Vérité (Zola)/Livre I/Chapitre III

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre III
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Et, dès lors, ce fut réglé, on ne parla plus de l’affaire Simon, dans la petite maison de ces dames. On y évitait jusqu’à la moindre allusion pour éviter de pénibles querelles. Aux repas, on causait simplement du beau temps, comme à mille lieues de Maillebois, où soufflait une passion de plus en plus furieuse, une tempête de discussions telle, que de vieux amis de trente ans et des familles même se fâchaient, en arrivaient aux menaces et aux coups. Et Marc, si désintéressé, si muet chez les parents de Geneviève, était au dehors un des plus ardents, l’héroïque ouvrier de la vérité et de la justice.

Le soir de l’arrestation de Simon, il avait décidé la femme de celui-ci à se réfugier, avec ses enfants, près de son père et de sa mère, les Lehmann, les petits tailleurs qui habitaient une étroite maison noire de la rue du Trou. On était en vacances, l’école se trouvait fermée, et d’ailleurs l’instituteur adjoint Mignot restait, pour garder le bâtiment, tout entier à ses pêches matinales dans la Verpille, la rivière voisine. Mlle Rouzaire elle-même, cette année-là, avait renoncé à son voyage habituel chez une tante éloignée, voulant être de l’affaire, où son témoignage devait avoir tant d’importance. Et Mme Simon, laissant les meubles, pour qu’on ne crût pas à une fuite éperdue, à un aveu du crime, sans espoir de retour, avait donc emmené Joseph et Sarah, rue du Trou, avec une seule malle, comme si elle était allée simplement en villégiature chez ses parents, pour quelques semaines.

Dès lors, il ne se passa guère de jour sans que Marc rendît visite aux Lehmann. La rue du Trou, qui donnait dans la rue Plaisir, était une des plus sordides du quartier pauvre, et la maison, à un étage, se composait seulement, au rez-de-chaussée, d’une boutique obscure, d’une arrière-boutique plus obscure encore, puis, au-dessus, de trois chambres, où l’on montait par un escalier noir, sans compter en haut le vaste grenier, la seule pièce où descendait parfois un rayon de soleil. L’arrière-boutique, d’une humidité verdâtre de cave, servait à la fois de cuisine et de salle à manger. Rachel reprit sa chambre morne de jeune fille, et le vieux ménage dut se contenter d’une seule pièce, pour abandonner la troisième aux enfants, qui avaient heureusement le grand grenier à eux, une gaie et vaste salle de récréation. Et c’était pour Marc un continuel sujet de surprise qu’une adorable femme comme Rachel, d’une beauté si rare, eût poussé dans un tel cloaque, de parents besogneux, sous l’écrasement d’un long atavisme d’inquiète misère. À cinquante-cinq ans, le père Lehmann était le juif classique, petit et chafouin, au grand nez, aux yeux clignotants, la bouche perdue au fond d’une épaisse barbe grise. Le métier l’avait déjeté, une épaule plus haute que l’autre, ajoutant à son attitude humble comme une continuelle gêne anxieuse. Sa femme, qui tirait l’aiguille avec lui du matin au soir, se perdait dans son ombre, encore plus effacée d’humilité et de sourde angoisse. Tous deux menaient une petite existence difficile, la vie gagnée à grand-peine par un travail acharné, grâce à une clientèle lentement acquise, les rares israélites à leur aise de la contrée, quelques chrétiens désireux de bon marché. L’or de la France dont se gorgeait la juiverie, à en croire les antisémites, ne s’entassait certainement pas là, et une grande pitié serrait le cœur, devant ces deux vieilles gens, si las et si pauvres, toujours tremblants qu’on ne vînt leur retirer de la bouche le pain si chèrement payé.

Mais, chez les Lehmann, Marc fit la connaissance de David, le frère de Simon. Il venait d’accourir, appelé par dépêche, dès le soir de l’arrestation. L’aîné de trois ans, il était plus grand, plus fort que son frère, avec une face pleine, au ferme dessin, aux yeux clairs et énergiques. Après la mort de leur père, le petit horloger de Beaumont ruiné par un procès, et pendant que son cadet Simon entrait à l’École normale, David s’était engagé, avait servi douze ans. Puis, lieutenant déjà, au moment de passer capitaine, après des luttes, des amertumes sans nombre, il avait donné sa démission, ne trouvant plus le courage de résister aux avanies que sa qualité de juif lui attirait de la part de ses camarades et de ses chefs. Il y avait cinq ans de cela, Simon allait épouser Rachel Lehmann, dans un coup de passion pour sa beauté, et David, resté garçon, homme d’initiative et d’énergie, s’était avisé d’une entreprise, d’une exploitation à laquelle personne ne songeait, de vastes carrières de sable et de cailloux, jusque-là inutilisées. Elles se trouvaient sur le domaine de la Désirade, qui appartenait encore au banquier milliardaire, le baron Nathan, lequel voulut bien passer, à bas prix, un bail de trente années, avec un coreligionnaire, dont l’activité, le net esprit travailleur le séduisirent. Et c’était ainsi que David était en train de réaliser une fortune, ayant déjà gagné une centaine de mille francs en trois années, se trouvant à la tête d’une grosse affaire qui lui prenait toutes ses heures.

Cependant, il n’hésita pas, lâcha tout, confia l’entreprise à un contremaître en qui il avait confiance. Et, dès sa première conversation avec Marc, sa conviction de l’innocence de son frère fut absolue. Il n’en avait d’ailleurs pas douté un instant, devant l’impossibilité matérielle d’un tel acte commis par un tel homme, l’homme qu’il connaissait le mieux au monde, un autre lui-même. Il y avait là, pour lui, une certitude, comme la certitude de la lumière, au plein soleil de midi. Mais, malgré sa calme bravoure, il montrait une grande prudence, née du besoin de ne pas nuire à son frère et de la sensation où il était de leur impopularité de juifs. Aussi, lorsque Marc lui dit passionnément son soupçon, la culpabilité nécessaire, certaine d’un des frères de la Doctrine chrétienne, s’efforça-t-il de le calmer, d’accord avec lui au fond, mais désireux qu’on n’abandonnât pas la piste du rôdeur, de l’assassin de hasard entré et sorti par la fenêtre. Il craignait d’exciter davantage l’opinion par une accusation sans preuve, il prévoyait les toutes-puissances coalisées contre lesquelles il se briserait, s’il n’avait en main le fait décisif. Et, en attendant, afin que Simon bénéficiât du doute dans l’esprit de ses juges, pourquoi ne pas reprendre l’hypothèse de ce rôdeur, que tout le monde avait admise, au moment de la découverte du crime ? C’était une base d’opérations provisoire excellente, les frères se trouvant trop avertis, trop soutenus, pour qu’une campagne contre eux ne tournât pas contre l’accusé.

David avait enfin pu voir Simon en présence du juge d’instruction Daix, et tous deux s’étaient senti le même cœur, la même volonté âpre et forte, dans la longue étreinte échangée. Il l’avait revu ensuite à la prison, et les nouvelles qu’il apportait de lui chez les Lehmann étaient toujours les mêmes, un grand désespoir, un continuel et inquiétant travail cérébral pour déchiffrer l’énigme, une extraordinaire énergie à défendre son bonheur et celui de ses enfants. Lorsque David racontait sa visite, en présence de Marc, dans la petite boutique obscure, celui-ci était profondément ému des larmes muettes de Mme Simon, si belle et si douloureuse, en son abandon de femme tendre, foudroyée par le destin. Les Lehmann, eux aussi, ne trouvaient que des soupirs, un désespoir éperdu de pauvres gens, résignés sous le mépris. Ils continuaient de tirer l’aiguille, convaincus également de l’innocence de leur gendre, mais n’osant même la proclamer tout haut devant leur clientèle, dans la terreur d’aggraver son cas et de perdre leur pain. Le pis était que l’effervescence grandissait à Maillebois et qu’une bande de braillards, un soir, était venue briser les vitres de la boutique. Il avait fallu vivement mettre les volets. De petites affiches manuscrites donnaient rendez-vous aux patriotes pour faire flamber la maison. Et, pendant quelques jours, un dimanche surtout, à la sortie d’une solennité religieuse, chez les capucins, la passion antisémite devint telle, que le maire Darras dut demander de la police à Beaumont, jugeant nécessaire de faire garder la rue du Trou, afin d’empêcher quelque saccage.

D’heure en heure, l’affaire déviait, s’empoisonnait, se changeait en un champ de bataille social où les partis allaient s’égorger. Sans doute, des ordres avaient été donnés au juge Daix pour qu’il menât rondement l’instruction. En moins d’un mois, il convoqua, interrogea tous les témoins, Mignot, Mlle Rouzaire, le père Philibin, le frère Fulgence, des enfants de l’école, des employés de chemin de fer. Le frère Fulgence, avec son exubérance ordinaire, tint à ce que ses trois adjoints, les frères Isidore, Lazarus et Gorgias, fussent aussi interrogés ; et il exigea même qu’on pratiquât une perquisition dans son école, au sujet du modèle d’écriture : naturellement, on ne trouva rien. Mais Daix crut devoir surtout procéder à une minutieuse enquête sur le rôdeur qui aurait pu, la nuit du mercredi au jeudi, s’introduire près de la victime. Dans chacun de ses interrogatoires, Simon n’avait cessé de jeter son cri d’innocence, disant simplement au juge de chercher le coupable. Et celui-ci venait de lancer sur les routes toute la gendarmerie du département, on avait arrêté, puis relâché une cinquantaine de chemineaux, sans arriver à tenir la moindre piste raisonnable. Un colporteur était même resté trois jours sous les verrous, inutilement. De sorte que Daix, forcé d’écarter l’hypothèse du rôdeur, ne se retrouvait toujours que devant le modèle d’écriture, l’unique pièce du procès, sur laquelle il lui faudrait bâtir toute son accusation. Aussi le calme avait-il fini par se faire dans l’esprit de Marc et de David, car il leur semblait impossible qu’une accusation sérieuse pût être basée sur cette pièce, d’une importance si discutable. Comme le répétait David, on n’avait pas trouvé le rôdeur, mais l’hypothèse de son existence, le doute, n’en existait pas moins. Et, si l’on ajoutait à cela le manque de preuves contre Simon, les invraisemblances morales, son continuel cri d’innocence, comment croire qu’un juge d’instruction de quelque conscience pût conclure à la culpabilité ? Un non-lieu était certain, ils y comptèrent bientôt formellement.

Cependant, certains jours, Marc et David, qui agissaient fraternellement ensemble, perdaient un peu de leur belle confiance. De mauvais bruits leur arrivaient, depuis que le non-lieu paraissait devoir s’imposer, comme un simple acte de bon sens. Un innocent condamné, c’était le vrai coupable pour toujours à l’abri. Et la congrégation s’agitait désespérément. On avait vu le père Crabot multiplier ses visites mondaines à Beaumont, dîner dans l’Administration et dans la Magistrature, jusque dans l’Université. Enfin, de partout, la bataille s’enrageait, à mesure que le Juif semblait avoir plus de chances d’être relâché. Et ce fut alors que David eut l’idée d’intéresser au cas de son frère le baron Nathan, le grand banquier, l’ancien propriétaire de la Désirade. Justement, il venait d’apprendre que le baron se trouvait en villégiature chez sa fille, la comtesse de Sanglebœuf, qui avait apporté en dot à son mari ce royal domaine de la Désirade, agrémenté de dix millions. De sorte que, par une belle après-midi d’août, David emmena Marc, qui connaissait aussi le baron, faire une délicieuse promenade à pied, car le domaine se trouvait à deux kilomètres au plus de Maillebois.

Le comte Hector de Sanglebœuf, le dernier des Sanglebœuf dont un ancêtre fut écuyer de Saint Louis, était à trente-six ans complètement ruiné, après avoir achevé lui-même les débris de la fortune mangée par son père. Ancien cuirassier, ayant démissionné, las de la vie de garnison, il vivait avec la marquise de Boise, son aînée de dix ans, veuve, et trop désireuse de son bien-être pour l’épouser, devant le désastreux avenir de leurs deux misères s’ajoutant l’une à l’autre. Et l’on contait comme quoi c’était elle qui avait eu l’ingénieuse idée de maquignonner son mariage avec Lia, la fille du banquier Nathan, une jeune personne de vingt-quatre ans, d’une beauté parfaite, toute ruisselante de ses millions. Nathan avait traité l’affaire en connaissance de cause, sans rien perdre de sa lucidité ordinaire, sachant très bien ce qu’il donnait et ce qu’il recevait en échange, ajoutant sa fille aux dix millions qui sortaient de sa caisse, pour avoir un gendre comte, d’une très vieille et authentique noblesse, ce qui lui ouvrait un monde fermé jusque-là. Lui-même venait d’être fait baron, il s’évadait enfin du ghetto séculaire, de l’universel mépris dont le frisson le hantait. Marchand d’argent, ayant entassé l’or dans ses caves, il n’avait plus que le furieux besoin d’être, comme les autres marchands d’argent catholiques, aussi âpres, un jouisseur d’orgueil et de domination, un prince de la fortune, salué, honoré, adoré, surtout délivré de la crainte obsédante des coups de pied et des crachats. Aussi triomphait-il maintenant, s’installant chez son gendre, à la Désirade, tirant de sa fille, la comtesse, tout un bénéfice de haute considération, si peu juif désormais, qu’il s’était enrôlé parmi les plus farouches antisémites, devenu en outre royaliste fervent, patriote et sauveur de la France. Et la marquise de Boise, fine et souriante, devait le modérer, ayant de son côté tiré de l’affaire, mûrement discutée et réalisée, tout le profit qu’elle en attendait pour son ami Hector de Sanglebœuf et pour elle-même.

Le mariage n’avait d’ailleurs rien changé à la situation, il n’y avait eu que la belle Lia de plus dans le ménage déjà vieux de la marquise et du comte. Celle-ci, belle encore, d’une beauté blonde qui se mûrissait, n’était sans doute pas jalouse, au sens étroit du mot, trop intelligente pour ne pas faire entrer les jouissances dorées de la vie dans le bonheur des longues liaisons paisibles. D’ailleurs, elle connaissait Lia, ce marbre admirable, cette idole d’égoïsme borné, simplement heureuse d’être mise au fond d’un sanctuaire, où l’entourage l’adorait, sans la fatiguer trop. Elle ne lisait même pas, lasse tout de suite. Elle passait très bien les journées assise, au milieu des égards, occupée de sa seule personne. Sans doute elle n’ignora pas longtemps la vraie situation de la marquise auprès de son mari ; mais elle écarta la fatigue d’une préoccupation pénible, elle finit même par ne plus pouvoir se passer de cette amie, qui l’entourait de caresses, se récriait d’une continuelle admiration, lui prodiguait les mots tendres, ma chatte, ma belle mignonne, mon cher trésor. Et jamais amitié ne fut plus touchante, la marquise eut bientôt sa chambre et son couvert à la Désirade. Puis, elle trouva une autre idée de génie, elle entreprit de convertir Lia à la religion catholique. Cette dernière fut d’abord terrifiée, redoutant qu’on ne la bousculât d’exercices et de pratiques. Mais, dès qu’on eut mis le père Crabot dans l’affaire, il aplanit les voies trop rudes, avec sa bonne grâce mondaine. Et ce fut encore le père, le baron Nathan, qui décida sa fille par son enthousiasme pour l’idée de la marquise, comme s’il espérait se débarbouiller un peu lui-même de sa juiverie honteuse dans les eaux de ce baptême. La cérémonie bouleversa la haute société de Beaumont, on en parlait toujours comme d’un grand triomphe de l’Église.

Enfin, la marquise de Boise, maternelle, qui dirigeait Hector de Sanglebœuf comme son grand enfant, peu intelligent et docile, l’avait fait nommer député de Beaumont, grâce au vaste domaine et aux millions que sa femme lui avait apportés. Elle exigea même ensuite qu’il se mît du petit groupe des réactionnaires opportunistes, ralliés à la République, espérant le pousser un jour à quelque haute situation ; et l’aventure amusante, ce fut alors que le baron Nathan, le juif, à peine libéré de l’infamie ancestrale, devenu royaliste intransigeant, se trouva beaucoup plus royaliste que son gendre, malgré le Sanglebœuf de jadis, l’écuyer de Saint Louis. Il triomphait de sa fille baptisée, il lui avait choisi son nouveau prénom, Marie, et il ne la nommait plus que Marie, avec une sorte d’affectation dévote. Il triomphait aussi de son gendre député, rêvant sans doute d’user de lui, goûtant du reste un plaisir désintéressé dans cette maison mondaine, désormais emplie de prêtres, et où il n’était question que des œuvres pieuses auxquelles la marquise de Boise associait maintenant Marie, dans leur bonne entente devenue plus étroite et plus tendre.

Lorsque David et Marc, que le concierge laissa passer, se trouvèrent dans le parc de la Désirade, ils ralentirent le pas, jouissant de la splendide journée d’août, émerveillés de la beauté des arbres, de la douceur infinie des pelouses, de la fraîcheur délicieuse des eaux. C’était une royale demeure, des trouées enchantées de verdure, au fond desquelles, de partout, on apercevait le château, un somptueux château Renaissance, pareil à une dentelle de pierre rose sur le bleu du ciel. Et, devant ce paradis des millions juifs, devant l’éclat de cette fortune que le juif Nathan, le marchand d’or, avait gagnée dans son commerce, un souvenir invincible revint à l’esprit de Marc, celui de la petite boutique noire de la rue du Trou, de la triste masure, sans soleil et sans air, où le juif Lehmann tirait l’aiguille depuis trente ans, en arrivant tout juste à manger du pain. Que d’autres juifs plus misérables encore crevaient de faim dans des cloaques immondes ! Ils étaient l’immense majorité, et tout l’imbécile mensonge de l’antisémitisme apparaissait, cette proscription en masse d’une race, accusée d’accaparement universel, lorsqu’elle comptait tant d’ouvriers pauvres, tant de victimes sociales écrasées sous les toutes-puissances de l’argent, qu’elles fussent juives ou catholiques. Dès qu’un juif devenait un des princes du capital, il achetait un titre de baron, mariait sa fille à un comte de vieille souche, affectait de se montrer plus royaliste que le roi, et finissait par être le renégat, l’antisémite farouche, reniant et égorgeant les siens. Il n’y avait pas de question juive, il n’y avait que la question de l’argent entassé, empoisonneur et pourrisseur.

Comme David et Marc débouchaient devant le château, ils aperçurent, sous un grand chêne, le baron Nathan avec sa fille et son gendre, en compagnie de la marquise de Boise et d’un religieux, dans lequel ils reconnurent le père Crabot en personne. Il y avait eu un déjeuner intime, on avait invité en bon voisin le recteur du collège de Valmarie, les deux domaines n’étant guère qu’à trois kilomètres l’un de l’autre ; et sans doute, au dessert, on avait causé de quelque affaire grave. Puis, on était venu là, sous ce chêne, jouir de la belle après-midi, assis sur des chaises de jardin, près d’une vasque de marbre, où tombait le perpétuel cristal d’une source qu’une nymphe galante y versait de son urne.

Tout de suite, en reconnaissant les visiteurs, qui, discrètement, s’étaient arrêtés à quelque distance, le baron s’avança, les prit à part, les fit même s’asseoir sur d’autres sièges, rangés là, de l’autre côté du bassin. Petit, un peu voûté, complètement chauve dès cinquante ans, avec un visage jaune, au nez épais, aux yeux noirs, des yeux de proie enfoncés sous de profondes arcades sourcilières, il avait pris une expression de sympathie chagrine, comme pour recevoir des gens en grand deuil, pleurant un parent. Du reste, la visite ne le surprenait pas, il devait l’attendre.

— Ah ! mon pauvre David, que je vous plains ! J’ai bien songé à vous, depuis le malheur… Vous savez toute l’estime que j’ai pour votre intelligence d’homme entreprenant et pour votre activité au travail… Mais quelle affaire, quelle abominable affaire votre frère Simon vous a mise là sur le dos ! Il vous compromet, il vous ruine, mon pauvre David !

Et, dans un élan de désespoir sincère, il leva ses mains frémissantes, il ajouta, comme s’il tremblait de voir recommencer les persécutions anciennes :

— Il nous compromet tous, le malheureux !

Alors, David, avec sa bravoure calme, plaida la cause de son frère, dit la conviction absolue où il était de son innocence, donna les preuves morales et matérielles selon lui irréfutables, tandis que Nathan hochait la tête d’un petit mouvement sec.

— Oui, oui, c’est bien naturel, vous le croyez innocent, je veux moi-même le croire encore. Malheureusement, ce n’est pas moi qu’il faut convaincre, c’est la justice, et c’est aussi ce peuple déchaîné, qui est capable de nous faire un mauvais parti à tous, si on ne le condamne pas… Non, voyez-vous, jamais je ne pardonnerai à votre frère de nous avoir mis une pareille affaire sur le dos !

Puis, lorsque David lui expliqua qu’il était pourtant venu à lui, si puissant, en comptant sur son aide pour faire éclater la vérité, il devint plus froid, il écouta d’un visage muet, qui se fermait peu à peu.

— Monsieur le baron, vous vous êtes toujours montré si bon pour moi… Alors, comme autrefois vous invitiez ici les magistrats de Beaumont, j’ai pensé que vous pourriez me renseigner. Vous connaissez entre autres, M. Daix, le juge d’instruction chargé de l’affaire, qui va, je l’espère bien, signer une ordonnance de non-lieu. Et peut-être avez-vous des nouvelles à ce sujet, sans compter que, si l’ordonnance n’est pas encore rendue, un mot de vous pourrait être précieux.

— Mais non ! mais non ! se récria Nathan, je ne sais rien, je ne veux rien savoir !… Moi, je n’ai aucune attache officielle, aucune influence ; et puis, ma qualité de coreligionnaire me paralyse, je me compromettrais, sans vous servir.. Attendez, je vais appeler mon gendre.

Silencieux, Marc se contentait d’écouter, n’étant venu que pour appuyer la démarche de David, à titre d’instituteur, collègue de Simon. Et il regardait aussi, sous le chêne voisin, ces dames, la comtesse Marie, comme on nommait la belle Lia, et la marquise de Boise, assises toutes deux, ayant entre elles le père Crabot, installé dans un fauteuil rustique, tandis que le comte Hector de Sanglebœuf, resté debout, achevait de mâchonner un cigare. La marquise, fine et jolie encore sous ses cheveux blonds pâlissants, qu’elle poudrait, s’inquiétait beaucoup d’un rayon de soleil, qui effleurait la nuque de la comtesse ; et celle-ci, dans sa beauté brune, paresseuse et superbe, avait beau la rassurer, lui jurer qu’elle n’en souffrait pas : elle finit par l’obliger à changer de place avec elle, en la comblant des petits noms de tendresse ordinaires, mon chat, mon bijou, mon trésor. Très à l’aise, de son air de directeur tolérant, le père Crabot leur souriait à l’une et à l’autre. Et, dans la vasque de marbre, l’eau cristalline que la nymphe galante versait de son urne, semblait filer une éternelle note de flûte.

À l’appel de son beau-père, Sanglebœuf s’avança lentement. Roux, avec un grand corps, une face pleine et colorée, il avait, sous son front étroit, aux durs cheveux ras, de gros yeux d’un bleu trouble, un nez petit et mou, une grande bouche vorace, cachée à demi sous les épaisses moustaches.

Dès que le baron lui eut expliqué l’aide que David venait leur demander, il se fâcha, se montra brutal, tout en affectant une sorte de rondeur militaire.

— Me mêler de cette histoire, ah ! non, par exemple !… Vous m’excuserez, monsieur, si j’emploie mon crédit de député à des affaires plus claires et plus propres. Sans doute, je veux croire que vous êtes, vous, un honnête garçon. Mais, vraiment, vous aurez de la peine à défendre votre frère… Puis, enfin, comme le disent tous ceux qui sont de votre côté, nous sommes l’ennemi. Pourquoi vous adressez-vous à nous ?

Il regardait Marc, de ses gros yeux troubles courroucés, et il déblatéra contre les sans-Dieu, les sans-patrie, les insulteurs de l’armée. Trop jeune pour s’être battu en 70, il n’avait servi que dans les garnisons, sans jamais faire de campagne. Mais il n’en était pas moins resté cuirassier jusqu’aux moelles, selon une de ses expressions. Et il se vantait d’avoir mis à son chevet deux emblèmes, toute sa religion, le crucifix et le drapeau, son drapeau, pour lequel il n’était malheureusement pas mort.

— Voyez-vous, monsieur, quand vous aurez rétabli la croix dans les écoles, quand vos instituteurs feront des chrétiens au lieu de faire des citoyens, alors seulement vous pourrez compter sur nous, le jour où vous aurez un service à nous demander.

David, devenu pâle et froid, le laissait aller, sans même l’interrompre. Puis tranquillement :

— Mais, monsieur, je ne vous demande rien. C’est à monsieur le baron que j’avais cru pouvoir m’adresser.

Alors, Nathan, voyant la scène devenir trop vive, intervint, emmena David et Marc, comme pour les reconduire un instant, dans le parc. Aux éclats de voix du comte, le père Crabot avait un instant levé la tête ; puis, il s’était remis à son aimable causerie mondaine, entre la comtesse et la marquise, deux de ses plus chères pénitentes. Et, Sanglebœuf les ayant rejoints, on entendit très bien leurs rires, leur triomphe, cette verte leçon qu’il se flattait d’avoir donnée à deux sales juifs, et dont s’égayaient ces dames et leur directeur.

— Que voulez-vous ? ils sont tous comme ça, déclara Nathan à David et à Marc, en baissant la voix, lorsqu’ils se furent éloignés d’une trentaine de pas. J’ai appelé mon gendre pour que vous jugiez par vous-mêmes dans quel esprit est le département, j’entends les hautes classes, députés, fonctionnaires, magistrats. Alors, comment pourrais-je vous être utile ? Personne ne m’écouterait.

Mais cette hypocrite bonhomie, où frissonnait la séculaire peur atavique, dut finir par lui paraître à lui-même peu brave.

— D’ailleurs, ils ont raison, je suis des leurs, la France avant tout, avec son passé glorieux et l’ensemble de ses solides traditions. Nous ne pouvons la livrer aux mains des francs-maçons et des cosmopolites… Et, tenez mon cher David, je ne vous laisserai pas partir sans vous donner un bon conseil. Lâchez carrément cette affaire, vous allez y perdre, un coulage à pic, un désastre. Votre frère se débrouillera tout seul, s’il est innocent.

Ce fut son dernier mot, il leur serra la main, s’en retourna d’un pas tranquille, tandis que, muets l’un et l’autre, ils sortaient du parc. Mais, dehors, sur la route, ils se regardèrent, presque amusés, dans leur déconvenue, tant la scène leur apparaissait complète et typique.

— Mort aux juifs ! cria Marc, en se moquant.

— Ah ! Le sale juif ! dit David du même ton d’amère plaisanterie. Il m’a tout bonnement conseillé de lâcher mon frère, et c’est lui qui n’hésiterait pas !… Ce qu’il les a lâchés, et ce qu’il les lâchera, ses frères !… Décidément, ce n’est pas à la porte de mes fameux coreligionnaires tout-puissants que je dois frapper. La peur les rend trop lâches.

Cependant, après avoir mené rondement l’instruction, le juge Daix tardait à rendre son ordonnance. On le soupçonnait d’être en proie à une perplexité croissante, d’esprit professionnel très aigu, trop intelligent pour ne pas avoir flairé la vérité, mais d’autre part préoccupé de l’opinion publique et tyrannisé au logis par sa terrible femme. Mme Daix, encore une pénitente aimée du père Crabot, dévote, laide et coquette, était travaillée d’une âpre ambition, souffrant de la pauvreté de son ménage, rêvant Paris, les toilettes, le monde, grâce à quelque grosse affaire retentissante. Et elle la tenait, son affaire, elle répétait à son mari qu’il serait bien bête de ne pas saisir l’occasion, car s’il avait la naïveté de relâcher ce sale juif, ils finiraient certainement sur la paille. Mais Daix luttait, honnête encore, troublé pourtant, ne se pressant plus dans le dernier espoir qu’un incident se produirait, qui lui permettrait de concilier son intérêt et son devoir. Et ces nouveaux retards semblaient du meilleur augure à Marc, très au courant de l’angoisse où se débattait le juge, mais optimiste, convaincu toujours que la vérité avait en elle une force irrésistible, à laquelle cédaient toutes les âmes.

Depuis l’affaire, souvent il allait, le matin, voir à Beaumont son vieil ami Salvan, le directeur de l’École normale. Il le trouvait très renseigné, il puisait aussi dans sa conversation beaucoup de foi et de courage. Et puis, ces bâtiments de l’École normale, où il avait passé trois années d’enthousiaste apostolat, lui étaient restés chers. Tous ses souvenirs s’éveillaient, les leçons si nombreuses et si variées, les chambres dont on faisait le ménage soi-même, les récréations, les sorties aux heures des offices, ce qui permettait de se promener une heure en ville. L’école s’élevait sur une petite place solitaire, à l’extrémité de la rue de la République, et, lorsqu’il arrivait au cabinet du directeur, ouvrant sur un étroit jardin, il pouvait se croire, en ce temps si calme des vacances, dans un refuge de paix et d’heureuse certitude.

Mais, un matin, comme Marc se présentait, il trouva Salvan irrité, désespéré, contre son habitude. D’abord, il dut attendre un instant dans l’antichambre ; et il salua le visiteur qui sortit bientôt du cabinet, l’instituteur Doutrequin, au front bas et têtu, à la face large et rasée de magistrat conscient de son sacerdoce. Puis, dès qu’il fut entré à son tour, il s’étonna de l’agitation de Salvan, qui, levant les bras, criait :

— Eh bien ! mon ami, vous savez l’abominable nouvelle ?

De taille moyenne, très simple et très énergique, avec sa bonne figure ronde de gaieté et de franchise, il avait d’ordinaire des yeux rieurs, qui regardaient les gens en face. Et ses yeux flambaient d’une généreuse colère.

— Quoi donc ? demanda Marc, inquiet.

— Ah ! vous ne savez pas encore… Eh bien ! mon ami, les canailles ont osé, Daix a rendu son ordonnance hier soir, et elle conclut aux poursuites.

Marc, pâlissant, resta muet, tandis que Salvan, désignant sur son bureau un numéro du Petit Beaumontais grand ouvert, ajoutait :

— Doutrequin, qui sort d’ici, m’a laissé cette feuille immonde, où se trouve la nouvelle, qu’il m’a d’ailleurs confirmée, car il connaît un greffier, au Palais.

Et, prenant le numéro du journal, le froissant, le jetant avec dégoût dans un coin de la pièce :

— Ah ! cette feuille immonde, elle est l’exécrable poison qui corrompt et détruit tout un peuple. Si l’iniquité devient possible, c’est qu’elle empoisonne de mensonges les petits, ce pauvre peuple de France encore ignorant, si crédule aux contes dont on flatte ses passions basses… Et le pis est que ce journal s’est répandu d’abord partout, est allé dans toutes les mains, en restant neutre, en n’étant d’aucun parti, simple recueil de romans-feuilletons, de faits divers, d’articles de vulgarisation aimables, à la portée des moindres intelligences. Ainsi, pendant de longues années, il est devenu l’ami, l’oracle, le pain quotidien des innocents et des pauvres, de la multitude qui ne peut penser par elle-même. Et voilà qu’il abuse désormais de sa situation unique, de sa clientèle immense, en se mettant à la solde des partis d’erreur et de réaction, en battant monnaie avec tous les impudents tripotages financiers et toutes les louches aventures politiques… Que des journaux de combat mentent, injurient, cela est presque sans conséquence. Ils soutiennent une faction, on les connaît, on les lit sur leur étiquette. Ainsi, La Croix de Beaumont a fait une campagne atroce contre notre ami Simon, l’instituteur juif, empoisonneur et tueur d’enfants ; et je ne m’en suis guère ému. Mais que Le Petit Beaumontais ait publié les ignobles et lâches articles que vous savez, ces délations, ces calomnies ramassées dans la boue, il y a là un crime, l’empoisonnement sournois d’un peuple. S’être introduit chez les simples d’un air de bonhomie, et mêler ensuite de l’arsenic à chaque plat, les faire délirer, les pousser aux actions monstrueuses, dans l’intérêt du tirage, je ne sais pas de crime plus grand… Car, ne vous y trompez pas, si le juge Daix n’a pas signé une ordonnance de non-lieu, c’est qu’il a senti peser sur lui l’opinion publique, triste et pauvre homme à l’honnêteté chancelante, dont la femme est, elle aussi, une terrible pourrisseuse ; et l’opinion publique, c’est Le Petit Beaumontais qui se flatte de la faire, cause première de l’iniquité, semence d’imbécillité et de cruauté jetée partout dans les masses profondes, et dont nous allons, je le crains, voir maintenant se lever l’exécrable moisson.

Salvan se laissa tomber sur son fauteuil, devant son bureau, d’un air d’angoisse désespérée. Et il y eut un silence, pendant que Marc marchait à pas lents, accablé lui aussi sous ces idées, qui étaient les siennes. Il s’arrêta, il demanda :

— Pourtant, il faut prendre une décision, qu’allons-nous faire ? Admettons qu’ils fassent ce procès inique, Simon ne peut être condamné, ce serait trop monstrueux. Et nous ne resterons pas les bras croisés, je pense… Quand ce pauvre David aura reçu ce coup terrible, il voudra agir. Que nous conseillez-vous ?

— Ah ! mon ami, cria Salvan, comme j’agirais de bon cœur le premier, si vous m’en donniez les moyens !… N’est-ce pas ? vous vous doutez bien que c’est l’instituteur laïque qu’on poursuit et qu’on tâche d’écraser, avec ce malheureux Simon. Notre chère École normale est la pépinière des sans-Dieu et des sans-patrie qu’ils s’acharnent à détruire, et moi-même, son directeur, je suis une manière de Satan, engendreur de missionnaires athées, dont ils rêvent depuis longtemps la perte. Quel triomphe pour la bande congréganiste, si un de nos anciens élèves montait sur l’échafaud, convaincu d’un crime infâme !… Ah ! ma pauvre École, ma pauvre maison, elle que je rêve si utile, si grande, si nécessaire aux destinées du pays, quels terribles moments on va encore lui faire passer !

Et toute sa foi ardente en sa bonne besogne éclatait dans sa parole émue. L’ancien instituteur, l’ancien inspecteur primaire, clair esprit militant de connaissance et de progrès, n’avait plus eu qu’une mission, lorsqu’on lui avait donné la direction de l’École normale : préparer de bons instituteurs, acquis à la science expérimentale, libérés de Rome, enseignant enfin la vérité au peuple et le faisant capable de liberté, de justice et de paix. Tout l’avenir national et humain était là.

— Nous nous grouperons tous autour de vous, dit Marc frémissant, nous ne permettrons pas qu’on vous arrête dans votre œuvre, la plus urgente et la plus haute de l’heure présente, l’œuvre de salut.

Salvan eut un sourire de tristesse.

— Oh ! tous, mon ami, combien êtes-vous donc autour de moi ?… Il y a vous, et il y avait aussi ce malheureux Simon, sur lequel je comptais beaucoup. Il y a encore Mlle Mazeline, l’institutrice qui est avec vous à Jonville : si nous en avions quelques douzaines de pareilles à celle-là, la prochaine génération connaîtrait enfin des citoyennes, des épouses et des mères délivrées du prêtre. Quant à Férou, il se détraque de misère et de révolte, c’est une intelligence que l’amertume empoisonne… Et puis, nous en arrivons au troupeau, indifférent, égoïste, croupissant dans la routine, ne songeant qu’à flatter les chefs pour gagner de bonnes notes. Sans compter les renégats, ceux des nôtres passés à l’ennemi, par exemple cette Mlle Rouzaire, qui fait à elle seule la besogne de dix bonnes sœurs, et qui se montre si abominable dans l’affaire Simon. J’oubliais ce pauvre Mignot, un de nos meilleurs élèves pourtant, pas un méchant garçon, mais un esprit à pétrir, qui sera bon ou mauvais, selon l’influence.

Il s’animait, il continua avec plus de force :

— Et, tenez ! Doutrequin que vous venez de voir sortir d’ici, son cas n’est-il pas désespérant ? Voilà un instituteur, fils d’instituteur, qui avait quinze ans en 70 et qui est entré à l’École normale trois ans plus tard, encore frémissant de l’invasion, grandi dans la colère et dans le besoin de la revanche. Alors, toute l’instruction était dirigée vers l’exaltation de l’idée de patrie. On voulait obtenir uniquement des soldats, l’armée devenait le temple, le sanctuaire, cette armée qui est restée trente ans l’arme au pied, dans l’attente, et qui a englouti des milliards. Aussi nous a-t-on fait une France guerrière, au lieu de la France de progrès, de vérité, de justice et de paix, qui pouvait sauver le monde… Et voilà donc Doutrequin, un bon républicain pourtant, un ancien fidèle de Gambetta, un anticlérical d’hier, que le patriotisme a jeté dans l’antisémitisme et qu’il finira par jeter dans le cléricalisme. Il vient de me tenir un discours extraordinaire, un reflet des articles du Petit Beaumontais, la France avant tout, la nécessité de chasser les juifs, le respect de l’année érigé en dogme, la raison d’État remise au service de la patrie menacée, enfin la liberté de l’enseignement élargie encore, ce qui veut dire, la place laissée entièrement libre aux congrégations enseignantes d’abêtir le peuple. C’est la faillite des républicains patriotes de la première heure… Pourtant, Doutrequin est un brave homme, un excellent instituteur, qui a aujourd’hui cinq adjoints sous sa direction et dont l’école est la mieux tenue de Beaumont. Deux de ses fils, déjà, sont adjoints dans le département, et je sais qu’ils partagent les idées de leur père, avec l’exagération de la jeunesse en plus. Où allons-nous, si un pareil esprit continue d’animer nos instituteurs primaires ?… Certes, oui, il est grand temps d’en faire d’autres, d’envoyer à notre pauvre peuple ignorant toute une légion d’intelligences libérées, qui lui enseigne la vérité, source unique d’équité, de bonté et de bonheur !

Il avait dit ces derniers mots avec une telle flamme, que Marc fut pris de gaieté.

— Allons, cher maître, je vous retrouve, vous n’êtes pas près d’abandonner la partie, et vous finirez par vaincre, parce que la vérité est avec vous.

Gaiement aussi, Salvan convint qu’il venait de céder à une minute de découragement. Cet inique procès, dont on menaçait Simon, l’avait jeté hors de lui.

— Un conseil ? vous m’avez demandé un conseil, pour agir ?… Voyons un peu, examinons ensemble la situation.

Il y avait Forbes, le recteur, un homme doux et affable, très lettré, très intelligent, mais plongé dans des études d’histoire ancienne, ayant le sourd mépris des temps actuels, se désintéressant, simple rouage, entre le ministre et le personnel de son université. Ensuite, il y avait Le Barazer, l’inspecteur d’académie, et tout l’espoir de Salvan en la victoire future reposait sur ce vaillant et ce sage, doublé d’un fin politique. Le Barazer, âgé de cinquante ans à peine, datait des temps héroïques de la République, lors de la fondation, quand la nécessité de l’école Inique et obligatoire s’était imposée, comme la base même d’une libre et juste démocratie. Ouvrier de la première heure, il avait gardé la haine du cléricalisme, il restait convaincu qu’il fallait chasser le prêtre de l’enseignement, libérer les esprits de tous les dogmes mensongers, si l’on voulait une nation forte, sachant et pouvant, dans la plénitude de son intelligence. Mais l’âge, les obstacles rencontrés, la résistance tenace, sans cesse renouvelée de l’Église, avaient ajouté à son zèle républicain une grande prudence, une tactique adroite et savante, utilisant le peu de terrain qu’il gagnait chaque jour, opposant l’inertie aux assauts de ses adversaires, lorsqu’il lui était impossible d’opposer la force. Ancien professeur agrégé d’un lycée de Paris, il usait ainsi de toute la puissance que lui donnait sa situation d’inspecteur, sans jamais entrer en lutte directe, ni avec le préfet, ni avec les députés et les sénateurs, bien qu’il refusât de céder, tant que sa volonté n’était pas faite. C’était grâce à lui que Salvan, attaqué violemment par la faction cléricale, pouvait continuer avec une tranquillité relative, à l’École normale, son œuvre de régénération, le renouvellement du personnel des instituteurs primaires ; et lui seul allait être sans doute de quelque utilité pour défendre Simon contre son subordonné, l’inspecteur primaire Mauraisin. Car il y avait encore le beau Mauraisin, et celui-ci menaçait d’être féroce, traître à l’Université, acquis à la congrégation, après avoir flairé le vent, dans la certitude que l’Église serait victorieuse et payerait mieux les services rendus.

— Vous a-t-on parlé de son témoignage ? continua Salvan. Devant le juge Daix, il aurait chargé terriblement Simon. Et l’on confie l’inspection de nos écoles à de pareils jésuites !… C’est comme ce Depinvilliers, le proviseur du lycée de Beaumont, qu’on voit tous les dimanches à la messe, à Saint-Maxence, avec sa femme et ses deux laiderons de filles. Sans doute, les opinions sont libres. Mais si Depinvilliers est libre d’aller à la messe, il ne devrait pas l’être de livrer aux jésuites un de nos établissements d’enseignement secondaire. Le père Crabot règne dans notre lycée, comme il règne au collège de Valmarie ; et n’est-ce pas la chose la plus ironique du monde, ce lycée laïque, ce lycée républicain, que j’entends parfois opposer au collège congréganiste, son rival, et qui au fond en est simplement la succursale honteuse ?… Ah ! notre République fait de la belle besogne, elle se confie en des mains sûres et loyales, et je comprends que Mauraisin travaille pour l’autre camp, celui qui agit sans relâche et qui paye bien !

Puis, comme Marc allait enfin prendre congé :

— Je verrai donc Le Barazer.. Ne le voyez pas vous-même, il vaut mieux que la démarche vienne de moi, qu’il soutient si bravement. Rien ne sert de le bousculer, il entend agir à son heure, avec ses moyens à lui ; et, certainement, il fera tenir tranquille Mauraisin, s’il ne peut rendre à Simon de service plus direct… Mais, ce que je vous conseille, c’est d’aller voir Lemarrois, notre maire et notre député, l’ancien ami de Berthereau, le père de votre femme, que vous connaissez très bien, n’est-ce pas ? Il peut vous être utile.

Sur le trottoir, Marc prit la résolution de se rendre tout de suite chez Lemarrois. Onze heures sonnaient, il le trouverait sans doute. Et, par la rue Gambetta, qui coupait Beaumont en deux, allant du lycée à l’hôtel de ville, il gagna l’avenue des Jaffres, la promenade fameuse, qui traversait la ville dans l’autre sens, de la préfecture à la cathédrale. C’était sur l’avenue, en plein quartier aristocratique, que Lemarrois possédait un hôtel luxueux, dans lequel la belle Mme Lemarrois, une Parisienne, donnait des fêtes. Riche, médecin réputé déjà, il l’avait amenée de Paris, lorsqu’il était revenu exercer dans sa ville natale, avec des ambitions politiques. On disait que tout jeune, lorsqu’il faisait sa médecine, une rencontre l’avait rapproché de Gambetta, en l’intimité duquel il avait vécu, très enthousiaste, républicain solide, disciple favori du grand homme. Aussi était-il regardé à Beaumont comme le pilier de la République bourgeoise, mari d’une femme aimable, très populaire lui-même près des pauvres qu’il soignait gratuitement, intelligent et brave homme au fond. Sa fortune politique devait être rapide, d’abord conseiller municipal, puis conseiller général, enfin député et maire. Depuis douze ans, il était installé à la mairie et dans son mandat de député, ainsi que dans un domaine acquis dont il se croyait le possesseur légitime, maître encore incontesté de la ville, chef de la députation du département, parmi laquelle pourtant se trouvaient des réactionnaires.

Dès qu’il vit entrer Marc dans son cabinet, une vaste pièce d’un luxe grave, il s’avança vers lui, les deux mains tendues, d’un air de sympathie souriante. Brun, à peine grisonnant, bien qu’il touchât à la cinquantaine, il avait une grosse tête, au profil de médaille, avec des yeux vifs et clairs.

— Ah ! mon brave, je m’étonnais de ne pas vous voir, et je me doute bien du motif qui vous amène… Hein ? quelle abominable affaire, cette affaire Simon ! Il est innocent, ce malheureux, c’est bien évident à la rage qu’on met à le poursuivre… Je suis avec vous, oh ! je suis avec vous de tout mon cœur.

Heureux de ce bon accueil, soulagé de trouver enfin un homme juste, Marc se hâta de lui expliquer qu’il venait lui demander son aide toute-puissante. Il devait y avoir quelque chose à faire, on ne pouvait pas laisser juger et condamner peut-être un innocent. Mais déjà Lemarrois levait les bras au ciel.

— Agir, agir, sans doute !… Seulement, que faire contre l’opinion publique, lorsque déjà tout le département est ameuté ?… Vous ne l’ignorez pas, la situation politique y devient de plus en plus difficile. Et les élections générales qui ont lieu en mai prochain, dans neuf mois à peine ! Y songez-vous, vous dites-vous à quelle extrême prudence nous voilà réduits, si nous ne voulons pas faire courir à la République le risque d’un échec ?

Il s’était assis, il jouait avec un grand couteau à papier d’ivoire, la face brusquement soucieuse. Et il disait ses craintes, l’agitation dans laquelle se trouvait le département, où les socialistes se remuaient beaucoup, gagnaient du terrain. Ce n’était pas qu’il les redoutât, car aucun candidat socialiste n’avait encore la chance de passer ; mais, aux dernières élections, si deux réactionnaires, dont Sanglebœuf, le rallié, avaient été élus, c’était grâce à la diversion apportée par les socialistes. En mai prochain, la bataille allait être plus rude. Et ce mot de « socialistes » prenait sur ses lèvres une amertume agressive, la peur et la colère de la République bourgeoise qui possède, en face de la lente et irrésistible montée de la République sociale, qui veut posséder.

— Alors, mon brave, comment voulez-vous que je vous aide ? Me voilà les jambes et les bras liés, car il nous faut tenir compte de l’opinion publique… Oh ! je ne vous parle pas pour moi, je suis certain de mon élection ; mais je suis bien forcé de me solidariser avec mes collègues, afin de ne pas les laisser sur le carreau… Et puis, n’est-ce pas ? s’il s’agissait simplement de mon mandat, je le sacrifierais sur l’heure pour n’obéir qu’à ma conscience, je crierais à voix haute ce que je crois être la vérité. Seulement, c’est la République elle-même qui est en jeu, et ce dont il s’agit, c’est de ne pas la faire battre en nos personnes… Ah ! si vous saviez, quelles abominables rancœurs parfois !

Ensuite, il se mit à se plaindre du préfet, Hennebise, ce bel homme à binocle, bien tenu, bien coiffé, qui ne l’aidait pas du tout, dans sa crainte de se compromettre près de son ministre ou près des jésuites, ménageant les deux, répétant toujours d’un air inquiet : « Oh ! pas d’affaire ! » Certainement, il penchait vers les curés et vers les militaires, et il fallait encore le surveiller, celui-là, tout en adoptant sa tactique de diplomatie et de compromissions.

— Enfin, mon brave, vous voyez un homme désespéré, réduit pour neuf mois à calculer chacun de ses pas et chacune de ses paroles, s’il ne veut point donner le plaisir à la cléricale de se faire huer par les lecteurs du Petit Beaumontais. Cette affaire Simon tombe vraiment trop mal… Ah ! si nous n’avions pas les élections devant nous ! Oui, je marcherais tout de suite !

Et, soudainement, dans son grand calme habituel, il se fâcha.

— Sans compter que votre Simon, non content de nous mettre son affaire sur le dos en un moment si difficile, va choisir pour avocat Delbos, le socialiste Delbos, qui est la bête noire de toute la société bien pensante. Ça c’est le comble, et il faut vraiment que votre Simon ait l’envie d’être condamné.

Marc avait écouté jusque-là, le cœur serré de nouveau, sentant se faire en lui une désillusion encore. Il savait Lemarrois honnête homme, et il lui avait vu donner tant de preuves de sa solide foi républicaine !

— Mais, finit-il par dire, Delbos a un très grand talent, et si mon pauvre Simon l’a choisi, c’est qu’il l’a cru, comme nous tous, l’homme de la situation. D’ailleurs, il n’est pas sûr qu’un autre avocat aurait accepté la cause… L’heure est vraiment affreuse, le monde devient lâche.

Lemarrois sentit le mot lui passer sur la face. Il eut un geste vif, mais il ne s’emporta pas. Et il se mit même à sourire.

— Vous me trouvez bien sage, n’est-ce pas ? mon jeune ami. Vieillissez, et vous verrez qu’il n’est pas toujours commode, en politique, de conformer ses actes à ses convictions… Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à mon collègue Marcilly, votre jeune député, l’amour et l’espoir de toute la jeunesse intellectuelle du département ? Moi, me voilà passé au rang des vieilles bêtes, usées et prudentes, c’est entendu. Tandis que Marcilly, d’une intelligence si large et si libérée, va certainement marcher à votre tête… Allez le voir, allez le voir.

Et il accompagna Marc jusque sur le palier, en lui serrant de nouveau les mains, en lui promettant de l’aider de tout son pouvoir, dès le jour où les circonstances le permettraient.

En effet, pourquoi ne pas aller voir Marcilly ? Il demeurait également sur l’avenue des Jaffres, à quelques pas, et midi n’était pas sonné. Marc pouvait se présenter, lui ayant servi d’agent électoral discret, dans l’enthousiasme où il était d’un candidat à ce point sympathique, d’une grande culture littéraire. Né à Jonville, élève très distingué de l’École normale supérieure, il avait professé pendant deux ans à la faculté de Beaumont ; et c’était là qu’il avait posé sa candidature, après avoir donné sa démission. Petit de taille, blond et fin, avec une aimable figure toujours souriante, il révolutionnait le cœur des femmes, il se faisait même adorer des hommes, par une science rare du mot qu’il fallait dire à chacun, de l’obligeance serviable qu’il fallait montrer à tous. Mais, surtout, ce qui le rendait cher à la jeunesse, c’était sa propre jeunesse, trente-deux ans à peine, c’étaient ses discours d’une forme heureuse, d’une compréhension large, abordant les problèmes avec une élégance, une connaissance parfaite des hommes et des choses. Enfin, on allait donc avoir un député vraiment jeune, sur lequel on pouvait compter. Il renouvellerait la politique, il y apporterait le sang des générations montantes, et cela en un langage impeccable, avec toute une fleur délicieuse de bonne littérature !

Depuis trois ans, en effet, il jouait un rôle de plus en plus important à la Chambre. Son crédit augmentait sans cesse, on avait déjà parlé pour lui d’un portefeuille, malgré ses trente-deux ans. Et il était certain que, si Marcilly s’occupait des affaires de ses électeurs avec une complaisance infatigable, il faisait encore mieux les siennes, profitant de la moindre circonstance comme d’un échelon propice, se poussant d’un train si naturel, si aisé, que personne n’avait encore songé à voir en lui un simple arriviste, le candidat de la jeunesse impatiente et surchauffée, avide de toutes les jouissances et de toutes les puissances.

L’appartement était délicatement aménagé et orné, et Marcilly reçut Marc en bon camarade, comme si cet humble instituteur de village eût toujours été son frère universitaire. Immédiatement, il parla de Simon d’une voix émue, il dit combien son cœur était acquis au triste sort de ce malheureux. Sans doute, il ne refuserait pas de lui venir en aide, il parlerait en sa faveur, il verrait les gens utiles. Mais, avec beaucoup de bonne grâce, il finit par recommander une grande prudence, à cause des élections prochaines. C’était, en somme, si la façon s’en montrait plus caressante, la même réponse que chez Lemarrois, la sourde volonté de ne rien faire, pour ne pas compromettre l’arche sainte, les candidatures posées déjà devant les électeurs. Les deux écoles avaient beau différer, l’une, la vieille, plus brutale, l’autre, la jeune, plus enveloppée de compliments : elles s’entendaient dans l’âpreté à ne rien lâcher du lambeau de pouvoir conquis. Et Marc eut là, pour la première fois, la sensation que Marcilly pouvait bien n’être que l’arriviste dans toute sa fleur, froidement résolu à porter son fruit. Pourtant, il dut le remercier en le quittant, car le jeune député lui jurait de le servir, se remettait à sa disposition, avec un débordement de douces paroles.

Ce jour-là lorsqu’il revint à Maillebois, Marc était plein de crainte et de souci. Et, l’après-midi, voulant porter aux Lehmann son encouragement, il tomba, rue du Trou, au milieu d’une famille éplorée. Ils avaient tant compté sur une ordonnance de non-lieu ! David, qui était là, bouleversé par la mauvaise nouvelle, voulait croire encore à quelque prodige, qui empêcherait l’inique procès. Mais, les jours suivants, les choses marchèrent très vite, la chambre des mises en accusation parut prise d’une hâte singulière, et le Parquet fixa l’affaire au plus tôt, pour la session d’octobre. Alors, David, avec cette foi ardente en l’innocence de son frère, cette force et cette fermeté d’âme qui devaient faire de lui un héros, retrouva tout son courage, toute sa certitude. Le procès aurait donc lieu, puisqu’on n’avait pu éviter cette honte. Seulement, où était le jury qui oserait condamner Simon, devant le manque absolu de preuves ? L’idée seule d’une condamnation semblait monstrueuse, impossible. Dans sa prison, Simon continuait à pousser son éternel cri d’innocence ; et son attente tranquille, sa conviction d’être bientôt libre, à chacune des visites de son frère, fortifiaient, exaltaient celui-ci. Chez les Lehmann, on faisait même des projets, Mme Simon parlait d’aller passer un bon mois de repos, avec son mari et les enfants, dans un petit coin de la Provence, où ils avaient des amis. Et ce fut pendant cette nouvelle crise d’espoir, que David, un matin, emmena Marc à Beaumont, chez Delbos, afin de causer sérieusement de l’affaire.

Le jeune avocat habitait rue Fontanier, dans le quartier marchand et populaire. Fils d’un paysan des environs, il avait fait son droit à Paris, où il avait fréquenté un instant la jeunesse socialiste. Mais jusque-là, il ne s’était engagé à fond dans aucun parti, n’ayant pas encore rencontré une de ces causes retentissantes qui classent un homme. En acceptant l’affaire Simon, devant laquelle ses confrères tremblaient, il venait de décider de sa vie. Il l’étudiait, il se passionnait, à se trouver ainsi en présence de tous les pouvoirs publics, de toutes les forces réactionnaires, qui, afin de sauver de l’écroulement l’antique charpente sociale pourrie, se coalisaient pour la perte d’un pauvre être. Et le socialisme militant était au bout, l’unique salut possible du pays par cette force nouvelle du peuple enfin libéré.

— Eh bien ! c’est la bataille ! cria-t-il gaiement aux deux visiteurs, lorsqu’il les reçut dans son étroit cabinet, encombré de livres et de dossiers. Ah ! je ne sais pas si nous serons vainqueurs, mais nous leur donnerons tout de même du mal.

Petit et brun, sec, avec des yeux et une parole de flamme, il avait une voix admirable, un don extraordinaire d’éloquence, à la fois enthousiaste, logique et précis dans de continuelles et chaudes envolées.

David fut frappé seulement du doute où il semblait être de la victoire. Et il répéta la phrase qu’il disait depuis huit jours.

— Victorieux, nous le serons certainement. Où trouverait-on un jury qui osât condamner mon frère, sans preuves aucunes ?

Delbos le regarda, puis se mit tranquillement à rire.

— Mon pauvre ami, nous allons descendre dans la rue, et les douze premiers citoyens que nous ramasserons vous cracheront à la figure, en vous traitant de sale juif. Vraiment, vous ne lisez pas Le Petit Beaumontais et vous ignorez la belle âme de vos contemporains… N’est-ce pas ? monsieur Froment, toute illusion serait dangereuse et coupable.

Et, comme Marc lui contait ses déconvenues, dans ses visites aux personnes influentes, il renchérit encore, voulant retirer le frère de son client de l’erreur où il le voyait. Sans doute, il y avait Salvan, un honnête homme, un apôtre, mais si menacé lui-même, et qui avait plutôt besoin d’être défendu. Quant à Le Barazer il ferait la part du feu, il laisserait sacrifier Simon, en gardant toute son autorité pour la défense de l’enseignement laïque. Le bon Lemarrois, l’incorruptible républicain de la veille, était, sans même le savoir, sur le chemin des inquiétudes qui menait à la réaction. Mais, surtout, il s’enflamma au nom de Marcilly. Ah ! le suave Marcilly, l’espoir de la jeunesse intellectuelle, en coquetterie avec tous les partis avancés ! en voilà un sur lequel il ne fallait rien bâtir, menteur d’hier et de toujours, renégat et traître de demain ! Chez tous ces gens, il n’y avait que de bonnes paroles à recevoir, pas un acte à attendre, pas une franchise, pas un courage.

Puis, le monde universitaire, le monde politique ainsi jugé, Delbos en vint au monde de la magistrature. Il était convaincu que le juge d’instruction Daix avait dû flairer la vérité, mais qu’il l’avait écartée, sous la terreur des continuelles querelles de ménage dont sa femme le fouaillait, pour l’empêcher de relâcher « le sale juif » ; et cela dans un grand trouble de conscience, car l’homme était un professionnel méticuleux et honnête au fond. D’autre part, il fallait redouter le procureur de la République, le fringant Raoul de La Bissonnière, dont le réquisitoire serait certainement féroce, sous les agréments littéraires dont il se plaisait à orner sa parole. De petite noblesse vaniteuse, il semblait avoir fait un gros sacrifice à la République en la servant, il entendait en être récompensé par un avancement rapide, qu’il hâtait de son mieux, ami à la fois du gouvernement et de la congrégation, patriote et antisémite fougueux. Et quant au président Gragnon, on allait avoir en lui le président jovial, grand buveur, grand chasseur, coureur de filles et faiseur d’esprit, de brusquerie affectée, mais de scepticisme certain, sans âme et sans foi, à la merci du plus fort. Enfin, il y aurait le jury, encore inconnu, facile à prévoir, quelques boutiquiers, un ou deux capitaines en retraite, peut-être deux ou trois architectes, médecins ou vétérinaires, des employés, des rentiers, des industriels, tous empoisonnés, tremblant pour leur peau, cédant à la démence publique.

— Et vous voyez, conclut âprement Delbos, que votre frère, lâché par tous, ayant la maladresse d’avoir besoin d’aide au moment où la crainte des élections prochaines arrête tout, paralyse jusqu’aux amis de la vérité et de la justice, aura pour le juger un bel ensemble de bêtises, d’égoïsmes et de lâchetés.

Devant le silence douloureux de David, il ajouta : — Oh ! nous ne nous laisserons pas dévorer sans crier. Seulement, j’aime mieux vous montrer brutalement les choses… Et, maintenant, examinons où nous en sommes.

Il savait à l’avance la thèse de l’accusation. De toutes parts, les témoins venaient d’être soumis à une pression effroyable. En dehors de l’opinion publique, où ils vivaient et qui les pénétrait comme un air vicié d’épidémie, ils étaient certainement travaillés par des puissances occultes, enveloppés dans un savant réseau d’exhortations quotidiennes, qui dictaient leurs idées et leurs réponses devant le juge. Mlle Rouzaire, paraît-il, s’était montrée absolument affirmative sur l’heure, onze heures moins le quart, à laquelle elle prétendait avoir entendu rentrer Simon. Mignot lui-même, maintenant, sans être aussi net, croyait bien avoir saisi un bruit de pas et de voix, vers la même heure. Mais, surtout, on devait avoir agi sur les élèves de Simon, les enfants Bongard, Doloir, Savin et Milhomme, dont le défilé aux assises, disait-on, émotionnerait beaucoup le public. On tâcherait de leur tirer des paroles défavorables à l’accusé. Le petit Sébastien Milhomme, particulièrement, avait déclaré, au milieu de gros sanglots, qu’il n’avait jamais vu, entre les mains de son cousin Victor, venant de chez les frères, un modèle d’écriture semblable au modèle trouvé dans la chambre de la victime. Et, à ce propos, on contait une visite inattendue, faite à Mme Édouard Milhomme, la papetière, par son petit-cousin, le général Jarousse, qui commandait la division à Beaumont : parenté jusque-là inavouée, dont il s’était brusquement souvenu, pour faire cette visite amicale, dont la papeterie était restée toute stupéfaite et ensoleillée. En outre, l’accusation insistait beaucoup sur les recherches vaines, faites pour retrouver le rôdeur, le chemineau d’abord soupçonné ; de même qu’elle prétendait avoir inutilement cherché un témoin, un gardien, un passant quelconque, ayant aperçu Simon dans son retour à pied, de Beaumont à Maillebois, selon sa version. Par contre, il est vrai, elle n’avait pu établir le retour en chemin de fer, selon la sienne, aucun employé ne se souvenant d’avoir vu Simon, et plusieurs billets de retour ayant manqué, ce soir-là, sans qu’on fût arrivé à en connaître les possesseurs. Les témoignages du frère Fulgence et du père Philibin semblaient aussi devoir être très graves, surtout celui de ce dernier, qui, affirmait-on, avait la preuve accablante que le modèle d’écriture sortait bien de l’école de Simon. Et, pour finir, les deux experts choisis par le parquet, les sieurs Badoche et Trabut, venaient formellement de reconnaître dans le paraphe illisible, le trait à peine indiqué, les deux initiales de Simon, un E et un S majuscules, enlacés l’un à l’autre.

Dès lors, l’acte d’accusation se dressait. Simon mentait, il était sûrement rentré de Beaumont par le train de dix heures et demie, qui arrivait à Maillebois en douze minutes. Il devait donc être onze heures moins un quart précises, lorsqu’il était arrivé chez lui ; et c’était bien à cette heure-là que Mlle Rouzaire affirmait l’avoir entendu ouvrir les portes, marcher et parler. D’autre part, il semblait certain que, ramené de la chapelle des Capucins à dix heures, le petit Zéphirin ne s’était pas couché tout de suite, s’amusant à ranger des images de sainteté, laissées bien en ordre sur la table ; de sorte qu’on pouvait placer la scène du meurtre entre onze heures moins un quart et onze heures. Et, tout naturellement, les faits se déroulaient, Simon apercevait de la lumière chez son neveu, entrait, le trouvait en chemise, sur le point de se mettre au lit. Sans doute, à ce moment, devant ce petit ange, au maigre corps d’infirme, il avait cédé à un coup de folie érotique ; mais on établissait aussi sa haine de l’enfant, sa fureur de le voir catholique ; on insinuait même la possibilité du meurtre rituel, cette abominable légende ancrée comme une certitude dans l’esprit des foules. D’ailleurs, sans pousser jusque-là, la scène se reconstruisait aisément : l’acte immonde, la résistance de l’enfant, une lutte, des cris, le criminel qui s’affole, qui lui enfonce d’abord dans la bouche ce qu’il trouve sous sa main, pour le faire taire, puis qui, épouvanté, la tête perdue, l’étrangle, quand le bâillon improvisé a été rejeté et que les cris recommencent, plus terribles. Il n’était pas aussi commode d’expliquer comment Simon avait eu sous la main le numéro du Petit Beaumontais et le modèle d’écriture, mêlés l’un à l’autre. Sûrement, le numéro du journal était dans sa poche, car ce numéro ne pouvait pas être chez l’enfant. Quant au modèle d’écriture, l’accusation avait hésité : peut-être l’enfant l’avait-il chez lui, peut-être était-il dans la poche de Simon ; et cette dernière hypothèse avait fini par être adoptée comme la plus logique, le rapport des deux experts ayant prouvé que le modèle était bien à l’instituteur, puisqu’il portait ses deux initiales. Enfin, le crime accompli, le reste allait de soi, Simon laissait le petit corps par terre, ne rangeait rien dans la chambre en désordre, se contentait de rouvrir la fenêtre toute grande, afin de faire croire que le meurtrier était venu du dehors. Il n’avait eu que la maladresse incroyable, de ne pas ramasser et détruire le journal et le modèle, roulés au pied du lit, ce qui montrait dans quel trouble extrême il se trouvait. Aussi ne devait-il pas être remonté tout de suite auprès de sa femme, qui avait constaté l’heure de son arrivée, minuit moins vingt, et sans doute s’était-il assis quelque temps sur une marche de l’escalier, pour se calmer un peu.

L’accusation n’aggravait pas les choses jusqu’à croire Mme Simon complice ; pourtant, elle laissait entendre qu’elle ne disait pas la vérité, quand elle parlait de la tranquillité riante, de la tendresse gaie de son mari, cette nuit-là ; et la preuve en était dans la déposition de Mignot, si étonné du lever tardif de l’instituteur, le lendemain, et qui prétendait l’avoir trouvé blême, grelottant, se soutenant à peine, lorsqu’il était allé le réveiller, pour lui apprendre l’affreuse nouvelle. Mlle Rouzaire, le frère Fulgence, le père Philibin, tous étaient d’accord sur ce point : Simon avait manqué défaillir devant le petit corps, bien qu’il eût alors montré la plus révoltante sécheresse de cœur. Et n’était-ce pas encore là une preuve accablante ? La culpabilité du misérable ne pouvait faire doute pour personne.

Lorsque Delbos eut exposé ainsi la thèse de l’accusation, il reprit :

— Les impossibilités morales y sont grossières, aucun homme de quelque bon sens ne croira Simon coupable ; et puis, on y relève aussi bien des invraisemblances matérielles. Mais nous ne saurions nous le dissimuler, ce conte effroyable se tient suffisamment debout pour s’emparer de l’imagination de la foule et devenir une de ces fables légendaires, qui prennent la force des vérités inattaquables… Et notre faiblesse est de ne pas avoir une histoire, la vraie, que nous puissions opposer à la légende en train de se former. L’hypothèse du rôdeur de nuit, à laquelle vous semblez tenir, n’est bonne qu’à jeter le doute dans l’esprit des jurés ; car elle rencontre, elle aussi, les plus sérieuses objections… Alors, qui donc accuser et quel va être mon système de défense ?

Marc, très attentif, muet jusque-là, ne put retenir ce cri, où toute sa conviction, lentement formée, éclatait :

— Mais il n’y a pas de doute pour moi, c’est un frère qui est le violateur et l’assassin !

Et Delbos, heureux, l’approuvant d’un geste énergique, dit à son tour :

— C’est cela, ma certitude est également absolue. Plus j’étudie l’affaire, plus j’aboutis à cette seule vérité possible.

Puis, comme David, soucieux, hochait la tête d’un air désespéré :

— Oui, je sais, accuser un de ces ignorantins, sans avoir une preuve décisive, vous paraît extrêmement dangereux pour le sort de votre frère. Et vous avez sûrement raison, car si nous ne faisions pas l’entière lumière sur l’assassin dénoncé par nous, notre cas s’aggraverait d’une diffamation, que nous payerions cher, par ces temps d’imbécile réaction cléricale… Cependant, il faut bien que je plaide, et la meilleure façon de prouver l’innocence de votre frère n’est-elle pas encore de démontrer quel doit être, quel est certainement le coupable ? Vous me direz qu’il s’agirait de le connaître, aussi voudrais-je en causer à fond avec vous.

La discussion continua. Marc donna les raisons de la certitude où il était arrivé qu’un membre seul de l’école des frères avait pu commettre le crime. D’abord, le modèle d’écriture sortait évidemment de chez eux, il en avait la preuve certaine dans ce qui s’était passé chez les dames Milhomme, l’aveu, puis la rétractation de Sébastien ; et il y avait encore le paraphe, le coin du modèle disparu, peut-être soustrait, toute une complication dont il ne pouvait percer le mystère, mais où il sentait bien que la vraie vérité se cachait. Ensuite, une preuve morale décisive, c’était l’extraordinaire fracas que se donnait la congrégation pour dénoncer et accabler Simon. Elle n’aurait point ainsi remué ciel et terre, si elle n’avait pas eu quelque brebis galeuse à sauver. Du même coup, il est vrai, elle espérait bien écraser l’enseignement laïque, faire triompher l’Église compromise. Enfin, le viol et l’assassinat étaient comme signés, un sadisme cruel et sournois, un mélange d’ignominie et de religiosité, qui décelaient le froc. Mais ces preuves, de simple logique et de raisonnement, ne pouvaient suffire, Marc en convenait volontiers ; et il se désespérait d’avoir mené ses recherches au milieu d’une telle obscurité, d’une confusion et d’une terreur que des mains adroites et invisibles semblaient prendre à tâche d’augmenter de jour en jour.

— Voyons, lui demanda Delbos, vous ne soupçonnez ni le frère Fulgence, ni le père Philibin ?

— Oh ! non, répondit-il. Je les ai vus près du petit corps, le matin de la découverte du crime. Le frère Fulgence est certainement rentré à son école, le jeudi soir, en sortant de la chapelle des Capucins. D’ailleurs, c’est un vaniteux et un détraqué, mais je ne le crois pas capable d’actions si effroyables… Et quant au père Philibin, il est prouvé qu’il n’a pas quitté ce soir-là le collège de Valmarie. Puis il me paraît tout de même honnête, un peu fruste, brave homme au fond.

Il y eut un silence. Marc, rêveur, les yeux au loin, reprit :

— Cependant, ce matin-là, il a certainement passé dans l’air, comme j’arrivais, quelque chose que je ne m’explique pas. Le père Philibin avait ramassé le numéro du Petit Beaumontais et le modèle d’écriture, souillés de salive, troués par les dents ; et je me demande s’il n’a pas profité de ce court moment pour déchirer et faire disparaître le coin du modèle, où pouvait se trouver un indice quelconque. À la vérité, l’adjoint Mignot, qui avait vu le modèle, déclare maintenant, s’il a hésité d’abord, que le coin devait manquer.

— Et les trois frères adjoints, les frères Isidore, Lazarus et Gorgias ? demanda de nouveau Delbos.

David, qui, de son côté, avec un zèle, une intelligence, une patience admirables, menait une enquête de tous les instants, secoua la tête.

— Tous les trois ont des alibis, que dix des leurs, sans compter des personnes dévotes, viendront appuyer devant les assises. Il semble bien que les deux premiers sont rentrés à leur école, avec le directeur, le frère Fulgence. Le frère Gorgias, lui est allé reconduire un enfant ; mais dès dix heures et demie, il serait également rentré, ce qu’affirme tout le personnel de la maison, ainsi que d’autres témoins laïques, des amis des frères, il est vrai, qui l’auraient aperçu, à son retour.

De nouveau, Marc intervint, de son air réfléchi, avec ses yeux au loin d’homme en continuelle quête de la vérité :

— Ce frère Gorgias, il ne me dit rien de bon, j’ai bien songé à son cas… L’enfant qu’il était allé reconduire est le petit Polydor, le neveu de la cuisinière Pélagie, chez les parentes de ma femme ; j’ai voulu le faire causer, mais c’est un enfant sournois, menteur et paresseux, et je n’en ai rien tiré, qu’un peu plus de confusion… Oui, le frère Gorgias, sa figure, sa personne, ne me quittent pas. On le dit brutal. sensuel, cynique, avec une dévotion outrée, une dure religion intransigeante et exterminatrice. D’autre part, il a eu jadis, m’a-t-on raconté, des rapports avec le père Philibin et le père Crabot lui-même… Le frère Gorgias, ah ! le frère Gorgias, j’ai bien cru un instant qu’il était notre homme. Et puis, je n’ai trouvé que des hypothèses.

— Sans doute, déclara David avec son hochement de tête, le frère Gorgias ne sent guère bon, et ma sensation est la vôtre. Seulement, est-ce prudent de le dénoncer, lorsque nous n’avons que des raisonnements, comme vous dites, à produire contre lui ? Aucun témoin ne serait pour nous, tous soutiendraient le frère, le blanchiraient de nos accusations impies.

Delbos avait écouté avec attention.

— Il m’est impossible de défendre votre frère, répéta-t-il, si nous ne portons pas la guerre dans le camp ennemi… Et remarquez que l’unique secours dont vous pouvez espérer quelque avantage, va peut-être vous venir de l’Église elle-même ; car, tout le monde en cause, l’ancienne querelle entre notre évêque, Mgr Bergerot, et le recteur de Valmarie, le tout-puissant père Crabot, vient de prendre une gravité aiguë, justement au sujet de l’affaire Simon… Mon sentiment est que le père Crabot est la sournoise intelligence, la main invisible, que vous sentez dans l’ombre et qui mène toute l’affaire. Certes, je ne l’accuse pas d’être le coupable ; mais il est à coup sûr la volonté et la force qui couvrent ce coupable. Et en nous attaquant à lui, nous frappons à la tête… Sans compter que nous aurons l’évêché avec nous. Oh ! pas ouvertement ; mais n’est-ce donc rien qu’un tel appui, même secret ?

Marc eut un sourire de doute, comme s’il eût voulu dire qu’on n’avait jamais l’Église avec soi, dans les œuvres de vérité et de justice humaines. Pour lui aussi, d’ailleurs, le père Crabot était l’ennemi ; et remonter jusqu’à cet homme, tâcher de le détruire, c’était en effet le vrai combat. Ils causèrent donc du père Crabot, de son passé, que poétisait toute une légende, assez mystérieuse. On le croyait petit-fils naturel d’un général célèbre, d’un prince du Premier Empire ; et cela, dans son pieux sacerdoce d’aujourd’hui, mettait, pour les âmes patriotes, une gloire retentissante de batailles et de conquêtes. Mais l’histoire de sa vocation, la façon romanesque dont il était entré dans les ordres, touchait les cœurs davantage encore. À trente ans, riche, galant, beau cavalier, il allait épouser une veuve adorable, une duchesse de grand nom et de grande fortune, lorsque la mort brutale avait fauché cette duchesse en sa fleur. Comme il le disait, ce coup de foudre l’avait jeté aux bras de Dieu, en lui montrant l’amer néant des joies de ce monde. Et il avait gagné à cela la tendresse émue de toutes les femmes, elles lui savaient un gré infini de s’être réfugié au ciel, pour l’amour de l’unique femme adorée. Puis, une autre légende, la fondation du collège de Valmarie, achevait de le rendre cher aux dames du pays. Le domaine de Valmarie appartenait alors à la vieille comtesse de Quédeville, une ancienne grande amoureuse, aux débordements fameux, qui était venue là sanctifier sa fin d’existence dans une dévotion outrée. Son fils et sa belle-fille étant morts accidentellement, en voyage, elle avait avec elle son petit-fils et unique héritier Gaston, un enfant de neuf ans, d’une indiscipline agressive, toujours en paroles violentes et en jeux désordonnés ; et, ne sachant comment le réduire, n’osant le mettre en pension, elle s’était décidée à prendre chez elle un précepteur, un jeune jésuite, le père Philibin, âgé de vingt-six ans, d’origine et d’allures paysannes, mais qu’on lui avait recommandé pour son extrême fermeté. Sans doute, ce fut ce précepteur qui introduisit près de la comtesse le père Crabot, son aîné de cinq ou six années, alors en pleine auréole, tout rayonnant de son histoire d’amour, au tragique et divin dénouement. Et, six mois plus tard, le père Crabot, ami et confesseur, régnait à Valmarie, était le maître réel du domaine, certains mauvais esprits disaient même l’amant de la comtesse, redevenue la passionnée et la voluptueuse d’autrefois, malgré son grand âge. Un instant, comme si le turbulent Gaston eût troublé la paix heureuse de la royale résidence, avec ses vieux arbres, ses eaux courantes, ses pelouses au velours vert infini, il fut question de l’envoyer chez les pères, à Paris. Il montait en haut des peupliers dénicher des nids de corbeaux, se jetait à la rivière tout habillé pour pêcher les anguilles, rentrait en loques, les bras et les jambes meurtris, la figure saignante, sans que la fermeté réputée du père Philibin obtint de lui quelque repos. Mais, brusquement, la situation se dénoua d’une façon dramatique, Gaston se noya, pendant une promenade qu’il faisait sous la surveillance du père Philibin. Il était tombé, racontait celui-ci, dans un trou dangereux, d’où n’avait pu le retirer un autre gamin de quinze ans, Georges Plumet, le fils d’un jardinier du château et parfois son compagnon d’escapade, qui était accouru, ayant vu de loin l’accident. La comtesse, désolée, mourait l’année suivante, en léguant Valmarie et toute sa fortune au père Crabot, ou plutôt à un petit banquier clérical de Beaumont, simple prête-nom docile, avec la charge d’installer dans le domaine un collège d’enseignement libre, confié aux jésuites. Plus tard, le père Crabot y était revenu à titre de recteur, et il y avait dix ans que le collège prospérait sous sa direction. Il y régnait de nouveau, du fond de sa cellule austère, aux quatre murs nus, meublée d’une petite couchette, d’une table et de deux chaises, balayant et faisant lui-même son lit. Et, s’il confessait les femmes à la chapelle, c’était dans cette cellule qu’il confessait les hommes, comme vaniteux de la pauvreté et de la solitude où il affectait de se tenir à l’écart, en divinité redoutable, qui laissait au père Philibin, le préfet des études, le soin des rapports quotidiens avec les élèves de la maison. Mais, tout en ne se montrant que rarement à eux, il se réservait les jours de parloir, se prodiguait aux familles, surtout aux dames et aux jeunes filles de l’aristocratie locale, s’occupant de l’avenir de ceux et de celles qu’il appelait ses chers fils et ses chères filles, nouant des mariages, assurant de bonnes situations, disposant de ce beau monde pour la gloire de Dieu et de son ordre. Et c’était de cette façon qu’il avait fini par être un tout-puissant personnage.

— Au fond, reprit Delbos, ce père Crabot m’a l’air d’un médiocre, dont toute la force est dans la bêtise du monde où il agit ; et je me méfie davantage du père Philibin, votre brave homme, qui me fait une singulière impression, à moi, avec ses allures de rudesse et de franchise… Leur histoire, du temps de la comtesse de Quédeville, est restée bien louche, cette mort de l’enfant, ces manœuvres d’une légalité douteuse, pour avoir le domaine et la fortune. Et le pis est que le seul témoin de la noyade, le fils du jardinier, le Georges Plumet, est justement notre frère Gorgias, que le père Philibin avait pris en grande protection et dont il a fait un ignorantin. Aujourd’hui, dans les obscures circonstances actuelles, voici de nouveau ces trois hommes réunis, de sorte que toute l’affaire est là peut-être ; car si le frère Gorgias était le coupable, les efforts des deux autres pour le sauver, en dehors du salut de l’Église, s’expliqueraient par de fortes raisons personnelles, quelque cadavre enfoui entre eux, la terreur qu’il ne parlât, s’il se sentait abandonné… Malheureusement, vous l’avez dit, et nous revenons toujours nous briser contre cet obstacle : ce sont simplement des hypothèses, des déductions, lorsqu’il nous faudrait des faits solides, établis et prouvés. Enfin, cherchons encore, la défense n’est possible, je le répète, que si je suis armé suffisamment pour être l’accusateur et le vengeur.

David et Marc emportèrent de cette conversation avec Delbos une ardeur nouvelle. Et, comme ils l’avaient prévu, ils eurent un instant la joie de voir éclater une querelle intime dans le camp clérical. L’abbé Quandieu, le curé de Maillebois, n’avait pas caché d’abord sa croyance à l’innocence de Simon. Il n’allait point jusqu’à soupçonner un des frères, bien qu’il n’ignorât rien des scandales de la maison. Mais son attitude disait sa désapprobation de la campagne violente des frères et des capucins, s’efforçant d’amener à eux le pays entier ; car, s’il perdait un paroissien à chaque conquête nouvelle des religieux, il était en outre d’esprit assez éclairé et assez large, pour se désespérer, au nom de la religion elle-même, d’un tel triomphe des superstitions les plus basses. Puis, devant le brusque empoisonnement de l’opinion publique, il était devenu neutre, n’ouvrant plus la bouche de l’affaire, désolé de voir sa paroisse désertée et appauvrie, tremblant, dans sa piété sincère, qu’on n’achevât de compromettre et de tuer son doux Seigneur, son Dieu de charité et d’amour, en en faisant le Dieu du mensonge et de l’iniquité. Et il eut alors la seule consolation de se sentir d’accord avec Mgr Bergerot, dont il était aimé et qu’il visitait souvent. Comme lui, monseigneur, malgré sa grande dévotion, était accusé de gallicanisme, ce qui voulait simplement dire qu’il ne s’inclinait pas quand même et toujours devant Rome, et que sa foi très pure répugnait à l’idolâtrie des images, à l’impudence commerciale des entrepreneurs de faux miracles. Aussi suivait-il d’un œil attristé l’envahissement des capucins de Maillebois, qui battaient si ouvertement monnaie avec le Saint Antoine de Padoue installé dans leur chapelle, terrible et déloyale concurrence dont se mourait l’église Saint-Martin, la paroisse de son cher curé Quandieu. Ce qui augmentait son souci, c’était de sentir derrière les capucins les jésuites, toutes les troupes disciplinées de son ennemi le père Crabot, dont il rencontrait partout l’influence, contrecarrant ses actes, rêvant d’être, en son lieu et place, le maître du diocèse. Il accusait les jésuites d’obliger Dieu à venir aux hommes, au lieu de forcer les hommes de se donner à Dieu, et il voyait en eux les artisans du compromis mondain, du relâchement de la foi et de la pratique, dont l’Église, selon lui, se mourait. Aussi, dans l’affaire Simon, en les sentant si âpres contre le malheureux, s’était-il méfié et avait-il étudié soigneusement le cas, avec l’abbé Quandieu, qui était aux sources. Sa conviction dut se faire alors, peut-être même connut-il le nom du vrai coupable. Mais que résoudre, comment livrer des religieux, sans craindre de nuire à la religion ? Son courage ne pouvait aller jusque-là. Et il eut certainement une grande amertume, dans son silence forcé, inquiet lui aussi de l’aventure monstrueuse et tragique où l’on engageait l’Église de son rêve, faite de paix, d’équité et de bonté.

Pourtant, Mgr Bergerot ne se résigna pas complètement. L’idée d’abandonner son cher abbé Quandieu, de laisser achever sa ruine par ceux qu’il nommait les marchands du Temple, lui était insupportable. Et il profita d’une tournée pastorale, il vint à Maillebois, où il voulut officier lui-même, pour rendre toute sa gloire à l’antique et noble église Saint-Marin, dont la nef datait du quatorzième siècle. Puis, au cours de l’allocution qu’il prononça, il osa blâmer les superstitions grossières, il désigna même nettement le commerce auquel se livraient les capucins, dans leur chapelle, d’une prospérité de bazar. Personne ne s’y trompa, tout le monde sentit le coup porté, non seulement au père Théodose, mais derrière lui, au père Crabot en personne. Et, monseigneur ayant terminé par l’espoir que l’Église de France resterait la pure source de toute vérité et de toute justice, le scandale fut plus grand encore, car on vit là une allusion à l’affaire Simon, on l’accusa de jeter les frères de la Doctrine chrétienne aux juifs, aux vendus et aux traîtres. Rentré dans son palais épiscopal, Mgr Bergerot dut trembler de son courage, devant le surcroît d’amertume dont on l’abreuvait, et des intimes racontèrent la visite de remerciement de l’abbé Quandieu, pendant laquelle l’archevêque et le simple curé avaient pleuré ensemble.

À Beaumont, l’agitation croissait, à mesure que se rapprochait la session de la cour d’assises. La chambre des mises en accusation avait renvoyé le dossier au Parquet, et l’affaire était fixée au lundi 20 octobre. Aussi l’attitude prise par l’évêque acheva-t-elle d’exaspérer les passions. Chaque matin, Le Petit Beaumontais semait la haine, par d’abominables articles d’outrages et de mensonges. Il se montrait plus violent contre l’évêché, que La Croix de Beaumont elle-même, pourtant aux mains des jésuites. Les simonistes avaient repris quelque courage de l’appui inespéré de Mgr Bergerot. Mais les anti-simonistes en profitaient pour empoisonner l’opinion publique de nouveaux contes, entre autres l’extraordinaire invention qu’un syndicat juif s’était formé pour acheter, à coups de millions, les puissances de ce monde. Ainsi, Mgr Bergerot avait reçu trois millions. Dès lors, ce fut dans la ville entière, de la démence et du massacre. Du bas en haut de la société, du Mauviot, le faubourg ouvrier, à l’avenue des Jaffres, le quartier aristocratique, en passant par la rue Fontanier et les étroites rues voisines, où se trouvait le petit commerce, la bataille s’aggravait, les rares anti-simonistes étaient écrasés sous le flot toujours croissant et déchaîné des anti-simonistes. On allait huer le directeur de l’École normale, Salvan, qu’on soupçonnait de simonisme, tandis que le proviseur du lycée, Depinvilliers, antisémite et patriote, était acclamé. Des bandes payées, recrutées sur les trottoirs, auxquelles se mêlait la jeunesse cléricale, couraient les rues, menaçaient les boutiques juives. Et la grande tristesse était de voir les ouvriers républicains, quelques-uns socialistes, se désintéresser, ou même prendre parti contre le droit. Alors, la terreur régna, la lâcheté devint immense, toutes les puissances sociales se coalisèrent contre le misérable accusé, qui, de sa prison, jetait son continuel cri d’innocence. L’Université, avec le recteur Forbes à sa tête, ne bougea plus, dans sa crainte de se compromettre. L’administration, personnifiée dans le préfet Hennebise, s’était désintéressée dès le premier jour, désireuse de ne pas se créer d’ennui. La Politique, les sénateurs comme les députés, ainsi que Lemarrois l’avait prédit, se taisaient, par terreur de n’être pas réélus, s’ils disaient autrement que leurs électeurs. L’Église, où l’évêque avait cessé de compter et dont le véritable chef était le père Crabot, exigeait des bûchers, l’extermination des juifs, des protestants et des francs-maçons. L’armée, par la voix du général Garous, réclamait elle aussi un nettoyage du pays, le rétablissement d’un empereur ou d’un roi, quand on aurait sabré les sans-patrie et les sans-Dieu. Et restait la Magistrature, vers laquelle tous les espoirs se tournaient, car n’avait-elle pas en main le dénouement, la condamnation du sale juif, qui seule assurerait le salut de la France ? Le président Gragnon et le procureur de la République Raoul de La Bissonnière étaient ainsi devenus des personnages considérables, dont personne ne doutait, leur anti-simonisme étant de notoriété publique, comme leur désir d’avancement et leur passion de popularité.

Lorsque les noms des jurés furent connus, il y eut une recrudescence de violences et d’intrigues. Parmi ces jurés se trouvaient de nombreux boutiquiers, quelques industriels, deux capitaines en retraite, un médecin, un architecte. Et, tout de suite, une campagne s’ouvrit, on exerça sur eux la plus terrible des pressions, Le Petit Beaumontais imprima leurs noms et leurs adresses, en les désignant à la fureur de la foule, s’ils ne condamnaient pas. Ils recevaient des lettres anonymes, certaines visites inattendues les bouleversaient, leur entourage les suppliait de songer à leurs femmes et à leurs enfants. Pendant ce temps, dans les salons de l’avenue des Jaffres, l’amusement était de se livrer à des pointages, au sujet des opinions plus ou moins certaines de chacun des jurés. Le jury condamnerait-il, ne condamnerait-il pas ? c’était un jeu de société. Au jour de la belle Mme Lemarrois surtout, le samedi, on ne parlait pas d’autre chose. Et toutes ces dames venaient : la générale Jarousse, petite, laide et noiraude, ce qui ne l’empêchait pas, disait-on, de faire le général cocu, abominablement ; la présidente Gragnon, superbe encore, très langoureuse, aimée des jeunes substituts, la préfète Hennebise, une Parisienne fine et prudente, parlant peu, écoutant beaucoup ; et l’on y voyait aussi l’âpre Mme Daix, la femme du juge d’instruction, parfois même Mme de La Bissonnière, la femme du procureur de la République, très douce, très effacée, qui allait rarement dans le monde. Toutes s’étaient rendues à une grande fête donnée à la Désirade par les Sanglebœuf, sur le conseil du baron Nathan, qui avait décidé sa fille Lia, la catholique Marie d’aujourd’hui, à secouer sa nonchalance, pour se mettre, comme ces dames, au service de la bonne cause. Le rôle des femmes, dans l’affaire, fut en effet considérable : elles valaient une armée, selon le mot du jeune député Marcilly, simoniste avec les uns, anti-simoniste avec les autres, attendant la victoire. Et une querelle dernière acheva de bouleverser les cervelles, lorsque Le Petit Beaumontais, un matin, lança la question du huis clos, la nécessité de fermer les portes pour une partie de l’interrogatoire et l’audition de certains témoins. Le journal n’avait sûrement pas trouvé cela tout seul, on y sentait la connaissance profonde des foules, l’espoir de ce que le mystère ajouterait de monstrueux à l’accusation, la commodité ensuite de justifier la condamnation de l’innocent par les charges que le public n’aurait pas connues. Les simonistes sentirent le danger, protestèrent, exigèrent la pleine clarté, les débats au grand jour ; tandis que les anti-simonistes, saisis d’une indignation vertueuse, criaient au scandale, demandaient si l’on allait souiller les oreilles des honnêtes gens, en leur faisant entendre d’abominables détails, par exemple le rapport du médecin légiste, où les résultats de l’autopsie se trouvaient indiqués en des termes impossibles à lire devant les femmes. Pendant les derniers huit jours, Beaumont fut ainsi en proie à une mêlée affreuse.

Enfin, le grand jour, le 20 octobre arriva. Depuis la rentrée des écoliers, Marc avait dû se réinstaller à Jonville, avec sa femme Geneviève et sa fillette Louise, que Mme Duparque et Mme Berthereau avaient tenu, cette année-là, à garder près d’elles pendant toutes les vacances. Il y avait consenti d’autant plus volontiers, que ce long séjour à Maillebois lui permettait de mener plus directement son enquête, restée, hélas ! sans résultat. Pourtant, il avait trop souffert de sa gêne chez ces dames, où jamais un mot n’était dit sur la retentissante affaire, pour ne pas être heureux de se retrouver dans son école si calme, au milieu de la bande d’enfants joueurs, dont quelques-uns lui étaient chers. Et, d’ailleurs, il s’était fait citer comme témoin de moralité par la défense, il attendait le procès avec un frémissement d’émotion, repris de son espérance tenace dans la vérité et la justice, comptant de nouveau sur le triomphe d’un acquittement. Il lui semblait impossible que, de nos jours, en France, dans ce pays de liberté et de générosité, un homme fût condamné sans preuves. Le lundi matin, quand il arriva, Beaumont lui parut en état de siège. On avait consigné les troupes, des gendarmes et des soldats gardaient les abords du palais de justice ; et, lorsqu’il voulut y pénétrer, il eut à forcer toutes sortes d’obstacles, bien qu’il eût une citation en règle. À l’intérieur, les escaliers, les couloirs étaient également barrés par de la troupe. La salle des assises, très vaste, toute neuve, luisait d’ors et de faux marbres, sous la lumière crue des six grandes fenêtres qui l’éclairaient. Et elle se trouvait comble, deux heures avant l’ouverture des débats : toute la belle société de Beaumont derrière les fauteuils des juges ; des dames en toilette un peu partout, même sur les bancs réservés aux témoins ; un parterre debout très tumultueux déjà, un public trié, ou l’on reconnaissait des faces de bedeaux, les manifestants payés de la rue, auxquels se mêlaient les quelques énergumènes de la jeunesse catholique. L’attente fut longue, Marc eut le temps d’examiner les visages, de sentir dans quel milieu de passions hostiles allait se dérouler l’affaire.

La cour parut, Gragnon et ses assesseurs, suivis du procureur de la République La Bissonnière. Et les premières formalités furent accomplies rapidement, le bruit courut que le tirage du jury ne s’était pas fait sans peine, plusieurs des jurés ayant donné des raisons pour être récusés, tant leur peur semblait grande d’avoir une responsabilité dans l’affaire. Enfin, les douze jurés, tombés au sort, revinrent à la file, prirent place, d’un air de condamnés moroses. Il y avait cinq boutiquiers, deux industriels, deux rentiers, un médecin, un architecte, un capitaine en retraite ; et l’architecte, un homme pieux, travaillant pour l’évêché, nommé Jacquin, sorti le premier, se trouva être le chef du jury. Si la défense ne l’avait pas récusé, c’était grâce à son renom mérité d’esprit loyal, droit et honnête. Du reste, il se produisit comme une déception, parmi les anti-simonistes, à l’arrivée de ces hommes, dont l’entrée était guettée passionnément et dont les noms circulèrent, un à un. Quelques-uns durent paraître douteux, on espérait un jury plus sûr, ayant condamné d’avance.

Puis, un grand silence se fit, l’interrogatoire de Simon commença. À son apparition, il avait déplu, l’air chétif et gauche. Puis, il s’était redressé, maintenant il semblait impudent, par la façon tranquille et sèche dont il répondait aux questions. Le président Gragnon avait pris son air goguenard des grands jours, couvant surtout de ses petits yeux gris l’avocat, maître Delbos, l’anarchiste, comme il le nommait, qu’il s’était engagé à supprimer, d’un coup de pouce. En attendant, il faisait de l’esprit, cherchait à provoquer les rires, peu à peu irrité de l’attitude calme de Simon, qui, ne mentant pas, ne pouvait se contredire ni se laisser entamer, Il devint insolent, tâcha vainement d’amener une protestation de Delbos, lequel, connaissant l’homme, se taisait, avec un sourire. Et, en somme, cette première journée, en réjouissant les simonistes, inquiéta fort les anti-simonistes, car l’accusé, par ses explications très claires, avait parfaitement établi l’heure de son retour à Maillebois, la façon dont il était monté tout droit rejoindre sa femme, sans que le président pût opposer à ses déclarations un fait certain, prouvé. À la sortie, des huées accueillirent les témoins de la défense, on faillit se battre sur les marches du palais de justice.

Le mardi, l’interrogatoire des témoins commença, au milieu d’une affluence encore plus grande. Et, d’abord, ce fut l’instituteur adjoint Mignot, qui parut moins affirmatif que dans l’instruction, n’osant plus préciser l’heure où il avait entendu des bruits de voix et de pas, comme si sa conscience de simple et brave garçon commençait à se troubler, devant les conséquences terribles d’un pareil témoignage. Mais Mlle Rouzaire fut d’une dureté, d’une précision impitoyables : elle, tranquillement, donnait l’heure exacte, onze heures moins un quart, en ajoutant même qu’elle avait parfaitement reconnu la voix et le pas de Simon. Puis, il y eut un long défilé d’employés de chemin de fer, d’employés de l’octroi, de simples passants, pour établir si l’accusé avait pris le train de dix heures et demie, ainsi que le prétendait l’accusation, ou s’il était rentré à pied, selon sa version à lui : dépositions interminables, confuses et contradictoires, qui laissèrent une impression plutôt favorable à la défense. Ensuite vinrent les dépositions attendues du père Philibin et du frère Fulgence. La première, très brève, fut une déception, car le jésuite se contenta de dire, en quelques phrases sourdes, comment il avait trouvé le petit corps, étendu sur le parquet, devant le lit. Au contraire, le frère Fulgence amusa toute la salle par la véhémence du même récit, qu’il recommença avec des gestes fous de pantin désarticulé ; et il parut très heureux de l’effet qu’il produisait, il n’avait cessé d’embrouiller et de gâter les choses, depuis le commencement de l’affaire. Enfin, furent appelés les trois adjoints, les frères Isidore, Lazarus et Gorgias, qui étaient des témoins spécialement cités par la défense. Et, si Delbos laissa passer les deux premiers, après quelques questions insignifiantes, il se leva, se tint debout, quand le frère Gorgias fut à la barre. L’ancien petit paysan, le fils du jardinier de Valmarie, le Georges Plumet, devenu le frère Gorgias, ignorantin, était un fort gaillard, maigre et noueux, au front bas et dur, aux pommettes saillantes, la bouche épaisse, sous le grand nez en bec d’aigle. Noir et rasé, il avait une sorte de tic, un retroussement de la lèvre supérieure, à gauche, qui laissait voir des dents solides, dans une sorte de rictus involontaire, où il y avait de la violence et de la goguenardise. Lorsqu’il apparut, dans sa vieille robe noire, avec son rabat blanc, d’une propreté douteuse, un frémissement passa sur l’auditoire, venu on ne savait d’où. Et, tout de suite, entre l’avocat et le frère, un duel s’engagea, des questions aiguës comme des coups d’épée, des réponses coupantes comme des parades, sur la soirée du meurtre, le temps mis par le témoin à reconduire le petit Polydor, l’heure à laquelle il était rentré à l’école. Dérouté, le public écoutait, sans comprendre l’importance décisive de cet interrogatoire, le personnage étant nouveau pour lui. D’ailleurs, le frère Gorgias, de son air violent et goguenard, avait réponse à tout, produisait des preuves, établissait que, dès dix heures et demie, il était couché dans sa cellule ; et les frères Isidore et Lazarus furent rappelés, on fit venir également le portier de l’école, ainsi que deux habitants de Maillebois, des promeneurs attardés : tous jurèrent, confirmèrent les affirmations de l’ignorantin. Ce duel n’alla pas du reste sans l’intervention du président Gragnon, qui jugea l’occasion bonne pour ôter la parole à Delbos, estimant qu’il posait au frère des questions injurieuses. Delbos répliqua, déposa des conclusions, tout un gros incident, au milieu duquel le frère Gorgias semblait triompher, avec d’obliques coups d’œil de dédain, comme pour dire impudemment qu’il ne redoutait rien, sous la Protection de son Dieu de colère et d’extermination, terrible aux infidèles. Cependant, si Delbos n’obtint aucun résultat immédiatement utilisable, l’incident avait produit un grand trouble, on voyait des gens effarés craindre que, grâce à des doutes ainsi jetés dans l’esprit du jury, Simon ne s’en tirât. Et cette terreur avait dû gagner toute la congrégation, car un nouvel incident fut soulevé, après la déposition des deux experts, les sieurs Badoche et Trabut, qui expliquèrent, au milieu de la stupéfaction générale, comment ils retrouvaient les initiales de Simon, un E et un S enlacés, dans le paraphe du modèle d’écriture, où personne ne les voyait. En somme, le modèle d’écriture était l’unique pièce du procès, toute l’affaire reposait sur lui, la déposition de ces extraordinaires experts prenait une gravité extrême. C’était la condamnation de Simon, et ce fut alors que le père Philibin, qui suivait attentivement les débats, fit demander au président d’être rappelé à la barre. Là, d’une voix éclatante, lui si terne, si volontairement effacé d’abord, il conta une brève histoire, une lettre de Simon qu’il avait vue, une lettre à un ami, signée du même paraphe. Et, comme Gragnon le pressait, exigeait des détails, il leva la main vers le Christ, il déclara théâtralement que c’était là le secret d’une confession, sans vouloir en dire davantage. La deuxième audience fut ensuite levée, dans la fièvre et dans un tumulte inexprimable.

Le mercredi, la question du huis clos se posa. Il s’agissait d’entendre le rapport du médecin légiste et la déposition des enfants. Le président avait le droit de prononcer le huis clos. Sans lui contester ce droit, Delbos prit la parole, démontra tous les dangers du mystère, finit par déposer de nouvelles conclusions. Paisiblement, Gragnon n’en revint pas moins avec un arrêt, que les gendarmes, dont la salle était pleine, exécutèrent tout de suite, en poussant le public dehors. Ce fut une émotion extraordinaire, une sortie en bousculade, puis des conversations passionnées, dans les couloirs. Pendant plus de deux heures, tant que dura le huis clos, la surexcitation ne fit que s’accroître. Comme si ce qui se disait dans la salle des assises eût filtré à travers les murs, de continuels renseignements, des nouvelles effroyables circulèrent parmi la foule. D’abord, on colporta le rapport du médecin légiste, on en commentait chaque terme, on y ajoutait d’affreux détails, ignorés jusque-là, prouvant l’absolue culpabilité de Simon. Puis, ce furent les dépositions de ses élèves, des petits Bongard, Doloir, Savin et Milhomme. Ce qu’ils n’avaient jamais dit, on le leur faisait dire. La certitude s’établissait qu’il les avait tous souillés ; et l’on en vint à prétendre, malgré la protestation de Delbos, de pure comédie, que les simonistes eux-mêmes avaient exigé le huis clos, pour sauver l’école laïque de tant d’ordure. Dès lors, la condamnation ne devenait-elle pas certaine ? car, à ceux que troublerait le manque de preuves suffisantes, relativement au viol et à l’assassinat de Zéphirin, on répondrait par ce qui s’était passé au huis clos, et qu’ils ignoraient. Lorsque les portes furent rouvertes, il y eut une ruée, le public rentra en tempête, fouillant les coins, flairant l’air, se pénétrant des choses monstrueuses rêvées. Mais la fin de l’audience ne fut plus occupée que par l’audition de quelques témoins de la défense, des témoins de moralité, parmi lesquels se trouvait Marc, et qui tous vinrent dire quel homme de douceur et de bonté était Simon, son amour, son adoration pour sa femme et ses enfants. Un seul de ces témoins retint un instant l’attention, l’inspecteur primaire Mauraisin, à qui Delbos avait volontairement causé le gros ennui de le citer. Mauraisin, représentant officiel de l’Université, partagé entre son désir d’être agréable aux anti-simonistes et sa crainte de déplaire à son chef immédiat, l’inspecteur d’académie Le Barazer, qu’il savait discrètement simoniste, dut reconnaître d’abord l’excellence des notes données par lui à Simon, et ne put ensuite se rattraper que par de vagues insinuations sur la moralité, la sournoiserie du caractère, la violence sectaire des passions religieuses.

Le jeudi et le vendredi furent occupés par le réquisitoire de La Bissonnière et par la plaidoirie de Delbos. Pendant les débats, La Bissonnière avait affecté d’intervenir le moins possible, prenant des notes, regardant ses ongles. Au fond, il n’était pas sans malaise, il devait se demander s’il ne lâcherait pas certaines charges, devant la trop grande fragilité des preuves. Aussi se montra-t-il assez terne dans son réquisitoire. Il se contenta, pour soutenir l’accusation, de faire valoir toute la vraisemblance de la culpabilité. Et il termina en demandant simplement l’application de la loi. Il avait parlé pendant deux heures à peine, le succès fut médiocre, l’inquiétude grande. Puis, la fin de l’audience ne put suffire à Delbos, il n’acheva sa plaidoirie que le lendemain. Très maître de lui, sec et nerveux, il commença par un portrait de Simon, qu’il montra dans son école, estimé, aimé, ayant à son foyer une femme adorable, des enfants délicieux. Ensuite, il exposa l’ignoble crime en sa bestialité, il demanda si un tel homme avait pu commettre un tel acte. Une à une, il prit les prétendues preuves de l’accusation, en démontra l’impossibilité, le néant. À propos du modèle d’écriture surtout et du rapport des deux experts, il fut terrible, il prouva que cette unique pièce du dossier ne pouvait s’appliquer au cas de Simon, il fit toucher du doigt la stupidité du rapport des sieurs Badoche et Trabut. Il discuta, détruisit les témoignages, même ceux entendus au huis clos, ce qui lui attira de nouveau les foudres du président Gragnon, toute une violente querelle. Et, à partir de ce moment, il ne parla plus que sous la menace de se voir retirer la parole, devint de défenseur accusateur, jeta au pied de la cour, et les frères, et les capucins, et les jésuites, eux-mêmes. Il remonta clairement jusqu’au père Crabot, afin de frapper à la tête, ainsi qu’il le voulait. Un frère seul avait pu commettre le crime, il désigna sans le nommer le frère Gorgias, il dit toutes les raisons qui faisaient sa certitude, il montra le sourd travail, la vaste conjuration cléricale dont Simon était la victime, la nécessité de la condamnation d’un innocent pour que le coupable fût sauvé. Et, s’adressant aux jurés, il leur cria, en terminant, que ce n’était pas le meurtrier du petit Zéphirin qu’on leur demandait de condamner, mais l’instituteur laïque, le juif. Cette fin de plaidoirie, hachée par les interventions du président et par les huées de la salle, fut en somme considérée comme un triomphe oratoire, qui classait Delbos au premier rang, mais que son client allait sans doute payer d’une forte condamnation. Tout de suite, en effet, La Bissonnière avait pris un visage de douleur et d’indignation, pour répliquer. Un scandale inqualifiable venait de se produire, la défense avait osé accuser un frère, sans apporter aucune preuve sérieuse. Elle avait fait pis, elle avait dénoncé comme complice de ce frère, et ses supérieurs, et d’autres religieux, et jusqu’à une haute personnalité devant laquelle tous les honnêtes gens s’inclinaient avec respect. C’était la religion outragée, les passions anarchistes lâchées, le pays entier conduit aux abîmes par les sans-Dieu et les sans-patrie. Là-dessus, pendant près de trois heures, il ne cessa plus de foudroyer les ennemis de la société, en phrases trop fleuries, se redressant dans sa petite taille, comme s’il se fût senti emporté aux hautes destinées qu’il ambitionnait. En finissant, il fit de l’ironie, il voulut savoir s’il suffisait d’être juif, pour être quand même innocent, et il demanda au jury toute sa sévérité, la tête du misérable, souilleur et tueur d’enfant. Des applaudissements frénétiques éclatèrent, et Delbos, dans une réplique véhémente, exaspérée, acheva de se faire couvrir d’injures et de menaces.

Il était déjà sept heures du soir, lorsque le jury se retira dans la chambre de ses délibérations. Comme les questions que la cour lui avait posées étaient peu nombreuses, on espérait bien en être quitte en moins d’une heure et pouvoir aller dîner. La nuit était venue, quelques grosses lampes, posées sur les tables, éclairaient à peine la vaste salle. Au banc de la presse, où travaillaient encore les journalistes accourus de partout, on avait planté des bougies qui ressemblaient à des cierges. Dans cet air fumeux et surchauffé, empli de grandes ombres tragiques, pas une dame ne quitta la place, la foule s’entêta, fantomatique sous les hasards de l’éclairage. Toutes les passions se déchaînaient, on causait à voix haute, un tumulte étourdissant, au milieu d’une agitation, d’un bouillonnement de cuve ardente. Les quelques simonistes triomphaient, déclaraient que le jury ne pouvait condamner. Malgré l’accueil bruyant fait à la réplique de La Bissonnière, les anti-simonistes, dont la salle était comble, grâce aux sages dispositions du président Gragnon, se montraient nerveux, tremblaient de voir la victime leur échapper. On assurait que l’architecte Jacquin, le chef du jury, avait parlé à quelqu’un de son angoisse de juge, devant l’absolu manque de preuves. On citait jusqu’à trois autres jurés, dont les visages, pendant les débats, avaient semblé favorables à l’accusé. Un acquittement devenait possible. Et ce fut ainsi une attente peu à peu exaspérée, une attente qui se prolongea indéfiniment, contre toutes les suppositions.

Huit heures sonnèrent, neuf heures sonnèrent, et le jury ne reparaissait toujours pas. Depuis deux grandes heures, il était enfermé, sans arriver sans doute à se mettre d’accord. Cela ne fit qu’augmenter les incertitudes. Bien que les portes de la salle des délibérations fussent étroitement closes, des bruits s’en échappaient, des renseignements arrivaient, on ne savait comment, qui achevaient de bouleverser l’auditoire mourant de faim, brisé de lassitude et d’impatience. Brusquement, on apprit que le chef du jury, au nom de ses collègues, avait fait prier le président de se rendre auprès d’eux. Selon un autre voisin, c’était le président lui-même qui s’était mis à la disposition de ces messieurs, en insistant pour les voir ; et cela paraissait peu correct. Puis, l’attente recommença, de longues minutes se passèrent encore. Que pouvait donc faire le président chez les jurés ? Légalement, il ne devait les renseigner que sur l’application de la loi, dans le cas où ils craindraient d’ignorer les conséquences de leur vote. C’était bien long, pour une simple explication de cette sorte, à ce point qu’un nouveau bruit se répandit parmi les intimes de Gragnon, qui ne semblèrent pas se douter de l’énormité d’une telle histoire : une communication suprême faite par le président au jury, une pièce arrivée après la clôture des débats et qu’il avait senti l’impérieuse nécessité de porter à sa connaissance, en dehors de la défense et de l’accusé. Et dix heures sonnaient, lorsque le jury reparut.

Alors, dans la salle brusquement silencieuse, anxieuse, lorsque la cour fut rentrée, tachant de rouge les fonds mouvants des ténèbres, l’architecte Jacquin, chef du jury, se leva. Il était très pâle, on le vit distinctement, éclairé d’un rayon de lampe. Et ce fut d’une voix un peu faible qu’il prononça la formule consacrée. La réponse du jury était « oui », à toutes les questions ; mais il accordait des circonstances atténuantes, d’une façon illogique, uniquement pour éviter la peine capitale. La peine était le bagne à perpétuité, peine que le président Gragnon prononça de son air de bon vivant satisfait, avec son habituel nasillement goguenard. D’un geste vif, le procureur de la République, La Bissonnière ramassa ses papiers, en homme soulagé et ravi qui a ce qu’il désire. Tout de suite, dans l’auditoire, avaient éclaté des applaudissements frénétiques, des hurlements de meute affamée, à qui l’on jette la curée chaude de la victime longtemps attendue de l’homme, à pleine bouche. Et, pourtant, dans ce tumulte d’effroyable sauvagerie, on entendit un cri qui domina les abois féroces, le continuel cri de Simon : « Je suis innocent ! je suis innocent ! », dont le grand souffle obstiné alla semer la vérité lointaine au fond des braves cœurs ; tandis que l’avocat Delbos, gagné par les larmes, se penchait vers l’accusé et l’embrassait fraternellement.

David, qui s’était abstenu de paraître au procès, afin de ne pas exaspérer davantage les haines antisémites, attendait le résultat chez Delbos, rue Fontanier. Jusqu’à dix heures, il avait compté les minutes, brûlé de la plus atroce des fièvres, ne sachant s’il devait se réjouir ou se désespérer d’un tel retard. À chaque instant, il allait se pencher à la fenêtre, écouter les bruits au loin. Et déjà l’air de la rue, les cris de quelques passants, lui avaient apporté la mortelle nouvelle, lorsque l’arrivée de Marc, épuisé, sanglotant, la lui confirma. Salvan accompagnait Marc, Salvan rencontré au sortir du palais, éperdu lui aussi, et qui avait voulu monter. Ce fut une heure de désespoir tragique, un effondrement où tout ce qu’il y a de bon et de juste semblait à jamais s’engloutir ; et, lorsque Delbos, à son tour, arriva, après avoir vu dans sa cellule Simon foudroyé et debout quand même, il ne put que se jeter au cou de David et l’embrasser, comme il avait embrassé son frère, là-bas.

— Ah ! pleurez, mon ami ! cria-t-il. C’est la plus grande iniquité du siècle.