Vérité (Zola)/Livre III/Chapitre I

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre I
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Dès que la Cour de cassation eut commencé son enquête, un soir chez les Lehmann, dans la petite boutique obscure, David et Marc décidèrent que la meilleure attitude était désormais de cesser toute agitation, en affectant de se tenir à l’écart. Une grande joie, un grand espoir donnaient du courage à la famille, maintenant que l’idée de révision était acceptée. Si la Cour menait l’enquête loyalement, l’innocence de Simon serait à coup sûr reconnue, l’acquittement devenait certain ; et il suffisait donc de rester en éveil, de surveiller la marche de l’affaire, sans paraître mettre en doute la conscience, l’esprit d’équité des plus hauts magistrats du pays. Un seul souci empêchait l’allégresse des pauvres gens d’être complète : les nouvelles de la santé de Simon continuaient à n’être pas bonnes, n’allait-il pas succomber là-bas, avant le triomphe ? La Cour avait déclaré qu’il n’y avait pas lieu de le ramener en France, avant l’arrêt définitif et l’enquête menaçait de durer plusieurs mois. Mais David, malgré tout, était plein d’une superbe confiance, comptant sur l’extraordinaire force de résistance montrée jusque-là par son frère. Il le connaissait, il les rassura tous, les fit rire, en racontant des histoires de leur jeunesse, des traits de Simon, replié sur lui-même, méthodique et méticuleux, avec une singulière puissance de volonté, dans le souci de sa dignité et du bonheur des siens. Et l’on se sépara, résolu à ne témoigner ni inquiétude, ni impatience, comme si la victoire, déjà, se trouvait acquise.

Dès lors, Marc s’enferma dans son école, tout à ses élèves du matin au soir, se donnant à eux avec une abnégation, un dévouement qui semblaient croître au milieu des obstacles et des souffrances. En leur compagnie, pendant les classes, tant qu’il était leur grand frère, s’efforçant de leur partager le pain du savoir, les certitudes de la vérité, il oubliait un peu de ses tortures, il sentait moins la plaie toujours saignante de son cœur. Mais, le soir, quand il se retrouvait seul dans la maison vide de son amour, il retombait à une désespérance affreuse, il se demandait comment il continuerait à vivre, sous le froid noir de son veuvage. Louise, en revenant de chez Mlle Mazeline, lui apportait quelque soulagement ; et, pourtant, lorsque la lampe était allumée pour le repas du soir, quels longs silences entre le père et la fille, qui chacun avait conscience de sa misère inconsolable, cet abandon de l’épouse, de la mère, dont le regret les hantait ! Ils tâchaient d’échapper à l’obsession, de causer des menus faits de la journée ; puis, tout les ramenait à elle, ils finissaient par ne parler que d’elle, rapprochant leur chaise, se prenant les mains, comme pour se réchauffer dans leur solitude ; et toutes leurs soirées s’achevaient ainsi, la fille sur les genoux du père, un bras passé à son cou, l’un et l’autre en larmes, et frissonnant, près de la triste lampe. Le logis était mort, l’absente en avait emporté la vie, la chaleur et la lumière.

Cependant, Marc ne fit rien pour forcer Geneviève à revenir près de lui. Il ne voulait rien devoir au droit qu’il pouvait exercer. L’idée d’un scandale, d’un débat public lui était odieuse ; et, non seulement il entendait ne pas tomber dans le piège tendu par les auteurs du rapt, qui devaient compter sur un drame conjugal, afin de le faire révoquer ; mais encore il mettait tout son espoir dans l’unique force de l’amour. Geneviève allait réfléchir, elle reviendrait sûrement au foyer. Surtout, cet enfant dont elle était grosse, il lui semblait impossible qu’elle le gardât pour elle seule, elle le lui rapporterait, dès qu’il serait né, puisqu’il était à eux deux. Si l’Église avait réussi à pervertir en elle l’amante, elle n’arriverait sans doute pas à tuer la mère ; et la mère, ramenée ainsi, resterait avec l’enfant. Ce n’était donc qu’un mois à attendre, les couches étant très prochaines. Peu à peu, après avoir espéré ce dénouement, en manière de consolation, il en était venu à le croire certain, il vivait dans l’attente de l’accouchement, comme s’il avait dû être la fin de leur souffrance. Et, en brave homme, ne voulant pas séparer la fille de la mère, il envoyait Louise passer les après-midi du jeudi et du dimanche, près de Geneviève, chez Mme Duparque, dans cette petite maison dévote, humide et sombre, dont pourtant il avait eu déjà tant à souffrir. Peut-être, à son insu, était-ce là aussi une satisfaction dernière et mélancolique, une façon de ne pas couper brusquement tous rapports, de garder un lien entre lui et l’absente. Louise, à chaque visite, lui rapportait un peu de Geneviève, et les soirs des jours où elle avait passé plusieurs heures avec sa mère, il la gardait plus longtemps sur ses genoux, il la questionnait, désireux de savoir et de souffrir.

— Mon enfant, comment l’as-tu trouvée aujourd’hui ? Rit-elle un peu, paraît contente ? A-t-elle joué avec toi ?

— Non, non, mon père… Tu le sais bien, il y a longtemps qu’elle ne joue plus. Mais ici, elle était encore un peu gaie, tandis que je la trouve maintenant bien triste, l’air malade.

— Malade !

— Oh ! pas malade à se mettre au lit. Au contraire, elle ne peut rester en place, ses mains brûlent comme si elle avait la fièvre.

— Et qu’avez-vous fait, mon enfant ?

— Nous sommes allées aux vêpres, ainsi que tous les dimanches. Puis, nous sommes rentrées pour goûter. Il y avait là un religieux que je ne connais pas, un missionnaire qui a raconté des histoires de sauvages.

Alors, il se taisait un instant, pris d’une grande amertume, ne voulant pas juger la mère devant la fille, ni donner à celle-ci l’ordre de lui désobéir, en refusant de l’accompagner à l’église. Doucement, il reprenait :

— Et t’a-t-elle parlé de moi, mon enfant ?

— Non, non, mon père… Personne ne me parle de toi dans la maison ; et, comme tu m’as recommandé de ne jamais en parler la première, ça se passe comme si tu n’existais pas.

— Pourtant, grand-mère n’est pas méchante avec toi ?

— Grand-mère Duparque ne me regarde seulement pas, et j’aime mieux ça, car elle a des yeux qui me font peur, quand il lui arrive de me gronder… C’est grand-mère Berthereau qui est gentille, et encore lorsque personne n’est là pour la voir. Elle me donne des bonbons, elle me prend dans ses bras et m’embrasse très fort.

— Grand-mère Berthereau ?

— Mais oui. Et même, un jour, elle m’a dit de bien t’aimer. C’est la seule qui m’ait parlé de toi.

De nouveau, il se taisait, par crainte d’initier l’enfant trop tôt aux misères de la vie. Toujours il avait soupçonné la dolente et silencieuse Mme Berthereau, autrefois si aimée, si baignée de tendresse aux bras de son mari, d’agoniser depuis son veuvage sous la règle dévote de sa mère, la dure Mme Duparque. Et il se sentait une alliée possible en elle, mais si brisée, qui jamais ne retrouverait le courage de parler ni d’agir.

— Sois donc bien affectueuse avec elle, concluait-il. Je crois que, sans le dire, elle a de la peine comme nous… Mais surtout embrasse ta mère pour nous deux, elle sentira que je suis de moitié dans ta caresse.

— Oui, mon père.

Et les soirées se prolongeaient ainsi, très amères et très douces, dans le logis dévasté. Quand, le dimanche, la fille apportait au père quelque nouvelle mauvaise, une migraine de la mère, des troubles nerveux dont elle souffrait maintenant, il en avait jusqu’au jeudi à se forger des inquiétudes. Ces troubles ne le surprenaient pas, il tremblait de voir la pauvre femme se consumer dans les flammes imbéciles et perverses du mysticisme. Puis, si le jeudi suivant, sa fille lui apprenait que maman avait souri, s’était informée du petit chat laissé à la maison, il reprenait espoir, il riait lui-même d’aise, soulagé. Et il se remettait à attendre la chère absente, qui allait lui revenir avec son nouveau-né au sein.

Depuis le départ de Geneviève, Mlle Mazeline était devenue forcément une confidente, une intime de Marc et de Louise. Presque chaque soir, après la classe, elle ramenait l’enfant, elle rendait de petits services dans ce ménage désorganisé, où il n’y avait plus de ménagère. Le logement de l’instituteur et celui de l’institutrice se touchaient presque, elle n’avait que la petite cour à traverser ; et même, derrière, les deux jardins mitoyens communiquaient par une porte. Aussi les rapports furent-ils de plus en plus étroits, surtout grâce à la grande sympathie qui rapprochait Marc de cette vaillante, de cette admirable femme. À Jonville, déjà, il avait appris à l’estimer, en la voyant dégagée de l’erreur religieuse, s’efforçant de faire de ses écolières des raisons solides et des cœurs tendres. Puis, maintenant, à Maillebois, une sorte d’amitié passionnée lui était venue pour elle, tant elle réalisait son idéal de la femme éducatrice, initiatrice, la seule capable de libérer la société future. C’était maintenant sa certitude, aucun progrès sérieux ne se réaliserait, si la femme n’accompagnait l’homme, ne le précédait même, sur la route de la Cité heureuse. Et combien cela était réconfortant de rencontrer au moins une des annonciatrices, très intelligente, très simple et très bonne, accomplissant sa besogne de salut comme une fonction même de sa tendresse humaine ! Elle se trouva ainsi être pour lui, dans le drame intime qui le torturait, l’amie sereine et gaie, la consolation et l’espérance.

Cela commença par la satisfaction que Marc éprouva lorsque Louise ne fut plus aux mains de Mlle Rouzaire. Il ne pouvait la retirer de l’école voisine, il souffrait de la savoir sous l’autorité d’une dévote d’ambition, travaillant à son avancement en conduisant ses élèves à la messe. Puis, il y avait aussi l’embarras que lui causait ce détestable voisinage, l’école des garçons instruite par lui en dehors de toute conception religieuse, tandis que l’école des filles suivait les processions, se confessait et communiait. Les deux instructions se heurtaient, se nuisaient, le contrecoup retentissait dans les familles en continuelles querelles. C’était d’ailleurs de la sorte que la France se trouvait coupée en deux peuples ennemis, luttant sans fin, éternisant la misère sociale. Comment le frère et la sœur, le mari et la femme, le fils et la mère pourraient-ils jamais s’entendre, puisque, dès le berceau, on leur construisait des cervelles désappareillées, où ni les idées ni les mots n’avaient la même valeur ? Si, d’une part, le bon Salvan avait voulu soulager Marc du souci de voir sa fille aux mains dévotes de Mlle Rouzaire, en travaillant à la nomination de Mlle Mazeline, l’inspecteur d’académie Le Barazer, d’autre part, en faisant signer cette nomination, s’était proposé surtout de réaliser un de ses secrets désirs, celui d’unifier l’instruction primaire dans les communes où il y avait une école de garçons et une école de filles. L’instituteur et l’institutrice n’y pouvaient accomplir d’utile besogne qu’en marchant côte à côte, animés du même esprit, des mêmes croyances, résolus à enseigner les mêmes vérités. Et, depuis que Marc et Mlle Mazeline s’entendaient si bien, allaient du même pas au même avenir, la bonne semence germait enfin à Maillebois, les petits hommes et les petites femmes y poussaient ensemble pour les grandes moissons futures.

Ensuite, ce qui acheva de toucher Marc profondément, ce fut l’attitude si émue, si obligeante de Mlle Mazeline, après le départ de Geneviève. Elle lui parlait d’elle continuellement avec une affection inquiète, l’excusant, expliquant son cas en femme raisonnable que la déraison des autres trouve pleine d’une tendre sympathie. Surtout elle lui recommandait de ne pas être un mari violent, un maître égoïste et jaloux, faisant de l’épouse l’esclave, la chose que lui livre la loi. Et, sûrement, il y eut beaucoup d’elle dans la sage conduite de Marc, qui patientait, s’en remettait au bon sens, à l’amour, pour convaincre un jour Geneviève, et la ramener. Enfin, elle s’efforçait de remplacer auprès de Louise la mère absente, avec une telle délicatesse, qu’elle était ainsi devenue l’amie délicieuse, la joie du foyer si triste où le père et la fille grelottaient de leur abandon.

Par ces premiers beaux jours, Marc et Louise se retrouvaient chaque soir avec Mlle Mazeline dans leur petit jardin, derrière l’école. L’institutrice n’avait qu’à ouvrir la porte de communication, dont les verrous étaient tirés de part et d’autre, et elle voisinait, elle délaissait un peu son propre jardin pour celui de l’instituteur, où il y avait une table et des sièges, sous une touffe de lilas. Ils en plaisantaient, ils appelaient cela le bois, comme s’ils se fussent abrités sous de grands chênes, en un coin de forêt. La maigre pelouse devenait une vaste prairie, les deux plates-bandes prolongeaient tout un royal parterre. Et, après la rude journée, la conversation était très douce, dans la paix du crépuscule.

Un soir, Louise, qui réfléchissait de son air grave de grande fillette, demanda brusquement :

— Mademoiselle, pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée ?

L’institutrice eut un bon rire.

— Oh ! ma chérie, tu ne m’as donc pas regardée ! Ce n’est pas avec mon nez trop gros et ma taille de rien du tout qu’on trouve aisément un mari.

Étonnée, l’enfant l’examina, car jamais elle ne l’avait vue laide. C’était bien vrai, elle n’était pas grande, elle avait un nez trop gros, une face large au front bombé, aux pommettes saillantes. Mais ses admirables yeux souriaient si tendrement, que tout le visage en resplendissait d’un charme profond.

— Vous êtes très jolie, déclara Louise avec conviction. Moi, si j’étais un homme, je voudrais bien me marier avec vous.

Cela égaya beaucoup Marc, tandis que Mlle Mazeline était prise d’une émotion contenue, où il y avait quelque mélancolie.

— Il paraît que les hommes n’ont pas ton goût, dit-elle en retrouvant sa tranquille joie. De vingt à vingt-cinq ans, je me serais mariée volontiers ; mais je n’ai rencontré personne qui voulût bien de moi. Et ce n’est pas aujourd’hui, à trente-six ans, que je me marierais.

— Pourquoi donc cela ? demanda Marc.

— Oh ! parce que l’heure est passée… Une femme dans l’enseignement, une humble institutrice primaire, quand elle est née de parents pauvres, ne tente guère les épouseurs. Où trouver l’homme qui veuille bien accepter la charge d’une compagne gagnant peu, astreinte à de lourds devoirs, forcée de vivre au fond de quelque pays perdu. Si elle n’a pas la chance d’épouser un instituteur et de mettre leur misère en commun, elle reste fatalement vieille fille… Moi, j’en ai fait mon deuil, je suis heureuse tout de même.

Et, vivement, elle ajouta :

— Bien entendu, le mariage est l’acte nécessaire, il faut qu’une femme se marie, car elle n’a pas vécu, elle n’a pas rempli sa destinée, si elle n’a pas été épouse et mère. Il n’est point de santé ni de bonheur possible, pour une créature humaine, en dehors de sa complète floraison. Et je n’oublie jamais, dans mes leçons à mes fillettes, qu’elles doivent avoir un jour un mari et des enfants… Seulement, quand on est une oubliée, une sacrifiée, on est bien forcée de s’arranger un coin de contentement. C’est pourquoi je me suis taillé ma part de besogne, et je ne me plains pas trop, j’ai réussi à être mère tout de même, parce que j’ai à moi toutes les enfants des autres, ces chères petites dont je m’occupe du matin au soir. Je ne suis pas seule, j’ai une grande famille.

Elle riait, elle disait avec simplicité son admirable dévouement, comme si elle s’était crue l’obligée des générations d’écolières qui consentaient à être les innombrables filles de son esprit et de son cœur.

— Oui, conclut Marc, lorsque la vie se montre dure pour un de nous, il faut que ce déshérité se montre bon pour elle. C’est l’unique façon qu’il a de conjurer le malheur.

Mais, le plus souvent, dans le petit jardin envahi par le crépuscule, Marc et Mlle Mazeline causaient de Geneviève, surtout les soirs où Louise, ayant passé l’après-midi chez Mme Duparque, apportait quelque nouvelle de sa mère. Un jour, elle revint très troublée : sa mère, qu’elle avait dû accompagner à la chapelle des Capucins, pour une grande cérémonie donnée en l’honneur de saint Antoine de Padoue, s’y était évanouie ; et il avait fallu l’emporter dans un état inquiétant, à cause de sa grossesse.

— Ils me la tueront, dit Marc avec désespoir.

Mlle Mazeline, désireuse de le réconforter, se montrait volontairement optimiste.

— Non, non, votre Geneviève n’est en somme qu’une raison malade dans un corps sain et solide. Vous verrez, mon ami, l’intelligence un jour, aidée du cœur, triomphera… Mais, que voulez-vous ? elle paie son instruction et son éducation mystiques, dans un de ces couvents d’où continueront à sortir les maux de la femme et les désastres du mariage actuel, tant qu’on ne les aura pas fermés. Il faut lui pardonner, elle n’est pas la vraie coupable, elle subit la longue hérédité des aïeules, possédées, terrorisées, abêties par l’Église.

Marc, que la tristesse accablait, eut une plainte à voix basse, un aveu exhalé malgré lui, devant sa fille.

— Ah ! pour son bonheur et le mien, il eût mieux valu ne jamais nous unir. Elle ne pouvait être ma compagne, l’autre moi-même.

— Mais qui donc auriez-vous épousé, alors ? demanda l’institutrice. Dans les familles bourgeoises, où donc auriez-vous trouvé une jeune fille qui ne fût pas élevée sous la règle catholique, empoisonnée d’erreurs et de mensonges ? Mon pauvre ami, la femme qu’il vous fallait, à vous esprit libre, ouvrier de l’avenir, oui ! cette femme est encore à faire. Il en existe peut-être quelques échantillons, mais si peu nombreux, gâtés toujours par les tares de l’atavisme et d’une éducation bâtarde.

Puis, se mettant à rire, de son air si doux et si résolu :

— Vous savez, je suis en train d’y travailler, à ces compagnes pour maris dégagés des dogmes, avides de vérité et de justice, je m’efforce d’en fabriquer quelques-unes pour les braves garçons que vous faites pousser de votre côté… Vous êtes né trop tôt, voilà tout, mon ami.

Et l’un et l’autre, l’instituteur et l’institutrice, humbles artisans de la société future, oubliaient un peu la grande enfant de treize ans qui les écoutait, silencieuse, les oreilles larges ouvertes. Lui, par une sorte de discrétion sentimentale, s’était abstenu jusque-là de donner des leçons directes à sa fille. Il se contentait de prêcher d’exemple, il s’était fait adorer d’elle, en se montrant très bon, très sincère, très juste. Et la grande fille, éveillée peu à peu à la raison, n’osait encore intervenir dans ces conversations entre son père et Mlle Mazeline ; mais, sûrement, elle en tirait profit, avec cet air de ne pas comprendre, de ne pas entendre, que prennent les enfants quand on s’oublie devant eux à dire des choses jugées au-dessus de leur intelligence. Les regards perdus dans la nuit tombante, la bouche immobile, à peine agitée d’un léger frémissement aux coins des lèvres, elle s’instruisait, elle classait dans sa petite tête toutes ces idées des deux personnes qu’elle aimait le plus au monde, avec sa mère. Et, un jour, à la suite d’un de ces entretiens, une réflexion enfantine qui lui échappa, comme au réveil d’une profonde rêverie, montra qu’elle comprenait parfaitement.

— Moi, quand je me marierai, je veux un homme qui ait les idées de papa, pour que nous puissions nous expliquer et nous entendre. Oh ! si nous pensons de même, ça marchera très bien.

Cette façon de résoudre le problème amusa beaucoup Mlle Mazeline. Mais Marc était attendri, il sentait chez sa fille renaître un peu de sa passion de la vérité, de son intelligence claire et solide. Sans doute, dans cette obscure formation du cerveau d’une enfant, il n’est point aisé de prévoir ni d’analyser ce que sera la pensée mûrie et agissante de la femme. Il croyait pourtant la pressentir déjà raisonnable, saine, libérée de bien des erreurs. Et cela lui était d’une grande douceur, comme s’il attendait de cette fille, si puérile encore, l’aide future, la tendre médiatrice qui, en ramenant l’absente au foyer, renouerait tous les liens si tragiquement rompus.

Mais les nouvelles que Louise apportait, après chacune de ses visites à la petite maison de la place des Capucins devinrent tout à fait mauvaises. À mesure que le moment de ses couches approchait, Geneviève tombait à une tristesse plus sombre, d’humeur si capricieuse, si âpre, que parfois même elle repoussait les caresses de sa fille. Elle avait eu de nouveaux évanouissements, elle semblait se jeter dans une exaltation religieuse croissante, comme ces malades qui, déçus par l’inefficacité de certains stupéfiants, en doublent la dose, en arrivent au poison final. Et, par une délicieuse soirée, dans l’étroit jardin en fleurs, les nouvelles données par Louise inquiétèrent tellement Mlle Mazeline, qu’elle fit une proposition à Marc.

— Mon ami, voulez-vous que j’aille voir votre femme ? Elle me témoignait de l’affection autrefois, peut-être m’écoutera-t-elle si je lui parle raison.

— Et que lui direz-vous, mon amie ?

— Mais que sa place est d’être auprès de vous, qu’elle vous adore toujours sans le savoir, sans comprendre de quel affreux malentendu est faite sa souffrance, et qu’elle sera guérie seulement le jour où elle vous rapportera le cher enfant, dont elle étouffe comme d’un remords.

Des larmes étaient montées aux yeux de Marc, bouleversé par ces paroles. Vivement, Louise se permit d’intervenir.

— Oh ! non, mademoiselle, n’allez pas voir maman, je ne vous le conseille pas.

— Pourquoi donc, ma chérie ?

La fillette, alors, rougit, resta très embarrassée. Elle ne savait plus comment dire en quels termes méprisants et haineux on parlait de l’institutrice dans la petite maison de la place des Capucins. Celle-ci comprit, et doucement, en femme habituée à l’outrage :

— Est-ce que ta maman ne m’aime plus ? crains-tu qu’elle ne me reçoive mal ?

— Oh ! maman ne dit trop rien, finit par confesser Louise, ce sont les autres.

Marc s’était repris, domptant son émotion.

— L’enfant a raison, mon amie, votre démarche pourrait être pénible, et elle ne servirait sans doute à rien. Je ne vous en remercie pas moins de votre bonté, je sais quel est votre grand cœur.

Il y eut alors un long silence. Le ciel était d’une pureté admirable, une paix lente tombait de cet infini bleu, où le soleil s’éteignait en une grande lueur rose. Les quelques œillets et les quelques giroflées du petit jardin embaumaient l’air tiède. Ce soir-là, ils ne parlèrent plus, baignés de mélancolie par toute cette fin délicieuse d’un beau jour.

Et ce qui devait se produire arriva. Geneviève n’avait pas quitté Marc depuis huit jours, que tout Maillebois parlait de la liaison scandaleuse, affichée publiquement par l’instituteur et l’institutrice. Ils s’échappaient à chaque instant de leurs classes, pour se retrouver ; même le soir, ils avaient l’audace de vivre ensemble dans le jardin de l’école des garçons, où tout le monde pouvait parfaitement les voir de certaines fenêtres voisines ; et l’abomination était que la petite Louise se trouvait là, toujours présente, mêlée à leurs saletés. Les détails les plus orduriers circulaient, des passants prétendaient les avoir entendus, de la place de la République, rire et chanter de sales chansons. Une légende se forma, il fut nettement établi que, si Geneviève avait quitté le domicile conjugal, c’était dans un moment de révolte et de dégoût bien légitime, pour laisser la place à l’autre, cette femme sans Dieu, qui débauchait les fillettes confiées à sa garde. Et ce n’était pas seulement Louise qu’il fallait rendre à sa mère, on devait chasser à coups de pierres l’instituteur et l’institutrice, pour sauver de la perdition diabolique tous les enfants de Maillebois.

Quelques-unes de ces rumeurs parvinrent aux oreilles de Marc. Mais il se contenta d’en hausser les épaules, car, tout de suite, à leur imbécile violence, il avait compris d’où elles venaient. Elles étaient la continuation de la guerre au couteau que lui faisait la congrégation. Celle-ci, n’ayant pu obtenir le scandale espéré, au lendemain du départ de Geneviève, grâce à l’attitude digne qu’il gardait dans sa torture, reprenait souterrainement son œuvre de calomnie, tâchait d’empoisonner la situation nouvelle. Puisqu’il n’avait pas suffi de lui reprendre sa femme, pour le faire révoquer, on y arriverait peut-être en lui prêtant une maîtresse, dans des conditions immondes. L’école laïque elle-même s’en trouvait atteinte et souillée, c’était là de la louche besogne de sacristie, assurant le triomphe de Dieu à coups de mensonges. Si le père Crabot, depuis la reprise de l’affaire Simon, vivait cloîtré, comme au fond d’un sanctuaire inaccessible, toutes les soutanes et tous les frocs s’agitaient dans Maillebois. Lui semblait placé trop haut pour lancer ces inventions abominables, mais les frères et les capucins étaient comme un vol de robes noires, en continuelles allées et venues par la route de Valmarie. On les en voyait revenir très affairés, et c’était ensuite dans les confessionnaux du pays entier, dans les coins de chapelle et dans les parloirs, des chuchotements sans fin avec les dévotes excitées, indignées de tant d’horreurs. De là, les horreurs se répandaient à voix basse, à demi-mots, gagnaient les familles, les fournisseurs, le petit peuple, devenaient la hantise des vieilles filles brûlées par le culte inassouvi de Jésus. Et la seule colère de Marc était de se douter que, chez ces dames, on devait, par un raffinement cruel, murmurer d’ignobles contes aux oreilles de sa Geneviève, afin de consommer à jamais leur séparation.

Enfin, le mois s’écoula, les couches étaient proches. Marc, qui avait compté les jours dans une attente fiévreuse, s’étonnait de n’avoir reçu encore aucune nouvelle, lorsque Pélagie, un jeudi matin, vint à l’école dire sèchement de ne pas envoyer mademoiselle Louise à sa maman, l’après-midi. Et comme, à sa voix, Marc était accouru, exigeant une explication, la servante finit par lui apprendre que madame était accouchée depuis le lundi soir et qu’elle n’allait même pas bien du tout. Puis, elle se sauva, ennuyée d’avoir parlé, ayant reçu évidemment l’ordre de ne rien dire. Un instant, Marc resta confondu devant cette volonté d’agir comme s’il n’existait pas. Un enfant lui était né, et personne ne le prévenait. Ensuite, ce fut une telle révolte, un tel besoin de protester, le cœur saignant, qu’il prit son chapeau et se rendit tout droit chez ces dames.

Lorsque Pélagie lui ouvrit, elle resta suffoquée, l’air saisi, de son audace. Mais il l’écarta d’un geste, entra directement, sans une parole, dans le petit salon, où, selon leurs habitudes, Mme Duparque tricotait devant la fenêtre, tandis que Mme Berthereau, un peu en arrière, s’occupait à un travail de broderie, d’une main lente. Il retrouvait la petite pièce avec son odeur accoutumée d’air humide et moisi, ensommeillée dans le grand silence et dans la clarté morne qui venaient de la place. Mais, brusquement, à sa vue, la grand-mère s’était levée toute droite, stupéfaite, outrée.

— Comment ! vous vous permettez, monsieur… Que voulez-vous ? que venez-vous faire ici ?

La violence incroyable de cet accueil, lorsque lui-même accourait avec un si légitime sujet de colère, l’arrêta, lui rendit son calme.

— Je viens voir mon enfant… Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ?

La vieille femme était restée debout, rigide, et elle aussi parut comprendre que l’emportement serait pour elle une cause d’infériorité.

— Je n’avais pas à vous prévenir… J’attendais que Geneviève me demandât de le faire.

— Elle ne l’a donc pas demandé ?

— Non.

Tout d’un coup, il croyait comprendre. l’Église ne s’était pas seulement efforcée de tuer l’amante chez sa femme, elle avait encore voulu tuer la mère. Pour que celle-ci, à la veille des couches, ne fût pas revenue près de lui, selon son espoir, pour qu’elle se fût comme cachée, assombrie, honteuse, avant d’enfanter de ses œuvres, il fallait bien qu’on lui eût fait un crime de ce triste enfant de querelle qui allait naître. On avait dû, pour la garder, lui en donner la crainte et l’horreur, ainsi que d’un péché dont elle ne pourrait être absoute, si elle n’achevait pas de couper tous les liens de chair qui l’avaient unie au démon.

— C’est un garçon ? demanda-t-il.

— Oui, un garçon.

— Où est-il ? je veux le voir et l’embrasser.

— Il n’est plus ici.

— Comment, plus ici ?

— Non, hier il a été baptisé, sous le nom du bienheureux saint Clément, et il est parti en nourrice.

Une brusque douleur fit crier Marc.

— Mais c’est un crime que vous avez commis là ! On ne baptise pas un enfant sans la volonté de son père, on ne l’enlève pas ainsi, comme en un rapt prémédité… Geneviève, Geneviève qui a nourri Louise, dans une telle allégresse maternelle, ne nourrira pas son petit Clément !

Très maîtresse d’elle toujours, avec un sourd grondement de vieille rancune satisfaite, à le voir souffrir, Mme Duparque répondit :

— Une mère catholique a toujours le droit de faire baptiser son enfant, surtout lorsqu’elle se doute que le salut de celui-ci peut être mis en péril par l’incroyance du père. Et quant à le garder ici, il n’y fallait pas songer, car cela n’aurait sans doute rien valu, ni pour lui, ni pour personne.

C’était bien ce que Marc avait pensé, l’enfant du démon attendu comme un Antéchrist, qu’il devenait nécessaire de baptiser et d’éloigner au plus tôt, si l’on voulait éviter de grands malheurs. Plus tard, on le reprendrait, on tâcherait de le consacrer à Dieu, d’en faire un prêtre, afin d’apaiser la colère divine. Ainsi, la petite maison pieuse de la place des Capucins n’aurait pas la honte de l’abriter, son père ne la souillerait pas de sa présence en venant l’y embrasser, sa mère surtout serait délivrée du remords de l’avoir conçu, du moment où il ne se trouverait plus là, continuellement sous ses yeux.

Marc qui, d’un effort, s’était calmé, déclara nettement :

— Je veux voir Geneviève.

Mais, avec une décision égale, madame Duparque dit à son tour :

— Vous ne pouvez la voir.

— Je veux voir Geneviève, répéta-t-il. Où est-elle ? là-haut, dans son ancienne chambre. Je la trouverai bien.

Et, déjà, il marchait vers la porte, lorsque la grand-mère lui barra le passage.

— Vous ne pouvez la voir, c’est impossible… N’est-ce pas ? vous n’avez pas envie de la tuer, et votre vue serait certainement pour elle l’émotion la plus terrible. Elle a failli mourir pendant ses couches. Depuis deux jours, elle est sans couleur et sans voix, la moindre fièvre la rend comme folle, on a dû emporter l’enfant en évitant de le lui montrer… Ah ! vous avez raison d’être fier de votre œuvre, le ciel foudroie tout ce que vous avez sali.

Alors, Marc, ne se contenant plus, soulagea son cœur en paroles basses et tremblantes.

— Mauvaise femme, qui avez vieilli dans la cruauté morne de votre Dieu et qui achevez d’anéantir toute votre descendance… Votre œuvre à vous est notre torture, la mort lente dont nous agonisons. Vous vous acharnerez à dessécher votre race, tant qu’elle gardera dans sa chair un peu de sang, un peu de bonté humaine… Depuis son veuvage, vous avez comme supprimé de la douce vie votre fille ici présente, vous lui avez enlevé jusqu’à la force de parler et de se plaindre. Et, si votre petite-fille se meurt là-haut, d’avoir été arrachée à son mari et à son enfant, c’est encore vous qui l’avez voulu, car vous seule avez servi d’instrument aux abominables ouvriers de ce crime… Ah ! oui, ma pauvre, mon adorée Geneviève, que de mensonges, que d’effrayantes imbécillités il a dû falloir pour me la reprendre ! Puis, ici, on l’a tellement abêtie, pervertie de noire religion, de pratiques démentes, qu’elle n’est même plus femme, ni épouse, ni mère. Son mari est le diable, qu’elle ne pourrait revoir sans tomber à l’enfer, son enfant est le produit inquiétant de son péché, qui la mettrait en péril de damnation, si elle lui donnait le sein… Eh bien ! écoutez, de tels forfaits ne se consommeront pas jusqu’au bout. Oui, la vie a toujours raison, elle emporte les ténèbres et leurs cauchemars délirants, à chaque nouveau lever du soleil. Vous serez vaincue, j’en suis bien sûr, et vous me faites encore moins horreur que pitié, triste vieille femme sans raison et sans cœur !

Mme Duparque l’avait écouté, de son air de sévérité hautaine, sans même chercher à l’interrompre.

— Est-ce tout ? demanda-t-elle. Je n’ignore pas que vous êtes sans respect. Vous qui niez Dieu, comment sauriez-vous vous incliner devant les cheveux blancs d’une aïeule ?… Mais, en somme, pour vous montrer combien vous faites erreur, en m’accusant de cloîtrer ici Geneviève, je veux bien vous livrer passage… Montez près d’elle, tuez-la tout à votre aise, vous seul serez responsable de la crise affreuse où vous allez la jeter.

Et, en effet, elle s’écarta de la porte, elle revint s’asseoir devant la fenêtre, où, froidement, sans que la moindre émotion apparente fit trembler ses mains, elle se remit à tricoter.

Un instant, Marc demeura immobile, éperdu, ne sachant que résoudre. Revoir Geneviève, lui parler, tâcher de la convaincre et de la reprendre, était-ce possible en un tel moment ? Il sentit le peu d’opportunité, même le péril d’un pareil effort. Lentement, il se dirigea vers la porte, sans un mot d’adieu, puis, une pensée lui revint, il se retourna.

— Puisque le petit Clément n’est plus ici, donnez-moi l’adresse de la nourrice.

Mme Duparque ne répondit pas, ses grands doigts secs continuèrent de manœuvrer les aiguilles, du même mouvement régulier.

— Vous ne voulez pas me donner l’adresse de la nourrice ?

Au bout d’un nouveau silence, elle finit par dire :

— Je n’ai pas d’adresse à donner. Montez la demander à Geneviève, puisque votre idée est de tuer la pauvre enfant.

Une fureur emporta Marc. Il revint d’un saut, il cria dans la face impassible de la grand-mère :

— Vous allez tout de suite me donner l’adresse de la nourrice !

Et, muette, elle le bravait toujours, elle le regardait de ses yeux clairs, lorsque Mme Berthereau, bouleversée, intervint. Au commencement de la querelle, elle avait tenu obstinément la tête baissée sur son ouvrage de broderie, en femme résignée, devenue lâche, qui désirait ne pas se compromettre, par terreur de gros ennuis personnels. Mais, lorsque Marc, reprochant à la grand-mère sa dure tyrannie de dévote, avait fait allusion à tout ce qu’elle-même souffrait, depuis son veuvage, dans cette maison pieuse, elle avait cédé à une émotion croissante, au flot de larmes, si longtemps refoulé, qui montait et l’étouffait. Elle oubliait un peu de sa silencieuse timidité, elle relevait la tête, se passionnait, après tant d’années. Et, quand elle entendit sa mère refuser à ce pauvre homme, torturé, volé, l’adresse de la nourrice de son enfant, elle eut enfin une révolte, elle cria l’adresse.

— La nourrice est une femme Delorme, à Dherbecourt, près de Valmarie.

D’une brusque détente, comme sous le ressort de muscles jeunes, Mme Duparque s’était remise debout, et elle foudroya du geste l’audacieuse, qu’elle traitait toujours en gamine, malgré ses cinquante ans passés.

— Qui donc t’a permis de parler, ma fille ?… Est-ce que tu vas retourner à ta faiblesse passée ? Des années de pénitence sont-elles impuissantes à effacer la faute d’un mariage impie ? Prends garde, le péché est toujours en toi, je le sens bien, malgré ton apparente résignation… Pourquoi as-tu parlé sans mon ordre ?

Toute frémissante encore de tendresse et de pitié, Mme Berthereau résista un instant.

— J’ai parlé parce que mon cœur à la fin saigne et proteste. Nous n’avons pas le droit de cacher à Marc l’adresse de la nourrice… Oui, oui ! c’est abominable, ce que nous faisons !

— Tais-toi ! cria furieusement la grand-mère.

— Je dis que c’est abominable d’avoir séparé la femme du mari d’abord, et maintenant de séparer d’eux l’enfant. Jamais Berthereau, mon pauvre mort, qui m’a tant aimée, n’aurait accepté ce meurtre de l’amour, s’il avait vécu.

— Tais-toi ! tais-toi !

Et la vieille femme, l’air grandi, dans la sécheresse vigoureuse de ses soixante-treize ans, avait répété ce cri d’une voix si impérieuse, que sa fille en cheveux blancs, prise de terreur, céda, courba de nouveau la tête sur son ouvrage de broderie. Et il y eut un silence lourd, pendant qu’un petit tremblement convulsif l’agitait et que des larmes lentes ruisselaient le long de ses pauvres joues, dévastées par tant d’autres larmes secrètes.

Marc était resté saisi, devant l’éclat brusque de ce drame intime, si poignant, qu’il avait seulement soupçonné jusque-là. Une immense sympathie lui venait pour la triste veuve, hébétée, écrasée depuis plus de dix ans sous ce despotisme maternel, exercé au nom d’un Dieu de jalousie et de vengeance. Et, si la pauvre femme n’avait point défendu sa Geneviève, si elle les abandonnait, elle et lui, à la rage noire de la terrible grand-mère, il lui pardonnait cette lâcheté frissonnante, tant il la voyait souffrir elle-même.

Tranquillement, Mme Duparque s’était reprise.

— Vous le voyez, monsieur, votre présence ici est une cause de scandale et de violence. Tout ce que vous touchez se corrompt, votre souffle suffit même à pervertir l’air du lieu où vous êtes. Voilà ma fille, qui ne s’est jamais permis d’élever la voix contre moi, et dès que vous entrez, elle tombe dans la désobéissance et dans l’injure… Allez, allez monsieur, à vos sales besognes. Laissez les honnêtes gens tranquilles et travaillez à sortir du bagne votre juif immonde, qui achèvera d’y pourrir, je vous le prédis, car Dieu ne permettra pas la défaite de ses vénérables serviteurs.

Malgré l’émotion dont il frémissait, Marc ne put s’empêcher de sourire.

— Ah ! nous y sommes, dit-il doucement, il n’y a que l’affaire au fond de tout ceci, n’est-ce pas ? C’est l’ami, le défenseur de Simon, c’est le justicier qu’il s’agit de supprimer, à force de persécutions et de tortures morales… Eh bien ! soyez-en convaincue, la vérité et la justice l’emporteront tôt ou tard, Simon sortira du bagne, et il triomphera un jour, et un jour les vrais coupables, les menteurs, les ouvriers de ténèbres et de mort seront balayés, avec leurs temples, où depuis des siècles ils terrorisent et abêtissent l’humanité.

Puis, d’une voix plus douce encore, se tournant vers Mme Berthereau, retombée dans son écrasement silencieux.

— Et j’attends Geneviève, dites-lui que je l’attends, quand elle pourra vous comprendre. Je l’attendrai, tant qu’elle ne me sera pas rendue. Serait-ce dans des années, elle me reviendra, je le sais… La souffrance ne compte pas, il faut beaucoup souffrir, pour avoir raison et pour connaître un peu de bonheur.

Alors, il s’en alla, le cœur déchiré, gonflé d’amertume et quand même de courage. Mme Duparque avait repris son éternel tricot, et il lui sembla que, derrière lui, la petite maison sombrait de nouveau dans l’ombre froide dont l’église voisine la glaçait.

Un mois s’écoula. Marc sut que Geneviève se remettait lentement. Un dimanche, Pélagie vint chercher Louise ; et, le soir, il apprit de l’enfant qu’elle avait trouvé sa mère debout, très amaigrie, très brisée, capable pourtant de descendre s’asseoir à la table, dans la petite salle à manger. Alors, il fut pris d’une nouvelle espérance, celle de voir Geneviève lui revenir, dès qu’elle serait capable de faire à pied le trajet de la place des Capucins à l’école. Elle avait certainement réfléchi, son cœur devait s’être réveillé dans la souffrance, il tressaillait au moindre bruit, croyant à son retour. Mais les semaines se passèrent, les mains invisibles qui la lui avaient prise barricadaient sans doute les portes et les fenêtres pour la retenir encore. Il retomba à de grandes tristesses, sans perdre jamais son invincible foi, sa certitude de vaincre par la vérité et par l’amour. Et sa consolation, en ces jours noirs, fut d’aller embrasser le plus souvent possible le petit Clément, chez sa nourrice, dans ce joli village de Dherbecourt, si frais au milieu des prairies de la Verpille, parmi les peupliers et les saules. Il passait là une heure de délicieux réconfort, comptant peut-être sur un bon hasard qui le ferait se rencontrer avec Geneviève, près du berceau du cher petit. On disait qu’elle était toujours trop faible pour venir voir l’enfant, et la nourrice le lui portait une fois par semaine.

Dès lors, Marc resta dans l’attente. Depuis un an bientôt, la Cour de cassation avait ouvert son enquête, retardée par toutes sortes de complications, entravée de continuels obstacles, qui sans cesse renaissaient, grâce au travail souterrain des puissances mauvaises. Chez les Lehmann, après la joie vive du premier arrêt, décidant l’enquête, on commençait à désespérer de nouveau, devant tant de lenteur, lorsque les nouvelles de Simon étaient si mauvaises. La Cour, qui avait jugé inutile de le faire tout de suite ramener en France, s’était bien arrangée pour lui apprendre qu’elle s’occupait de la révision de son procès. Mais dans quel état allait-il revenir ? Ses longues souffrances ne l’achèveraient-elles pas, avant ce retour, éternellement ajourné ? David lui-même, si ferme, si brave, s’épouvantait. Et cette longue attente angoissée, dans laquelle vivaient David et Marc, le pays entier en souffrait, Maillebois surtout en était ravagé, comme d’une crise épuisante dont la continuité suspendait la vie sociale. Elle finissait par profiter aux anti-simonistes, qui s’étaient remis de la terrible trouvaille faite chez le père Philibin. Peu à peu, et grâce aux formalités si lentes, aux nouvelles fausses, nées du secret de l’enquête, ils affectaient de triompher encore, ils annonçaient l’écrasement certain des simonistes. Les articles infâmes du Petit Beaumontais retrouvèrent leurs mensonges et leurs outrages des grands jours. On entendit le père Théodose, à une cérémonie en l’honneur de saint Antoine de Padoue, se permettre en chaire une allusion au prochain triomphe de Dieu sur la race maudite de Judas. On revit, par les rues, par les places, le frère Fulgence passer en coup de vent, l’air affairé, la face exultante, comme s’il traînait derrière lui le char de l’Église, dans une apothéose. Quant au frère Gorgias, que la congrégation commençait à juger fort compromettant, on tâchait de le cloîtrer le plus possible, sans oser encore le faire disparaître, au fond de quelque retraite sûre, ainsi que le père Philibin. Et il n’était point commode, il aimait à se montrer, à étonner le monde, par des attitudes de saint religieux, traitant directement de son salut avec le ciel. Deux fois, il souleva un scandale, en allongeant des gifles à des enfants, qui ne sortaient pas de son école d’un air assez recueilli. Aussi le maire Philis, dont la dévotion correcte s’effarait de ce personnage d’une piété extraordinaire et violente, crut-il devoir intervenir, dans l’intérêt même de la religion. Il en fut question au conseil municipal, où Darras se trouvait toujours en minorité de quelques voix, paralysé, d’autant plus prudent, qu’il ne désespérait pas de redevenir maire, avec une majorité accrue, si l’affaire Simon tournait bien. En attendant, il fuyait les occasions d’en parler, la bouche cousue, très inquiet lorsqu’il voyait les moines et les prêtres reprendre le haut du pavé, dans Maillebois, comme en une cité désormais conquise.

Les nouvelles avaient beau devenir mauvaises, Marc voulait se forcer à l’espoir. Il était maintenant très soutenu par la fidélité brave de son adjoint Mignot, qui se donnait à lui chaque jour davantage, en vivant de sa vie intime de dévouement et de lutte. Un singulier phénomène moral s’était produit là, cette sorte d’action lente d’un maître sur un disciple d’abord révolté, ramené et absorbé ensuite. Certes, chez Mignot, personne autrefois n’aurait soupçonné l’étoffe du héros qu’il devenait aujourd’hui. Il s’était montré très louche dans l’affaire, chargeant Simon, songeant surtout à ne pas se compromettre. Il paraissait uniquement préoccupé de son avancement, ni bon ni mauvais au fond, prêt à tourner bien ou mal, selon les circonstances et les hommes. Et Marc était venu, et dans la tragique histoire, il s’était trouvé l’homme, l’intelligence et la volonté, qui devaient décider de cette conscience, l’embellir, la hausser à la vérité et à la justice. Ainsi la leçon éclatait, lumineuse, certaine : il suffisait de l’exemple, de l’enseignement d’un héros, pour faire lever d’autres héros, du sein obscur et vague de la foule moyenne. Depuis dix ans, on avait à deux reprises voulu nommer Mignot instituteur dans un petit village voisin, et il avait refusé, il préférait rester auprès de Marc, dont l’action sur lui était devenue si grande, qu’il parlait de ne le quitter jamais, en disciple fidèle, résolu à vaincre ou à être vaincu avec le maître. De même, après avoir attendu pour se marier, selon son attitude première de prudente expectative, il avait décidé de rester garçon, disant qu’il était trop tard, que ses élèves à présent lui servaient de famille. Et, d’ailleurs, ne prenait-il pas ses repas chez Marc, où il était accueilli en frère, faisant de ce foyer son propre foyer, goûtant là toute la douceur du lien le plus étroit, celui qui se resserre à mesure qu’on sent et qu’on pense de même ? Aussi, la lente désunion du ménage, à laquelle il assistait, lui avait-elle été très douloureuse ; et, depuis le départ de Geneviève, il était désespéré, forcé de manger dans un petit restaurant voisin, afin de ne pas accroître l’embarras de la triste maison sans femme. Mais il redoublait d’affection respectueuse pour Marc, il tâchait de le consoler, au milieu des coups dont on l’accablait. S’il ne revenait pas chaque soir après le dîner, afin de lui tenir compagnie, c’était par un sentiment de délicate discrétion, voulant le laisser seul avec sa fille, comprenant bien que celle-ci devait lui suffire. Il s’effaçait également devant Mlle Mazeline, plus utile au mari abandonné, plus savante à panser les blessures, avec ses mains légères de sœur. Et, lorsqu’il voyait Marc par trop assombri, près de céder à la souffrance, il n’avait encore trouvé qu’une façon de ramener la joie et l’espoir sur sa trace, celle de s’accuser de son ancien témoignage au procès Simon comme d’un crime, et de lui promettre, au procès futur, de soulager sa conscience publiquement, en criant la vérité. Ah ! oui, il la jurerait, l’innocence de Simon, dont il était maintenant convaincu, grâce au flot de lumière qui avait éclairé ses souvenirs !

Cependant, les lenteurs de la Cour de cassation continuaient d’encourager la furieuse campagne des anti-simonistes, et il y eut surtout une reprise acharnée de calomnies contre Marc, qu’il s’agissait de perdre, pour assurer le triomphe de l’école des frères sur les ruines de l’école laïque. Si elle laissait passer l’occasion favorable, l’Église se sentait menacée elle-même, atteinte mortellement, le jour où on lui reprendrait le droit d’enseigner, de pétrir à son usage les générations nouvelles. Un matin donc, le bruit se répandit dans Maillebois qu’on venait de surprendre Mlle Mazeline couchée avec Marc, et cela près de la chambre de Louise, sans que même la porte de communication fût fermée. On ajoutait des détails ignobles, un raffinement satanique d’impudence, œuvre évidente d’imaginations dévotes surchauffées.

Seulement, l’histoire restait en l’air, il était impossible de retrouver un témoin, des versions se succédaient d’autant plus terribles qu’elles devenaient contradictoires, élargissant l’infamie. Ce fut Mignot, très inquiet, qui osa prévenir Marc de la gravité du scandale, et ce dernier ne put se contenter, cette fois, d’opposer à une telle ignominie le hautain silence de son dédain. Il passa une journée d’affreux combat, le cœur déchiré par le nouveau sacrifice que son œuvre exigeait de lui. Et, quand vint le crépuscule, il était décidé, il se rendit à son habitude dans le petit jardin où il passait chaque soir une heure si douce, si réconfortante, en compagnie de Mlle Mazeline. Puis, comme elle était déjà là, assise sous la touffe de lilas, l’air songeur et bien triste, elle aussi, il prit un siège en face d’elle, il la regarda quelques secondes sans parler.

— Ma pauvre amie, dit-il enfin, j’ai un gros chagrin et je vais en soulager mon cœur, avant que Louise nous rejoigne… Nous ne pouvons continuer à nous voir ainsi chaque jour. Je crois même que nous serions sages en nous abstenant désormais de toutes relations… Vous le voyez, c’est un véritable adieu. Il va falloir nous séparer, mon amie.

Elle l’avait écouté sans surprise, comme sachant à l’avance ce qu’il avait à lui dire. Et, d’une voix courageuse et désolée :

— Oui, mon ami, c’est pour cet adieu que moi-même, je suis venue, ce soir encore, m’asseoir ici. Vous n’aurez pas à me convaincre, je sens comme vous la douloureuse nécessité de notre séparation… Quelqu’un m’a tout conté. En face de telles infamies, il ne nous reste d’autres armes que l’abnégation et le renoncement.

Un long silence se fit, sous le vaste ciel calme, où le jour se mourait lentement. Une odeur pénétrante montait des giroflées, tandis que le gazon, chauffé par le soleil, retrouvait un peu de fraîcheur.

Et Marc reprit, à demi-voix, comme s’il réfléchissait tout haut :

— Ces malheureux, qui vivent en dehors de la simple nature et du bon sens, ne peuvent toucher à rien de l’homme et de la femme, sans y mettre aussitôt l’ordure de leur imagination, pervertie par l’idée du péché. La femme n’est plus que le diable, dont le contact corrompt tout, tendresse, affection, amitié… J’avais bien prévu ce qui arrive, je faisais la sourde oreille, ne voulant pas leur donner la joie de paraître tenir compte de leurs calomnies. Mais si, moi, je puis hausser les épaules, il y a vous, mon amie, il y a Louise surtout, que cette boue finit par atteindre… Alors, les voilà victorieux de nouveau, ils vont se réjouir d’ajouter une grosse peine à toutes nos peines.

Très émue, Mlle Mazeline répondit :

— Ce sera pour moi la plus dure… Et je ne vais pas y perdre seulement la douceur de nos conversations du soir, j’en emporterai la tristesse de me dire que je cesse de vous être utile, que je vous laisse plus seul et plus malheureux. Pardonnez-moi cette petite vanité, mon ami, j’étais si heureux de vous aider dans votre œuvre, de me croire un peu votre réconfort et votre soutien ! Maintenant, je ne songerai plus à vous, sans vous voir abandonné, solitaire, réduit à cette misère de n’avoir même plus une amie… Ah ! il y a vraiment de bien exécrables gens !

Il eut un geste tremblant qui trahissait sa douleur.

— C’est ce qu’ils voulaient, m’isoler, me réduire, en faisant autour de moi le vide de toute affection. Et je puis vous l’avouer, c’est l’unique blessure dont je souffre réellement. Le reste, les attaques directes, les outrages, les menaces, tout cela me fouette, me grise d’un besoin d’héroïsme. Mais être frappé dans les miens, les voir salis, empoisonnés, jetés en victimes parmi les cruautés et les hontes de la lutte, il y a là une affreuse chose dont j’agonise et qui me rend lâche… Ils m’ont pris ma pauvre femme, les voilà qui vous séparent de moi, et je m’y attends, ils finiront par m’enlever ma fille.

Mlle Mazeline, dont les yeux se mouillaient de larmes, le fit taire.

— Prenez garde, mon ami, voici justement Louise.

Vivement, il répliqua :

— Je n’ai pas à prendre garde. Je l’attendais, il faut qu’elle sache.

Et, comme l’enfant souriante s’était approchée et s’asseyait entre eux, il lui dit :

— Ma chérie, tu vas faire tout à l’heure un petit bouquet pour mademoiselle. Je désire qu’elle ait de nous quelques fleurs, avant que je verrouille cette porte, entre les deux jardins.

— Verrouiller la porte ! pourquoi donc, père ?

— Parce que mademoiselle ne doit plus revenir ici… On nous prend notre amie, comme on nous a pris ta mère.

Louise demeura réfléchie et grave, dans le grand silence qui suivit. Elle avait regardé son père, puis elle regarda Mlle Mazeline. Et elle ne demanda aucune explication. Mais elle semblait comprendre, toutes sortes de pensées précoces passaient en légères ombres sur le haut front pur qu’elle tenait de son père, tandis qu’une grande bonté désolée attendrissait ses yeux.

— Je vais faire le bouquet, finit-elle par répondre, et c’est toi, père, qui le donneras à mademoiselle.

Et, pendant que l’enfant, cherchant les fleurs les plus fraîches, allait et venait le long de la plate-bande, ils passèrent encore là quelques minutes tristes et délicieuses. Ils ne disaient plus rien, leurs idées seules s’échangeaient, fraternelles, uniquement pleines du bonheur des autres, des sexes réconciliés, de la femme instruite et libérée, libérant l’homme à son tour. C’était la grande solidarité humaine, tout ce que l’amitié peut mettre d’étroit et d’absolu, entre deux créatures, homme et femme, en dehors de l’amour. Il était son frère, elle était sa sœur. Et la nuit qui tombait de plus en plus sur le jardin embaumé, leur apportait à eux-mêmes une fraîcheur reposante, dans leur chagrin.

— Père, voici le bouquet, je l’ai noué avec un brin d’herbe.

Alors, Mlle Mazeline se leva, et Marc lui donna le bouquet. Puis, tous les trois marchèrent vers la porte. Quand ils furent devant elle, ils restèrent là un instant encore, ne disant toujours rien, heureux simplement de retarder un peu la séparation. Enfin, Marc ouvrit la porte toute grande, et Mlle Mazeline, après être passée dans son jardin, se retourna, regarda une dernière fois le père, que la fille avait pris entre ses bras, en appuyant la tête à sa poitrine.

— Adieu, mon ami.

— Adieu, mon amie.

Il n’y eut rien autre, la porte fut lentement refermée. Ensuite, des deux côtés, les verrous furent poussés avec douceur ; mais ils s’étaient rouillés, ils eurent un petit cri plaintif. Et cela parut plein de tristesse, c’était fini, quelque chose de bon et de consolant que la haine aveugle venait de tuer.

Un mois s’écoula encore. Marc n’avait plus que sa fille, et il sentait le cercle d’abandon et de solitude se resserrer autour de lui. Louise continuait à suivre la classe de Mlle Mazeline, qui, sous les regards curieux des écolières, s’efforçait de la traiter comme ses autres élèves, sans préférence. L’enfant ne s’attardait plus, rentrait vite faire ses devoirs près de son père. Et, s’il arrivait que l’instituteur et l’institutrice se rencontrassent, ils échangeaient un simple salut, ils évitaient de s’adresser la parole, en dehors des nécessités absolues de leurs fonctions. Dans Maillebois, cette attitude fut très remarquée, très commentée. Les gens raisonnables leur surent gré de couper court ainsi aux vilains bruits mis en circulation. Seulement, les autres ricanaient, triomphaient : c’était très bien de sauver les apparences, mais ça n’empêchait pas les deux amoureux de se retrouver la nuit, et la fillette devait continuer à en entendre de propres, si elle avait le sommeil léger. Lorsque Marc connut par Mignot ces nouvelles infamies, il tomba en une grande amertume. Il y avait des heures où son courage faiblissait : à quoi bon désoler sa vie, renoncer à tous les bonheurs, si nul sacrifice ne doit compter pour les méchants ? Jamais, sa solitude ne lui avait paru si empoisonnée, si lourde. Dès que, la nuit venue, il se retrouvait seul avec Louise, dans le logis froid et désert, il se sentait envahi d’une invincible désespérance, à l’idée que, s’il perdait un jour cette enfant, il n’aurait plus personne pour l’aimer et lui tenir chaud au cœur.

La fillette allumait la lampe se mettait à sa petite table d’écolière.

— Papa, je vais rédiger ma leçon d’histoire, avant de me coucher.

— C’est ça, ma chérie, travaille.

Lui, sous le grand silence de la maison vide, était pris d’une angoisse. Il ne pouvait continuer à corriger les copies de ses élèves, il se levait, marchait d’un bout à l’autre de la pièce, d’un pas alourdi. Longtemps, il piétinait de la sorte, comme enfoncé dans l’ombre, hors du cercle étroit de lumière qui tombait de l’abat-jour de la lampe. Et, parfois, en passant derrière sa fille, il se penchait, il lui baisait brusquement les cheveux, les yeux en pleurs.

— Oh ! mon papa, qu’as-tu donc ? disait-elle. Voilà que tu te fais encore de la peine !

Elle avait senti une larme chaude lui tomber sur le front. Elle se retournait, l’enveloppait de ses bras caressants, le forçait à se rasseoir près d’elle.

— Tu n’es pas raisonnable, mon papa, à te désespérer toujours ainsi, lorsque nous sommes seuls. Toi si vaillant dans la journée, on te dirait pris de peur, le soir, comme moi jadis, quand je ne voulais pas rester sans lumière… Puisque tu as du travail, tu devrais travailler.

Il s’efforçait de rire.

— Alors, c’est toi la grande personne sage, ma chérie… Sans doute, je vais me remettre à la besogne.

Mais, en la regardant, ses yeux s’obscurcissaient de nouveau, et il recommençait à lui baiser les cheveux, éperdument.

— Quoi donc ? quoi donc ? balbutiait-elle, attendrie, en larmes à son tour. Pourquoi m’embrasses-tu si fort ?

Et lui, frémissant, avouant sa terreur, disait la menace dont semblait l’environner toute cette ombre.

— Pourvu que tu me restes, mon enfant, pourvu qu’on ne t’emporte pas, toi aussi !

Elle demeurait sans paroles, elle le caressait, ils pleuraient ensemble. Puis, lorsqu’elle avait réussi à le faire se rasseoir devant les copies de ses élèves, elle se remettait elle-même à sa leçon d’histoire. Quelques minutes alors s’écoulaient, et il était repris de son inquiétude, il devait se lever de nouveau, pour marcher, marcher encore. Et il semblait comme à la poursuite du bonheur perdu, dans tout ce silence et toutes ces ténèbres de son foyer détruit.

L’époque de la première communion approchait, et le scandale recommença. Louise venait d’avoir treize ans, tout le Maillebois dévot s’indignait de cette grande fille qui restait sans religion, refusant de se confesser, n’allant même plus à la messe. Depuis le départ de sa mère surtout, on disait qu’elle vivait comme les bêtes ; et, naturellement, on parlait d’elle avec une grande pitié, ainsi que d’une victime, car on la représentait écrasée sous l’autorité brutale de son père, qui, matin et soir, en façon de prière sacrilège, la faisait cracher sur le crucifix. Mlle Mazeline, aussi, lui donnait sûrement des leçons de diaboliques débauches. N’était-ce pas un crime de laisser cette pauvre âme en perdition, aux mains de ce couple de damnés, dont l’inconduite notoire révoltait toutes les consciences ? On parlait d’agir, d’organiser des manifestations, pour forcer le père dénaturé à rendre sa fille à la mère, cette sainte femme qu’il avait forcée à fuir, tant il la révoltait par la répugnante bassesse de sa vie.

Marc, qui s’accoutumait aux outrages, s’inquiéta seulement des scènes violentes que Louise devait subir, à chacune de ses visites chez ces dames. Sa mère, toujours souffrante, très lente à se remettre de ses couches, se contentait de se montrer froide, d’une tristesse muette, laissant Mme Duparque, la terrible aïeule, gronder au nom du Dieu de colère, attiser les flammes infernales sous les chaudières de Satan. Une grande fille, entrée dans sa quatorzième année, n’avait donc pas honte de vivre en sauvage, comme les chiens qui ne savent rien de Jésus et qu’on chasse des églises ? Ne tremblait-elle pas, à l’idée du châtiment éternel dont elle serait punie, l’huile bouillante, les fourches de fer, les crocs rougis au feu, toute sa chair de maudite bouillie, rôtie, déchirée, pendant des milliards et des milliards de siècles ? Et, quand Louise lui revenait le soir, quand elle lui parlait de ces menaces, Marc frémissait de ces tentatives de viol d’une conscience par la peur, tâchant de lire dans les yeux de l’enfant si elle était ébranlée.

Elle en était parfois émue, mais on lui contait de trop abominables choses. Alors, elle disait de son air calme et raisonnable :

— C’est drôle, mon papa, ce bon Dieu qui serait si méchant ! Grand-mère, aujourd’hui, a prétendu que, si je manque une seule fois la messe, le diable me coupera les pieds en petits morceaux, pendant toute l’éternité… Ce ne serait pas juste. Et puis, vraiment, ça ne me paraît guère possible.

Il se rassurait un peu. Dans son scrupule de ne pas violenter cette intelligence naissante, il ne discutait pas directement les étranges leçons reçues chez ces dames, il se contentait d’un enseignement général, basé sur la raison, d’un continuel appel à la vérité, à la justice, à la bonté. Et ce qui le ravissait, chez sa fille, c’était cet éveil précoce du bon sens, ce besoin inné de la logique et de la certitude, qu’elle devait tenir de lui. Avec quelle joie, de la fillette encore fragile, en proie aux faiblesses, aux enfantillages de son âge, il voyait se dégager une femme d’esprit clair et solide, de cœur tendre ! Ses inquiétudes venaient de la crainte qu’on ne détruisît, les promesses de cette belle moisson future. Et il se calmait, les jours seulement où l’enfant l’étonnait par ses raisonnements de grande et sage personne déjà.

— Oh ! tu sais, continuait-elle, je suis très polie avec grand-mère. Je lui réponds que, si je ne vais pas à confesse et si je ne fais pas ma première communion, c’est que j’attends d’avoir vingt ans, comme tu me l’as demandé… Ça m’a l’air très raisonnable. Et, alors, je suis très forte, en ne sortant pas de là, parce que, n’est-ce pas ? quand on a raison, on est très fort.

Parfois, malgré son affection, sa déférence pour sa mère, elle s’égayait, plaisantait doucement.

— Tu te souviens, mon papa, maman m’avait dit : « Je t’expliquerai le catéchisme, moi. » Et j’avais répondu : « C’est ça, tu me feras répéter mes leçons, et tu sais, je ne mets aucune mauvaise volonté à comprendre. » Alors, comme je n’ai jamais compris rien de rien au catéchisme, maman a donc voulu me l’expliquer ; et le malheur, c’est que je continue à ne comprendre rien du tout… Ça me met dans un gros embarras. J’ai peur de lui faire de la peine, j’en suis réduite à feindre de saisir brusquement quelque chose. Mais je dois avoir l’air si bête, qu’elle finit toujours par interrompre la leçon d’un air fâché, en me traitant de sotte… L’autre jour encore, à propos du mystère de l’Incarnation, elle m’a répété qu’il ne s’agissait pas de comprendre, mais de croire ; et, comme j’ai eu le malheur de lui répondre que je ne pouvais pas croire, sans comprendre, elle m’a dit que c’était là une phrase de toi, mon papa, et que le diable nous prendrait tous les deux… Oh ! j’ai pleuré, j’ai pleuré !

Elle souriait pourtant, et elle ajouta plus bas :

— Le catéchisme, ça m’a plutôt détachée des idées de maman. Il y a là-dedans trop de choses qui me tourmentent… Maman a bien tort de vouloir me les entrer quand même dans la tête.

Son père l’aurait embrassée. Allait-il donc avoir la grande joie de trouver en sa fille une exception, un de ces petits cerveaux pondérés, mûris de bonne heure, dans lesquels la raison semble pousser comme dans une terre propice ? Les autres fillettes, à cet âge trouble de la puberté, sont si gamines encore, si agitées d’un frisson nouveau, toute une proie facile aux contes bleus, aux rêveries mystiques ! Et quelle chance rare, si la sienne échappait au sort commun de ses compagnes envahies, conquises par l’Église, grâce à l’heure louche où le prêtre s’emparait d’elles ! Grande et forte, très saine, elle venait de se former sans accident. Mais, si elle était déjà une petite femme, il y avait des jours où elle restait bien enfant, s’amusant à des riens, disant de grosses sottises, retournant à sa poupée, avec qui elle tenait d’extraordinaires conversations. Et c’était ces jours-là que son père se sentait repris d’inquiétude, tremblant devant tant de puérilité encore, se demandant si l’on ne finirait pas par la lui voler et par obscurcir cette raison, d’une aube si limpide et si fraîche.

— Ah ! oui, mon papa, c’est bête, ce que me disait tout à l’heure ma poupée. Mais, que veux-tu ? elle n’est pas encore bien raisonnable, elle !

— Et tu espères la rendre raisonnable, ma chérie ?

— Je ne sais pas trop. Elle a la tête si dure ! Pour l’histoire sainte, ça va encore ; elle en retient le mot à mot. Mais, pour la grammaire et l’arithmétique, c’est une vraie bûche.

Et de rire. Le triste logis avait beau être vide et glacé, elle l’emplissait par moments de sa gaieté enfantine, sonnante comme une fanfare d’avril.

Cependant, à mesure que les jours s’écoulaient, elle devenait plus grave, plus préoccupée. Quand elle rentrait de ses visites du jeudi et du dimanche à sa mère, elle rapportait de chez ces dames des airs de réflexion, de grands silences rêveurs. Le soir, lorsqu’elle travaillait sous la lampe, elle s’oubliait parfois à regarder longuement son père, avec des yeux de bonté triste. Et ce qui devait arriver finit par se produire.

Ce fut pendant une chaude soirée, sous la menace d’un orage, dont la nuée d’encre alourdissait le ciel. À leur habitude, le père et la fille travaillaient, dans l’étroit rond de clarté qui tombait de l’abat-jour ; et, par la fenêtre grande ouverte sur Maillebois, noir et endormi, des papillons de nuit entraient, troublant seuls le profond silence du petit frémissement de leurs ailes. La fillette, qui avait passé l’après-midi place des Capucins, semblait très lasse, le front chargé d’une pensée trop lourde. Maintenant, penchée sur son papier, elle n’écrivait pas, elle réfléchissait. Et elle se décida enfin à poser sa plume, elle parla dans la grande paix triste de la maison.

— Mon papa, j’ai quelque chose à te dire qui me chagrine beaucoup. Je vais te faire certainement une grosse, grosse peine, et c’est pourquoi je n’en ai pas encore trouvé le courage. Mais, pourtant, je me suis bien promis de ne pas me coucher, sans t’apprendre ma résolution, tellement je la crois raisonnable et nécessaire.

Marc avait vivement levé la tête, le cœur serré, pris de peur, devinant le dernier désastre, à la voix tremblante de l’enfant.

— Quoi donc ? ma chérie.

— Eh bien ! mon papa, j’ai réfléchi, j’ai passé toute la journée encore à retourner cette chose dans ma petite tête, et il me semble que, si tu es de mon avis, je dois te quitter pour aller vivre avec maman, chez grand-mère.

Il fut bouleversé, il protesta d’abord violemment.

— Comment, de ton avis ! Mais je ne veux pas ! Mais, de toutes mes forces, je te retiendrai, je t’empêcherai de m’abandonner à ton tour !

— Oh ! mon papa, murmura-t-elle, désolée, réfléchis rien qu’un tout petit peu, et tu verras bien que j’ai raison.

Il ne l’écoutait pas, il s’était levé, il marchait éperdument dans la pièce à demi obscure.

— Je n’ai plus que toi, et tu partirais ! On m’a pris ma femme, et maintenant on me prendrait ma fille, on me laisserait seul, nu, abandonné, sans une tendresse ! Ah ! je le sentais venir, ce coup de grâce, je prévoyais bien que les mains abominables, dans l’ombre, m’arracheraient ce dernier lambeau de mon cœur !… Non, non ! c’est trop, jamais je ne consentirai à cette séparation !

Et, s’arrêtant tout d’un coup devant elle, il continua d’une voix rude :

— On t’a donc gâté l’esprit et le cœur, à toi aussi, pour que tu ne m’aimes plus ?… N’est-ce pas ? à chacune de tes visites, on recommence mon procès, on te répète des infamies, afin de te détacher de moi. Il s’agit, n’est-ce pas ? de t’arracher à l’influence du maudit, du damné, et de te rendre aux bons amis de ces dames, qui feront de toi une hypocrite et une démente… Et ce sont mes ennemis que tu écoutes, et c’est à leurs obsessions continuelles que tu vas obéir, en m’abandonnant !

Désespérée, elle leva vers lui des mains suppliantes, les yeux en larmes.

— Mon papa, mon papa, calme-toi… Je t’assure, tu te trompes, maman n’a jamais laissé dire devant moi des choses trop vilaines sur ton compte. Sans doute, grand-mère ne t’aime pas, et elle ferait mieux de se taire souvent, quand je suis présente. Je mentirais, si je disais qu’elle ne fait pas tout son possible pour que j’aille rejoindre maman et habiter chez elle. Mais, je te le jure, ni elle ni les autres ne sont pour rien dans ma détermination… Tu le sais bien, je ne mens jamais. C’est moi, moi seule, qui ai réfléchi et qui ai songé à notre séparation, comme à une chose bonne et sage.

— Une chose bonne, ton départ ! J’en mourrai.

— Non, tu comprendras, et tu es si brave !… Assieds-toi, écoute-moi.

Elle le força doucement à se rasseoir devant elle. Dans ses deux mains caressantes, elle lui avait pris les mains, et elle le raisonnait, en petite personne très avisée.

— Chez grand-mère, tout le monde est convaincu que c’est uniquement toi qui me détournes de la religion. Tu pèses sur moi, tu me brutalises pour m’imposer tes idées, et si je t’échappais, je me confesserais demain, je ferais ma première communion… Alors, pourquoi ne pas leur prouver qu’ils se trompent ? Demain, j’irai habiter chez grand-mère, et ils verront bien, ils devront reconnaître leur erreur profonde, car ça ne m’empêchera pas de leur répéter toujours la même réponse : « Je me suis engagée à ne pas faire ma première communion, avant mes vingt ans, de façon à pouvoir accepter pleinement la responsabilité d’un tel acte, et je tiendrai ma promesse, j’attendrai. »

Il eut un geste de doute.

— Ma pauvre enfant, tu ne les connais guère, ils t’auront brisée, conquise, au bout de quelques semaines. Tu n’es encore qu’une petite fille.

À son tour, elle se révolta.

— Ah ! tu n’es guère gentil, mon papa, de me croire si peu sérieuse ! Une petite fille c’est vrai, mais ta petite fille, et qui s’en fait gloire !

Elle avait dit ça d’un tel air de bravoure enfantine, qu’il ne put s’empêcher d’en sourire. Elle lui faisait chaud au cœur, cette mignonne, en qui, par moments, il se retrouvait tout entier, avec de la réflexion et de la logique dans la passion. Il la regardait, la trouvait très belle et très sage, le visage à la fois solide et fier, les yeux clairs, admirables de franchise. Et il l’écoutait toujours, tandis que, lui gardant les deux mains entre les deux siennes, elle continuait à faire valoir les raisons qui la décidaient à rejoindre sa mère, dans la petite maison dévote de la place des Capucins. Sans même effleurer les affreuses calomnies répandues, elle laissa entendre combien on leur saurait gré de ne pas braver l’opinion publique. On disait partout que sa place était chez ces dames, elle consentait donc à s’y rendre et elle avait beau n’avoir que treize ans, elle y serait certainement la plus raisonnable, on verrait bien si elle n’y ferait pas la meilleure besogne.

— N’importe, mon enfant, finit-il par dire, d’un air de grande lassitude, jamais tu ne me convaincras de la nécessité d’une rupture entre nous deux.

Elle le sentit qui faiblissait.

— Mais ce n’est pas une rupture, mon papa. J’allais bien voir maman deux fois par semaine, je viendrai te voir, et plus souvent… Enfin, comprends-tu ? maman m’écoutera peut-être un peu, lorsque je serai près d’elle. Alors, je lui parlerai de toi, je lui dirai combien tu l’aimes toujours, combien tu la pleures. Et, qui sait ? elle réfléchira, je te la ramènerai.

Leurs larmes coulèrent à tous les deux, ce fut un grand attendrissement, aux bras l’un de l’autre. Le père était bouleversé par le charme profond de cette enfant, chez laquelle tant de puérilité encore se mêlait à tant de raison, de bonté et d’espoir. Et la fille s’abandonnait à son cœur, comme mûrie avant l’âge, par des choses qu’elle sentait confusément et qu’elle n’aurait pu dire.

— Fais donc comme il te plaira, finit-il par bégayer, au milieu des pleurs. Mais, si je cède, je ne puis t’approuver, tout mon être se révolte et proteste.

Telle fut la dernière soirée qu’ils passèrent ensemble. Au-dehors, la chaude nuit restait d’un noir d’encre, sans un souffle. Par la fenêtre grande ouverte, pas un bruit ne venait de la ville anéantie. Seuls, des vols silencieux de papillons entraient, se brûlaient à la lampe. L’orage n’éclata pas, et très tard, le père et la fille, sans se parler davantage, demeurèrent assis face à face, à leur table de travail, comme enfoncés dans leur besogne, simplement heureux d’être encore ensemble, au milieu de cette paix immense.

Mais, le lendemain, quelle affreuse soirée pour Marc ! Sa fille était partie, il se trouvait absolument seul, dans le logis vide et morne. Après l’épouse, l’enfant, et il n’avait plus personne qui l’aimât, on lui avait arraché lambeau à lambeau, tout son cœur. Auparavant, afin qu’il ne lui restât pas même la consolation d’une amie, on l’avait bassement forcé à rompre avec l’unique femme dont le haut esprit fraternel l’aurait soutenu. C’était bien le complet désastre qu’il sentait venir depuis longtemps, le sourd travail de destruction accompli autour de lui par les exécrables mains invisibles, pour le miner et l’abattre sur les décombres de toute son œuvre. Maintenant, on croyait le tenir, saignant de cent blessures, torturé, abandonné, sans force dans sa maison frappée de la foudre, à ce foyer souillé et désert, où il agonisait. Et, ce premier soir de solitude, il était vraiment un vaincu, ses ennemis l’auraient cru désormais à leur merci, s’ils avaient pu le voir allant et venant d’un pas chancelant, dans le pâle crépuscule, ainsi qu’une misérable bête blessée cherchant un trou d’ombre, pour y tomber et mourir.

En vérité, l’heure était affreuse. On avait les plus mauvaises nouvelles de l’enquête, ouverte par la Cour de cassation, dont les lenteurs semblaient vouloir enterrer l’affaire. Vainement, il avait tenté jusque-là de se forcer à l’espoir, sa crainte grandissait chaque jour d’apprendre la mort de Simon, avant même que la révision de son procès fût acquise. Dans ces jours de tristesse, il voyait tout perdu, la révision rejetée, son long effort inutile, la vérité et la justice égorgées définitivement, exécrable crime social, catastrophe honteuse où sombrait la patrie tout entière. Il en éprouvait comme une horreur sacrée, un frisson d’épouvante qui le glaçait. Et puis, c’était à côté de ce désastre public, son désastre personnel dont il sentait davantage l’inévitable accablement. Maintenant que Louise n’était plus là, à l’attendrir de son charme, à lui donner l’illusion de sa raison et de son courage précoces, il se demandait comment il avait pu être assez fou pour la laisser aller chez ces dames. Elle n’était qu’une enfant, elle serait envahie, conquise en quelques semaines, par la toute-puissante Église, victorieuse de la femme depuis des siècles. On la lui avait prise, on ne la lui rendrait jamais, il ne la verrait même plus. Et c’était lui qui avait envoyé à l’erreur cette victime, sans défense encore, et il tombait dans une atroce désespérance, dans l’anéantissement de son œuvre, de lui-même et des siens.

Huit heures sonnèrent, Marc n’avait pas eu la force de s’asseoir seul à sa table, pour dîner, dans la pièce devenue noire, lorsque quelqu’un frappa timidement à la porte. Étonné, il vit entrer Mignot, qui eut quelque peine à s’expliquer d’abord.

— Voilà, monsieur Froment… Comme vous m’avez annoncé ce matin le départ de votre petite Louise, une idée m’a roulé dans la tête toute la journée… Alors, ce soir, avant d’aller dîner à mon restaurant…

Il s’arrêta, cherchant sa phrase.

— Comment ! s’écria Marc, vous n’avez pas encore dîné, Mignot ?

— Mais non, monsieur Froment… Voilà, mon idée était de venir avec vous, pour vous tenir un peu compagnie ; et j’ai hésité, j’ai perdu du temps… Si ça vous faisait plaisir, à présent que vous êtes seul, je pourrais reprendre pension chez vous. Deux hommes, ça s’entend toujours. Nous ferions la cuisine, nous viendrions bien à bout du ménage, que diable !… Voulez-vous ? ça me rendrait bien heureux.

Un peu de joie était rentré dans le cœur de Marc. Il eut un sourire ému.

— Je veux bien… Vous êtes un brave garçon, Mignot… Tenez ! asseyez-vous, nous allons commencer par dîner ensemble.

Et ils dînèrent en face l’un de l’autre, le maître retombé dans son amertume, l’adjoint se levant sans bruit, pour un plat ou un morceau de pain, au milieu de la grande paix mélancolique du soir.