Vérité (Zola)/Livre I/Chapitre IV

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre IV
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Dès la rentrée des classes, réinstallé à Jonville, Marc avait eu une autre lutte à soutenir, en dehors du tourment où le jetait l’affaire Simon. Le curé, l’abbé Cognasse, s’était avisé de chercher à conquérir le maire, le paysan Martineau, par sa femme, la belle Martineau, afin de créer de gros soucis à l’instituteur.

C’était un terrible homme, cet abbé Cognasse, grand, maigre, anguleux, avec un menton volontaire et un nez aigu, sous un front bas, à l’épaisse crinière brune. Ses yeux brûlaient d’une flamme agressive, ses mains noueuses, peu lavées, semblaient faites pour tordre le cou aux gens qui oseraient lui résister. Et il avait, à quarante ans, comme unique servante, une vieille fille de soixante ans, Palmyre, un peu bossue, plus terrible que lui, avare et dure, la terreur du pays, qui le gardait et le défendait avec des dents et des grognements de dogue. On le disait chaste, mais il mangeait beaucoup, buvait de même, sans jamais se griser. Fils de paysan, borné et têtu, il s’en tenait à la lettre étroite du catéchisme, il dirigeait rudement ses paroissiens, très âpre sur ses droits, exigeant surtout d’être payé, sans faire grâce d’un sou à personne, même au plus pauvre. Aussi avait-il voulu tenir en son pouvoir le maire Martineau, de façon à être le maître réel de la commune, ce qui, tout en étant l’esprit de la religion, devait lui assurer de plus beaux bénéfices. Et sa querelle avec Marc avait éclaté au sujet d’une somme annuelle de trente francs que la commune donnait autrefois à l’instituteur pour sonner la cloche, et que Marc touchait toujours, bien qu’il eût refusé de sonner, absolument.

Mais Martineau n’était point d’une conquête facile, quand il était soutenu. De même que l’abbé, de face carrée et de forte encolure, roux avec des yeux clairs, il parlait peu, se méfiait beaucoup. Il passait pour le cultivateur le plus riche de la commune, très considéré de ses concitoyens, à cause de ses vastes champs, et depuis dix ans il était maire de Jonville, réélu à chaque élection nouvelle. Sans instruction, sachant à peine lire et écrire, il n’aimait point se prononcer, entre l’école et l’église, mettant sa politique à rester en dehors, bien qu’il finit toujours par se donner à celui des deux qu’il sentait le plus solide, du curé ou de l’instituteur. Et, secrètement, il était avec ce dernier plutôt, ayant dans le sang cette hostilité, cette rancune séculaire du paysan contre le prêtre, le prêtre paresseux et jouisseur, qui ne fait rien et veut être payé, qui s’empare de la femme et débauche la fille, au nom d’un Dieu invisible, jaloux et méchant. Mais, s’il ne pratiquait pas, jamais il n’avait marché seul contre son curé, dans la pensée que ces gens-là, tout de même, étaient rudement forts. Et il avait fallu la tranquille énergie de Marc, sa volonté et son intelligence, pour que Martineau se mît de son côté, le laissant marcher, sans trop s’engager lui-même.

Ce fut alors que l’abbé Cognasse eut l’idée d’employer la belle Martineau, non pas qu’elle fût de ses pénitentes, car elle ne pratiquait pas non plus, mais parce qu’il la voyait très régulièrement à l’église, les dimanches et les fêtes. Très brune, avec de gros yeux et une bouche fraîche, le corsage déjà débordant, elle avait la réputation d’être coquette ; et c’était vrai, elle aimait étrenner une robe, sortir un bonnet de dentelle, se parer de ses bijoux d’or. Son assiduité aux offices n’avait pas d’autre cause, l’église avait fini par devenir sa coquetterie et sa distraction, le seul rendez-vous mondain où elle pouvait aller en toilette, voir et se faire voir, passer les voisines en revue. Dans ce village de huit cents habitants à peine, en l’absence de tout autre lieu de réunion, sans autre occasion de cérémonies et de fêtes, la petite nef humide, avec sa messe vivement expédiée, se trouvait être à la fois le salon, le spectacle, la promenade, l’unique et commune récréation des femmes, désireuses de plaisir ; et, comme la belle Martineau, presque toutes celles qui venaient là n’avaient plus, pour seule foi, que ce besoin d’être endimanchées et de se montrer. Puis, les mères l’avaient fait, les filles le faisaient, c’était l’usage, ça se devait. Attirée par l’abbé Cognasse, flattée par lui, Mme  Martineau essaya donc de convaincre Martineau que, dans cette histoire des trente francs, le curé avait raison. Mais Martineau, d’un mot, la pria de se taire et de retourner à ses vaches, car il était encore de la vieille école, il ne permettait pas aux femmes de se mêler des affaires des hommes.

En soi, l’histoire des trente francs était fort simple. Depuis qu’il y avait un instituteur à Jonville, il touchait ces trente francs par an, pour sonner la cloche, à l’église. Et Marc, qui ne sonnait plus la cloche, avait persuadé le conseil municipal de donner aux trente francs une autre destination, en disant que, si le curé voulait avoir un sonneur, il pouvait bien le payer lui-même. La vieille horloge du clocher, détraquée, ne marchait plus guère, continuellement en retard ; et un ancien horloger, retiré dans le pays, demandait justement les trente francs annuels pour la réparer et l’entretenir. Marc avait d’abord mis quelque malice à conduire l’aventure tandis que les paysans s’étaient simplement tâtés, inquiets de savoir si leur intérêt était qu’on leur sonnât la messe ou que l’horloge leur indiquât l’heure exacte ; et quant à voter trente autres francs pour avoir les deux, ils n’y songèrent même point, leur règle étant de ne pas grever d’inutiles dépenses le budget de la commune. Mais ce fut un beau combat, où se heurtèrent la puissance du curé et celle de l’instituteur, définitivement victorieux, car l’abbé Cognasse, malgré ses prônes foudroyants, ses malédictions lancées contre les impies qui voulaient faire taire la voix de Dieu, dut finir par céder. Et, après un mois de silence, le clocher tout d’un coup, un beau dimanche matin, retrouva sa sonnerie, jeta sur le village une furieuse volée de cloche. C’était la vieille servante, la terrible Palmyre, qui sonnait, de toute la rage de ses petits bras.

Dès lors, l’abbé Cognasse, comprenant que le maire lui échappait, se fit prudent, retrouva sa souplesse d’homme d’Église, malgré son continuel bouillonnement de colère. Et Marc se sentait le maître, vit Martineau le consulter de plus en plus, à mesure que ce dernier avait conscience de la solidité des mains auxquelles il se confiait. Secrétaire de la marie, Marc en vint à diriger discrètement le conseil municipal ménageant les amours-propres, restant dans l’ombre, d’autant plus fort, qu’il était simplement l’intelligence, la raison, la volonté saine et droite, qui faisaient agir ces paysans, désireux avant tout de paix et de prospérité. Avec lui, la bonne œuvre de délivrance était en marche, l’instruction se répandait rapidement, apportant en toutes choses de la lumière, détruisant les superstitions imbéciles, chassant, avec la misère des cerveaux, la misère et l’ordure des logis pauvres, car il n’est de richesse que par le savoir. Jamais Jonville ne s’était encore décrassé à ce point en train de devenir la commune la plus prospère et la plus heureuse du département. À la vérité, Marc se trouvait singulièrement aidé dans cette besogne par Mlle  Mazeline, l’institutrice qui tenait l’école des filles, de l’autre côté du mur où lui-même tenait l’école des garçons. Petite, brune, sans beauté, mais d’un grand charme, avec un visage large, à l’épaisse bouche de bonté, aux yeux noirs admirables, brûlants de tendresse et d’abnégation, sous un front haut et bombé, elle était, elle aussi, l’intelligence, la raison, la volonté saine et droite, née pour être l’éducatrice, l’émancipatrice des fillettes qu’on lui confiait. Elle sortait de cette maison de Fontenay-aux-Roses, de cette École normale où la méthode et le cœur d’un maître illustre, ont déjà enfanté toute une cohorte de bonnes pionnières, dont la mission est de créer les épouses et les mères de demain. Et, si, à vingt-six ans, elle se trouvait déjà institutrice titulaire, c’était grâce à l’utile besogne que les supérieurs intelligents, les Salvan et les Le Barazer, attendaient d’elle. Ils l’essayaient dans ce village obscur, un peu inquiets au fond de ses idées avancées, craignant de la voir fâcher les parents par son enseignement anticlérical, son ardente conviction que la femme apportera le bonheur au monde, le jour où elle sera libérée du prêtre. Mais elle y mettait beaucoup de sagesse et de gaieté ; et, bien qu’elle eût cessé de conduire ses fillettes à l’église, elle se montrait si maternelle, elle les instruisait et les soignait si tendrement, que les paysans finissaient par l’avoir en adoration. Et elle fut de la sorte, pour l’œuvre de Marc, une aide puissante, en prouvant au pays qu’on pouvait ne pas aller à la messe, croire moins au bon Dieu qu’au travail et à la conscience humaine, et être cependant la meilleure, la plus intelligente et la plus honnête fille de la terre.

Mis en échec à Jonville, forcé de compter avec l’instituteur, l’abbé Cognasse soulageait ses amertumes et ses colères au Moreux, la petite commune voisine, à quatre kilomètres, qui, n’ayant pas de curé, était desservie par lui.

Le Moreux, dont le nombre des habitants n’avait jamais pu atteindre deux cents, se trouvait perdu parmi des coteaux, aux routes malaisées, l’isolant, le retranchant du monde ; et il n’était point misérable pourtant, on n’y connaissait pas un pauvre, chaque famille y possédait des terres fertiles, y vivait dans la paix endormie de sa routine. Le maire, Saleur, un gros homme trapu, au mufle bovin, la tête dans les épaules, ancien éleveur, s’était brusquement enrichi, en vendant fort cher ses prairies, ses parcs, ses bestiaux, à une Société anonyme qui syndiquait tout l’élevage de l’arrondissement.

Depuis cette vente, il avait fait arranger sa maison en villa cossue, il était devenu un rentier, un bourgeois, dont le fils, Honoré, suivait les cours du lycée de Beaumont, en attendant d’aller étudier à Paris. Aussi pensait-il bien qu’il fût très jalousé et peu aimé, les gens du Moreux le renommaient-ils maire à chaque élection, pour l’unique raison que, n’ayant rien à faire, il pouvait à l’aise s’occuper des affaires de la commune. Il s’en déchargeait d’ailleurs lui-même sur l’instituteur, Férou, auquel le secrétariat de la mairie rapportait cent quatre-vingts francs par an, et qui, à ce prix, devait fournir un travail considérable, des lettres, des rapports, des écritures, autant de soucis de toutes les heures. D’une ignorance crasse, sachant à peine signer son nom, épais et lourd, quoique pas mauvais homme au fond, Saleur traitait Férou en simple machine à écrire, d’un mépris tranquille d’homme qui n’avait pas eu besoin d’en tant savoir, pour faire fortune et vivre grassement. En outre, il lui gardait rancune d’avoir rompu avec l’abbé Cognasse, en refusant de mener ses élèves à l’église et de chanter au lutrin ; non pas qu’il pratiquât lui-même, allant simplement à la messe au nom du bon ordre, ainsi que sa femme, une maigre rousse insignifiante, ni dévote, ni coquette, pour qui l’office, le dimanche, rentrait dans ses devoirs de paysanne devenue dame ; mais parce que cette attitude révoltée de l’instituteur aggravait encore les continuelles querelles du curé de Jonville et des habitants du Moreux. Ceux-ci se plaignaient sans cesse d’être traités avec peu d’égards, de n’obtenir que des bouts de messe comme par charité, d’être obligés d’envoyer leurs enfants à Jonville, pour le catéchisme et la première communion ; et le prêtre répondait furieusement que, lorsqu’on voulait ainsi profiter du bon Dieu, on avait son curé à soi. Fermée durant la semaine, l’église du Moreux n’était qu’une grange morne et vide. Mais l’abbé Cognasse, une demi-heure chaque dimanche, n’y passait pas moins en tempête, redouté de tous, terrorisant la commune par ses caprices et ses emportements.

Et, Marc, très au courant de la situation, ne pouvait songer à Férou, sans une grande sympathie pitoyable. Dans ce Moreux si à l’aise, lui seul, l’instituteur, ne mangeait pas tous les jours à sa faim. En lui, l’horrible misère de l’instituteur pauvre prenait une gravité tragique. Comme adjoint, à Maillebois, il avait débuté à neuf cents francs, âgé déjà de vingt-quatre ans. Aujourd’hui, après six années de travail, devenu titulaire, exilé dans ce trou du Moreux pour son mauvais esprit, il ne touchait encore que mille francs par an, soixante-dix-neuf francs par mois avec la retenue, juste cinquante-deux sous par jour ; et il avait une femme et trois petites filles à nourrir. C’était, dans la vieille masure humide qui servait d’école, la misère noire, des soupes dont les chiens n’auraient pas voulu, les petites sans souliers, la mère sans robe. Et la dette se dressait toujours croissante, menaçante, la dette mortelle où sombrent tant d’humbles fonctionnaires ! Et quel courage héroïque il fallait pour dissimuler le mieux possible cette misère, rester debout en redingote râpée, tenir son rang de monsieur lettré, à qui les règlements défendent tout commerce, tout gain, en dehors de son école ! Chaque jour la lutte recommençait, un miracle d’énergie et de volonté. Férou, le fils de berger, dont la vive intelligence avait gardé une indépendance native, remplissait passionnément sa tâche, parfois sans résignation. Sa femme, une grosse blonde agréable, la fille de boutique qu’il avait connue chez sa tante, la fruitière de Maillebois, puis épousée, en garçon honnête, après avoir eu d’elle sa première fillette, l’aidait bien un peu, s’occupait des petites filles, les faisait lire, leur apprenait à coudre, tandis que lui avait sur les bras les galopins de sa classe, fort mal élevés, têtes dures, cœurs méchants. Comment ne pas céder peu à peu aux découragements de son ingrate besogne, aux brusques révoltes de sa souffrance ? Né pauvre, il avait toujours souffert de la pauvreté, de la nourriture mauvaise, des vêtements rapiécés, blanchis aux coutures ; et, maintenant qu’il était un monsieur, cette pauvreté prenait une amertume affreuse. À son entour, il n’avait que des heureux, des paysans possédant de la terre, mangeant à leur faim, ayant l’orgueil des écus amassés. La plupart étaient des brutes, qui savaient à peine compter leurs dix doigts qui avaient besoin de lui pour rédiger une lettre. Et lui, le seul intelligent, le seul instruit et cultivé, manquait souvent des vingt sous nécessaires pour s’acheter des faux cols ou faire raccommoder ses souliers troués. Ils le traitaient en valet, l’accablaient de mépris, à cause de son veston en loques, qu’ils jalousaient au fond. Mais, surtout, la comparaison qu’ils établissaient inconsciemment entre l’instituteur et le curé, lui était désastreuse : l’instituteur si mal payé, si misérable, souffrant de l’irrespect des élèves et du dédain des parents, mal soutenu par ses chefs, sans autorité véritable ; le curé, rétribué beaucoup plus grassement, ayant en dehors du casuel l’aubaine de toutes sortes de cadeaux, soutenu par son évêque, choyé par les dévotes, parlant au nom d’un maître farouche, maître de la foudre, de la pluie et du soleil. Et voilà comment l’abbé Cognasse régnait toujours, quoique toujours en querelle. dans ce Moreux qui avait cessé de croire et presque de pratiquer. Et voilà comment l’instituteur Férou, torturé d’indigence, gorgé de fiel, devenu forcément socialiste, se faisait mal noter, en tenant des propos subversifs sur l’ordre social, qui le laissait crever de faim, lui, l’intelligence et le savoir, tandis que la stupidité et l’ignorance, à son entour, possédaient et jouissaient.

L’hiver fut très rude, des glaces et des neiges ensevelirent Jonville et le Moreux, dès novembre. Marc sut que Férou avait deux de ses fillettes malades, par ce froid terrible, pouvoir souvent leur donner du bouillon. Et il s’efforça de le secourir, si pauvre lui-même, qu’il dut mettre Mlle  Mazeline dans sa bonne œuvre. Il n’avait aussi que mille franc de traitement ; mais sa place de secrétaire de la mairie mieux payée, et le bâtiment, assez vaste, de la double école des garçons et des filles, l’ancienne cure restaurée, agrandie se trouvait dans de meilleures conditions d’hygiène. Jusque-là, d’ailleurs, il n’avait pu joindre les deux bouts que grâce aux libéralités de Mme  Duparque, la grand-mère de sa femme, des robes pour l’enfant, du linge pour la mère, de petites sommes aux jours de fête. Depuis l’affaire Simon, comme elle ne donnait plus rien, il en était presque soulagé, tant il avait souffert des paroles dures dont elle accompagnait ses cadeaux. Quelle gêne pourtant dans le ménage, quel redoublement de travail, de courage et d’économie il fallait, pour vivre debout à son poste, en toute dignité ! Marc, qui aimait sa besogne, l’avait reprise avec une sorte d’ardeur douloureuse, et personne, lorsqu’il faisait sa classe, remplissant ponctuellement tous ses devoirs, par ces premiers mois d’hiver si terribles aux pauvres, ne se douta même de la sombre douleur, de la désespérance atroce, dont il cachait jalousement les accès, sous son air de tranquille héroïsme. Il était resté meurtri, bouleversé par la condamnation de Simon ; il ne pouvait se remettre de cette iniquité monstrueuse. Sans cesse il retombait dans des rêveries noires, et Geneviève l’entendait pousser ce continuel cri : « C’est affreux, je croyais connaître mon pays, et je ne le connaissais pas ! » Oui, comment une pareille infamie avait-elle pu se commettre en France, dans cette France qui avait fait la grande Révolution, qu’il avait jusque-là regardée comme la libératrice, la justicière promise au monde ? Il l’aimait passionnément, pour sa générosité, pour l’indépendance de son courage, pour tout ce qu’elle devait accomplir de libre, de noble et de grand. Et elle permettait, elle exigeait la condamnation d’un innocent ; et elle retournait aux vieilles imbécillités, aux barbaries anciennes ! C’était une douleur, une honte, dont il ne pouvait guérir, qui le hantait, comme d’un crime dont il aurait eu sa part. Puis, c’était encore, dans sa passion de la vérité, dans son besoin de la conquérir, de l’imposer à tous, le malaise intolérable de voir ainsi triompher le mensonge, de ne pouvoir le combattre et le détruire en la criant tout haut, cette vérité tant cherchée !

Il revivait l’affaire, il cherchait toujours, sans trouver davantage, au milieu de l’inextricable écheveau que des mains invisibles avaient su emmêler. Et il avait alors, le soir, sous la lampe, après ses rudes journées d’enseignement, de muets désespoirs, si accablés, que Geneviève, silencieuse elle aussi, venait doucement le prendre dans ses bras et le baiser avec tendresse, désireuse de le réconforter un peu.

— Mon pauvre ami, tu te rendras malade, ne songe donc plus à ces tristes choses.

Il était touché aux larmes, il l’embrassait tendrement à son tour.

— Oui, oui, tu as raison, il faut du courage. Mais, que veux-tu ? je ne puis m’empêcher de penser, c’est un grand tourment.

Alors, souriante, un doigt sur la bouche, elle le conduisait au petit lit où leur fillette Louise dormait déjà.

— Ne pense qu’à notre chérie, dis-toi que nous travaillons pour elle. Elle aura du bonheur, si nous en avons nous-mêmes.

— Oui, oui, ce serait le plus sage. Mais notre bonheur, à nous trois, ne sera-t-il pas fait aussi du bonheur de tous ?

Geneviève s’était montrée très raisonnable et très affectueuse, pendant l’affaire. Elle avait souffert de l’attitude de ces dames, de sa grand-mère surtout, à l’égard de son mari, auquel la servante Pélagie elle-même affectait de ne plus adresser la parole. Aussi, lorsque le jeune ménage avait la petite maison de la place des Capucins, s’était-on séparé très froidement ; et, depuis lors, Geneviève se contentait d’aller de loin en loin voir ces dames pour éviter une rupture complète. De retour à Jonville, elle avait de nouveau cessé de pratiquer, elle n’était plus retournée à la messe, ne voulant pas que l’abbé Cognasse s’autorisât de sa piété pour battre en brèche son mari. Si elle semblait se désintéresser de la querelle entre l’École et l’Église, elle restait au cou de son bien-aimé Marc, elle s’abandonnait encore, dans le don qu’elle lui avait fait de toute sa personne, même lorsque son hérédité, son éducation catholique l’empêchaient de l’approuver complètement. Et il en était de même pour l’affaire, elle ne pensait peut-être pas comme lui, mais elle le savait si loyal, si généreux, si juste, qu’elle ne pouvait le blâmer d’agir selon sa conscience. Seulement, en femme raisonnable, elle se permettait parfois de le rappeler discrètement à la prudence. Que seraient-ils devenus, avec leur enfant sur les bras, s’il s’était compromis au point de perdre sa situation ? Puis, jusque-là, ils s’aimaient trop, ils se désiraient trop, aucun dissentiment, aucune querelle ne pouvaient devenir graves entre eux. À la fâcherie la plus légère, ils s’embrassaient, et tout finissait dans un grand frisson, dans une pluie de baisers ardents.

— Ah ! chère, chère Geneviève, quand on s’est donné, jamais plus on ne se reprend.

— Oui, oui, mon Marc adoré, je t’appartiens, et je te sais si bon, fais de moi ce qu’il te plaira.

Aussi, la laissait-il très libre. Elle serait allée à la messe, qu’il n’aurait pas trouvé la force de l’en empêcher, sous le prétexte de respecter sa liberté de conscience. À la naissance de leur petite Louise, la pensée de s’opposer à son baptême ne lui était pas même venue, tant l’usage, les habitudes reçues le tenaient encore tout entier. Il commençait à éprouver parfois de sourds regrets. Mais est-ce que l’amour ne suffisait pas à tout réparer, est-ce qu’on ne finissait pas toujours par s’entendre, malgré les pires catastrophes, lorsqu’on se retrouvait chaque soir unis étroitement, en une même chair et un seul cœur ?

Si Marc restait hanté par l’affaire Simon, c’était qu’il ne pouvait cesser de s’en occuper. Il avait juré de ne prendre aucun repos, tant qu’il n’aurait pas découvert le vrai coupable, et il tenait sa parole, plus encore par passion que par strict devoir. Dès qu’il avait une après-midi libre, chaque jeudi, il courait à Maillebois, il rendait visite aux Lehmann, dans leur sombre et triste boutique de la rue du Trou. La condamnation de Simon avait retenti là en coup de foudre, toute une exécration publique semblait jeter du monde la famille du forçat, ses amis, jusqu’aux simples connaissances qui lui gardaient quelque fidélité. La clientèle du petit tailleur juif l’abandonnait, le craintif Lehmann et sa femme, si lamentablement résignés, seraient morts de faim, s’il n’avait pas trouvé à travailler au rabais pour les grands magasins de Paris. Mais, surtout, Mme  Simon, la dolente Rachel, et ses enfants, Joseph et Sarah, souffraient affreusement de la haine sauvage où leur nom était tombé. Les enfants n’avaient pu retourner à l’école, les gamins les huaient, leur jetaient des pierres ; et le petit garçon, un jour, était rentré, la lèvre fendue. La mère, qui avait pris le deuil, d’une beauté plus éclatante en son éternelle robe noire, pleurait les journées entières, n’attendait plus le salut que d’un prodige. Et seul, dans cette maison dévastée, au milieu de ces douleurs qui s’abandonnaient, David restait debout, silencieux et actif, cherchant toujours, espérant toujours. Il s’était donné la tâche surhumaine de sauver et de réhabiliter son frère, il lui avait juré, lors de leur dernière entrevue, de ne plus vivre que pour percer l’affreux mystère, découvrir le véritable meurtrier, faire éclater la vérité au grand jour. Aussi avait-il définitivement confié l’exploitation de sa carrière de cailloux et de sable à un gérant dont il était sûr, ayant compris que, sans argent, il serait paralysé, dès les premières recherches. Lui, désormais, se consacrait à ces recherches, uniquement, sans cesse à l’affût des moindres indices, en quête des faits nouveaux. Et, si son zèle avait pu faiblir, les lettres que sa belle-sœur recevait de son frère, de loin en loin, datées de Cayenne avaient suffi pour exaspérer son courage. Le départ de Simon, l’embarquement avec d’autres misérables, l’arrivée là-bas, dans cette horreur du bagne, tous ces brûlants souvenirs le bouleversaient, en un mortel frisson. Puis, maintenant, c’étaient des lettres que l’administration châtrait, mais où l’on sentait, sous chaque phrase, le cri d’une intolérable torture, la révolte de l’innocent qui remâche sans fin son prétendu crime, en ne parvenant pas à s’expliquer comment il expie ainsi le crime d’un autre. La folie ne finirait-elle pas par être au bout de cette angoisse dévoratrice ? Simon parlait avec douceur des voleurs et des assassins, ses compagnons, et sa haine, on le devinait, allait aux gardiens, aux bourreaux, qui, sans contrôle, en dehors du monde civilisé redevenus les hommes des cavernes, se plaisaient à faire souffrir d’autres hommes. Il y avait là un milieu de boue et de sang, sur lequel un forçat gracié vint un soir donner des détails atroces à David, en présence de Marc, et la pitié épouvantée et saignante des deux amis fut telle, qu’ils en criaient de douleur, soulevés l’un et l’autre d’une protestation furieuse.

Malheureusement, David et Marc, qui agissaient de concert, n’obtenaient pas grand résultat, malgré leur enquête continue, menée avec une obstination discrète. Surtout, ils s’étaient promis de surveiller l’école des frères, et particulièrement le frère Gorgias, qu’ils soupçonnaient toujours. Mais, un mois après le procès, les trois adjoints, les frères Isidore, Lazarus et Gorgias, avaient disparu ensemble, envoyés dans une autre communauté, à l’autre bout de la France ; et seul le directeur, le frère Fulgence, était resté, avec trois nouveaux ignorantins. Ni David ni Marc ne purent rien tirer d’un tel fait, car il n’avait rien d’anormal, les frères passaient souvent ainsi d’une maison à une autre. D’ailleurs, du moment que tous les trois étaient déplacés, comment reconnaître celui qui pouvait avoir motivé ce déplacement ? Le pis était que la condamnation de Simon venait de porter un coup terrible à l’école laïque, plusieurs familles en avaient retiré leurs enfants, pour les mettre à l’école des frères. Les dames dévotes menaient grand bruit de l’abominable histoire, comme si l’enseignement communal, l’enseignement sans-Dieu était la cause de toutes les souillures et de tous les crimes. Jamais l’école des frères n’avait connu une telle prospérité, c’était le triomphe ravi de la congrégation, on ne rencontrait plus à Maillebois que des faces victorieuses de religieux et de prêtres. Et, fâcheusement, le nouvel instituteur nommé à la place de Simon, un petit homme pâle et chétif du nom de Méchain, ne paraissait guère capable de lutter contre le flot envahissant. On le disait malade de la poitrine, il souffrait beaucoup du rude hiver, abandonnant le plus souvent sa classe à l’adjoint Mignot, qui, désemparé depuis qu’il n’avait plus de directeur pour le conduire, écoutait les conseils de Mlle  Rouzaire, de plus en plus acquise à la faction cléricale, maîtresse du pays. N’étaient-ce pas les petits cadeaux des parents, les bonnes notes de Mauraisin, l’avancement sûr ? Et elle l’avait décidé à conduire lui-même les élèves à la messe, elle lui avait fait raccrocher, au mur de la classe, un grand crucifix de bois. En haut lieu, on tolérait ces choses, peut-être en espérait-on un bon effet sur les familles, un retour des enfants à l’école communale. La vérité était que Maillebois entier passait aux cléricaux, et la crise avait pris une gravité extrême.

Aussi la désolation de Marc s’accroissait-elle encore, chaque fois qu’il constatait l’esprit de cruelle ignorance qui régnait dans le pays. Le nom de Simon y était devenu un tel objet d’horreur, un tel épouvantail, qu’on ne pouvait le prononcer, sans jeter les gens hors d’eux, de colère et de crainte. C’était le nom maudit qui portait malheur, le nom où se résumait, pour la foule, tout le crime humain. On devait se taire, ne jamais se permettre la moindre allusion, sous peine de déchaîner sur la patrie les pires catastrophes. Depuis le procès, il y avait bien quelques esprits raisonnables et droits, qui, très troublés, admettaient l’innocence possible du condamné ; mais, devant l’énormité furieuse du flot, ils n’ouvraient plus la bouche, ils conseillaient même le silence : à quoi bon protester, vouloir la justice ? pourquoi se perdre soi-même, se faire balayer comme une paille, sans utilité pratique pour personne ? Et Marc, après chacune des preuves que les circonstances lui apportaient, restait stupéfait, anéanti, de l’empoisonnement, de l’état de mensonge et d’erreur dans lequel croupissait la population, comme dans une mare immonde, toujours élargie. Successivement, le hasard lui fit rencontrer le paysan Bongard, l’ouvrier Doloir, l’employé Savin, et il sentit que les trois avaient eu grande envie de retirer leurs enfants de l’école laïque, pour les mettre chez les frères, et que, s’ils n’avaient point osé, c’était par une crainte obscure de se nuire, auprès des autorités. Bongard resta fermé, refusa de répondre sur l’affaire : ça ne le regardait pas, on ne savait même plus s’il fallait être avec les curés ou avec le gouvernement ; pourtant, il finit par raconter que les juifs donnaient la maladie aux bestiaux de la contrée, et il en était bien sûr, car ses deux mioches, Fernand et Angèle, avaient vu un homme qui jetait de la poudre blanche dans un puits. Doloir s’emporta, parla de l’armée que les sans-patrie voulaient détruire, un ancien de son régiment lui ayant expliqué comment, à propos de l’affaire Simon, un syndicat international s’était formé pour vendre la France à l’Allemagne ; puis, il jura d’aller gifler le nouvel instituteur, si ses petits Auguste et Charles, lui rapportaient des choses vilaines, sur cette école de malheur, où l’on pourrissait les enfants. Savin parut plus froid et plus amer, dans sa rancune de misérable en redingote, tout aussi délirant que les deux autres, hanté de l’idée fixe qu’il végétait parce qu’il avait refusé d’être franc-maçon, regrettant sourdement de ne s’être pas donné à l’Église, laissant entendre avec quel héroïsme de victime républicaine il repoussait les avances du confesseur de sa femme ; et, quant à l’affaire, personne ne l’ignorait, elle était une comédie, le sacrifice d’un seul coupable, pour cacher les turpitudes des écoles de France, tant les laïques que les congréganistes ; aussi avait-il songé un instant à reprendre son Hortense, son Achille et son Philippe, à les laisser en dehors de toute instruction, selon la nature. Marc écoutait, s’en allait le crâne bourdonnant, le cœur brouillé, sans parvenir à comprendre comment des êtres de bon sens, qui n’étaient pas absolument des brutes, pouvaient en arriver à ce degré d’aberration. Une telle mentalité le désespérait, il y sentait quelque chose de plus terrible que l’ignorance innée : un apport continu des sottises courantes, les couches profondes et superposées des préjugés populaires, les virus amassés des superstitions et des légendes, destructrices de la raison. Et comment procéder à la besogne d’assainissement, comment refaire à ce pauvre peuple intoxiqué une bonne santé intellectuelle et morale ? Mais, surtout, Marc éprouva une émotion profonde, un jour qu’il était entré acheter un livre classique chez les dames Milhomme, les papetières de la rue Courte. Elles étaient là toutes deux, ainsi que leurs fils, Mme  Alexandre avec Sébastien, Mme  Édouard avec Victor. Ce fut cette dernière qui le servit, un peu saisie de l’avoir vu entrer brusquement, tout de suite remise d’ailleurs, le front barré d’un pli dur d’égoïste volonté. Frémissante, Mme  Alexandre s’était levée ; et elle emmena Sébastien, sous le prétexte de lui faire laver les mains. Cette fuite remua Marc, il y vit la preuve de ce dont il se doutait, d’un grand trouble dans cette maison, depuis la condamnation de l’innocent. La vérité sortirait-elle un jour de cette boutique étroite ? Il se retira, plus troublé que jamais, après avoir laissé Mme  Édouard, désireuse de masquer la faiblesse de sa belle-sœur, lui conter des histoires extraordinaires, elle aussi : comment une vieille dame voyait souvent en rêve le petit Zéphirin, la victime de Simon, avec une palme de martyr ; comment l’école des frères, depuis qu’on l’avait soupçonnée, se trouvait protégée de la foudre, car le tonnerre était tombé trois fois aux alentours, sans jamais l’atteindre.

Enfin, Marc eut besoin de voir Darras, le maire, au sujet d’une affaire administrative, et il remarqua son embarras, lorsqu’il fut reçu par lui, à la mairie. Darras avait toujours passé pour un simoniste convaincu, il s’était même montré ouvertement sympathique, pendant le procès. Mais n’était-il pas magistrat n’avait-il pas une fonction publique qui l’obligeait à une absolue neutralité. Un peu de lâcheté aggravait sa discrétion, la crainte de heurter la majorité des électeurs, de perdre son mandat de maire, dont il était orgueilleux. Aussi, l’affaire administrative réglée, leva-t-il les deux bras au ciel, lorsque Marc osa le questionner. Il ne pouvait rien, était le prisonnier de sa situation, avec un conseil municipal si divisé, où les cléricaux finiraient certainement par avoir la majorité, aux élections prochaines, si l’on irritait la population davantage. Et il se lamentait de cette désastreuse affaire Simon qui avait donné à l’Église un merveilleux champ de combat, où elle exploitait furieusement de faciles victoires, parmi cette pauvre foule d’ignorants, empoisonnés d’erreurs et de mensonges. Tant que soufflerait cette démence, il n’y aurait rien à tenter, il fallait courber la tête et laisser passer l’orage. Darras exigea même de Marc la promesse de ne répéter à personne ce qu’il lui disait là. Puis, il l’accompagna jusqu’à la porte, pour bien montrer sa secrète sympathie, et pour le supplier de ne plus bouger, de faire le mort, jusqu’à des temps meilleurs.

Lorsque Marc était ainsi abreuvé de désespérance et de dégoût, il n’avait qu’un refuge où il trouvait du réconfort, il se rendait chez Salvan, le directeur de l’École normale, à Beaumont. Il l’avait surtout beaucoup visité pendant les durs mois de l’hiver, quand Férou, au Moreux, mourait de faim, en continuelle lutte avec l’abbé Cognasse. Il venait causer avec son ami de cette misère révoltante de l’instituteur pauvre, si peu payé, en face du curé grassement entretenu. Et Salvan tombait d’accord que cette misère était en grande partie la cause à discrédit sans cesse aggravé qui frappait la situation d’instituteur primaire. Si les Écoles normales recrutaient difficilement, c’était que les cinquante-deux sous par jour, à trente ans, du maître titularisé, ne tentaient plus personne. On avait trop dit les déboires, les vexations, la gêne honteuse du métier. Les fils de paysans, désireux d’échapper à la charrue, parmi lesquels ces écoles, ainsi que les séminaires, trouvaient surtout leurs élèves, préféraient maintenant se faire petits employés, aller à la ville conquérir la fortune. Seule l’exonération militaire, grâce à l’engagement de dix années d’enseignement, les décidait encore à entrer dans cette galère, où il y avait peu d’argent et peu d’honneurs, beaucoup de tourment et beaucoup de mépris à attendre. Et, pourtant, ce recrutement des Écoles normales était la question mère, celle d’où dépendaient l’instruction du pays, sa force même et son salut. Il n’y en avait qu’une autre d’aussi importante, la préparation de ces maîtres d’école de demain, la bonne flamme de raison et de logique dont on les animerait, le cœur brûlant de vérité et de justice dont on leur chaufferait la poitrine. Le recrutement dépendait uniquement d’une rémunération plus large, enfin raisonnable, permettant de vivre avec dignité, rendant à la profession sa haute noblesse ; tandis que l’instruction et l’éducation des élèves-maîtres comportaient tout un nouveau programme. Salvan le disait avec justesse : tant valait l’instituteur primaire, tant vaudrait l’enseignement, la mentalité des humbles, de l’immense majorité de la nation ; et, au bout, il y avait la France future, ce que deviendrait le pays. C’était la question de vie ou de mort. Et la mission que Salvan s’était donnée consistait à préparer les instituteurs pour la besogne de libération dont on les chargerait. Jusque-là, on n’avait pas fait d’eux les apôtres nécessaires, s’appuyant sur l’unique méthode expérimentale, rejetant les dogmes révélés, les légendes menteuses, tout l’énorme amas des erreurs qui, depuis des siècles, maintiennent les petits de ce monde dans la misère et dans le servage. Ils étaient pour la plupart de braves gens, même des républicains, suffisamment instruits, très capables d’enseigner la lecture, l’écriture, un peu de calcul, un peu d’histoire, mais incapables de faire des citoyens et des hommes. Dans la désastreuse affaire Simon, on venait de les voir presque tous passer aux mensonges du cléricalisme, par incapacité de raisonnement, par défaut de méthode et de logique. Ils ne savaient pas aimer la vérité, il avait suffi de leur dire que les juifs avaient vendu la France à l’Allemagne, et ils déliraient. Ah ! où était-il, le bataillon sacré des instituteurs primaires qui devaient instruire tout le peuple de France, à la seule clarté des certitudes scientifiquement établies, pour le délivrer des ténèbres séculaires et le rendre enfin capable de vérité, de liberté et de justice !

Un matin, Marc reçut une lettre de Salvan, qui le priait de venir causer avec lui, au plus tôt. Et, dès le jeudi suivant, il se rendit à Beaumont, à cette École normale, où il ne pouvait entrer sans émotion, pénétré de souvenirs et d’espoirs.

Le directeur l’attendait dans son cabinet, ouvrant sur le petit jardin, que le soleil d’avril dorait déjà de tièdes rayons.

— Mon bon ami, voici ce qui se passe… Vous savez la déplorable situation où se trouve Maillebois. Méchain, le nouvel instituteur qu’on a eu le tort de nommer dans des circonstances si graves, n’est pas un mauvais esprit, je le crois même avec nous ; mais c’est un faible, qui, en quelques mois, s’est laissé déborder ; et, de plus, il est malade, il vient de demander son changement, désireux d’être envoyé dans le Midi… Ce qu’il faudrait à Maillebois, ce serait une raison solide, une volonté forte, un instituteur qui eût l’intelligence et l’énergie nécessitées par la situation actuelle. Alors, on a songé à vous.

Le coup fut si brusque, si inattendu, que Marc se récria.

— Comment, à moi !

— Oui, vous seul connaissez admirablement le pays et la crise affreuse à laquelle il est en proie. Depuis la condamnation de ce pauvre Simon, l’école primaire est comme maudite, elle perd des élèves chaque année, pendant que l’école des frères tend à prendre sa place, en se fortifiant de sa ruine. Il y a là un foyer grandissant de cléricalisme, de superstition basse, d’abêtissement réactionnaire, qui finira par tout dévorer, si nous ne luttons pas. Déjà, la population rétrograde aux passions haineuses, aux stupides imaginations de l’an mille, et il nous faut un ouvrier de l’avenir, un semeur de la bonne moisson future, pour rendre sa prospérité à notre école, refaire d’elle ce qu’elle doit être, l’éducatrice, la libératrice, la créatrice du libre et juste peuple de France… On a donc songé à vous.

— Mais, interrompit de nouveau Marc, est-ce un vœu simplement que vous faites ? ou bien êtes-vous chargé de me consulter ?

Salvan s’était mis à sourire.

— Oh ! je ne suis qu’un bien modeste fonctionnaire, ce serait trop beau, si tous mes vœux s’accomplissaient. La vérité, comme vous dites, est qu’on m’a chargé de vous sonder. On sait que je suis votre ami… Le Barazer, notre inspecteur d’académie, m’a fait demander lundi à la préfecture. Et, de notre conversation, est née cette idée de vous offrir le poste de Maillebois.

Marc laissa échapper un geste, un haussement d’épaules.

— Sans doute, continua Salvan, Le Barazer n’a pas montré une grande bravoure dans l’affaire Simon. Il aurait pu agir. Mais il faut bien prendre les hommes tels qu’ils sont. Ce que je puis vous promettre, c’est que, dans la suite, si vous ne le trouvez pas à votre côté, il sera le soutien caché, le terrain inerte et sourd où vous pourrez vous appuyer sans crainte. Il finit toujours par avoir raison du préfet Hennebise, qui redoute tant les histoires ; et le bon Forbes, le recteur, se contente de régner sans gouverner. Tout le danger vient de ce jésuite de Mauraisin, votre inspecteur primaire, l’ami du père Crabot, que Le Barazer, son supérieur, croit devoir ménager par politique… Voyons, la lutte ne vous effraye pas !

Maintenant, Marc se taisait. Les yeux à terre, il semblait tombé à des réflexions inquiètes, envahi de doute et d’hésitation. Et Salvan, qui lisait en lui, au courant de son drame intime, vint lui prendre les deux mains, très ému.

— Je sais ce que je vous demande, mon ami… J’ai été le grand ami de Berthereau, le père de Geneviève, un esprit très libéré, une raison émancipée, mais un sentimental qui avait fini par accompagner sa femme à la messe. Plus tard, j’ai été le subrogé tuteur de sa fille, que vous avez épousée, et j’ai fréquenté en intime, presque en parent, cette petite maison de la place des Capucins, où Mme  Duparque, la grand-mère, régnait en dévote despotique, pliant sous elle sa fille, la triste et résignée Mme  Berthereau, et sa petite-fille, cette Geneviève délicieuse que vous adorez. Peut-être, au moment du mariage, aurais-je dû vous prévenir avec plus d’insistance, car c’est toujours un danger pour un homme comme vous d’entrer dans une famille pratiquante, de s’y unir à une jeune fille imprégnée ainsi dès l’enfance de la religion la plus idolâtre. Enfin, jusqu’ici, je n’ai pas de trop gros reproches à me faire, puisque vous êtes heureux… Mais, c’est bien vrai, si vous acceptez le poste de Maillebois, vous allez vous trouver en continuel conflit avec ces dames. Et c’est à cela que vous songez, n’est-ce pas ?

— Oui, je l’avoue, je crains pour mon bonheur… Vous le savez, je suis sans ambition, ce serait pour moi un avancement désirable que d’être nommé à Maillebois ; mais je me déclare parfaitement satisfait de ma situation à Jonville, où j’ai eu la joie de réussir et de rendre des services à notre cause… Et vous voulez que je quitte cette certitude, pour risquer ailleurs tout ma paix !

Il y eut un silence, puis Salvan demanda doucement :

— Douteriez-vous de la tendresse de Geneviève ?

— Oh ! non ! cria Marc.

Et le silence recommença, et Marc reprit, après une gêne presque inconsciente, un embarras de quelques secondes :

— Comment pourrais-je douter d’elle ? elle est si aimante, si ravie dans mes bras… Mais vous ne vous imaginez pas la vie que nous avons menée chez ces dames, pendant les vacances, au moment où je m’occupais de l’affaire Simon. Ce n’était plus tenable, j’y étais devenu un étranger, auquel la servante elle-même n’adressait pas la parole. Sous les rares mots échangés, une hostilité grondait, toujours sur le point d’éclater en querelles furieuses. Enfin, je me sentais là perdu à mille lieues, comme chez des êtres d’une autre planète, avec qui je n’avais rien de commun. C’était la séparation brutale, totale… Et ces dames commençaient à nous gâter ma Geneviève elle redevenait la pensionnaire des Dames de la Visitation. Aussi a-t-elle fini par prendre peur et par être bien heureuse, quand nous nous sommes retrouvés à Jonville, dans notre nid si étroit, l’un à l’autre.

Il s’interrompit, frémissant ; puis, il cria encore :

— Non, non ! qu’on me laisse où je suis ! J’y fais mon devoir, j’y mène à bien une œuvre que je crois bonne. Chaque ouvrier ne peut qu’apporter sa pierre au monument.

Salvan s’était mis à marcher avec lenteur dans son cabinet. Il s’arrêta devant Marc.

— Mon ami, je ne voudrais pas vous pousser au sacrifice. Si votre bonheur se trouvait compromis, si les amertumes du dehors empoisonnaient jusqu’à votre foyer, j’en aurais un mortel regret. Mais, je le sais, vous êtes du métal dont on fait les héros… Ne me donnez donc pas votre réponse immédiate. Prenez huit jours pour réfléchir, revenez me voir jeudi prochain. Et nous causerons encore, nous prendrons une décision.

Marc rentra le soir à Jonville, très préoccupé, la tête bourdonnante du cas de conscience qu’il se posait. Devait-il faire taire ses craintes, qu’il n’osait s’avouer à lui-même, s’engager dans une lutte certaine avec la grand-mère et la mère de sa femme, où pouvait s’anéantir toute la joie de sa vie ? Il résolut d’abord de s’expliquer franchement avec Geneviève ; puis, il n’osa pas, il sentait trop bien qu’elle allait simplement lui répondre d’agir à son idée, selon son devoir. Il ne lui parla même pas de l’offre de Salvan, envahi d’une angoisse croissante, mécontent de lui-même. Deux jours se passèrent, dans l’hésitation et le doute, et il en vint à examiner la situation, les raisons diverses qui pouvaient le décider à accepter ou à refuser le poste de Maillebois.

D’abord, la petite ville s’évoqua, telle qu’il la connaissait bien depuis l’affaire Simon. Il revit Darras, le maire, un bon homme, un esprit avancé, n’osant même plus être tout haut un juste, par peur d’y laisser son mandat, d’y compromettre sa fortune de gros entrepreneur. Il revit passer surtout les Bongard, les Doloir, les Savin, les Milhomme, tous ces êtres d’une intelligence et d’une moralité moyennes, qui lui avaient tenu de si étranges discours, où la cruauté le disputait à l’imbécillité, tandis que, derrière eux, il y avait la masse, la foule, en proie à des contes plus saugrenus encore, capable de férocités plus immédiates. C’étaient des superstitions de sauvages, une mentalité de peuple barbare, adorant des fétiches, mettant sa gloire dans le massacre et le vol, sans tolérance, sans raison, sans bonté. Et, alors, la question se posait très nettement : pourquoi s’enfonçaient-ils, restaient-ils à l’aise, dans cette crasse épaisse d’erreurs et de mensonges ? pourquoi se refusaient-ils à la logique, au simple raisonnement, avec une sorte de haine instinctive, comme s’ils avaient une terreur de tout ce qui est pur, simple et clair ? pourquoi fermaient-ils les yeux à la splendeur évidente du soleil, niant le jour, plutôt que de l’accepter ? enfin, pourquoi, dans l’affaire Simon, avaient-ils donné cette extraordinaire et lamentable spectacle d’un peuple, à la sensibilité, à l’intelligence paralysées, qui ne veut ni voir ni comprendre, qui se butte contre la certitude, qui fait autour de lui, qui ramène sur lui le plus de ténèbres possible, afin de ne pas voir clair, de hurler à la mort, dans la nuit de ses superstitions et de ses préjugés ? Certainement, on avait empoisonné ce peuple, des journaux comme La Croix de Beaumont et Le Petit Beaumontais lui versaient chaque matin l’abominable breuvage qui corrompt et fait délirer. Les pauvres cerveaux enfants, les cœurs sans courage, tous les souffrants et les humbles, abêtis de servage et de misère, sont la proie facile des faussaires et des menteurs, des exploiteurs de la crédulité publique. De tous temps, les maîtres du monde, les Églises, les Empires, les Royautés, n’ont régné sur les cohues de misérables, qu’en les empoisonnant après les avoir volées, en les maintenant dans l’épouvante et la servitude des croyances fausses. Mais l’empoisonnement ne suffisait pas à expliquer cette somnolence de la conscience, ce néant où sommeillait l’intelligence populaire. Pour que le peuple se laissât empoisonner si aisément, il fallait qu’il n’eût encore en lui aucune force de résistance. Le poison agit surtout sur les ignorants, ceux qui ne savent pas, qui sont incapables de critique, d’examen et de discussion. Et, à la base de tant de douleur, d’iniquité, d’ignominie, on trouvait ainsi l’ignorance, la cause première et unique du long calvaire de l’humanité en marche, cette montée si rude et si lente vers la lumière, au travers de toutes les fanges et de tous les crimes de l’Histoire. Et c’était là sûrement, à cette base, qu’il fallait toujours reprendre la libération des peuples, à l’instruction des masses profondes, car la preuve venait d’en être faite une fois de plus, tout peuple ignorant est incapable d’équité, la vérité seule le met en puissance de justice.

Mais, à ce point de ses réflexions, Marc fut pris d’un étonnement. Comment donc, en France, le petit peuple, des profondes campagnes et des cités industrielles pouvait-il en être encore à cette mentalité fétichiste de sauvages ? Est-ce qu’on n’était pas en République depuis un tiers de siècle, est-ce que les fondateurs du régime n’avaient pas eu la nette conscience des nécessités nouvelles, en basant le libre État sur des lois scolaires, l’école primaire remise en honneur et en force, désormais gratuite, obligatoire et laïque ? Ils avaient pu croire dès lors que la bonne œuvre était faite, la République ensemencée. Une démocratie consciente, délivrée enfin des erreurs et des mensonges séculaires, allait pousser du sol de France. Au bout de dix ans, de vingt ans, les générations sorties des écoles, nourries de la vérité, s’évaderaient de plus en plus des antiques cachots, constitueraient un peuple de plus en plus libre, acquis à la raison et à la logique, capable de certitude et de justice. Et trente années s’étaient passées depuis lors, et le pas fait en avant semblait s’annuler au moindre trouble public, le peuple d’aujourd’hui retournait à l’abêtissement, à la démence du peuple d’hier, sous le brusque retour des ténèbres ancestrales ! Que s’était-il donc passé ? quelle résistance sourde, quelle force souterraine paralysait ainsi l’immense effort tenté pour sortir ces humbles et ces souffrants de leur esclavage obscur ? À cette question, Marc vit tout de suite se dresser l’ennemie, la faiseuse d’ignorance et de mort, l’Église. C’était l’Église qui, dans l’ombre, avec sa patiente tactique d’ouvrière, tenace, avait barré les routes, repris un à un ces pauvres esprits enténébrés, qu’on tâchait d’arracher à sa domination. Toujours elle a compris la nécessité pour elle d’être la maîtresse de l’instruction, c’est-à-dire la maîtresse de faire à sa guise de la nuit et du mensonge, si elle voulait garder en servitude étroite les âmes et les corps. C’est sur le terrain de l’école qu’elle a lutté une fois de plus, d’une admirable souplesse hypocrite, allant jusqu’à se dire républicaine, usant des libres lois pour garder dans la geôle de ses dogmes les millions d’enfants que ces mêmes lois entendaient libérer. Autant de jeunes cerveaux acquis à l’erreur, autant de futurs soldats pour le Dieu de spoliation et de cruauté qui règne sur l’exécrable société actuelle. On a vu un pape politique mener la campagne, ce mouvement tournant qui devait chasser la révolution de chez elle, de la terre de France, en faisant siennes ses conquêtes, au nom de la liberté. Alors, les fondateurs, les républicains de la veille ont eu la naïveté de se croire vainqueurs devant ce prétendu désarmement de l’Église, de se tranquilliser et de lui sourire par un excès de tolérance ; et ils ont célébré un esprit nouveau de concorde, d’apaisement, d’union de toutes les croyances en une foi nationale et patriotique. Puisque la République triomphait, pourquoi n’aurait-elle pas accueilli tous ses enfants, même les rebelles qui avaient toujours voulu l’étrangler ? Mais, grâce à cette belle grandeur d’âme, l’Église continuait à cheminer sous terre, les congrégations expulsées, rentraient une à une, l’éternelle besogne d’envahissement et d’asservissement se poursuivait sans une heure de repos, les collèges des jésuites, des dominicains et autres communautés enseignantes peuplaient peu à peu de leurs élèves, de leurs clients, l’administration, la magistrature, l’armée, tandis que les écoles des frères et des sœurs dépossédaient les écoles primaires, laïques, gratuites, obligatoires. Si bien que, brusquement, dans un grand sursaut de réveil, le pays entier s’était retrouvé aux mains de l’Église, avec des hommes à elle aux meilleurs postes de son organisme gouvernemental, et avec son avenir engagé, son peuple futur, ses paysans, ses ouvriers, ses soldats, sous la férule des ignorantins.

Justement, Marc eut, le dimanche, un spectacle extraordinaire, qui vint apporter à ses réflexions une éclatante preuve. Il discutait toujours avec lui-même, sans pouvoir se décider encore à accepter l’offre de Salvan. Et, s’étant rendu à Maillebois, ce dimanche-là, pour voir David, chez les Lehmann, il était tombé sur une grande cérémonie religieuse, à laquelle il eut la curiosité d’assister. Depuis quinze jours, La Croix de Beaumont et Le Petit Beaumontais annonçaient cette cérémonie par de flamboyants articles ; et tout l’arrondissement en avait la fièvre. Il s’agissait du don, à la chapelle des Capucins, d’un reliquaire superbe, contenant un fragment du crâne de saint Antoine de Padoue, inestimable trésor qu’une souscription de fidèles avait payé dix mille francs, disait-on. Et, à ce propos, pour l’inauguration de ce reliquaire aux pieds de la statue du saint, une solennité devait avoir lieu, que Mgr Bergerot avait consenti à venir rehausser de sa présence. C’était cette bonne grâce de l’évêque qui passionnait et faisait causer le monde ; car personne n’avait oublié avec quel courage il avait soutenu l’abbé Quandieu, le curé de la paroisse, contre les empiétements des capucins, battant monnaie, attirant à eux toutes les âmes et tout l’argent. On se rappelait, lors de sa tournée épiscopale, la dure façon dont il avait parlé des marchands du temple, que Jésus aurait chassés de nouveau. Sans compter qu’il avait toujours passé pour un simoniste convaincu. Et voilà qu’il acceptait d’apporter aux capucins et à leur commerce un témoignage public de sa sympathie, en patronnant leur boutique, en une occasion solennelle ? Il s’était donc soumis, il avait donc cédé à des considérations bien puissantes, pour se donner ainsi, à quelques mois de distance, un démenti qui devait lui coûter beaucoup, dans sa culture et la douceur de son bon sens ?

Marc se rendit à la chapelle, au milieu d’un flot considérable de foule ; et, là, pendant deux heures, il vit les choses les plus étranges du monde. Le commerce que la petite communauté des capucins de Maillebois faisait avec leur saint Antoine de Padoue était devenu une affaire considérable remuant des centaines de mille francs, par sommes minimes, d’un à dix francs. Le supérieur, le père Théodose, avec sa belle tête d’apôtre dont rêvaient les pénitentes, s’était révélé inventeur et administrateur de génie. Comme il s’en montrait glorieux, il avait imaginé et organisé le miracle démocratique, le miracle domestique et usuel, à la portée des plus humbles bourses. D’abord, il n’y avait eu dans la chapelle qu’une assez pauvre statue de saint Antoine, et le saint ne s’était guère occupé que de faire retrouver les objets perdus, sa très ancienne spécialité. Puis, après quelques petits succès, l’argent affluant, le coup de génie du père Théodose fut d’étendre la sphère d’action miraculeuse du saint, de l’appliquer à tous les besoins, à tous les désirs de la clientèle toujours croissante. Malades incurables abandonnés par les médecins, ou même simplement indisposés, souffrant d’une colique, d’une migraine ; petits commerçants embarrassés, n’ayant pas l’argent de leurs échéances, ne sachant comment écouler des marchandises avariées ; spéculateurs engagés dans quelque aventure louche, en danger d’y laisser leur fortune et leur peau ; mères trop chargées de famille, désespérant de trouver des maris pour des filles sans beauté et sans dot, pauvres hères sur le pavé, las de courir après des emplois, n’attendant plus que d’un prodige la faveur d’un gagne-pain ; héritiers inquiets sur le bon vouloir de quelque grand-parent en agonie, désirant avoir Dieu avec soi pour être couchés sur le testament ; écoliers paresseux, écolières bornées, cancres certains de n’être point reçus aux examens, si le ciel ne venait à leur aide : tous les tristes gens, incapables de volonté et d’effort, attendant d’une puissance supérieure l’impossible, le succès immérité, en dehors des conditions logiques de travail et de bon sens, pouvaient s’adresser au saint, lui confier leur cas, le prendre comme intermédiaire tout-puissant auprès de Dieu, avec six chances contre quatre de réussir, les statistiques ayant donné ces chiffres de probabilités. Et, dès lors, l’affaire s’organisa largement, on remplaça l’ancienne statue par une autre, beaucoup plus grande et plus dorée, on établit des troncs partout, des troncs nouveau modèle, séparés en deux compartiments, l’un pour l’argent, l’autre pour les lettres adressées au saint, spécifiant l’objet des demandes. Naturellement, on pouvait ne pas payer ; mais on avait remarqué que le saint exauçait seulement ceux qui donnaient une aumône, si légère fût-elle ; et un tarif s’était réglé, sur l’expérience, comme l’affirmait le père Théodose, un franc et deux francs pour les petites faveurs, cinq francs et dix francs, lorsqu’on avait plus d’ambition. D’ailleurs, si l’on ne donnait pas assez, le saint vous le faisait comprendre en n’agissant pas, et il fallait doubler, tripler l’aumône. Les clients qui voulaient ne payer qu’après le miracle, couraient le risque de n’être jamais exaucés. Dieu, du reste, gardait sa liberté d’agir, choisissait les élus sans dire ses raisons, de sorte que les clients se trouvaient seuls engagés dans leur contrat avec le saint, qui lui non plus n’avait pas de compte à rendre. Aussi était-ce ce jeu de hasard, ce numéro bon ou mauvais pris à la divine loterie, qui achevait de passionner les foules, les faisant se ruer autour des troncs, donner vingt sous, quarante sous, cent sous, avec la croyance folle que le gros lot allait sortir, un gain illicite et inespéré, un beau mariage, un diplôme, un héritage colossal. Et c’était bien la plus impudente entreprise d’abêtissement public, la spéculation la plus éhontée sur la stupidité, les instincts de paresse et de convoitise, favorisant l’abandon de soi-même, l’idée du succès dû à la chance, sans mérite aucun, grâce à l’unique caprice d’un Dieu d’ironie et d’iniquité.

À l’enthousiasme fiévreux des groupes qui l’entouraient, Marc comprit que l’affaire allait s’élargir encore, empoisonner tout le pays, avec ce reliquaire d’argent doré et ciselé, où était enchâssé un fragment du crâne de saint Antoine de Padoue. C’était la dernière trouvaille du père Théodose, en réponse à des concurrences que d’autres communautés lui faisaient à Beaumont, tout un pullulement de statues et de troncs, invitant les fidèles à tenter le hasard du miracle. Maintenant, l’erreur devenait impossible, lui seul avait l’os sacré, il était seul à fournir le miracle, dans les meilleures conditions de réussite possible. Des affiches couvraient les murs de l’église, le nouveau prospectus annonçant la garantie indiscutable de la relique, établissant que les tarifs ne seraient cependant pas augmentés, réglementant le bon fonctionnement des opérations, pour qu’il n’y eût pas ensuite de récrimination entre les clients et le saint. Et ce qui frappa d’abord Marc douloureusement, ce fut la présence de Mlle  Rouzaire, qui amenait les fillettes de l’école communale à la cérémonie, tranquillement, comme si cela rentrait dans le programme des exercices scolaires. Il resta stupéfait de voir une des fillettes, la plus grande, en tête, porter une bannière de soie blanche, où étaient brodés en or ces mots : « Gloire à Jésus et à Marie ». D’ailleurs, Mlle  Rouzaire ne se cachait pas, lorsqu’une de ses élèves concourait pour son certificat d’étude, de la faire communier et de lui faire mettre deux francs dans le tronc de saint Antoine, afin que Dieu s’occupât de son examen ; et, quand l’élève était tout à fait stupide, elle lui conseillait de mettre cinq francs, parce que le saint allait avoir sûrement plus de peine. Elle faisait aussi tenir aux élèves des « carnets de péchés », elle leur distribuait des bons points de prière et d’assistance à la messe. Une singulière école laïque, que l’école communale, tenue par Mlle  Rouzaire ! Les fillettes vinrent se ranger à gauche de la nef, en pendant avec les petits garçons de l’école des frères, qui occupaient la droite, sous la conduite du frère Fulgence, affairé et excessif, comme à l’ordinaire. Le père Crabot et le père Philibin se trouvaient déjà dans le chœur, ayant voulu honorer la cérémonie de leur victoire sur Mgr Bergerot, car personne n’ignorait la part que le recteur de Valmarie avait prise dans l’exaltation du culte de saint Antoine de Padoue, et il triomphait d’obliger l’évêque à venir là faire amende honorable, après s’être montré sévère aux basses superstitions. Et, quand Mgr Bergerot entra, suivi du curé de la paroisse, l’abbé Quandieu, ce fut pour Marc une confusion, une sorte de honte, tant il crut sentir en eux de soumission douloureuse, d’abandon forcé, sous leur visage pâle et grave.

L’histoire était simple, Marc la devinait aisément : toute une démence, une ruée irrésistible des fidèles, qui avait fini par emporter le curé et l’évêque. Quelque temps, l’abbé Quandieu avait résisté, refusant de mettre dans son église paroissiale un tronc pour saint Antoine de Padoue, ne voulant pas se prêter à ce qu’il considérait comme une idolâtrie, une corruption de l’esprit religieux. Puis devant le scandale qu’il soulevait, devant la solitude où il tombait chaque jour davantage, une angoisse l’avait pris, il s’était demandé si la religion ne finissait pas par souffrir de son intransigeance, il avait dû se résigner à couvrir la plaie nouvelle du manteau sacré de son sacerdoce. Un jour, il était allé porter son doute, sa lutte, sa défaite, à l’évêché, et Mgr Bergerot, vaincu comme lui, craignant comme lui une diminution du pouvoir de l’Église, si elle avouait ses folies et ses tares, l’avait embrassé en pleurant, en lui promettant d’assister à la solennité, qui devait sceller la réconciliation. Mais quelle amertume, quelle douleur secrète chez les deux prêtres, le prélat et le simple curé de petite ville, unis dans la même foi ! Ils souffraient de leur impuissance, de leur lâcheté nécessaire, de cette déroute à laquelle ils s’abandonnaient, en réprouvant les misères et les hontes ; et ils souffraient plus encore de leur idéal sali, jeté à toutes les sottises, à toutes les cupidités humaines, de leur foi dont on trafiquait, qui saignait en eux, agonisante. Ah ! ce christianisme, si pur à ses débuts, un des plus beaux cris de fraternité et de délivrance, et même ce catholicisme, d’un vol si hardi, machine puissante de civilisation, dans quelle boue ils allaient finir, s’il fallait ainsi les laisser choir parmi les plus vilains commerces, devenus la proie des passions basses, objets de négoce, d’abrutissement et de mensonge ! Les vers s’y mettaient, comme à toutes les vieilles choses, et c’était la pourriture prochaine, la décomposition finale qui ne laisserait sur le sol qu’un peu de débris et de moisissure.

La cérémonie fut triomphale. Toute une constellation de cierges luisait autour du reliquaire, que l’on bénit et que l’on encensa. Il y eut des oraisons, des allocutions et des cantiques, au milieu du grondement souverain des orgues. Plusieurs âmes se trouvèrent mal, il fallut emporter une des fillettes de Mlle  Rouzaire, tant l’on étouffait. Et le délire ne connut plus de bornes, lorsque le père Théodose, étant monté dans la chaire, rendit compte des miracles du saint : cent vingt-huit objets perdus et retrouvés ; cinquante transactions commerciales, très douteuses, menée à bien ; trente commerçants sauvés de la faillite, par l’écoulement brusque d’anciennes marchandises, restées en magasins ; quatre-vingt-treize malades rendus à la santé, estropiés, phtisiques, cancéreux, goutteux ; vingt-six filles mariées sans dot, trente femmes accouchées sans douleur, d’un garçon ou d’une fille, à leur choix ; cent trois employés placés dans de bonne administration, avec le chiffre d’appointements demandés ; six héritages réalisés subitement contre toute espérance ; soixante-dix-sept élèves, filles et garçons, reçus, à leurs examens, malgré la certitude d’un échec annoncé par leurs maîtres ; et toutes sortes d’autres grâces, des conversions, des unions illégitimes devenues légales, des incroyants morts chrétiennement, des procès gagnés, des ventes de terrains invendables, des locations faites, attendues depuis dix ans. Et, à chaque miracle nouveau, une brûlante convoitise soulevait la foule, lui arrachait un grand murmure. Et, bientôt, une clameur de passion contentée accueillit chaque faveur du saint, que le père Théodose lançait d’une voix tonnante. Et cela se termina dans une crise de véritable démence, tous les fidèles debout, hurlant, tendant leurs mains ouvertes et convulsives, pour recevoir la pluie des lots gagnés, qui tombaient du ciel.

Saisi de colère et de dégoût, Marc ne put rester davantage. Il avait vu le père Crabot attendre un sourire bienveillant de Mgr Bergerot, puis avoir avec lui un amical entretien, remarqué de tous ; et, pendant ce temps, l’abbé Quandieu souriait lui aussi, avec un pli d’amère douleur au coin des lèvres.

C’en était fait, la victoire des frères et des moines du catholicisme d’idolâtrie, de servitude et d’anéantissement, allait être complète. Et il sortit de la chapelle, étouffant, ayant besoin d’un flot de soleil et d’air pur. Mais, sur la place des Capucins, le saint le poursuivit. Il y avait là des groupes de dévotes qui causaient avec animation, comme il arrivait autrefois, lorsque la foule des joueuses s’attardait à la porte des bureaux de loterie.

— Oh ! moi, disait une grosse femme, très grasse et dolente, je n’ai pas de chance, je ne gagne jamais à aucun jeu. C’est peut-être bien pour ça que saint Antoine ne m’écoute guère. Trois fois j’ai donné quarante sous, une fois pour ma chèvre malade, qui n’en est pas moins morte, la seconde fois pour une bague perdue, que je n’ai pas retrouvée, la troisième pour des pommes en train de se pourrir, dont je n’ai pu me défaire… Enfin, un vrai guignon !

— Ah bien ! ma chère, vous avez trop de patience répondait une petite vieille, sèche et noire. Moi, quand saint Antoine fait la sourde oreille, je le force bien à m’entendre.

— Comment ça, ma chère ?

— Je le punis donc !… Tenez ! j’avais ma petite maison qui ne se louait pas, parce qu’on se plaint qu’elle est trop humide et que les enfants y meurent. Alors, j’ai donné trois francs, et j’ai attendu : rien, toujours pas de locataires. J’ai redonné trois francs ; et toujours rien. La colère m’a prise, j’ai bousculé la statuette du saint, qui est dans ma chambre, sur la commode. Et, comme il continuait à ne pas bouger, je lui ai tourné le nez contre le mur, pour qu’il réfléchisse. Il est resté une semaine ainsi : toujours rien. Ça ne l’humiliait pas assez, j’ai dû chercher ce qui le mortifierait davantage de son peu d’empressement, et je l’ai mis dans ma table de nuit, où il a passé toute une autre semaine inutilement encore. J’étais furieuse, j’ai fini par le descendre dans mon puits, pendu à une corde, la tête en bas… Ah ! ma chère, cette fois, il a compris qu’avec moi il n’aurait pas le dernier mot, et il n’y était pas depuis deux heures, que des locataires se présentaient et louaient ma petite maison.

— Et vous l’avez retiré du puits ?

— Oh ! tout de suite, je l’ai remis sur ma commode, en l’essuyant bien proprement et en lui faisant des excuses… Nous ne sommes pas fâchés, au contraire. Seulement, quand on a payé, il faut être énergique.

— Bon ! ma chère, je tâcherai… J’ai des ennuis avec le juge de paix, je vais entrer donner quarante sous, et si le saint ne me fait pas gagner, je lui marquerai mon mécontentement.

— C’est ça, ma chère. Attachez-lui une pierre au cou, ou bien fourrez-le dans votre linge sale. Il n’aime pas beaucoup ça, non plus. Ça le décidera.

Marc, dans son amertume, ne put s’empêcher de s’égayer un instant. Et il continuait d’écouter, il entendait près de lui un groupe d’hommes graves, parmi lesquels il reconnut le conseiller municipal Philis, le rival clérical du maire Darras, déplorer que pas une commune de l’arrondissement ne se fût encore consacrée au Sacré-Cœur de Jésus. Ce culte du Sacré-Cœur était l’autre invention génial, plus dangereuse que la basse exploitation de Saint Antoine de Padoue, destinée à reconquérir la France à Dieu. Le petit peuple y restait encore indifférent, n’y trouvant pas l’attrait du miracle, la passion du jeu. Mais le péril n’en devenait pas moins grave, de cette idolâtrie du cœur de Jésus, du cœur réel, rouge et saignait, représenté comme à l’étal d’un boucher, arraché de la poitrine ouverte, dans une palpitation dernière. Il s’agissait de faire de cette image sanglante l’emblème même de la France moderne, de l’imprimer en traits de pourpre, de la broder en soie et en or sur le drapeau national, pour que la nation entière ne fût plus que la dépendance de l’Église agonisante, capable d’un si répugnant fétichisme. C’était toujours la même manœuvre, la mainmise sur le pays, la volonté de reconquérir la foule par les moyens les plus grossiers de la superstition et de la légende, l’espoir de la replonger dans l’ignorance et dans la servitude, trop lente à se libérer. Et là encore, pour le Sacré-Cœur comme pour Saint Antoine de Padoue, les jésuites agissaient, désorganisaient inconsciemment le vieux catholicisme de leur force mauvaise, au point que le nouveau culte absorbait peu à peu l’ancien, aboutissant à une seconde incarnation de Jésus, ravalant la religion à des pratiques charnelles de peuples sauvages.

Marc s’en alla. Il étouffait de nouveau, il sentait le besoin des rues désertes, de l’espace libre. Ce dimanche-là, Geneviève l’avait accompagné à Maillebois, désireuse de passer l’après-midi chez sa grand-mère et sa mère. Mme  Duparque, qui souffrait d’accès de goutte, se trouvait immobilisée, ce qui expliquait pourquoi elle n’avait pu se rendre à la chapelle des Capucin, pour fêter saint Antoine. Et, comme Marc n’allait plus chez les parentes de sa femme, il était convenu, entre cette dernière et lui, qu’il l’attendrait à la gare, au train de quatre heures. Il n’en était guère plus de trois, et, lentement, d’un pas machinal, il marcha jusqu’à la place plantée d’arbres, où la gare se trouvait, il s’y laissa tomber sur un banc, dans une grande solitude. Ses réflexions continuaient, il était en proie à une discussion intérieure, décisive, qui l’absorbait tout entier.

Une brusque clarté se fit. L’extraordinaire spectacle auquel il venait d’assister, ce qu’il avait vu et entendu, l’emplit d’une certitude aveuglante. Si la nation souffrait, traversait une crise affreuse, si la France se divisait en deux Frances ennemies, de plus en plus étrangères l’une à l’autre, prêtes à se dévorer, c’était simplement que Rome avait porté sa bataille chez elle. La France était la dernière des grandes puissances catholiques ; elle seule avait encore les hommes et l’argent nécessaires, la force qui pouvait imposer le catholicisme au monde ; et, dès lors, il devenait logique que Rome l’eût choisie pour y livrer le suprême combat, dans son âpre désir de reconquérir le pouvoir temporel, qui seul lui permettrait de réaliser son rêve séculaire d’universelle domination. Alors, la France entière se trouvait être comme ces plaines frontières, ces labours, ces vignes, ces vergers fertiles, où deux armées se rencontrent et s’entrechoquent pour vider quelque vaste querelle : les moissons sont ravagées par les charges de cavalerie, les vignes et les vergers sont éventrés par les batteries de canons lancées au galop, les obus font sauter les villages, la mitraille rase les arbres, change la plaine en un désert de mort. Et c’est la France d’aujourd’hui que dévaste et que ruine la guerre faite chez elle par l’Église à la Révolution, à l’esprit de liberté et de justice, guerre exterminatrice sans pitié ni trêve, l’Église ayant bien compris que, si elle ne tue pas la Révolution, la Révolution la tuera. De là cette lutte acharnée, engagée sur tous les terrains, parmi toutes les classes, empoisonnant toutes les questions, fomentant la guerre civile, transformant la patrie en un champ de massacre, où il n’y aura plus bientôt que débris et décombres. Et là était le danger mortel, la mort certaine, si l’Église triomphante rejetait la France aux ténèbres et aux misères du passé, faisait d’elle une de ces nations déchues qui agonisent dans la misère et le néant dont le catholicisme a frappé toutes les terres où il a régné.

Alors, les réflexions qui avaient rendu Marc si perplexe, lui revinrent en foule, comme éclairées d’une grande lumière nouvelle. Depuis un demi-siècle, tout le travail souterrain de l’Église lui apparaissait, d’abord la savante manœuvre de l’enseignement congréganiste, la conquête de l’avenir par l’enfant, puis la politique de Léon XIII, la République acceptée pour être envahie et domptée. Mais, surtout, si la France de Voltaire et de Diderot, la France de la Révolution et des trois Républiques était devenue la pauvre France actuelle, troublée, dévoyée, éperdue, près de retourner au passé, au lieu de marcher à l’avenir, c’était que les jésuites et les autres ordres enseignants avaient mis la main sur l’enfant, triplant en trente années le nombre de leurs élèves, élargissant leurs puissantes maisons sur les pays entiers. Et, brusquement, sous la poussée des faits, l’Église, se croyant triomphante, forcée d’ailleurs, de prendre parti, démasquait son œuvre au grand jour avouait, tenait tête, entendait être la maîtresse souveraine de la nation. Toute sa conquête déjà accomplie se dressait aux yeux effarés : les hautes situations sociales dans l’armée, la magistrature, l’administration, la politique, aux mains des hommes élevés, formés par elle ; la bourgeoisie, autrefois libérale, incroyante et frondeuse, désormais reconquise à son esprit rétrograde, par terreur d’être dépossédée, de céder la place au flot populaire montant ; les masses populaires elles-mêmes, empoisonnées de superstitions grossières, maintenues dans la crasse ignorance, dans le mensonge, pour n’être toujours que le bétail à tondre et à égorger. Et l’Église, imprudente, ne se cachant plus, achevait sa conquête au grand soleil, multipliait partout les troncs de saint Antoine de Padoue, à grand renfort de réclames et d’affiches, distribuait ouvertement aux communes des drapeaux ornés de l’emblème sanglant du Sacré-Cœur, ouvrait des écoles congréganistes en face des écoles laïques, s’emparait même de ces dernières, où les instituteurs et les institutrices étaient souvent des créatures à elle, travaillant pour elle, par lâcheté ou par intérêt. Elle était maintenant, vis-à-vis de la société civile, sur le pied de guerre ouvert. Elle battait monnaie pour soutenir sa guerre, des congrégations s’étaient faites industrielles et marchandes, une seule, celle du Bon Pasteur, réalisait un bénéfice d’une douzaine de millions par an, avec les quarante-sept mille ouvrières, exploitées dans les deux cent dix ateliers de ses ouvroirs. Elle vendait de tout, des ligueurs et des souliers, des remèdes et des meubles, des eaux miraculeuses et des chemises de nuit brodées, pour les maisons de tolérance. Elle faisait argent de tout, elle prélevait l’impôt le plus lourd sur la stupidité et la crédulité publiques, par ses faux miracles, par l’exploitation continue de son paradis menteur, de son Dieu de caprice et de méchanceté. Elle devenait riche à milliards, maîtresse de domaines immenses, ayant en caisse assez d’argent pour acheter les partis, les jeter les uns contre les autres, triompher au milieu des ruines et du sang de la guerre civile. Et la lutte se posait terrible, immédiate, aux yeux de Marc, qui jamais n’avait senti avec cette force la nécessité pour la France de tuer l’Église, si la France ne voulait pas être tuée par elle.

Tout d’un coup, il revit les Bongard, les Doloir, les Savin, les Milhomme, il les entendit bégayer leurs pauvres raisons de lâches cœurs et d’esprits empoisonnés, se réfugier dans l’ignorance épaisse, comme dans un lit de craintif égoïsme. C’était ça, la France, cette masse ahurie, abrutie, livrée aux préjugés, maintenue dans l’imbécillité cléricale. On avait inventé, pour la pourrir plus vite, l’exécrable antisémitisme, ce réveil des haines religieuses, ce catholicisme exaspéré et masqué, avec lequel on espérait ramener aux curés le peuple incroyant, qui avait déserté les églises. Le jeter sur les juifs, exploiter ses passions ancestrales, il n’y avait là qu’un commencement, puis, au bout, le retour sous le joug, la culbute aux ténèbres, dans l’antique servage. Et c’était, demain, la France tombée plus bas encore, avec des Bongard, des Doloir, des Savin, des Milhomme plus hébétés, plus envahis d’ombre et de mensonge, si on laissait leurs enfants aux mains des frères et des jésuites, sur les bancs des écoles congréganistes. Fermer celles-ci n’aurait pas même suffi, il fallait purifier, rendre à leur véritable rôle les écoles laïques, ces écoles communales que le sourd travail de l’Église avait fini par atteindre, y paralysant l’enseignement libéré des dogmes, y casant des instituteurs, des institutrices de réaction, dont les leçons et les exemples entretenaient l’erreur. Pour un Férou, d’intelligence si nette, si vaillante, mais que la misère affolait, pour une Mlle  Mazeline surtout, admirable éducatrice de raison et de cœur, que de non-valeurs inquiétantes, que d’esprits mauvais, vendus à l’ennemi, dévoyés, faisant la pire des besognes : une Mlle  Rouzaire, ambitieuse acquise aux plus forts, d’un cléricalisme intéressé et outré, un Mignot flottant sans direction, allant où le poussait son entourage, un Doutrequin honnête homme, républicain de la veille, devenu antisémite et réactionnaire par erreur patriotique ; et, derrière ceux-là, tous les autres suivaient, tout l’enseignement primaire du pays se trouvait ainsi troublé, gâté, ayant perdu la route droite, en danger de mener à l’abîme les enfants qu’on leur confiait, les générations dont sera fait l’avenir. Marc en eut froid au cœur, jamais le péril que courait la nation ne lui était apparu si pressant et si redoutable, et il en fut saisi, comme d’une certitude indiscutable, définitive.

Cela était certain, la lutte allait s’engager sur le terrain même de l’école primaire, car la question unique était de savoir quelle instruction on donnerait au peuple, appelé peu à peu à déposséder la bourgeoisie de son pouvoir usurpé. En 89, victorieuse de la noblesse agonisant, la bourgeoisie l’avait remplacée ; et, pendant un siècle, elle venait de garder tout le butin, en refusant au peuple sa juste part. Maintenant son rôle était fini, elle le confessait elle-même, en passant à la réaction, affolée à l’idée de rendre, terrifiée par la montée de la démocratie, qui devait l’emporter. Hier voltairienne, lorsqu’elle se croyait en pleine et tranquille jouissance, aujourd’hui cléricale, dans son besoin inquiet d’appeler à sa défense les réactions du passé, elle n’était plus qu’un rouage usé, pourri par l’abus du pouvoir, que les forces sociales, toujours en marche, allaient éliminer fatalement. Et, dès lors, les énergies de demain se trouvaient dans le peuple, c’était là que dormaient des provisions, des réserves immenses d’hommes, d’intelligences, de volonté, encore endormis. Aussi Marc n’avait-il plus d’espoir que dans ces enfants du peuple, qu’on lui confiait, qui fréquentaient les écoles primaires, d’un bout de la France à l’autre. Ils étaient la matière brute dont serait faite la nation future, il fallait les instruire pour leur rôle de citoyens libérés, sachant et voulant, dégagés des dogmes absurdes, des mortelles erreurs religieuses, meurtrières se toute liberté, de toute dignité humaine. Il n’était de bonheur possible, moral et matériel, que dans la connaissance. La parole de l’Évangile : Heureux les pauvres d’esprit, était la plus effroyable fausseté, qui, pendant des siècles, avait maintenu l’humanité dans le bourbier de misère et de servitude. Non, non ! les pauvres d’esprit sont forcément du bétail, de la chair à esclavage et à souffrance. Tant qu’il y aura des multitudes de pauvres d’esprit, il y aura des multitudes de misérables, de bêtes de somme, exploitées, mangées par une minorité infime de voleurs et de bandits. Un jour, l’humanité heureuse sera l’humanité qui saura et qui voudra. C’était du noir pessimisme de la Bible qu’il fallait enfin délivrer le monde, épouvanté, écrasé depuis deux mille ans, ne vivant que pour la mort, et rien n’était plus caduc ni plus mortellement dangereux que le vieil Évangile sémite appliqué encore comme le seul code moral et social. Heureux ceux qui savent, heureux les intelligents, les hommes de volonté et d’action, parce que le royaume de la terre leur appartiendra ! Ce cri, maintenant, montait aux lèvres de Marc, de son être entier, dans un grand élan de foi et d’enthousiasme.

Et, brusquement, sa décision fut prise, il accepterait l’offre de Salvan, il viendrait à Maillebois, comme instituteur primaire, lutter contre l’Église, contre cet empoisonnement du peuple, dont l’imbécile cérémonie de l’après-midi était une crise délirante. Il travaillerait à la libération des humbles, il tâcherait de faire d’eux les libres citoyens de demain. Cette population qu’il venait de voir si alourdie d’ignorance et de mensonge, incapable d’être juste, il fallait la reprendre dans les enfants, dans les enfants des enfants, les instruire, refaire peu à peu un peuple de vérité, qui seulement alors serait un peuple capable de justice. C’était le devoir le plus haut, la bonne œuvre la plus pressante, celle dont dépendait le salut même du pays, sa force et sa gloire, dans sa mission libératrice et justicière, au travers des âges et des autres nations. Et, si une minute venait de suffire à le décider, après trois jours d’hésitations, d’angoisses, à l’idée de troubler. le bonheur qu’il goûtait aux bras de sa Geneviève, n’était-ce point que le grave problème de la femme, serve hébétée de l’Église, instrument faussé et destructeur, s’était aussi posé en lui ? Ces fillettes que Mlle  Rouzaire conduisait aux capucins, quelles épouses, quelles mères feraient-elles un jour ? Quand l’Église les aurait prises, les tiendrait par leurs sens, par leur faiblesse et leur souffrance, elle ne les lâcherait plus, elles les emploierait comme des machines terribles, démolisseuses de l’homme, pervertisseuses de l’enfant. Tant que la femme, dans son antique querelle avec l’homme, au sujet des injustes lois et des mœurs iniques, resterait ainsi la prophète, l’arme de l’Église, le bonheur social était impossible, la guerre s’éterniserait entre les deux sexes désunis. Et la femme ne serait enfin la libre créature, la libre compagne de l’homme, ne disposerait d’elle, de son bonheur, pour le bonheur de l’époux et de l’enfant, que le jour où elle cesserait d’appartenir au prêtre, son maître actuel, désorganisateur et corrupteur. Au fond de Marc, n’était-ce point une peur inavouée, le frisson d’un drame possible et prochain, ravageant son propre ménage, qui l’avait ainsi fait trembler, reculer, devant son devoir ? Sa décision brusque pouvait être la lutte acceptée même à son foyer, son devoir rempli à l’égard des siens, quitte à ce que son cœur en saignât cruellement. Il le savait maintenant, et il y avait quelque héroïsme dans son acte, et il l’accomplissait avec simplicité, par enthousiasme pour la bonne œuvre qu’il entreprenait. Le rôle le plus haut, le plus noble, dans une démocratie naissante, est celui de l’instituteur primaire, si pauvre, si méprisé, qui est chargé d’instruire les humbles, d’en faire les futurs citoyens heureux, les constructeurs de la Cité de justice et de paix. C’était sa mission qui, tout d’un coup, se précisait, son apostolat de la vérité, la passion où il avait toujours été de pénétrer la vérité certaine, de la crier ensuite et de l’enseigner à tous.

Comme Marc levait les yeux, il vit à l’horloge de la gare qu’il était quatre heures passées. Le train de quatre heures venait de partir, il faudrait attendre celui de six heures. Et, presque aussitôt, il aperçut Geneviève qui arrivait, désolée tenant dans ses bras la petite Louise, pour aller plus vite.

— Ah ! mon ami, excuse-moi, j’ai totalement oublié l’heure… Grand-mère me retenait, paraissait si fâchée de voir mon impatience à te rejoindre, que j’ai fini par ne plus avoir conscience du temps.

Elle s’était assise près de lui, sur le banc, en gardant Louise sur les genoux. Lui, souriant, se pencha, baisa l’enfant qui avait tendu ses menotte, pour lui prendre la barbe.

Et tranquillement :

— Nous attendrons six heures, ma chérie. Personne ne nous gêne, nous allons rester là… D’autant plus que j’ai quelque chose à te dire.

Mais Louise ne l’entendait point ainsi, elle voulait jouer, elle avait sauté au cou de son père et elle lui piétinait les cuisses.

— A-t-elle été sage ?

— Oh ! sage, elle l’est toujours chez grand-mère, elle a peur d’être grondée… Aussi, vois-tu, elle se rattrape.

Puis, quand elle eut réussi à reprendre l’enfant, ce fut elle qui demanda :

— Qu’as-tu donc à me dire ?

— Une chose dont je ne t’ai pas parlé encore, parce que je n’étais pas décidé… On m’offre la situation d’instituteur, ici, à Maillebois, et je vais accepter. Qu’en penses-tu ?

Elle le regarda, saisie, sans pouvoir répondre tout de suite. Et il vit clairement passer dans ses yeux, d’abord comme une surprise joyeuse, ensuite comme une inquiétude croissante.

— Oui, qu’en penses-tu ?

— Mais, mon ami, j’en pense que c’est un avancement sur lequel tu ne comptais pas si tôt… Seulement, la situation ne va pas être commode ici, au milieu des passions exaspérées, avec tes idées qui sont connues de tout le monde.

— Sans doute, j’ai réfléchi à cela, mais ce serait lâche de refuser la lutte.

— Et puis, mon ami, pour te dire toute ma pensée. je crains bien que, si tu acceptes, cela n’achève de nous fâcher avec grand-mère. Ma mère, encore, on s’arrangerait avec elle. Mais, tu le sais, grand-mère est intraitable, elle va croire que tu viens faire ici la besogne de l’Antéchrist. C’est la rupture certaine.

Il y eut un silence gêné. Puis, il reprit :

— Alors, tu me conseilles de refuser, toi aussi tu me désapprouverais, tu ne serais pas contente, si je venais ici.

Elle leva de nouveau les yeux sur lui, dans un élan de sincérité véritable.

— Moi te désapprouver, mon ami, oh ! tu me fais de la peine, pourquoi me dis-tu cela ? Il faut agir selon ta conscience, remplir ton devoir, comme tu l’entends. Tu es le seul bon juge, et tout ce que tu feras sera bien fait.

Cependant, il entendait trembler sa voix, sous la crainte d’un péril inavoué, dont elle sentait déjà l’effleurement. Et il y eut un nouveau silence, pendant lequel il lui prit les deux mains, pour la rassurer, d’une caresse tendre.

— Alors, tu es tout a fait décidé, mon ami ?

— Oui, tout à fait, je croirais mal agir si j’agissais autrement.

— Eh bien ! puisque nous avons près d’une heure et demie encore à attendre notre train, nous devrions, je crois, retourner immédiatement chez grand-mère, afin de lui faire connaître ta décision… Je désire que tu te conduises franchement vis-à-vis d’elle, sans avoir l’air de te cacher.

Elle le regardait toujours, il ne lut en elle, à cette minute, que beaucoup de loyauté, mêlée à un peu de tristesse.

— Tu as raison, ma chérie, allons tout de suite chez grand-mère.

Et ils se remirent doucement en marche, vers la place des Capucins. Louise, que sa mère tenait par la main, les attardait, de ses petites jambes. Mais cette fin d’une belle journée d’avril était délicieuse, et ils firent le court trajet, sans dire un mot, dans une sorte de rêverie grave. La place venait de retomber à sa solitude, la maison de ces dames y semblait dormir de son habituel sommeil. Ils trouvèrent Mme  Duparque assise dans l’étroit salon du rez-de-chaussée, la jambe allongée sur une chaise, tricotant des bas pour une œuvre religieuse ; tandis que Mme  Berthereau, près de la fenêtre, travaillait, elle aussi, à un ouvrage de broderie.

Très étonnée de ce retour de Geneviève, et surtout de la présence de Marc, la grand-mère avait lâché son tricot, attendant, sans même les faire asseoir. Et, lorsque Marc l’eut mise au courant, l’offre qui lui était faite, sa résolution bien arrêtée d’accepter le poste d’instituteur à Maillebois, enfin son désir de la prévenir, par déférence, elle eut un sursaut, elle haussa d’abord les épaules.

— Mais, mon garçon, c’est fou ! Vous ne garderez pas la place un mois.

— Pourquoi donc ?

— Pourquoi ? mais parce que vous n’êtes pas l’instituteur qu’il nous faut. Vous connaissez bien le bon esprit du pays, ou la religion remporte de si beaux triomphes. Et vous auriez une situation impossible, avec vos idées révolutionnaires, vous seriez bientôt en guerre avec toute la population.

Eh bien ! je serais en guerre. Il faut malheureusement se battre pour être victorieux un jour.

Alors, elle commença à se fâcher.

— Ne dites donc pas de sottises ! Toujours, votre orgueil, votre révolte contre Dieu ! Vous n’êtes qu’un grain de sable, mon pauvre garçon, vous me faites pitié, quand vous vous croyez assez fort pour vaincre, dans une lutte où les hommes et le ciel vous écraseront.

— Ce n’est pas moi qui suis fort, c’est la raison, et c’est la vérité.

— Oui, je sais… Et puis, peu importe. Vous m’entendez, je ne veux pas que vous veniez ici comme instituteur, parce que je tiens à ma tranquillité, à mon honorabilité, parce que ce serait pour moi trop de douleur et trop de honte, de voir, à ma porte, notre Geneviève, la femme d’un homme sans Dieu et sans patrie, qui ferait le scandale de toutes les âmes pieuses… Je vous dis que c’est fou. Vous allez refuser.

Désespérée de cette brusque querelle, Mme  Berthereau baissait le nez sur sa broderie, pour ne pas avoir à intervenir. Toute droite, Geneviève était très pâle, tenant par la main la petite Louise, qui, prise de peur, se cachait le visage dans sa jupe. Et, bien résolu à rester calme, Marc répondait avec douceur, sans élever la voix.

— Non, dit-il, je ne puis refuser. Ma décision est prise, et j’ai tenu à vous la communiquer, simplement.

Du coup, Mme  Duparque perdit toute mesure, dans l’immobilité où son accès de goutte la maintenait. Personne ne lui résistait, elle s’exaspérait de se briser à cette volonté tranquille. Et ce qu’elle n’aurait pas voulu dire, ce dont il était convenu qu’on ne parlerait jamais chez elle, lui échappa, en un flot de terrible colère.

— Allons, dites tout, avouez, vous ne venez ici que pour vous occuper sur place de cette abominable affaire Simon. Oui, vous êtes avec ces ignobles juifs, vous rêvez de remuer encore cette ordure, de trouver quelque innocent, pour l’envoyer là-bas, au bagne, à la place de votre immonde assassin, si justement condamné. Et cet innocent, n’est-ce pas ? vous vous entêtez à le chercher parmi les plus dignes des serviteurs de Dieu… Avouez, avouez donc !

Marc ne put s’empêcher de sourire ; car, il le sentait bien, il n’y avait, au fond des colères dont on le poursuivait, que l’affaire Simon, la terreur de la lui voir reprendre, de le voir atteindre enfin le véritable coupable. Derrière Mme  Duparque, il devinait son directeur, le père Crabot ; et tout l’effort pour l’empêcher de mener campagne à Maillebois, venait de là, de la volonté bien arrêtée de n’y plus tolérer un instituteur qui ne serait pas dans les mains de la congrégation.

— Mais certainement, répondit-il de son air paisible, je suis toujours convaincu de l’innocence de mon camarade Simon, et je ferai tout au monde pour la faire éclater.

Mme  Duparque se tourna violemment vers Mme  Berthereau, puis vers Geneviève.

— Vous entendez, et vous ne dites rien ! Notre nom va être mêlé à cette campagne d’ignominie. On verra notre fille dans le camp des ennemis de la société et de la religion… Voyons, voyons ! toi qui es sa mère, dis-lui donc que c’est impossible, qu’elle doit empêcher cette infamie, pour son honneur, pour le nôtre à tous !

Elle s’adressait à Mme  Berthereau, dont les mains tremblantes venaient de laisser échapper la broderie, dans son effarement d’une telle querelle. Elle resta un instant muette, ayant peine à sortir de l’effacement morose où elle vivait d’habitude. Puis, se décidant :

— Ta grand-mère a raison, ma fille, ton devoir est de ne pas permettre des actes où tu aurais, devant Dieu, une part de responsabilité. Si ton mari t’aime, il t’écoutera, et tu es même la seule qui puisse parler à son cœur. Jamais ton père n’est allé contre mon désir, dans les questions de conscience.

Très émue, Geneviève se tourna vers Marc, en serrant contre elle la petit Louise, qui ne la quittait pas. Elle était remuée jusqu’au fond de son être : tout son passé de pensionnaire à la Visitation, toute son éducation dévote s’éveillait, la troublait d’un vertige, et, pourtant, elle répéta ce qu’elle avait déjà dit à son mari.

— Marc est le seul bon juge, il fera ce qu’il croira être son devoir.

Terrible, Mme  Duparque avait trouvé la force de se mettre debout, malgré sa jambe malade.

— C’est ta réponse ! Toi que nous avons élevée chrétiennement, toi qui as été une enfant aimée de Dieu, tu en es déjà à le renier, à vivre sans religion, comme les bêtes ! Et c’est Satan que tu choisis, au lieu de faire un effort pour le terrasser ! Et bien ! ton mari n’en est que plus coupable, oui ! il sera puni aussi de cela, vous serez punis tous les deux ; et la malédiction atteindra jusqu’à votre enfant !

Elle étendait les bras, elle se dressait si redoutable, que la petite Louise, saisie d’épouvante, se mit à sangloter. Vivement, Marc la souleva, la serra contre son cœur, tandis que la fillette, comme pour se réfugier en lui, lui jetait au cou ses petits bras. Et Geneviève s’était rapprochée, elle aussi, s’appuyant à l’épaule de l’homme auquel elle avait donné sa vie.

— Allez-vous-en, allez-vous-en tous les trois ! cria Mme  Duparque. Allez à votre folie et à votre orgueil, ce sera votre perte…. Tu entends, Geneviève, tout est rompu entre nous, jusqu’au jour où tu nous reviendras, car tu nous reviendras, tu as trop longtemps appartenu à Dieu, et je vais le prier si fort, qu’il saura bien te reprendre tout entière… Allez-vous-en, je ne veux plus vous connaître !

Déchirée, en larmes, Geneviève regarda sa mère éperdue, qui pleurait silencieusement. Elle semblait de nouveau hésitante, devant la cruauté de cette scène, lorsque Marc la prit avec douceur et l’emmena. Mme  Duparque était retombée sur son fauteuil, la petite maison rentra dans son ombre froide et dans son morne silence.

Le jeudi suivant, Marc se rendit à Beaumont pour dire à Salvan qu’il acceptait. Et, dès les premiers jours de mai, il était nommé, il quittait Jonville, il venait s’installer, comme instituteur maître, à l’école primaire de Maillebois.