident, dirons-nous pas que ces simples gens-là se sont laissé piper après le vulgaire, pour n'être pas clairvoyants comme nous? Est-il rien de plus délicat, plus net et plus vif que le jugement de Pline, quand il lui plaît de le mettre en jeu? rien plus éloigné de vanité? Je laisse à part l'excellence de son savoir, duquel je fais moins de compte. En quelle partie de ces deux là le surpassons-nous? Toutefois, il n'est si petit écolier qui ne le convainque de mensonge , et qui ne lui veuille faire leçon sur le progrès des ouvrages de nature.

Quand nous lisons dans Bouchet les miracles des reliques de saint Hilah e , passe ; son crédit n'est pas assez grand pour nous ôter la licence d'y contredire ; mais de condamner d'un train toutes pareilles histoires, me semble singulière impudence. Ce grand saint Augustin témoigne avoir vu, sur les reliques des saints Gervais et Protais à Milan, un enfant aveugle recouvrer la vue; une femme, à Carthage, être guérie d'un cancer par le signe de la croix qu'une femme nouvellement baptisée lui fît; Hesperius, un sien familier, avoir chassé les esprits qui infestaient sa maison, avec un peu de terre du sépulcre de notre Seigneur; et cette terre depuis transportée à l'église, un paralytique en avoir été soudain guéri; une femme enune procession ayant touché à la châsse saint Etienne, d'un bouquet, et de ce bouquet s'étant frotté les yeux, avoir recouvré la vue pieça perdue ; et plusieurs autres miracles où il dit lui-même avoir assisté : de quoi accuserons-nous et lui et deux saints évêques, Aurelius et Maximinus, qu'il appelle pour ses recors 1 ? sera-ce d'ignorance, simplesse, facilité? ou de malice et imposture ? Est-il homme en notre siècle si impudent qui pense leur être comparable, soit en vertu et piété, soit en savoir, jugement et suffisance ?

C'est une hardiesse dangereuse et de conséquence, outre l'absurde témérité qu'elle traîne quand et soi, de mépriser ce que nous ne concevons pas; car après que, selon votre bel entendement , vous avez établi les limites de la vérité et de la mensonge, et qu'il se trouve que vous avez nécessairement à croire des choses où il y a encore plus d'étrangeté qu'en ce que vous niez, vous vous êtes déjà obligé de les abandonner. Or, ce qui me

1 Témoins. Reçois, du verbe latin rcvordari, se souvenir.

semble apporter autant de désordre en nos consciences, en ces troubles où nous sommes de la religion, c'est cette dispensation que les catholiques font de leur créance. 11 leur semble faire bien les modérés et les entendus quand ils quittent aux adversaires aucuns articles de ceux qui sont en débat ; mais, outre ce qu'ils ne voient pas quel avantage c'est à celui qui vous charge de commencer à lui céder et vous tirer arrière, et combien cela l'anime à poursuivre sa pointe, ces articles-là, qu'ils choisissent pour les plus légers, sont aucunes fois très-importants. Ou il faut se soumettre en tout à l'autorité de notre police ecclésiastique, ou du tout s'en dispenser ; ce n'est pas à nous à établir la part que nous lui devons d'obéissance. Et davantage, je le puis dire pour l'avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon choix et triage particulier , mettant à nonchaloir certains points de l'observance de notre Église qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus étrange, venant à en communiquer aux hommes savants, j'ai trouvé que ces choses-là ont un fondement massif et très-solide, et que ce n'est que bêtise et ignorance qui nous fait les recevoir avec moindre révérence que le reste. Que ne nous souvient-il combien nous sentons de contradiction en notre jugement même ! combien de choses nous servaient hier d'articles de foi, qui nous sont fables aujourd'hui! La gloire et la curiosité sontles fléaux de notre âme ; celle-ci nous conduit à mettre le nez partout, et celle-là nous défend de rien laisser irrésolu et indécis \

! Ces observations de l'auteur sont pleines de sagesse. Grand nombre d'e'ci ivains de nos jours pourraient se les appliquer, et se montrer moins tranchants sur des questions que souvent ils ignorent.

CHAPITRE XVII. .

DE L'AMITIÉ.

Considérant la conduite de la besogne d'un peintre que j'ai, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroi pour y loger un tableau élabore de toute sa suffisance; et le vide tout autour , il le remplit de grotesques, qui sont peintures fantasques, n'ayant grâce qu'en la variété et étrangeté. Que sont-ce aussi ici, à la vérité, que grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n'ayant ordre, suite, ni proportion que fortuite ?

Je vais bien jusqu'à ce second point avec mon peintre, mais je demeure court en l'autre et meilleure partie; car ma suffisance ne va pas si avant que d'oser entreprendre un tableau riche, poli, et formé selon l'art. Je me suis avisé d'en emprunter un d'Étienne de La Boëtie, qui honorera tout le reste de cette besogne : c'est un discours auquel il donna nom La Servitude Volontaire; mais ceux qui l'ont ignoré l'ont bien proprement depuis rebaptisé Le Contre Un. 11 l'écrivit par manière d'essai, en sa première jeunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. Il court pieça ès-mains des gens d'entendement, non sans bien grande et méritée recommandation ; car il est gentil et plein ce qu'il est possible. Si y a-t-il bien à dire, que ce ne soit le mieux qu'il pût faire : et si en l'âge que je l'ai connu plus avancé, il eût pris un tel dessein que le mien de mettre par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui approcheraient bien près de l'honneur de l'antiquité; car notamment en cette partie des dons de nature, je n'en connais point qui lui soit comparable. Mais il n'est demeuré de lui que ce discours, encore par rencontre, et crois qu'il ne le vit oncques depuis qu'il lui échappa; et quelques mémoires sur cet édit de janvier, fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encore ailleurs peutêtre leur place. C'est tout ce que j'ai pu recouvrer de ses reliques, moi qu'il laissa, d'une si amoureuse recommandation , la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le livret de ses œuvres que j'ai fait mettre en lumière. Et si suis obligé particulièrement à cette pièce, d'autant qu'elle a servi de moyen à notre première accointance; car elle me fut montrée longue espace avant que je l'eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite, que certainement il ne s'en lit guères de pareilles, et entre nos hommes il ne s'en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontres à la bâtir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles.

Il n'est rien à quoi il semble que nature nous ait plus acheminés qu'à la société ; et dit Aristote, que les bons législateurs ont eu plus de soin de l'amitié que de la justice. Or, le dernier point de sa perfection est celuici : car en général toutes celles que le profit, le besoin public ou privé, forge et nourrit, en sont d'autant moins belles et généreuses, et d'autant moins amitiés qu'elles mêlent autre cause et but et fruit en l'amitié qu'ellemême. Ni ces espèces anciennes, naturelles, sociales , hospitalières, particulièrement n'y conviennent, ni conjointement.

Des enfants aux pères, c'est plutôt respect. L'amitié se nourrit de communication, qui ne peut se trouver entre eux pour la trop grande disparité, et offenserait à l'aventure les devoirs de nature : car ni toutes les secrètes pensées des pères ne se peuvent communiquer aux enfants, pour n'y engendrer unemesséante privauté; ni les avertissements et corrections, qui est un des premiers offices d'amitié, ne se pourraient exercer des enfants aux pères. Il s'est trouvé des nations où, par usage, les enfants tutoient leurs pères, et d'autres où les pères tutoient leurs enfants , pour éviter l'empêchement qu'ils se peuvent quelquefois entreporter : et naturellement l'un dépend de la ruine de l'autre. C'est, à la vérité, un beau nom et plein de dilection que le nom de frèrey et à cette cause en fîmes-nous, lui et moi, notre alliance ; mais ce mélange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela détrempe merveilleusement et relâche cette soudure fraternelle ; les frères , ayant à conduire le progrès de leur avancement en même sentier et même train, il est force qu'ils se heurtent et choquent souvent. Davantage, la correspondance et relation qui engendre ces vraies et parfaites amitiés, pourquoi se trouvera-t-elle en ceux-ci? Le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi : c'est mon fils, c'est mon parent, mais c'est un homme farouche, un méchant ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la loi et l'obligation naturelle nous commando, il y a d autant moins de notre choix et liberté volontaire ; et notre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l'affection et amitié.

Ce n'est pas que je n'aie essayé de ce côté-là tout ce qui en peut être , ayant eu le meilleur père qui fut oncques, et le plus indulgent jusqu'à son extrême vieillesse ; et étant d'une famille fameuse de père en fils et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle. \-/Au demeurant^ ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi. » Il y a , au-delà de tout mon discours et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyons l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports; je crois par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms; et, à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès-lors no nous fut si proche que l'un à l'autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années), elle n'avait point à perdre temps, et n'avait à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi; ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille; c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, la mena se plonger et se perdre dans la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille; je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, jftii qui fût sien ou mien.3

Quand Lelius, en présence des consuls romains, lesquels, après la condamnation de Tibérius Gracchus, poursuivaient tous ceux qui avaient été de son intelligence, ' vint à s'enquérir de Caïus Blossius (qui était le principal de ses amis), combien il eût voulu faire pour lui, et qu'il eût répondu : « Toutes choses ; — Comment toutes choses ? suit-il ; et quoi ! s'il t'eût commandé de mettre le feu en nos temples? — Il ne me l'eût jamais commandé, répliqua Blossius. — Mais s'il l'eût fait? ajouta Lelius. — J'y eusse obéi, » répondit-il. S'il était si parfaitement ami de Gracchus, comme disent les histoires, il n'avait que faire d'offenser les consuls par cette dernière et har

die confession , et ne se devait départir de l'assurance qu'il avait de la volonté de Gracchus. Mais toutefois, ceux qui accusent cette réponse comme séditieuse n'entendent pas bien ce mystère, et ne présupposent pas, comme il est, qu'il tenait la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par connaissance ; ils étaient plus amis que citoyens, plus amis qu'amis ou qu'ennemis de leur pays, qu'amis d'ambition et de trouble; s'étant parfaitement commis l'un à l'autre, ils tenaient parfaitement les rênes de l'inclination l'un de l'autre. Et faites guider ce harnais par la vertu et conduite de la raison, comme aussi est-il du tout impossible de l'atteler sans cela, la réponse de Blossius est telle qu'elle devait être. Si leurs actions se démanchèrent, ils n'étaient ni amis, selon ma mesure, l'un de l'autre, ni amis à eux mêmes. Au demeurant, cette réponse ne sonne non plus que ferait la mienne à qui s'enquerrait à moi de cette façon : « Si votre volonté vous commandait de tuer votre fille, la tueriez-vous? » et que je l'accordasse; car cela ne porte aucun témoignage de consentement à se faire, parce que je ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d'un tel ami. Il n'est pas en la puissance de tous les discours du monde, de me déloger de la certitude que j'ai des intentions et jugements du mien ; aucune de ses actions ne me saurait être présentée, quelque visage qu'elle eût, que je n'en trouvasse incontinent le ressort. Nos âmes ont charrié si uniment ensemble, elles se sont considérées d'une si ardente affection, et de pareille affection découvertes jusqu'au fin fond des entrailles l'une de l'autre, que nonseulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à lui de moi qu'à moi.

V^Qu'on ne me mette pas en ce rang ces autres amitiés communes ; j'en ai autant de connaissance qu'un autre, et des plus parfaites de leur genre; mais je ne conseille pas qu'on confonde leurs règles; on s'y tromperait. Il faut marcher en ces autres amitiés la bride à la main, avec prudence et précaution ; la liaison n'est pas nouée en manière qu'on n'ait aucunement à s'en défier. « Aimez-le, disait Chilon, comme ayant quelque jour à le haïr ; haïssez-le comme ayant à l'aimer. » Ce précepte, qui est si abominable en cette souveraine et maîtresse amitié, il est salubre en l'usage des amitiés ordinaires et coutumières; à l'endroit desquelles il faut employer le mot qu'Aristote avait très-familier : « 0 mes amis ! il n'y a nul ami. »

En ce noble commerce, les offices et les bienfaits, nourriciers des autres amitiés, ne méritent pas seulement d'être mis en compte. Cette confusion si pleine de nos volontés en est cause ; car tout ainsi que l'amitié que je me porte ne reçoit point augmentation pour le secours que je me donne au besoin, quoi que disent les stoïciens, et comme je ne me sais aucun gré du service que je me fais, aussi l'union de tels amis étant véritablement parfaite, elle leur fait perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d'entre eux ces mots de division et de différence, bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement, et leurs pareils. Tout étant, par effet, commun entre eux, volontés, pensements, jugements , biens, honneur et vie, et leur convenance n'étant qu'une ftme en deux corps, selon la très-propre définition d'Aristoto, ils ne so peuvent prêter ni donner rionT/Voilà pourquoi les faiseurs de lois, pour honorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de cette divine liaison, défendent les donations entre le mari et la femme, voulant inférer par-là que tout doit être à chacun d'eux, et qu'ils-n'ont rien à diviser et partir[1] ensemble. l/£Si, en l'amitié de quoi je parle, l'un pouvait donner à l'autre, ce serait celui qui recevrait le bienfait qui obligerait son compagnon : ear cherchant l'un et l'autre, plus que toute autre chose, de s'entre-bien faire, celui qui en prête la matière et l'occasion est celui-là qui fait le libéral, donnant ce contentement à son ami d'effectuer /en son endroit ce qu'il désire le plusJJ Quand le philosophe Diogène avait faute d'argent, il disait qu'il le redemandait à ses amis, non qu'il le demandait. Et pour montrer comment cela se pratique par effet , j'en reciterai un ancien exemple singulier. Eudamidas, corinthien, avait deux amis, Charixenus, sicyonien, et Aretéus , corinthien : venant à mourir, étant pauvre, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament : « Je lègue à Are» téus de nourrir ma mère, et l'entretenir en sa vieillesse; » à Charixenus, de marier ma fille, et lui donner le » douaire le plus grand qu'il pourra : et au cas que l'un » d'eux vienne à défaillir, je substitue en sa part celui » qui survivra. »

Ceux qui premiers virent ce testament s'en moquèrent ; mais ses héritiers en ayant été avertis l'acceptèrent avec un singulier contentement : et l'un d'eux, Charixenus, étant trépassé cinq jours après, la substitution étant ouverte en faveur d'Areténs, il nourrit curieusement cette mère ; et de cinq talents qu'il avait en ses biens, il en donna les deux et demi en mariage à une sienne fille unique, et deux et demi pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles il fit les noces en même jour.

Cet exemple est bien plein, si une condition en était à dire, qui est la multitude d'amis ; car cette parfaite amitié de quoi je parle est indivisible : chacun se donne si entier à son ami qu'il ne lui reste rien à départir ailleurs ; au rebours, il est marri qu'il ne soit double, triple ou quadruple, et qu'il n'ait plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour lçs conférer toutes à ce sujet. Les amitiés communes, on les peut départir; on peut aimer en celuici la beauté; en cet autre, la facilité de ses mœurs; en l'autre, la libéralité; en celui-là, la paternité; en cet autre , la fraternité ; ainsi du reste : mais cette amitié qui possède l'âme et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu'elle soit double. Si deux en même temps demandaient à être secourus, auquel courriez-vous ? S'ils requéraient de vous des offices contraires, quel ordre y trouveriez-vous? Si l'un commettait à votre silence chose qu'il fût utile à l'autre de savoir, comment vous en démêleriez-vous? L'unique et principale amitié décout toutes autres obligations : le secret que j'ai juré ne déceler à un autre, je le puis sans parjure communiquer à celui qui n'est pas autre, c'est moi. C'est un assez grand miracle de se doubler; et n'en connaissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler. Rien n'est extrême qui a son pareil : et qui présupposera que de deux j'en aime autant l'un que l'autre, et qu'ils s'entr'aiment et m'aiment autant que je les aime, il multiplie en confrérie la chose la plus une et unie, et de quoi une seule est encore la plus rare à trouver au monde. Le demeurant de cette histoire convient très-bien à ce que je disais : car Eudamidas donne pour grâce et pour faveur à ses amis de les employer à son besoin; il les laisse héritiers de cette sienne libéralité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de lui bien faire : et sans doute la force de l'amitié se montre bien plus richement en son fait qu'en celui d'Aretéus. Somme, ce sont effets inimaginables à qui n'en a goûté, et qui me font honorer à merveille la réponse de ce jeune soldat à Cyrus, s'enquérant à lui pour combien il voudrait donner un cheval par le moyen duquel il venait de gagner le prix de la course, et s'il le voudrait échanger à un royaume : « Non certes, Sire; mais bien le » laisserais-je volontiers pour en acquérir un ami, si je » trouvais homme digne de telle alliance. » Il ne disait pas mal, « si je trouvais ; » car on trouve facilement des hommes propres à une superficielle accointance ; mais en celle-ci, en laquelle on négocie du fin fond de son courage, qui ne fait rien de reste, certes, il est besoin que tous les ressorts soient nets et sûrs parfaitement.

Aux confédérations qui ne tiennent que par un bout, on n'a à pourvoir qu'aux imperfections qui particulièrement intéressent ce bout-là. A la familiarité de la table j'associe le plaisant, non le prudent; en la société du discours, la suffisance, voire sans la prud'hommie : pareillement ailleurs. Tout ainsi que cil qui fut rencontré à chevauchons sur un bâton , se jouant avec ses enfants, pria l'homme qui l'y surprit de n'en rien dire jusqu'à ce qu'il fût père lui-même; estimant que la passion qui lui naîtrait lors on l'âme le rendrait juge équitable d'une telle action ; je souhaiterais aussi parler à des gens qui eussent essayé ce que je dis. Mais sachant combien c'est chose éloignée du commun usage qu'une telle amitié, et combien elle est rare, je ne m'attends pas d'en trouver aucun bon juge ; car les discours mêmes que l'antiquité nous a laissés sur ce sujet me semblent lâches au prix du sentiment que j'en ai; et, en ce point, les effets surpassent les préceptes mêmes de la philosophie.

L'ancien Ménandre disait celui-là heureux qui avait pu rencontrer seulement l'ombre d'un ami : il avaitcertes raison de le dire, même s'il en avait tâté. Car, à la vérité, si je compare tout le reste de ma vie ^ quoiqif avec la grâce de Dieu je l'aie passée douce, aisée, et, sauf la perte d'un tel ami, exempte d'affliction pesante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles, sans en rechercher d'autres ; si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu'il m'a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n'est que fumée, ce n'est qu'une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant; et les plaisirs mêmes qui s'offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte : nous étions à moitié de tout ; il me semble que je lui dérobe sa part.

J'étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout qu'il me semble n'être plus qu'à demi. Il n'est action ou imagination où je ne le trouve à dire; comme aussi eût-il bien fait à moi : car de même qu'il me surpassait d'une distance infinie en toute autre suffisance et vertu , aussi faisait-il au devoir de l'amitié.

CHAPITRE XV111.

DE LA SOLITUDE.

Laissons à part cette comparaison de la vie solitaire à l'active ; et quant à ce beau mot de quoi se couvre l'ambition et l'avarice, que nous ne sommes pas nés pour notre particulier, mais pour le public, rapportons-nousen hardiment à ceux qui sont en la danse ; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire les états, les charges et cette tracasserie du monde ne se recherchent plutôt pour tirer du public son profit particulier. Les mauvais moyens par où on s'y pousse en notre siècle montrent bien que la fin n'en vaut guère. Répondons à l'ambition que c'est elle-même qui nous donne goût de la solitude : car, que fuit-elle tant que la société? que cherche-t-elle tant que ses coudées franches? Il y a de quoi bien et mal faire partout. Toutefois, si le mot de Bias est vrai, que « La pire part, c'est la plus grande, » ou ce que dit l'Ecclésiastique, que « De mille il n'en est pas un bon, » la contagion est Irès-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vicieux ou les haïr : tous les deux sont dangereux, et de leur ressembler, parce qu'ils sont beaucoup, et d'en haïr beaucoup, parce qu'ils sont dissemblables. Et les marchands qui vont en mer ont raison de regarder que ceux qui se mettent en même vaisseau ne soient dissolus, blasphémateurs, méchants, estimant telle société infortunée. Par quoi Bias plaisamment, à ceux qui passaient avec lui le danger d'une grande tourmente et appelaient le secours des dieux : « Taisez-vous, dit-il; qu'ils ne sentent point que vous soyez ici avec moi. » Et d'un plus présent exemple, Albuquerque, vice-roi en l'Inde pour Emmanuel, roi de Portugal, en un extrême péril de fortune de mer, prit sur ses épaules un jeune garçon, pour cette seule fin qu'en la société de leur péril, son innocence lui servît de garant et de recommandation envers la faveur divine pour le mettre en sauveté.

Ce n'est pas que le sage ne puisse partout vivre content , voire et seul en la foule d'un palais; mais s'il est à choisir, il en fuira, dit l'école, même la vue : il portera, s'il est besoin, cela; mais s'il est en lui, il élira ceci. 11 ne lui semble point suffisamment s'être défait des vices, s'il faut encore qu'il conteste avec ceux d'autrui. Charondas châtiait pour mauvais ceux qui étaient convaincus de hanter mauvaise compagnie.

Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme, l'un par son vice, l'autre par sa nature. Et Antisthènes ne me semble pas avoir satisfait à celui qui lui reprochait sa conversation avec les méchants, en disant que les médecins vivent bien entre les malades; car s'ils servent à la santé des malades, ils détériorent la leur par la contagion, la vue continuelle et pratique des maladies.

Or, la fin, ce crois-je, en est toute une, d'en vivre plus à loisir et à son aise ; mais on n'en cherche pas toujours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changées : il n'y a guère moins de tourment au gouvernement d'une famille que d'un état entier. Où que l'âme soit empêchée, elle y est toute ; et pour être les occupations domestiques moins importantes , elles n'en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous être défaits de la cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie : l'ambition, l'avarice, l'irrésolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point, pour changer de contrée ; elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et dans les écoles de philosophie; ni les déserts, ni les rochers creusés, ni la haire, ni les jeûnes ne nous en démêlent.

On disait à Socrate que quelqu'un ne s'était aucunement amendé en son voyage : — Je le crois bien, dit-il ; il s'était emporté avec soi.

Si on ne se décharge premièrement et son âme du faix qui la presse, le remuement la "fera fouler davantage : comme en un navire les charges empêchent moins quand elles sont rassises. Vous faites plus de mal que de bien au malade de lui faire changer de place : vous ensachez le mal en le remuant ; comme les pals s'enfoncent plus avant et s'affermissent en les branlant et secouant. Par quoi, ce n'est pas assez de s'être écarté du peuple ; ce n'est pas assez de changer de place : il se faut écarter des conditions populaires qui sont en nous ; il se faut séquestrer et ravoir de soi.

Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas une entière liberté ; nous tournons encore la vue vers ce que nous avons laissé ; nous en avons la fantaisie pleine; notre mal nous tient en l'âme : or, elle ne se peut échapper à elle-même ; ainsi il la faut ramener et retirer en soi : c'est la vraie solitude, et qui se peut jouir au milieu des villes et des cours des rois; mais elle se jouit plu? commodément à part. Or, puisque nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que notre contentement dépende de nous; déprenonsnous de toutes les liaisons qui nous attachent à autrui; gagnons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à notre aise.

Stilpon étant échappé de l'embrasement de sa ville, où il avait perdu femme, enfants et chevance, Dcmetrius Poliorcètes , le voyant en une si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, lui demanda s'il n'avait pas eu du dommage ; il répondit « que non, et qu'il n'y avait, Dieu merci ! rien perdu du sien. « C'est ce que le philosophe Antisthènes disait plaisamment : « Que l'homme se devait pourvoir de munitions qui flottassent sur l'eau , et pussent à nage échapper avec lui du naufrage. » Certes, l'homme d'entendement n'a rien perdu, s'il a soi-même. Quand la ville de Noie fut ruinée par les Barbares, Paulinus, qui en était évêque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, priait ainsi Dieu : « Seigneur, gardez-moi de sentir cette perte; car vous savez qu'ils n'ont encore rien touché de ce qui est à moi. » Les richesses qui le faisaient riche et les biens qui le faisaient bon étaient encore en leur entier. Voilà ce que c'est que de bien choisir les trésors qui se puissent affranchir de l'injure , et de les cacher en lieu où personne n'aille, et lequel ne puisse être trahi que par nous-mêmes.

Il faut avoir femmes, enfants, biens, et surtout de la santé, qui peut; mais non pas s'y attacher en manière que notre heur en dépende : il se faut réserver une arrière-boutiquc, touk; nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté cl principale retraite et solitude. En celle-ci faut-il prendre notre ordinaire entretien de nous à nous-mêmes, et si privé que nulle accointancc ou communication étrangère y trouve place; y discourir et y vivre, comme sans femme, sans enfants et sans biens, sans train et sans valets, afin que quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une âme contournable en soi-même ; elle se peut faire compagnie ; elle a de quoi assaillir et de quoi défendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons pas en cette solitude nous croupir d'oisiveté ennuyeuse.

La vertu se contente de soi, sans disciplines, sans paroles, sans effets. En nos actions accoutumées, de mille il n'en est pas une qui nous regarde. Colui que lu vois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soi, en butte à tant d'arquebusades, et cet autre tout cicatrisé, transi et pâle de faim, délibéré de crever plutôt que de lui ouvrir la porte, penses-tu qu'ils y soient pour eux? pour tel, à l'aventure, qu'ils ne virent oncques, et qui ne se donne aucune peine de leur fait, plongé cependant en l'oisiveté et aux délices. Celuici, tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir après minuit d'une étude, penses-tu qu'il cherche parmi les livres comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage? nulles nouvelles : il y mourra, ou il apprendra à la postérité la mesure des vers de Piaute et la vraie orthographe d'un mot latin. Qui ne contréchange volontiers la santé, le repos et la vie à la réputation et à la gloire, la plus inutile, vaine et fausse monnaie qui soit en notre usage? Notre mort ne nous faisait pas assez de peur; chargeons-nous encore de celle de nos femmes, de nos enfants et de nos gens. Nos affaires ne nous donnaient pas assez de peine, prenons encore, à nous tourmenter et rompre la tète, de celles de nos voisins et amis.

La solitude me semble avoir plus d'apparence et de raison à ceux qui ont donné au monde leur âge plus actif et florissant , suivant l'exemple de Thaïes. C'est assez vécu pour autrui ; vivons pour nous, au moins ce bout de vie : ramenons à nous et à notre aise nos pensées et nos intentions. Ce n'est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite : elle nous empêche assez, sans y mêler d'autres entreprises. Puisque Dieu nous donne loisir de disposer de notre délogement, préparons-nousy; plions bagage, prenons de bonne heure congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces violentes prises qui nous engagent ailleurs et éloignent de nous.

Il faut dénouer ces obligations si fortes; et meshui aimer ceci et cela, mais n'épouser rien que soi : c'està-dire, le reste soit à nous, mais non pas joint et collé en façon qu'on ne le puisse déprendre sans nous écorcher, et arracher ensemble quelque pièce du nôtre. La plus grande chose du monde, c'est de savoir être à soi. 11 est temps de nous dénouer de la société, puisque nous n'y pouvons rien apporter : et qui ne peut prêter, qu'il se défende d'emprunter. Nos forces nous faillent : retirons-les et les resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soi les offices de l'amitié et de la compagnie , qu'il le fasse. En cette chute qui le rend inutile, pesant et importun aux1 autres, qu'il se garde d'être importun à soi-même et pesant et inutile. Qu'il se Hatte et caresse, et surtout t?e régente, respectant et craignant

, sa raison et sa conscience, si bien qu'il ne puisse broncher en leur présence. Socrate dit que les jeunes se doivent faire instruire ; les hommes s'exercer à bien faire; les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire , vivant à leur discrétion, sans obligation à certain oflice.

Il y a des complexions plus propres à ces préceptes de la retraite les unes que les autres. Celles qui ont l'appréhension molle et lâche, et une affection et volonté délicates, et qui ne s'asservit ni s'emploie pas aisément, desquelles je suis et par naturelle condition et par discours ; ils se plieront mieux à ce conseil que les âmes actives et occupées qui embrassent tout et s'engagent partout, qui se passionnent de toutes choses, qui s'offrent, qui se présentent et qui se donnent à toute occasion. Il se faut servir de ces commodités accidentelles et hors de nous, en tant qu'elles nous sont plaisantes, mais sans en faire notre principal fondement ; ce ne l'est pas : ni la raison, ni la nature ne le veulent. Pourquoi, contre ses lois, asservirions-nous notre contentement à la puissance d'autrui? D'anticiper aussi les accidents de fortune; se priver des commodités qui nous sont en main, comme plusieurs ont fait par dévotion1, et quelques philosophes par discours ; se servir soi-même, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses richesses emmi la rivière, rechercher la douleur ; ceux-là pour, par le tourment de cette vie, en acquérir la béatitude d'une autre ; ceux-ci pour, s'étant logés en la plus basse marche, se mettre en sûreté de nouvelle chute, c'est

1 Montaigne semble oublier les motifs sublimes de la solitude chrétienne. Il y revient toutefois un peu plus bab.

l'action d'une vertu excessive. Que les natures plus raides et plus fortes fassent leur cachette, même glorieuse et exemplaire : il y a pour moi assez à faire, sans aller si avant. Il me suffit, sous la faveur de la fortune, de me préparer à sa défaveur, et me représenter, étant à mon aise, le mal à venir, autant que l'imagination y peut atteindre : tout-ainsi que nous nous accoutumons aux joûteset tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix.

Je n'estime point Arcesilas le philosophe moins réformé, pour le savoir avoir usé d'ustensiles d'or et d'argent, selon que la condition de sa fortune le lui permetlait; et l'estime mieux de ce qu'il en usait modérément et libéralement que s'il s'en fût démis. Je vois jusqu'à quelles limites va la nécessité naturelle : et, considérant le pauvre mendiant à ma porte, souvent plus enjoué et plus sain que moi, je me plante en sa place ; j'essaie de chausser mon âme à son biais : et, courant ainsi par les autres exemples, quoique je pense la mort, la pauvreté, le mépris et la maladie à mes talons, je me résous aisément de n'entrer en effroi de ce qu'un moindre que moi prend avec telle patience ; et ne veux croire que la bassesse de l'entendement puisse plus que la vigueur, ou que les effets du discours ne puissent arriver aux effets de l'accoutumance. Et connaissant combien ces commodités accessoires tiennent à peu, je ne laisse pas en pleine jouissance de supplier Dieu , pour ma souveraine requête, qu'il me rende content de moi-même et des biens qui naissent de moi. Je vois dos jeunes hommes gaillards qui portent, nonobstant, dans leurs coffres, une masse de pilules pour s'en servir quand le rhume les pressera, lequel ils craignent d'autant moins qu'ils en pensent avoir le remède en main : ainsi faut-il faire ; et encore, si on se sent sujet à quelque maladie plus forte, se garnir de ces médicaments qui assoupissent et endorment la partie.

L'occupation qu'il faut choisir à une telle vie, ce doit être une occupation non pénible ni ennuyeuse; autrement pour néant ferions-nous état d'y être venus chercher le séjour. Cela dépend du goût particulier d'un chacun. Le mien ne s'accommode aucunement au ménage : ceux qui l'aiment, ils s'y doivent adonner avec modération; c'est autrement un oflice servile que la ménagerie, comme le nomme Salluste. Elle a des parties plus excusables, comme le soin des jardinages, que Xénophon attribue à Cyrus; et se peut trouver un moyen entre ce bas et vil soin, tendu et plein de sollicitude, qu'on voit aux hommes qui s'y plongent du tout, et cette profonde et extrême nonchalance laissant tout aller à l'abandon, qu'on voit en d'autres.

Mais oyons le conseil que donne le jeune Pline à Cornelius Rufus son ami, sur ce propos de la solitude : « Je te conseille, en cette pleine et grasse retraite où tu es, de quitter à tes gens ce bas et abject soin du ménage, et t'adonner à l'étude des lettres, pour en tirer quelque chose qui soit toute tienne. » Il entend la réputation : d une pareille humeur à celle de Cicéron, qui dit vouloir employer sa solitude et séjour 1 des affaires publiques à s'en acquérir par ses écrits une vie immortelle. Il semble que ce soit raison, puisqu'on parle de se retirer du monde,

  • Séparation.

qu'on regarde hors de lui. Ceux-ci ne le font qu'à demi : ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus ; mais le fruit de leur dessein, ils prétendent le tirer encore du monde, absents par une ridicule contradiction.

L'imagination de ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, remplissant leur courage de la certitude des promesses divines en l'autre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, objet infim en bonté et en puissance ; l'ftme a de quoi y rassasier ses désirs en toute liberté : les afflictions, les douleurs leur viennent à profit, employées à l'acquit d'une santé et réjouissance éternelle ; la mort, à souhait, est le passage à un si parfait état ; l'âpreté de leurs règles est incontinent aplanie par l'accoutumance, et les appétits charnels, rebutés et endormis par leur refus ; car rien ne les entretient que l'usage et exercice. Cette seule fin d'une autre vie heureusement immortelle mérite loyalement que nous abandonnions les commodités et douceurs de cette vie nôtre; et qui peut embraser son âme de l'ardeur de cette vive foi et espérance, réellement et constamment, il se bâtit en la solitude une vie voluptueuse et délieieuse, au-delà de toute autre sorte de vie.

Ni la fin donc ni le moyen de ce conseil4 ne me contente ; nous retombons toujours de fièvre en chaud mal. Cette occupation des livres est aussi pénible que toute autre, et autant ennemie de la santé, qui doit être principalement considérée : et ne se faut point laisser endormir au plaisir qu'on y prend ; c'est ce même plaisir qui perd le ménager, l'avaricieux, le voluptueux et l'ambi

1 Le conseil de Pline à Rufus.

tieux. Los sages nous apprennent assez à nous garder de la trahison de nos appétits, et à discerner les vrais plaisirs mêlés et bigarrés de plus de peine; car la plupart des plaisirs, disent-ils, embrassent pour nous étrangler, comme faisaient les larrons que les Égyptiens appelaient Philistas : et si la douleur de tête nous venait avant l'ivresse, nous nous garderions de trop boire; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache sa suite.

Les livres sont plaisants; mais si de leur fréquentation nous en perdons enfin la gaîté et la santé, nos meilleures pièces, quittons-les : je suis de ceux qui pensent leur fruit ne pouvoir contrepeser cette perte. Comme les hommes, qui se sentent de longtemps affaiblis par quelque indisposition, se rangent à la On à la merci de la médecine , et se font désigner par art certaines règles de vivre, pour ne les plus outrepasser , aussi celui qui se retire, ennuyé et dégoûté de la vie commune, doit former celle-ci aux règles de la raison, l'ordonner et ranger par préméditation et discours. Il doit avoir pris congé de toute espèce de travail, quelque visage qu'il porte, et fuir, en général, les passions qui empêchent la tranquillité du corps et de l'àme, et choisir la route qui est plus selon son humeur.

Au ménage, à l'étude, à la chasse et tout autre exercice , il faut donner jusqu'aux dernières limites du plaisir, et garder de s'engager plus avant où la peine commence à se mêler parmi. Il faut réserver embesognemeut et occupation autant seulement qu'il en est besoin pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommodités que tire après soi l'autre extrémité d'une lâche oisiveté assoupie. Il y a des sciences stériles et épineuses, et la plupart forgées pour la presse1 : il les faut laisser à ceux qui sont au service du monde. Je n'aime pour moi que des livres ou plaisants et faciles qui me chatouillent, ou ceux qui me consolent et conseillent à régler ma vie et ma mort.

Les gens plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l'âme forte et vigoureuse : moi qui l'ai commune, il faut que j'aide à me soutenir par les commodités corporelles ; et l'âge m'ayant tantôt dérobé celles qui étaient plus à ma fantaisie, j'instruis et aiguise mon appétit à celles qui restent plus sortables à cette autre saison. Il faut retenir, avec nos dents et nos griffes, l'usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings les uns après les autres. Or, quant à la fin que Pline et Cicéron nous proposent de la gloire, c'est bien loin de mon compte. La plus contraire humeur à la retraite, c'est l'ambition : la gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en même gîte. A ce que je vois, ceux-ci n'ont que les bras et les jambes hors de la presse ; leur âme, leur intention y demeure engagée plus que jamais. Ils se sont seulement reculés pour mieux sauter, et pour, d'un plus fort mouvement, faire une plus vive fausée dans la troupe2. Vous plaît-il voir comme ils tirent court d'un grain? mettons au contrepoids l'avis de deux philosophes 3, et de deux sectes très-différentes, écrivant l'un à Idoméus, l'autre à Lucilius, leurs amis, pour

1 Pour le monde, pour la vie pulAique.

2 C'est-à-dire , se jeter plus avant dans la foule. Famée est un vieux mot qui signifie choc, charge, incursion, irruption.

5 Epicure et Sénèque.

du maniement des affaires ot des grandeurs les retirer à la solitude. Vous avez, disent-ils, vécu nageant et flottant jusqu'à présent; venez-vous-en mourir au port. Vous avez donné le reste de votre vie à la lumière; donnez ceci à l'ombre. Il est impossible de quitter les occupations, si vous n'en quittez le fruit : à cette cause, défaites-vous de tout soin de nom et de gloire; il est danger que la lueur de vos actions passées ne vous éclaire que trop, et vous suive jusque dans votre tanière. Quittez avec les autres voluptés celle qui vient de l'approbation d'autrui : et quant à votre science et suffisance, ne vous chaille 4; elle ne perdra pas son effet, si vous en valez mieux vous-même. Souvienne-vous de celui à qui, comme on demanda à quoi faire il se peinait si fort en un art qui ne pouvait venir à la connaissance de guères de gens : — J'en ai assez de peu, répondit-il ; j'en ai assez d'un, j'en ai assez de pas un.

Il disait vrai. Vous et un compagnon êtes assez suffisant théâtre l'un à l'autre, ou vous à vous-mêmes; que le peuple vous soit un, et un vous soit tout le peuple. C'est une lâche ambition de vouloir tirer gloire de son oisiveté et de sa cachette ; il faut faire comme les animaux qui effacent la trace à la porte de leur tanière. Ce n'est plus ce qu'il vous faut chercher, que le monde parle de vous, mais comme il faut que vous parliez à vous-mêmes. Retirez-vous en vous ; mais préparez-vous premièrement de vous y recevoir; ce serait folie de vous fier à vousmêmes, si vous ne vous savez gouverner. Il y a moyen defaillir en la solitude comme en la compagnie. Jusqu'à

1 Ne vous importe.

ce que vous vous soyez rendu tel devant qui vous n'osiez clocher, et jusqu'à ce que vous ayez honte et respect de vous-mêmes, présentez-vous toujours en l'imagination Caton, Phocion et Aristide', en la présence desquels les fous mêmes cacheraient leurs fautes, et établissez-les contrôleurs de toutes vos intentions; si elles se détraquent, leur révérence vous remettra en train ; ils vous contiendront en cette voie de vous contenter de vousmêmes , de n'emprunter rien que de vous, d'arrêter et fermir votre âme en certaines et limitées cogitations où elle se puisse plaire, et, ayant compris et entendu les vrais biens desquels on jouit à mesure qu'on les entend, s'en contenter, sans désir de prolongement de vie ni de nom.

Voilà le conseil de la vraie et naïve philosophie, non d'une philosophie ostentatrice et parlicre, comme est celle des deux premiers 2.

CHAPITRE XIX.

CONSIDÉRATION DE CICÉRON.

Encore un trait à la comparaison de ces couples. Il se tire des écrits de Cicéron et de ce Pline, peu retirant à mon avis aux humeurs de son oncle, infinis témoignages de nature outre mesure ambitieuse ; entre autres, qu'ils sollicitent, au su de tout le monde, les historiens de leur

< Certes ! le chrétien se propose de plus beaux et plus sûrs modèles.

2 Do Pline le jeune et de Cicéron.

temps do ne les oublier en leurs registres ; et la fortune, comme par dépit, a fait durer jusqu'à nous la vanité de ces requêtes, ct piéça fait perdre ces histoires. Mais ceci surpasse toute bassesse de cœur, en personnes de tel rang, d'avoir voulu tirer quelque principale gloire du caquet et de la parlerie, jusqu'à y employer les lettres privées écrites à leurs amis ; en manière que aucunes ayant failli leur saison pour être envoyées, ils les font ce néanmoins publier avec cette digne excuse, qu'ils n'ont pas voulu perdre leur travail et veillées. Sied-il pas bien à deux consuls romains, souverains magistrats de la chose publique, emperière du monde, d'employer leur loisir à ordonner et fagotter gentiment une belle missive, pour en tirer la réputation de bien entendre le langage de leur nourrice 1 ! Que ferait pis un simple maître d'école qui en gagnât sa vie? Si les gestes de Xenophon et de César n'eussent de bien loin surpassé leur éloquence, je ne crois pas qu'ils les eussent jamais écrits : ils ont cherché à recommander, non leur dire, mais leur faire. Et si la perfection du bien parler pouvait apporter quelque gloire sortable à un grand personnage, certainement Scipion et Lélius n'eussent pas résigné l'honneur de leurs comédies et toutes les mignardises et délices du langage latin à un serf africain ; car, que cet ouvrage soit le leur, sa beauté et son excellence le maintiennent assez, et Térence l'avoue lui-même2; et me ferait-on déplaisir de me déloger de cette créance.

  • Montaigne se trompe fort de croire que les lettres de Cicéron aient été écrites pour le public ; Cice'ron n'en avait conservé que soixante-dix (ad Altic, xvi, 5).

5 11 un l'avoue p;is, mois il s'en défend faiblement.

C'est une espèce de moquerie et d'injure de vouloir faire valoir un homme par des qualités mésavenantes à son rang, quoiqu'elles soient autrement louables, et par les qualités aussi qui ne doivent pas être les siennes principales ; comme qui louerait un roi d'être bon peintre ou bon architecte, ou encore bien arquebusier ou bon coureur de bague. Ces louanges ne font honneur, si elles ne sont présentées en foule et à la suite de celles qui lui sont propres, à savoir de la justice et de la science de conduire son peuple en paix et en guerre. De cette façon fait honneur à Cyrus l'agriculture, et à Charlemagne l'éloquence et connaissance des bonnes lettres. J'ai vu de mon temps, en plus forts termes, des personnages qui tiraient d'écrire et leurs titres et leur vocation, désavouer leur apprentissage, corrompre leur plume, et affecter l'ignorance de qualité si vulgaire, et que notre peuple tient ne se rencontrer guère en mains savantes, se recommandant par meilleures qualités. Les compagnons de Démosthènes, en l'ambassade vers Philippus, louaient ce prince d'être beau, éloquent et bon buveur : Démosthènes disait que c'étaient louanges qui appartenaient mieux à une femme, à un avocat, à une éponge, qu'à un roi. Ce n'est pas sa profession de savoir ou bien chasser ou bien danser. Plutarque dit davantage, que de paraître si excellent en ces parties moins nécessaires, c'est produire contre soi le témoignage d'avoir mal dépensé son loisir, et l'étude qui devait être employée à choses plus nécessaires et utiles. De façon que Philippus, roi de Macédoine, ayant ouï ce grand Alexandre, son fils,chanter en un festin à l'envi des meilleurs musiciens : « N'as-tu pas honte, lui dit-il, de chanter si

bien? » Et à ce même Philippus, un musicien contre lequel il débattait de son art : « Jà à Dieu ne plaise, sire, dit-il, qu'il t'advicnne jamais tant de mal, que tu entendes ces choses-là mieux que moi! » Un roi doit pouvoir répondre, comme Iphicrates répondit à l'orateur qui le pressait, en son invective, de cette manière : « Eh bien! qu'es-tu, pour faire tant le brave? es-tu homme d'armes? es-tu archer? es-tu piquier? —Je ne suis rien de tout cela ; mais je suis celui qui sais commander à tous ceux-là. » Et Antisthènes prit pour argument de peu de valeur en Ismenias, de quoi on le vantait d'être excellent joueur de flûte.

Je sais bien, quand j'ois quelqu'un qui s'arrête au langage des Essais, que j'aimerais mieux qu'il s'en tût : ce n'est pas tant élever les mots, comme d'exprimer le sens, d'autant plus piquamment que plus obliquement. Si suis-je trompé, si guère d'autres donnent plus à prendre en la matière ; et, comment que ce soit, mal ou bien, si nul écrivain l'a semée ni guère plus matérielle, ni au moins plus drue en son papier. Pour en ranger davantage, je n'en entasse que les têtes : que j'y attache leur suite, je multiplierai plusieurs lois ce volume. Et combien y ai-je épandu d'histoires qui ne disent mot, lesquelles qui voudra éplucher un peu plus curieusement, en produira infinis Essais. Ni elles, ni mes allégations ne servent pas toujours simplement d'exemple, d'autorité ou d'ornement ; je ne les regarde pas seulement par l'usage que j'en tire : elles portent souvent , hors de mon propos, la semence d'une matière plus riche et plus hardie; et souvent, à gauche, un ton plus délicat, — et pour moi qui n'en veux en ce lieu exprimer davantage, — et pour ceux qui rencontreront mon air.

Retournant à la vertu parlière, je ne trouve pas grand choix entre ne savoir dire que mal, ou ne savoir rien que bien dire. Les sages disent que, pour le regard du savoir, il n'est que la philosophie, et pour le regard des effets que la vertu, qui généralement soit propre à tous degrés et tous ordres.

Il y a quelque chose de pareil en ces autres deux philosophes 1 ; car ils promettent aussi éternité aux lettres qu'ils écrivent à leurs amis : mais c'est d'autre façon, et s'accommodant, pour une bonne fin, à la vanité d'autrui; car ils leur mandent que, si le soin de se faire connaître aux siècles à venir et de la renommée, les arrête encore au maniement des affaires et leur fait craindre la solitude et la retraite où ils les veulent appeler, qu'ils ne s'en donnent plus de peine, d'autant qu'ils ont assez de crédit avec la postérité pour leur répondre que, quand ce ne serait que par les lettres qu'ils leur écrivent, ils rendront leur nom aussi connu et fameux que pourraient faire leurs actions publiques ! Et outre cette différence, encore ne sont-ce pas lettres vides et décharnées, qui ne se soutiennent que par un délicat choix de mots entassés et rangés à une juste cadence, mais farcies et pleines de beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend, non plus éloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent, non à bien dire, mais à bien faire. Fi de l'éloquence qui nous laisse envie de soi, non des choses ! si ce n'est qu'on dise que celle de Cicéron, étant en si extrême perfection, se donne corps elle-même. [ocr errors]

J'ajouterai encore un conte que nous lisons de lui à ce propos, pour nous faire toucher au doigt son naturel. Il avait à orer en public, et était un peu pressé du temps pour se préparer à son aise. Eros, l'un de ses serfs , le vint avertir que l'audience était remise au lendemain : il en fut si aise, qu'il lui donna la liberté pour cette bonne nouvelle.

Sur ce sujet de lettres, je veux dire ce mot, que c'est un ouvrage auquel mes amis tiennent que je puis quelque chose : et eusse pris plus volontiers cette forme à publier mes verves, si j'eusse eu à qui parler. Il me fallait , comme je l'ai eu autrefois, un certain commerce qui m'attirât, qui me soutînt et soulevât, car de négocier au vent comme d'autres, je ne saurais que de songe, ni forger de vains noms à entretenir en chose sérieuse : ennemi juré de toute espèce de falsification. J'eusse été plus attentif et plus sûr, ayant une adresse forte et amie, que regardant les divers visages d'un peuple ; et suis déçu s'il ne m'eût mieux succédé. J'ai naturellement un style comique et privé ; mais c'est d'une forme mienne, inepte aux négociations publiques , comme en toutes façons est mon langage, trop serré, désordonné, coupé, particulier ; et ne m'entends pas en lettres cérémonieuses, qui n'ont autre substance que d'une belle enfilurede paroles courtoises. Je n'ai ni la faculté ni le goût de ces longues offres d'affection et de service ; je n'en crois pas tant, et me déplaît d'en dire guère outre ce que j'en crois. C'est bien loin de l'usage présent; car il ne fut jamais si abject et servile prostitution de présentation ; la vie, l'âme, dévotion , adoration, serf, esclave, tous ces mots y courent si vulgairement que, quaud ils veulent faire sentir une plus expresse volonté et plus respectueuse , ils n'ont plus de manière pour l'exprimer.'

Je hais à mort de sentir le flatteur, qui fait que je me jette naturellement à un parler sec, rond et cru, qui tire, à qui ne me connaît d'ailleurs, un peu vers le dédaigneux. J'honore le plus ceux que j'honore le moins ; et, où mon âme marche d'une grande allégresse, j'oublie les pas de la contenance ; et m'offre maigrement et lièrement à ceux à qui je suis, et me présente moins à qui je me suis le plus donné. Il me semble qu'ils le doivent lire en mon cœur, et que l'expression de mes paroles fait tort à ma conception. A bienveigner, à prendre congé, à remercier, à saluer, à présenter mon service, et tels compliments verbeux des lois cérémonieuses de notre civilité, je ne connais personne si sottement stérile de langage que moi ; et n'ai jamais été employé à faire des lettres de faveur et recommandation que celui pour qui c'était n'ait trouvées sèches et lâches.

Ce sont grands imprimeurs de lettres que les Italiens ; j'en ai, ce crois-je, cent divers volumes : celles d'Annibal Caro me semblent les meilleures.

J'écris mes lettres toujours en poste, et si précipiteusement que, quoique je peigne insupportablement mal, j'aime mieux écrire de ma main que d'y en employer une autre; car je n'en trouve point qui me puisse suivre, et ne les transcris jamais. J'ai accoutumé les grands qui me connaissent à y supporter des litures et des traçures, et un papier sans pliure et sans marge. Celles qui me coûtent le plus sont celles qui valent le moins ; depuis que je les traîne, c'est signe que je n'y suis pas. Je commence volontiers sans projet ; le premier trait produit le second. Les lettres de ce temps sont plus en bordures et préfaces qu'en matière. Comme j'aime mieux composer deux lettres que d'en clore et plier une, et résigne toujours cette commission à quelque autre, de même, quand la matière est achevée, je donnerais volontiers à quelqu'un la charge d'y ajouter ces longues harangues, offres et prières que nous logeons sur la fin ; et désire que quelque usage nous en décharge, comme aussi de les inscrire d'une légende de qualités et titres; pour auxquels ne broncher j'ai maintes fois laissé d'écrire, et notamment à gens de justice et de finance, tant d'innovations d'offices, une si difficile dispensation et ordonnance de divers noms d'honneur, lesquels, étant si chèrement achetés , ne peuvent être échangés ou oubliés sans offense.

Je trouve pareillement de mauvaise grâce d'en charger le front et inscription des livres que nous faisons imprimer.

CHAPITRE XX.

DE LA VANITÉ DES PAROLES.

Un rhétoricien du temps passé disait que son métier était « de choses petites les faire paraître et trouver grandes. » C'est un cordonnier qui sait faire de grands souliers à un petit pied. On lui eut fait donner le fouet en Sparte, de faire profession d'une art piperesse et mensongère : et crois qu'Archidamus, qui en était roi, n'ouït pas sans étonnement la réponse de Thucydide, auquel il s'enquérait qui était plus fort à la lutte, ou Périclès ou lui : — Cela, fit-il, serait malaisé à vérifier : car, quand je l'ai porté par terre en luttant, il persuade à ceux qui l'ont vu qu'il n'est pas tombé, et le gagne.

Des républiques qui se sont maintenues en un état réglé et bien policé, comme la crètoise ou lacédémonienne, elles n'ont pas fait grand compte d'orateurs. Ariston définit sagement la rhétorique, « Science à persuader le peuple : » Socrate, Platon, « art de tromper et de flatter. » Et ceux qui le nient en la générale description le vérifient par tout en leurs préceptes. Les mahométans en défendent l'instruction à leurs enfants, pour son inutilité; et les Athéniens, s'apercevant combien son usage, qui avait tout crédit en leur ville, était pernicieux, ordonnèrent que sa principale partie, qui est émouvoir les affections, fût ôtée, ensemble les cxordes et péroraisons. C'est un outil inventé pour manier et agiter une tourbe et une commune déréglée ; et cet outil ne s'emploie qu'aux états malades, comme la médecine. En ceux où le vulgaire, où les ignorants, où tous ont tout pu, comme celui d'Athènes, de Rhodes et de Rome, et où les choses ont été en perpétuelle tempête, là ont afflué les orateurs. Et, à la vérité, il se voit peu de personnages en ces républiques là qui se soient poussés en grand crédit sans le secours de l'éloquence. Pompée, César, Crassus, Luciillus, Lentulus, Metellus, ont pris de là leur grand appui à se monter à cette grandeur d'autorité où ils sont enfin arrivés, et s'en sont aidés plus que des armes, contre l'opinion des meilleurs temps ; car L. Volumnius, parlant en public en faveur de l'élection au consulat faite des personnes de Q. Fabius et P. Decius : « Ce sont gens nés à la guerre, grands aux effets ; au combat du babil, rudes ; esprits vraiment consulaires : les subtils ,

éloquents et savants sont bons pour la ville, prêteurs à faire justice, » dit il. L'éloquence à fleuri le plus à Rome lorsque les affaires ont été en plus mauvais état et que l'orage des guerres civiles les agitait ; comme un champ libre et indompté porte les herbes plus gaillardes. Il semble par-là que les polices qui dépendent d'un monarque en ont moins de besoin que les autres; car la bêtise et facilité qui se trouve en la commune, et qui la rend sujette à être maniée et contournée par les oreilles au doux son de cette harmonie, sans venir à peser et connaître la vérité des choses par la force de raison, cette facilité, dis— je, ne se trouve pas si aisément en un seul, et il est plus aisé de la garantir, par bonne institution et bon conseil, de l'impression de ce poison. On n'a pas vu sortir de Macédoine ni de Perse aucun orateur de renom.

J'en ai dit ce mot sur le sujet d'un Italien que je viens d'entretenir, qui a servi le feu cardinal Caraffe de maîtred'hôtel jusqu'à sa mort. Je lui faisais conter de sa charge : il m'a fait un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance magistrale, comme s'il m'eût parlé de quelque grand point de théologie ; il m'a déchiffré une différence d'appétits ; celui qu'on a à jeun , qu'on a après le second et tiers service ; les moyens tantôt de lui plaire simplement, tantôt de l'éveiller et piquer; la police de ses sauces, premièrement en général, et puis particularisant les qualités des ingrédients et leurs effets; les différences des salades selon leur saison, celle qui doit être réchauffée, celle qui veut être servie froide, la façon de les orner et embellir pour les rendre encore plaisantes à la vue. Après cela, il est entré sur l'ordre du service, plein de belles et importantes considérations ; et tout cela enflé de riches et magnifiques paroles, et celles même qu'on emploie à traiter du gouvernement d'un empire.

Si est-ce que les Grecs même louèrent grandement l'ordre et la disposition que Paul Émile observa au festin qu'il leur fit au retour de Macédoine. Mais je ne parle point ici des effets, je parle des mots.

Je ne sais s'il en advient aux autres comme à moi ; mais je ne me puis garder, quand je vois nos architectes s'enfler de ces gros mots de pilastres, architraves, corniches , d'ouvrage corinthien et dorique, et semblables de leur jargon, que mon imagination ne se saisisse incontinent du palais d'Apollidon : et, par effet, je trouve que ce sont les chétives pièces de la porte de ma cuisine. Oyez dire métonymie, métaphore, allégorie, et autres tels noms de la grammaire; semble-t-il pas qu'on signifie quelque forme de langage rare et pellegrin 1 ? ce sont titres qui touchent le babil de votre chambrière.

C'est une piperie voisine à celle-ci d'appeler les offices de notre état par les titres superbes des Romains, encore qu'ils n'aient aucune ressemblance de charge, et encore moins d'autorité et de puissance. Et celle-ci aussi, qui servira, à mon avis, un jour de reproche à notre siècle, d'employer indignement, à qui bon nous semble, les surnoms les plus glorieux de quoi l'ancienneté ait honoré un ou deux personnages en plusieurs siècles. Platon a emporté ce surnom de divin par un consentement universel qu'aucun n'a essayélui envier : et les Italiens, qui se vantent, et avec raison, d'avoir communément l'esprit plus

1 Étranger.

éveillé et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent d'étrenner l'Aretin, auquel, sauf une façon de parler bouffie et bouillonnée de pointes, ingénieuses à la vérité, mais recherchées de loin et fantastiques, et outre l'éloquence enfin, telle qu'elle puisse être, je ne vois pas qu'il y ait rien au-dessus des communs auteurs de son siècle : tant s'en faut qu'il approche de cette divinité ancienne. Et le surnom de grand, nous l'attachons à des princes qui n'ont rien au-dessus de la grandeur populaire.

CHAPITRE XXI.

DES PRIÈRES.

Je propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient des questions douteuses à débattre aux écoles, non pour établir la vérité, mais pour la chercher ; et les soumets au jugement de ceux à qui il touche de régler, non-seulement mes actions et mes écrits, mais encore mes pensées. Également m'en sera acceptable et utile la condamnation comme l'approbation , tenant pour absurde et impie 1 si rien se rencontre, ignoramment ou inadvertammentcouché en cette rapsodie,' contraire aux saintes résolutions et prescriptions de l'Église catholique, apostolique et romaine, en laquelle je

1 Edition de 1802 : « Tenant pour exécrable, s'il se trouve chose dite par moi, ignoramment ou inadvertamment, contre les saintes prescriptions de l'Église catholique, etc. » — Montaigne fut accusé de son vivant, à cause de ce chapitre, d'être un peu de l'hérésie de Ba'ius.

meurs, et en laquelle je suis né; et pourtant, me remettant toujours à l'autorité de'leur censure, qui peut tout sur .moi, je me mêle ainsi témérairement à toute sorte de propos, comme ici.

Je ne sais si je me trompe ; mais puisque, par une faveur particulière de la bonté divine, certaine façon de prière nous a été prescrite et dictée mot à mot par la bouche de Dieu, il m'a toujours semblé que nous^en devions avoir l'usage plus ordinaire que nous n'avons ; et, si j'en étais cru, à l'entrée et à l'issue de nos tables, à notre lever et coucher, et à toutes actions particulières auxquelles on a accoutumé de mêler des prières, je voudrais que ce fût le patenôtre que les chrétiens y employassent , sinon seulement, au moins toujours. L'Église peut étendre et diversifier les prières, selon le besoin de notre instruction ; car je sais bien que c'est toujours même substance et même chose ; mais on devait donner à celle-là ce privilége, que le peuple l'eût continuellement en bouche; car il est certain qu'elle dit tout ce qu'il faut, et qu'elle est très-propre à toutes occasions. C'est l'unique prière de quoi je me sers partout, et la répète au lieu d'en changer ; d'où il advient que je n'en ai aussi bien en mémoire que celle-là.

J'avais présentement dans la pensée d'où nous venait cette erreur, de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises, et l'appeler à toute sorte de besoin, et en quelque lieu que notre faiblesse veut de l'aide, sans considérer si l'occasion est juste ou injuste, et décrier son nom et sa puissance en quelque état et action que nous soyons, pour vicieuse qu'elle soit. 11 est bien notre seul et unique prolecteur, et peut toutes choses à nous aider : mais encore qu'il daigne nous honorer de cette douce alliance paternelle, il est pourtant autant juste comme il est bon et comme il est puissant. Mais il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir1, et nous favorise selon la raison d'icelle, non selon nos demandes.

Platon, en ses lois, fait trois sortes d'injurieuses créances des dieux : « Qu'il n'y en ait point ; qu'ils ne se mêlent pas de nos affaires; qu'ils ne refusent rien à nos vœux, offrandes et sacrifices. » La première erreur, selon son avis, ne demeura jamais immuable en homme depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse. Les deux suivantes peuvent souffrir de la constance.

Sa justice et sa puissance sont inséparables : pour néant implorons-nous sa force en une mauvaise cause. Il faut avoir l'âme nette, au moins en ce moment auquel nous le prions, et déchargée de passions vicieuses; autrement nous lui présentons nous-mêmes les verges de quoi nous châtier : au lieu de rhabiller notre faute, nous la redoublons, présentant à celui-à qui nous avons à demander pardon une affection pleine d'irrévérence et de haine. Voilà pourquoi je ne loue pas volontiers ceux que je vois prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la prière ne me témoignent quelque amendement et réformation ; et l'assiette d'un homme mêlant à une vie exécrable la dévotion semble être aucunement plus condamnable que celle d'un homme conforme à soi, et dissolu partout. Pourtant2 refuse notre

1 En usant de sa justice, il use aussi de son pouvoir; sa bonté, quoi qu'en dise l'auteur, se manifeste à tout instant.

2 Pour cela.

Église tous les jours la faveur de son entrée et société aux mœurs obstinées à quelque insigne malice.

Nous prions par usage et par coutume, ou pour mieux dire, nous lisons ou prononçons nos prières. Ce n'est enfin que mine, et me déplaît de voir faire trois signes de croix au Benedicite, autant à Grâces (et plus m'en déplaît-il de ce que c'est un signe que j'ai en révérence et continuel usage, mêmement quand je baille), et cependant, toutes les autres heures du jour, les voir occupées à la haine, l'avarice, l'injustice : aux vices leur heure; son heure à Dieu, comme par compensation et composition. C'est miracle de voir continuer des actions si di j verses, d'une si pareille teneur, qu'il ne s'y sente point d'interruption et d'altération, aux confins même et passage de l'une à l'autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos, nourrissant en même gîte, d'une société si accordante et si paisible, le crime et le juge?...

Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble, que l'Église défend l'usage promiscue, téméraire et indiscret, des saintes et divines chansons que le Saint-Esprit a dicté en David. Il ne faut mêler Dieu en nos actions qu'avec révérence et attention pleine d'honneur et de respect. Cette voix est trop divine pour n'avoir autre usage que d'exercer les poumons et plaire à nos oreilles; c'est de la conscience qu'elle doit être produite, et non pas de la langue. Ce n'est pas raison qu'on permette qu'un garçon de boutique, parmi ces vains et frivoles pensements, s'en entretienne et s'enjoue;ni n'est certes raison de voir tracasser, par une salle et par une cuisine, le saint livre des sacrés mystères de notre créance : c'étaient autrefois mystères, ce sont à présent déduits et ébats. Ce n'est pas en passant, et tumultuairement, qu'il faut manier une étude si sérieuse et vénérable ; ce doit être une action destinée et rassise, à laquelle on doit toujours ajouter cette préface de notre office, Surtum corda, et y apporter le corps même disposé en contenance qui témoigne une particulière attention et révérence. Ce n'est pas l'étude de tout le monde; c'est l'étude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle : les méchants , les ignorants s'y empirent ; ce n'est pas une histoire à conter ; c'est une histoire à révérer, craindre et adorer. Plaisantes gens , qui pensent l'avoir rendue palpable au peuple, pour l'avoir mise en langage populaire ! Ne tient-il qu'aux mots qu'ils n'entendent tout ce qu'ils trouvent par écrit? Dirai-je plus? pour l'en approcher de ce peu, ils l'en reculent : l'ignorance pure et remise toute en autrui était bien plus salutaire et plus savante que n'est cette science verbale et vaine, nourrice de présomption et de témérité.

Je crois aussi que la liberté à chacun de dissiper une parole si religieuse et importante, à tant de sortes d'idiomes , a beaucoup plus de danger que d'utilité. Les Juifs, les Mahométans, et quasi tous autres, ont épousé et révèrent le langage auquel originellement leurs mystères avaient été conçus; et en "est défendue l'altération et changement, non sans apparence. Savons-nous bien qu'en Basque et Bretague il y ait des juges assez pour établir cette traduction faite en leur langue? L'Église universelle n'a point de jugement plus ardu à faire, et plus solennel. En prêchant et parlant , l'interprétation est vague, libre, rauable, et d'une parcelle; ainsi ce n'est pas de même.

L'un (le nos historiens grecs accuse justement son siècle de ce que les secrets de la religion chrétienne étaient épandus emmy la place, aux mains des moindres artisans , que chacun en pouvait débattre et dire selon son sens ; et que ce nous devait être grande honte, nous qui, par la grâce de Dieu, jouissons des purs mystères de la piété, de les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires, vu que les Gentils interdisaient à Socrate, à Platon et aux plus sages, de s'enquérir et parler des choses commises aux prêtres de Delphes; dit aussi que les factions des princes, sur le Sujet de la théologie, sont armées, non de zèle, mais de colère; que le zèle tient de la divine raison et justice, se conduisant ordonnément et modérément; mais qu'il se change en haine et envie, et produit, au lieu de froment et raisin, de l'ivraie et des orties, quand il est conduit d'une passion humaine. Et justement aussi, cet autre, conseillant l'empereur Théodose, disait les disputes , n'endormir pas tant les schismes de l'Église que les éveiller et animer les hérésies ; que pourtant il fallait fuir toutes contentions et argumentations dialectiques, et se rapporter nument aux prescriptions et formules de la foi, établies par les anciens. Et l'empereur Andronicus 4, ayant rencontré en son palais des principaux hommes aux prises de parole contre Lapodius, sur un de nos points de grande importance, les tança, jusqu'à menacer de les jeter en la rivière s'ils continuaient. Les enfants et les femmes, en nos jours, régentent les hommes plus vieux et expérimentés sur les lois ecclésiastiques ,

1 Andronic Comnène,

là où la première de celles de Platon leur défend de s'enquérir seulement de la raison des lois civiles, qui doivent tenir lieu d'ordonnances divines; et permettant aux vieux d'en communiquer entre eux et avec le magistrat , il ajoute : « Pourvu que ce ne soit pas en présence des jeunes et personnes profanes. »

J'ai vu aussi de mon temps faire plainte d'aucuns écrits, de ce qu'ils sont purement humains et philosophiques, sans mélange de théologie. Qui dirait au contraire, ce ne serait pourtant sans quelque raison, que la doctrine divine tient mieux son rang à part, comme reine et dominatrice ; qu'elle doit être principale partout, point suffragante et subsidiaire ; et qu'à l'aventure se prendraient les exemples à la grammaire, rhétorique, logique, plus sortablement, d'ailleurs, que d'une si sainte matière; comme aussi les arguments des théâtres, jeux et spectacles publics; que les raisons divines se considèrent plus vénérablement et révéremment seules, et en leur style, qu'appareillées aux discours humains; qu'il se voit plus souvent cette faute, que les théologiens écri-^ vent trop humainement, que cette autre, que les humanistes écrivent trop peu théologalement. La philosophie, dit saint Chrysostôme, est piéça bannie de l'école sainte comme servante inutile, et estimée indigne de voir, seulement en passant de l'entrée , le sacraire des saints trésors de la doctrine céleste. Le dire humain a ses formes plus basses, et ne se doit servir de la dignité, majesté , régence du parler divin. Je lui laisse , pour moi ? dire verbis inclisciplinatis1 fortune, destinée, accident,

1 En termes vulgaires et non approuvés. (Saint Augustin, de Civit Dei, x. 29).

heur et malheur, et les dieux, et autres phrases, selon sa mode. Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées, non comme arrêtées et réglées, par l'ordonnance céleste, incapable de doute et d'altercation ; matière d'opinion , non matière de foi, ce que je discours selon moi, non ce que je crois selon Dieu; d'une façon laïque, non cléricale, mais toujours très - religieuse, comme les enfants proposent leurs essais, instruisantes, non instruisants \

Et ne dirait-on pas aussi sans apparence que l'ordonnance de ne s'entremettre que bien réservémont d'écrire de la religion, à tous autres qu'à ceux qui en font expresse profession, n'aurait pas faute de quelque image d'utilité et de justice, et à moi avec, peut-être, de m'en taire. On m'a dit que ceux-mêmes qui ne sont pas des nôtres, défendent pourtant entre eux l'usage du nom de Dieu en leurs propos communs ; ils ne veulent pas qu'on s'en serve par une manière d'interjection ou d'exclamation , ni pour témoignage, ni pour comparaison : en qqgi je trouve qu'ils ont raison, et en quelque manière que <x> soit que nous appelons Dieu à notre commerce et société , il faut que ce soit sérieusement et religieusement.

11 y a, ce me semble, en Xénophon, un tel discours où il montre qu'il n'est pas aisé que nous puissions si

1 Sous le prétexte de parler aussi (Tune façon lai que, non cléricale, les philosophes contemporains se sont singulièrement émancipés. La prétention de regarder toujours la foi chrétienne comme non avenue, a fait naître les plus monstrueux systèmes! 11 ne faut donc accepter les idées de Mont ligne, sous ce rapport, qu'avec une extrême réserve.

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