Vérité (Zola)/Livre IV/Chapitre I

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre I
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En octobre, ce fut avec une sérénité joyeuse que Marc alla reprendre, à Jonville, son ancien poste si modeste d’instituteur primaire. Un grand calme s’était fait en lui, un courage et un espoir nouveaux venaient de succéder à la désespérance lasse, dont l’avait accablé le monstrueux arrêt de Rozan.

Jamais on ne réalise tout l’idéal, et il se reprochait presque d’avoir compté sur un triomphe d’apothéose. Le train humain ne va pas de la sorte par bonds superbes et par glorieux coups de théâtre. C’était la chimère, croire que la justice allait être acclamée par les millions de bouches d’un peuple, s’imaginer le retour de l’innocent au milieu d’une grande fête nationale, faisant du pays entier une nation de frères. Chaque progrès, le plus petit, le plus légitime, a dû être conquis par des siècles de lutte. Chaque pas en avant de l’humanité a demandé des torrents de sang et de larmes, des hécatombes de victimes, se sacrifiant pour le bonheur des générations futures. Et, dans cette éternelle bataille contre les forces mauvaises, il était donc déraisonnable d’attendre une victoire décisive, un de ces coups suprêmes qui réalisent toute l’espérance, tout le rêve d’une humanité fraternelle et juste.

D’ailleurs, il avait fini par se rendre compte du nouveau pas considérable fait sur cette route du progrès, si rude, si meurtrière. Dans la mêlée, sous les outrages, sous les blessures, on ne s’aperçoit pas toujours du terrain conquis. On se croit vaincu, et l’on a beaucoup marché, on se trouve rapproché du but. Si, à Rozan, la seconde condamnation de Simon avait paru une défaite affreuse, la victoire morale de ses défenseurs n’en était pas moins immense. Toutes sortes de biens se trouvaient acquis, un groupement des esprits libres et des cœurs généreux, un élargissement de la solidarité humaine, d’un bout à l’autre du monde, un ensemencement de vérité et de justice, qui pousseraient un jour, même si le bon grain devait germer dans le sillon pendant de longs hivers. À grand-peine, les castes réactionnaires avaient sauvé, pour un temps encore, la charpente pourrie du passé, à force de mensonges et de crimes. Mais elle n’en craquait pas moins de toutes parts, le terrible coup reçu venait de la fendre du haut en bas, et les coups de l’avenir l’achèveraient, l’abattraient en un tas d’ignobles décombres.

Aussi ne gardait-il plus que le regret de n’avoir pu tirer de cette prodigieuse affaire Simon la leçon de choses admirable, qui aurait enseigné le peuple, dans un éclat de foudre. Jamais un cas si complet, si décisif, ne se représenterait sans doute la complicité de tous les pouvoirs, de toutes les oppressions, se liguant pour écraser un pauvre homme, un innocent, dont l’innocence mettait en péril le pacte d’exploitation humaine signé entre les puissants de ce monde, le crime avéré du prêtre, du soldat, du magistrat, du ministre, entassant pour essayer encore de tromper le peuple, le plus extraordinaire amas d’infamies, tous pris en flagrant délit de mensonge et meurtre, n’ayant plus qu’à sombrer dans un océan de boue ; le partage enfin du pays en deux camps, d’un côté l’ancienne société autoritaire, caduque et condamnée, de l’autre la jeune société de l’avenir, libérée déjà, allant toujours à plus de vérité, à plus de justice, à plus de paix. L’innocence de Simon reconnue, c’était le passé réactionnaire assommé d’un coup, c’était l’avenir joyeux apparaissant aux yeux des plus simples, enfin grands ouverts, À aucune époque, la hache révolutionnaire ne se serait abattue si profondément dans le vieil édifice social vermoulu. Tout un élan irrésistible aurait emporté la nation vers la cité future. En quelques mois, l’affaire Simon aurait plus fait pour l’émancipation du peuple et pour le règne de la justice que cent années d’ardente politique. Et la douleur d’avoir vu les faits gâter, briser entre leurs mains l’œuvre admirable, devait rester éternellement au cœur des combattants.

Mais la vie continuait, il fallait bien lutter encore, lutter toujours. Un pas était fait, d’autres pas restaient à faire. Au jour le jour, dans le réel amer et obscur le plus souvent, le devoir était de donner de nouveau son sang et ses larmes, quitte à gagner le terrain pouce à pouce, sans avoir la récompense d’assister jamais à la victoire. Marc acceptait ce sacrifice, n’espérant plus voir l’innocence de Simon reconnue légalement, définitive et triomphante pour le peuple tout entier. Il sentait l’impossibilité de reprendre l’affaire au milieu des passions du moment, certain d’un recommencement des atroces campagnes et d’un nouvel écrasement du juif, grâce à la déclaration de quelques-uns et à la lâcheté du plus grand nombre. Sans doute faudrait-il attendre la mort des personnages mis en cause, une transformation des partis, une autre heure politique, avant que le gouvernement osât saisir une seconde fois la Cour de cassation, pour effacer de l’histoire du pays cette abominable page. David et Simon eux-mêmes en semblaient convaincus, enfermés là-bas dans leur exploitation des Pyrénées, toujours aux aguets d’une circonstance, d’une trouvaille heureuse, mais les mains liées par la situation, sentant bien la nécessité d’attendre, s’ils ne voulaient pas soulever encore un massacre inutile et dangereux. Et, dans cette attente forcée, Marc en revenait à sa mission, à l’œuvre unique en laquelle il mettait sa certitude, l’instruction des humbles et des petits, celle engendrée par la connaissance qui peut seule rendre un peuple capable de justice. Les quelques progrès obtenus, il les devait à son enseignement ; et les petits-enfants des enfants réaliseraient par le savoir un peu plus d’équité ; et les arrière-petits-enfants des petits-enfants seraient enfin peut-être assez libérés de l’erreur, assez justes, pour réparer le crime en glorifiant l’innocent. Une grande sérénité lui était venue, il acceptait que des générations fussent nécessaires, afin de tirer la France de son engourdissement, des poisons dont on l’avait gorgée, tout un sang nouveau qui referait d’elle la France de son ancien rêve, généreuse, libératrice et justicière.

La vérité, la vérité ! jamais il ne l’avait encore aimée si passionnément. Autrefois, il en avait le besoin comme de l’air qu’on respire, il ne pouvait vivre sans elle, tombant en souffrance, en une angoisse intolérable, dès qu’il ne la possédait plus. Maintenant, après l’avoir vue si furieusement combattue, niée, enfouie au plus profond du mensonge, ainsi qu’une morte qui ne se réveillerait pas, il croyait en elle davantage, il la sentait d’une façon irrésistible, capable de faire sauter le monde, le jour où l’on voudrait l’enfermer sous terre. Elle cheminait sans une heure de repos, elle marchait à son but de lumière, et rien ne l’arrêterait. Il haussait les épaules d’ironique dédain quand il voyait des coupables croire qu’ils avaient anéanti la vérité, qu’ils la tenaient sous leurs pieds, comme si elle n’était plus. Le moment venu, la vérité éclaterait, les disperserait en poussière, tranquille et rayonnante. Et c’était cette certitude d’avoir avec lui la vérité toujours vivante et victorieuse, même après des siècles, qui lui donnait cette force tranquille de se remettre à la besogne et d’attendre gaiement, même au-delà de son existence, le triomphe certain.

Puis, le spectacle effroyable de l’affaire Simon avait solidifié ses convictions, élargi sa foi. Déjà, il condamnait la bourgeoisie, une classe épuisée par l’abus du pouvoir usurpé, volé le jour du partage, une classe libérale devenue réactionnaire, passée de la libre pensée au plus bas cléricalisme, depuis le jour où elle avait senti dans l’Église l’alliée naturelle de ses rapines et de ses jouissances. Aujourd’hui, il l’avait vue à l’œuvre, lâche et menteuse, faible et tyrannique, déniant toute justice à l’innocent, résignée à tous les crimes pour ne rien gâcher de ses millions, dans sa terreur du peuple peu à peu réveillé, réclamant sa part. Et la jugeant plus pourrie et plus agonisante encore qu’il n’avait cru, il la condamnait à une disparition prompte, si la nation ne voulait pas mourir d’une infection inguérissable. Désormais, l’unique salut était dans le peuple, dans cette force nouvelle, cet inépuisable réservoir d’hommes, de travail et d’énergie. Il le sentait monter sans cesse, comme la jeune humanité renouvelée, apportant à la vie sociale une infinie puissance, pour plus de vérité, plus de justice, plus de bonheur.

Et cela confirmait la mission qu’il s’était donnée, cette mission si modeste en apparence d’instituteur de village, et qui était en somme l’apostolat moderne, la seule œuvre importante dont sortirait la société de demain. Il n’était pas de rôle plus haut, abattre l’erreur de l’Église, lui substituer la vérité de la science, la paix humaine faite de connaissance et de solidarité. La France future poussait dans les campagnes, au fond des plus humbles hameaux et c’était là qu’il fallait agir et vaincre.

Tout de suite, Marc se remit à la besogne. Il s’agissait de réparer le mal que Jauffre avait laissé faire, en abandonnant Jonville à la toute-puissance du curé Cognasse. Mais, pendant les premiers jours d’installation, quelle joie pour le ménage réconcilié, recommençant les jeunes amours, de se retrouver dans le pauvre nid d’autrefois. Depuis seize ans, rien n’y avait été changé, c’était toujours la petite école, avec l’étroit logement et le jardinet derrière. On venait simplement de reblanchir les murs, cela était presque propre, grâce à de grands lavages que Geneviève surveilla. Et elle ne se lassait pas d’appeler Marc, pour éveiller ses souvenirs, heureuse et riant de chaque chose qui lui revenait du passé.

— Oh ! viens donc voir le tableau des insectes utiles accroché par toi dans la classe. Il y est encore… Et ces patères que j’ai posées moi-même, pour les chapeaux des enfants… Et là, au fond de l’armoire, des corps solides, en hêtre, que tu avais fabriqués.

Il accourait, il s’égayait avec elle. Puis, c’était lui qui l’appelait à son tour.

— Monte, monte vite !… Tiens, sur ce mur de l’alcôve, tu vois cette date, gravée au canif ? Tu te souviens, je l’ai inscrite le jour de la naissance de Louise… Et, rappelle-toi, la fente, là-haut, au plafond, nous la regardions quand nous étions couchés, et nous plaisantions, nous disions que les étoiles descendaient nous guetter et nous sourire.

Enfin, tous les deux, en parcourant le petit jardin, s’appelaient encore, s’exclamaient ensemble.

— Mais vois donc le vieux figuier ! il est tout pareil, nous l’avons quitté d’hier.. Ah ! à la place de ces oseilles, nous avions une bordure de fraisiers, et il faudra en remettre une… La pompe a été changée, ce n’est pas dommage. On pourra peut-être arroser, avec celle-ci… Notre banc, oh ! notre banc, sous la vigne vierge ! Il faut nous y asseoir et nous y embrasser. Tous les jeunes baisers d’autrefois dans le bon baiser d’aujourd’hui !

Ils étaient attendris aux larmes, et ils restaient un moment entre les bras l’un de l’autre, dans le recommencement délicieux de leur bonheur. Un grand courage leur venait de ce milieu ami, où ils n’avaient pas laissé une larme. Chaque chose les y rapprochait et leur promettait la victoire.

Dès les premiers jours, une séparation s’était imposée, Louise avait dû partir pour l’École normale primaire de Fontenay, où elle se trouvait admise. Elle voulait être, par goût, par adoration de son père, simple institutrice, comme lui-même était simple instituteur de village. Et Marc et Geneviève, restés seuls avec le petit Clément, attristés malgré tout par ce départ, se serraient davantage l’un contre l’autre, pour ne pas trop sentir le vide brusque qui s’était fait. Clément d’ailleurs était là, les occupait, prenait une importance de petit homme, dont ils surveillaient avec tendresse l’éveil à la raison. D’ailleurs, Marc venait de décider Geneviève à se charger de l’école des filles, après avoir prié Salvan d’obtenir de Le Barazer qu’il voulût bien la nommer à ce poste. Geneviève, dès sa sortie du couvent, avait eu son brevet supérieur et son certificat d’aptitude pédagogique, et si, jadis, lors de la nomination de son mari à Jonville, elle-même n’avait pas pris l’école des filles, c’était que Mlle Mazeline la dirigeait. Mais aujourd’hui, l’avancement donné à Jauffre et à sa femme, ayant rendu libres les deux postes, il devenait préférable de confier les deux écoles au nouveau ménage, les garçons au mari, les filles à la femme, ce que l’administration préfère avec raison. Quant à Marc, il y voyait toutes sortes d’avantages, le désir d’une seule direction dans l’enseignement de la commune, la certitude d’avoir ainsi une collaboratrice dévouée, travaillant à la même œuvre, le servant au lieu de le gêner en sa marche vers l’avenir. Et puis, bien que rien ne l’inquiétât chez Geneviève, n’était-ce pas là une façon de l’occuper, de la forcer à reconquérir toute sa raison, faisant d’elle une éducatrice, une gardienne de la sensibilité et de l’intelligence des petites femmes naissantes, des épouses et des mères de demain ? Et, enfin, cela n’achèverait-il pas de les unir, de les confondre à jamais l’un dans l’autre, s’ils s’employaient ensemble, de toute leur foi, de toute leur tendresse, à la même et sainte besogne, cet enseignement des petits et des humbles, dont la félicité future devait naître ? Quand la nomination arriva, ils en eurent une joie nouvelle, comme s’ils s’étaient senti désormais un même cœur et un même cerveau.

Ah ! ce Jonville tant aimé autrefois, dans quel état de malaise et de ruine Marc le retrouvait ! Il se rappelait ses premières luttes d’instituteur contre le terrible curé Cognasse, comment il avait fini par triompher en mettant avec lui le maire Martineau, paysan riche, illettré et raisonnable, ayant la haine atavique de sa race contre le prêtre, débaucheur de femmes, paresseux vivant du culte à ne rien faire. Et, à eux deux, ils avaient commencé à laïciser fortement la commune : l’instituteur ne chantait plus au lutrin, ne sonnait plus la messe, ne conduisait plus au catéchisme ses élèves ; tandis que le maire et le conseil municipal en entier s’échappaient de la routine, favorisaient l’évolution qui donnait à l’École le pas sur l’Église. En peu de temps, Marc, par son action sur les enfants et sur les familles, par son influence à la mairie, où il était secrétaire, avait pu voir naître et grandir un mouvement de vive prospérité, tout en conquérant pour sa personne la place qui lui était due, la première. Mais, du jour où il s’en était allé à Maillebois, Martineau, tombé entre les mains de son successeur Jauffre, l’homme de la congrégation, avait vite faibli, incapable d’agir, s’il ne sentait pas derrière lui le soutien d’une volonté solide. La prudence paysanne l’empêchait de se prononcer, il appartenait au curé ou à l’instituteur, selon celui des deux qui était le plus fort. Et, pendant que Jauffre s’effaçait, travaillant à son unique avancement, chantant, sonnant et communiant, l’abbé Cognasse redevenait peu à peu le maître de la commune, mettait sous lui le maire et le conseil municipal, à la secrète joie de la belle Mme Martineau, qui, sans être dévote, aimait à étrenner des robes neuves aux grand-messes des jours de fête. Jamais cette vérité n’était mieux apparue que tant vaut l’instituteur, tant vaut l’école, et que tant vaut l’école, tant vaut la commune. En moins de quelques années, la prospérité qui se déclarait, le pas en avant fait grâce à Marc, étaient perdus, et Jonville rétrogradait, et une torpeur croissante y paralysait la vie sociale, depuis que Jauffre y avait livré Martineau et ses administrés au triomphant Cognasse.

Seize ans se passèrent ainsi, et ce fut le désastre. Toute déchéance morale et intellectuelle entraîne fatalement une misère matérielle. Il n’est pas un pays où l’Église ait régné en maîtresse absolue, qui ne soit un pays mort. L’ignorance, l’erreur, la crédulité basse frappent l’homme d’impuissance totale. À quoi bon vouloir, agir, progresser, si l’on est entre les mains de Dieu comme un jouet dont s’amuse son caprice ? Dieu suffit, supplée à tout. Au bout de cette religion du néant terrestre et humain, il n’y a que la stupidité, l’inertie, l’abandon aux mains de la Providence, les terres cultivées par la routine, les habitants livrés à la paresse et à la famine. Jauffre laissait gorger ses élèves d’histoire sainte et de catéchisme, pendant que, dans les familles, toute culture nouvelle semblait suspecte. On ne savait pas, on ne voulait plus savoir. Des champs restaient improductifs, certaines récoltes étaient perdues, par manque de soins intelligents. Puis, tout effort paraissait excessif, inutile, et la campagne s’appauvrissait, devenait comme déserte, sous la toute-puissante fécondité du soleil, le dieu de la vie, ignorée et insultée. Surtout depuis le jour où le curé Cognasse avait obtenu de la faiblesse du maire Martineau que la commune fût consacrée au Sacré-Cœur, cette ruine du pays s’était rapidement accentuée. On se rappelait la pompe de la cérémonie, l’instituteur portant le drapeau national, brodé d’un cœur saignant, les autorités endimanchées et présentes, le flot de soutanes accourues de partout, parmi les belles paysannes heureuses de montrer leurs robes neuves. Mais, aujourd’hui, les paysans attendaient encore de ce Sacré-Cœur auquel ils s’étaient donnés, les moissons prodigieuses, dues à une faveur spéciale, écartant la grêle, accordant la pluie et le temps clair en une juste proportion. Un peu plus d’imbécillité pesait seulement sur la commune, une attente endormie de l’intervention divine, la lente agonie du croyant fanatisé, en qui toute initiative a été détruite, et qui se laisserait mourir de faim plutôt que de remuer un bras, si son Dieu ne le nourrissait pas.

Marc, les premiers jours, fut navré de ses quelques promenades dans la campagne, en compagnie de Geneviève, tellement l’abandon et l’incurie, les champs mal tenus, les routes à peine praticables, faisaient peine à voir. Un matin, ils poussèrent à quatre kilomètres, jusqu’au Moreux, et là ils trouvèrent Mignot en train de s’installer dans sa triste école, désespéré comme eux de l’état de misère où le pays était tombé.

— Vous n’avez pas idée, mes bons amis, du ravage fait ici par ce terrible Cognasse ! À Jonville encore, il se soutient un peu. Mais, dans ce village perdu, ses deux cents habitants sont trop avares pour se payer un curé à eux, il n’agit qu’en tempête, terrorisant, sabrant tout. Et, depuis que ce bedeau de Chagnat le servait en humble créature, ils régnaient ensemble, ils avaient comme supprimé le maire Saleur, le gros homme simplement heureux d’être renommé à chaque élection, se déchargeant des soucis de la mairie sur le secrétaire, se laissant même conduire par lui à la messe, pour la vanité d’y montrer sa gloire de marchand de bœufs enrichi, bien qu’au fond il n’aimât guère les prêtres… Ah ! comme je comprends la torture ici du lamentable et tragique Férou, comme je m’explique son exaspération, le coup de folie qui en a fait un martyr !

D’un geste frémissant, Marc dit à quel point il était hanté par le souvenir du triste mort, abattu au loin d’un coup de revolver.

— Oui, lorsque je suis entré dans cette pauvre école, je l’ai vu qui se dressait. Affamé, n’ayant que les quelques sous de son traitement, pour lui, sa femme et ses filles, il y agonisait de se sentir le seul intelligent, le seul instruit, au milieu d’ignorants à leur aise, qui le méprisaient et le redoutaient comme une force dont ils se sentaient humiliés… Et cela fait comprendre aussi le pouvoir pris par Chagnat sur le maire, désireux de manger ses rentes en paix, dans la béate somnolence de tous ses appétits satisfaits.

— Mais la commune entière en est là, reprit Mignot. Il ne s’y trouve pas un pauvre, chaque cultivateur se contente du pain qu’il récolte, non par sagesse, mais par une sorte d’égoïsme, d’ignorance et de fainéantisme. S’ils sont en continuelle querelle avec le curé, c’est qu’ils l’accusent de manquer d’égards, de ne pas leur donner les messes et cérémonies auxquelles ils ont droit. Grâce à Chagnat, un peu d’entente était pourtant survenue, et ce qui s’est dit et fait ici, en l’honneur de saint Antoine de Padoue dépasse l’imagination… Les résultats sont déplorables, j’ai trouvé l’école d’une saleté d’écurie, on aurait cru que le ménage Chagnat y avait laissé passer toutes les bêtes de la contrée, et j’ai dû prendre une femme pour tout lessiver, tout gratter avec moi.

Geneviève était restée rêveuse, les yeux comme perdus dans ses souvenirs.

— Ah ! le pauvre Férou ! Je n’ai pas été toujours bonne pour lui et les siens. C’est un de mes remords. Et comment réparer tant de souffrances et tant de désastres ? Nous sommes si faibles, si peu nombreux encore. Il est des heures où je désespère.

Puis, tout d’un coup réveillée, souriante, se serrant contre son mari :

— Oui, oui, mon bon Marc, ne me gronde pas, j’ai tort. Il faut me laisser le temps de devenir sans peur et sans reproche, comme toi… Nous allons nous mettre à l’œuvre et nous vaincrons, c’est entendu.

Alors, tous les trois s’égayèrent, et Mignot qui voulut accompagner le ménage, en causant, vint avec lui presque jusqu’à Jonville. Là, au bord de la route, s’élevait un grand bâtiment carré, une sorte d’usine, la succursale du Bon Pasteur de Beaumont, promise lors de la consécration de la commune au Sacré-Cœur, et qui fonctionnait depuis des années. Le beau monde clérical avait mené grand bruit de la prospérité qu’un tel établissement allait déterminer sans doute, toutes les filles des paysans placées, devenues d’habiles ouvrières ; une moralité plus grande, les paresseuses et les coureuses corrigées désormais ; un mouvement d’affaires pouvant, à la longue, doter le pays d’une industrie. Le Bon Pasteur confectionnait spécialement, pour les grands magasins de Paris, des jupons, des pantalons et des chemises de femme, toute la lingerie fine de corps, la plus ornée et la plus délicate. Sous la direction d’une dizaine de sœurs, il y avait là deux cents ouvrières, qui, du matin au soir, se tuaient les yeux sur ces riches dessous mondains, destinés à d’étranges fêtes dont les pauvres filles rêvaient peut-être les secrètes et ardentes fièvres ; et ces deux cents petites lingères obscures n’étaient qu’une infime partie des tristes mercenaires exploitées, car l’ordre avait des maisons d’un bout à l’autre de la France, près de cinquante mille ouvrières travaillaient dans ses ateliers, lui rapportaient des millions, à peine payées, mal traitées et mal nourries. À Jonville surtout, le désenchantement venait d’être prompt, aucune des belles promesses ne s’était réalisée, l’établissement semblait un gouffre où disparaissaient les dernières énergies de la contrée. Des rafles enlevaient les travailleuses des fermes, les paysans ne gardaient plus leurs filles, séduites par le rêve d’être des demoiselles, de vivre assises, occupées à des travaux légers. Très vite d’ailleurs elles se repentaient, il n’y avait pas de corvées plus atroces, les longues heures d’immobilité, l’épuisement d’une application continue, l’estomac vide, la tête lourde, sans sommeil l’été, sans feu l’hiver. C’était un bagne, où, sous prétexte de charité, d’œuvre salutaire aux bonnes mœurs, se trouvait pratiquée la plus effroyable exploitation de la femme, la chair broyée, l’intelligence abêtie, des bêtes de somme dont on tirait le plus d’argent possible.

Et, à Jonville surtout, des scandales éclataient, une fille presque morte de froid et de faim, une autre devenue à moitié folle, une autre jetée dehors sans un sou, après des années d’écrasante besogne, et qui se révoltait enfin, menaçant d’intenter aux bonnes sœurs un procès retentissant.

Marc s’était arrêté sur la route, regardant la vaste usine, silencieuse comme une prison, morte comme un cloître, où tant de vies jeunes s’épuisaient, sans que rien chantât au dehors le travail heureux et fécond.

— C’est encore, dit-il, une force de l’Église, si simple, dans la pratique, à se plier aux exigences modernes, à nous emprunter nos armes pour nous battre. Elle se fait aujourd’hui fabricante, marchande, il n’y a pas un objet ou une denrée de consommation journalière qu’elle ne produise et qu’elle ne vende, depuis les vêtements jusqu’aux liqueurs de table. Des ordres nombreux sont de simples associations industrielles, travaillant au rabais, grâce à la main-d’œuvre presque gratuite, et faisant ainsi une concurrence déloyale aux petits producteurs de nos faubourgs, incapables de lutter. Les millions gagnés tombent dans les caisses noires, alimentent la guerre d’extermination qui nous est faite, élargissent les milliards que les congrégations possèdent déjà et qui peuvent les rendre si redoutables encore.

Geneviève et Mignot écoutaient. Il y eut un silence inquiet, dans la vaste paix du soir, tandis que le soleil couchant incendiait d’une grande lueur rose le bâtiment clos et morne du Bon Pasteur.

— Allons, voilà que j’ai l’air de désespérer, moi aussi reprit gaiement Marc. Ils sont encore très puissants, c’est vrai. Mais nous avons pour nous le livre, le petit livre d’enseignement primaire, qui apporte la vérité et qui finira par vaincre à jamais leur mensonge de tant de siècles… Toute notre force irrésistible est là, voyez-vous, Mignot. Ils ont eu beau accumuler les ruines ici, ramener les pauvres ignorants en arrière, détruire le peu de bien que nous avions fait : il va suffire que nous nous remettions à notre besogne de progrès par la connaissance, et nous regagnerons le terrain perdu, et nous avancerons sans fin, jusqu’à la Cité de solidarité et de paix. Leur bagne du Bon Pasteur croulera comme tous les autres bagnes, leur Sacré-Cœur ira rejoindre le Phallus antique, les autres fétiches grossiers des religions mortes… Vous entendez, Mignot, chaque élève à qui vous apprenez une vérité est un citoyen de plus pour la justice. À l’œuvre, à l’œuvre ! la victoire est certaine, quelles que soient les difficultés et les souffrances de la route !

Ce beau cri de foi, d’éternelle espérance sonna librement au travers de la campagne recueillie, dans le calme coucher de l’astre qui annonçait un clair lendemain. Et Mignot retourna bravement à sa tâche du Moreux, tandis que Marc et Geneviève rentraient commencer leur œuvre à Jonville.

Oeuvre ardue, de volonté et de patience, car il s’agissait de vaincre de nouveau par la raison, d’arracher le maire Martineau, le conseil municipal, le pays entier, des mains tenaces du curé, bien résolu à ne lâcher rien. Lorsque la nomination du nouvel instituteur avait paru, l’abbé Cognasse, au lieu de montrer de la colère et de la crainte, devant cet adversaire redoutable qu’on lui envoyait, s’était contenté de hausser les épaules, affectant un grand mépris. Il se mit à dire partout que ce vaincu, ce médiocre frappé de disgrâce, perdu d’honneur depuis sa complicité dans l’affaire Simon, ne resterait pas six mois à Jonville, où ses chefs l’avaient envoyé pour le finir, ne voulant pas l’exécuter d’un coup. Au fond, il ne devait pas être tranquille, il connaissait l’homme si calme, si fort, dans sa passion de la vérité ; et ce qui prouvait sa sensation nette du danger, c’était la prudence, le sang-froid où il s’efforçait lui-même, par la crainte de tout compromettre, s’il s’abandonnait aux éclats de ses continuels emportements. On eut le spectacle inattendu d’un curé Cognasse diplomatique et superbe, laissant à Dieu en personne le soin de foudroyer son ennemi. Comme sa vieille servante Palmyre, devenue terrible avec l’âge, ne trouvait pas la force d’imiter son mépris muet, il la gronda publiquement, un jour, d’avoir dit que le nouvel instituteur avait volé des hosties à Maillebois, pour les souiller, devant ses élèves. Ce n’était pas prouvé, pas plus que l’histoire où il était conté que Marc avait un diable prêté par l’enfer, qui sortait du mur à son appel, et qui l’aidait à faire sa classe. Mais, les portes closes, le curé et la servante s’entendaient très bien, d’une âpreté et d’une avarice extraordinaires, l’un ramassant le plus de messes possible, l’autre tenant les comptes, se fâchant lorsque l’argent ne rentrait pas. Et ce fut, dès lors, de la part de l’abbé Cognasse une lutte sourde, empoisonnée, tout ce qu’il put inventer de mortel, pour détruire l’instituteur et l’école, afin de continuer à régner en maître sur la commune, dont l’église paroissiale devait rester le centre, l’unique autorité religieuse et civile.

D’ailleurs, de son côté, Marc agissait simplement comme si l’église n’était pas. Pour reprendre Martineau, pour ramener à lui le conseil municipal et tous les habitants, il menait une campagne unique, la vérité enseignée, la raison triomphant peu à peu des dogmes absurdes. Lui, voulait que l’école fût le centre, la maison commune d’où sortaient la fraternité, la force et la joie de vivre, la juste et heureuse société de demain. Et il se renfermait donc strictement dans son rôle d’instructeur et d’éducateur, certain de la victoire du vrai et du bien, le jour où il aurait refait des hommes, des cœurs et des cerveaux capables de comprendre et de vouloir. Toute sa foi, tout son effort étaient là. À la mairie, où il avait dû reprendre sa fonction de secrétaire, il se contentait de conseiller discrètement le maire Martineau, très heureux au fond de son retour. Déjà Martineau avait eu, chez lui, une querelle avec sa femme, à propos des messes chantées, supprimées par l’abbé Cognasse, depuis que Chagnat n’était plus là, pour chanter au lutrin. Il y avait aussi la vieille querelle, à propos de l’horloge de l’église, qui ne marchait plus ; et le premier acte où l’on comprit que quelque chose était changé à Jonville, fut une décision du conseil municipal, le vote d’une somme de trois cents francs, destinée à l’achat et à la pose d’une horloge neuve, au fronton de la mairie. Cela parut très hardi. On approuva pourtant, on aurait enfin l’heure exacte, puisque l’église, avec sa vieille patraque rouillée, ne la donnait plus… On en plaisantait aussi : ce ne serait plus l’église qui donnerait l’heure, ce serait la mairie. Mais, tranquille, Marc évitait de triompher, car il savait que des années seraient nécessaires, avant de regagner le terrain perdu. Chaque jour amènerait un progrès, il semait patiemment l’avenir, avec la certitude d’avoir avec lui les lâches et les égoïstes de la veille, ces paysans qui déjà ne croyaient plus et qui seraient acquis ouvertement à la vérité, le jour où ils verraient en elle l’unique source de santé, de prospérité et de paix.

Alors, ce furent pour Marc et pour Geneviève des années fécondes de travail et de bonheur. Lui surtout n’avait jamais été si courageux, si fort. Le retour tendre de sa femme, cette union maintenant complète qui faisait du ménage un seul cœur et une seule intelligence, lui apportait toute une puissance nouvelle, l’accord entre sa vie et son œuvre. S’il avait tant souffert autrefois de prétendre enseigner la vérité aux autres, sans pouvoir convaincre sa compagne de chaque heure, l’épouse adorée, la mère de ses enfants, s’il s’était senti comme diminué et paralysé dans sa tâche d’arracher autrui à l’erreur, lorsque par faiblesse ou impuissance il tolérait l’erreur chez lui, il possédait maintenant toute la force irrésistible, toute l’autorité que donne l’exemple, le bonheur réalisé au foyer domestique par une entente parfaite, une foi commune. Et que de joie saine, que de bonne besogne, dans la même œuvre poursuivie par le mari et la femme, agissant de concert, chacun librement, avec son individualité propre ! Si Geneviève avait encore parfois des défaillances, Marc intervenait à peine, préférait la laisser elle-même regretter et réparer ses heures de trouble, renaissant du passé. Chaque soir, après la classe, lorsque les garçons et les filles étaient partis, l’instituteur et l’institutrice se retrouvaient ensemble, dans leur étroit logement ; et ils causaient de ces enfants qui leur étaient confiés, se rendant compte de la besogne de la journée, et ils tombaient d’accord sur la besogne du lendemain, sans s’astreindre pourtant à des programmes semblables. Elle, sentimentale, croyait moins aux livres, s’attachait davantage à faire de ses fillettes des sincères et des heureuses, en ne les libérant de leur antique servage que par la raison et pour l’amour, dans la crainte de les jeter à l’orgueil et à la solitude. Lui, peut-être, serait allé plus loin, aurait nourri volontiers les filles et les garçons des mêmes connaissances, quitte ensuite à s’en remettre à la vie pour instruire chaque sexe de son rôle social. Leur grand regret fut bientôt de ne pouvoir diriger une école mixte, comme était celle de Mignot, au Moreux, où les deux cents et quelques habitants fournissaient à peine une douzaine de garçons et autant de filles. À Jonville, qui comptait près de huit cents habitants, l’instituteur avait une trentaine de garçons, l’institutrice une trentaine de filles. S’ils les avaient réunis, quelle belle classe cela leur aurait faite, Marc directeur, ayant Geneviève comme adjointe ! C’était là leur trouvaille, ne plus séparer les filles des garçons, et confier ce petit monde à un ménage, à un père et à une mère, qui les auraient instruits, élevés en tas, comme leur propre famille. Ils y voyaient toutes sortes de bénéfices, un apprentissage plus logique de l’existence, une émulation excellente, des mœurs plus franches et plus douces. L’introduction de la femme comme adjointe de son mari leur semblait surtout devoir être féconde en bons résultats. Eux dont un simple mur séparait les deux classes, ce qui leur paraissait un non-sens déplorable, quelle joie ils auraient eue à démolir ce mur, à ne plus avoir qu’une école, un petit monde complet, où il aurait mis sa virilité, où elle aurait apporté sa tendresse, et quelle bonne besogne ils auraient accomplie, en se donnant tout entiers à ces petits ménages de l’avenir, dans leur union de grand ménage qui s’adorait, fait d’une même chair et d’un même esprit !

Marc reprit donc son œuvre, telle qu’il l’avait menée pendant quinze ans à Maillebois. Ici sa classe était moins nombreuse, ses ressources plus faibles. Mais il avait la joie d’agir comme en famille, son action se trouvait resserrée, directe et d’une efficacité constante. Qu’importait le nombre restreint des élèves, la vingtaine d’enfants à peine dont il faisait des hommes ! Il aurait suffi que, dans toutes les petites communes de France, les instituteurs suivissent son exemple, donnassent vingt hommes raisonnables et justes à la nation, pour que celle-ci devînt l’émancipatrice et la justicière, la libératrice du monde. Un grand bonheur fut aussi la liberté presque complète où le laissa le nouvel inspecteur primaire, M. Mauroy, un ami que Le Barazer avait nommé à ce poste, en lui donnant des instructions discrètes et spéciales. La commune était si peu importante, Marc pouvait s’y faire oublier, y agir à peu près à sa guise, ce qui lui permettait d’appliquer sa méthode, sans y être trop tracassé. D’abord, il fit disparaître de nouveau tous les emblèmes religieux, tous les tableaux, cahiers, livres, où le surnaturel triomphait, où la guerre, le massacre et l’incendie étaient enseignés comme un idéal de puissance et de beauté. Pour lui, c’était un crime d’empoisonner ainsi le cerveau de l’enfant, de troubler à jamais sa raison par la foi au miracle, de mettre au premier rang de son devoir d’homme et de patriote la force brutale, le meurtre et le vol. Il ne pouvait naître d’un tel enseignement qu’une société d’imbécile inertie, de brusques fureurs criminelles, d’iniquité et de misères. Tandis qu’il rêvait de mettre uniquement sous les yeux de ses élèves des images de travail et de paix, la raison souveraine gouvernant le monde, la justice établissant la fraternité parmi les hommes, l’antique violence des âges guerriers condamnée désormais et faisant place à l’entente solidaire de tous les peuples, pour le plus de bonheur possible. Puis, la classe débarrassée de ces ferments empoisonneurs du passé, il donna surtout de l’importance aux leçons de morale civique, s’efforçant de faire de chaque enfant un citoyen, très renseigné sur son pays, capable de le servir, de l’aimer assez pour ne pas le mettre à part de l’humanité. Ce n’était plus par les armes que la France devait rêver de conquérir le monde, mais par l’irrésistible puissance de l’idée, par tant de liberté, de vérité et d’équité, qu’elle délivrerait toutes les nations et qu’elle aurait la suprême gloire de fonder avec elles la grande confédération des peuples libres et fraternels.

Pour le reste, Marc tâchait de se conformer le plus possible aux programmes, tout en leur échappant parfois, tant ils étaient chargés. Son expérience déjà longue lui avait appris que savoir n’était rien, si l’on n’avait pas compris et si l’on ne pouvait utiliser les connaissances acquises. Aussi, sans exclure le livre, qui restait la base, la lettre écrite, donnait-il le plus grand développement à l’explication orale, à la leçon vécue et vivante. Et c’était là que son don inné d’instituteur faisait merveille, comme si les luttes et les souffrances traversées, toute cette tempête où il venait de vieillir l’avaient encore rapproché des petits et des humbles, heureux de retourner à leur intelligence commençante, si fraîche, si avide de certitude. Jamais il n’avait joué si gaiement avec eux, jamais il ne s’était mis si complaisamment à leur portée, en grand frère qui semblait avoir oublié jusqu’à ses lettres afin de se donner le plaisir de les apprendre de nouveau, en les épelant une à une, en même temps que les gamins de six ans. De même, pour la grammaire, pour l’arithmétique, pour l’histoire et la géographie, il semblait faire des découvertes personnelles, cherchait la vérité avec ses élèves, comme s’il ne l’avait jamais eue, finissait par s’émerveiller de la trouver, grâce à leur aide ; et cela passionnait chaque leçon, les élèves s’y intéressaient ainsi qu’au plus amusant des jeux, tout en l’adorant lui-même d’être de la sorte un si bon camarade. On obtient ce qu’on veut des enfants par la chaleur de la sympathie, il suffit de les aimer pour réussir à être entendu et compris. Puis, il tâchait de leur faire vivre ce qu’il leur enseignait, il leur expliquait dans les champs les travaux de la terre, il les menait chez des menuisiers, des serruriers, des maçons, afin de leur donner de premières notions exactes sur les métiers manuels. Selon lui, la gymnastique devait se confondre avec les jeux, les récréations se trouvaient naturellement consacrées aux exercices du corps. Il se faisait aussi le justicier, il priait ses élèves de lui soumettre tous leurs petits différents, et il mettait un soin extrême à rendre des sentences inattaquables, acceptées des deux parties, car il n’avait pas seulement une foi absolue en la force bienfaisante de la vérité sur de jeunes cerveaux, il était encore convaincu de la nécessité de la justice, pour les contenter et les mûrir. Par la vérité, par la justice, pour aboutir à l’amour. Un enfant, à qui on ne ment jamais, et que l’on traite toujours justement, devient un homme amical, raisonnable, intelligent et sain. Et c’était pourquoi il veillait tant sur les livres que les programmes le forçaient à mettre entre les mains de ses élèves, sachant combien les meilleurs, même ceux écrits dans d’excellentes intentions, sont encore pleins des séculaires mensonges, des grandes iniquités consacrées par l’histoire. S’il redoutait les phrases, les mots dont le sens échappait à ses petits paysans, et s’il s’efforçait de les traduire en paroles simples et claires, il craignait davantage les légendes dangereuses, les erreurs devenues des articles de foi, les leçons abominables données au nom d’une religion menteuse et d’un faux patriotisme. Entre les livres écrits par des religieux pour les écoles des frères, et ceux que des universitaires rédigeaient pour les écoles laïques, il n’y avait souvent aucune différence, les erreurs volontaires des premiers se trouvant textuellement reproduites dans les seconds ; et comment ne serait-il pas intervenu, afin de les éclairer, de les expurger par ses explications orales, lui dont l’œuvre unique était de ruiner l’enseignement congréganiste, source de tout mensonge et de toute misère ?

Pendant quatre années, Marc et Geneviève travaillèrent modestement, puissamment. Dans leur domaine étroit, ils tâchaient de faire en silence le plus de bonne besogne possible. Les générations d’enfants se succédaient, et ils se disaient que cinquante ans auraient suffi pour renouveler le monde, si chaque enfant, en devenant un homme, avait apporté un peu plus de vérité et de justice. Certes, l’effort de quatre années était encore peu sensible. Et, pourtant, ils se réjouissaient, de bons symptômes se produisaient déjà, l’avenir germait des terres fécondes vaillamment ensemencées.

Salvan, mis à la retraite, avait fini par venir se retirer à Jonville, dans une petite maison, léguée par un cousin. Il y vivait en sage, d’une rente modique, de quoi vivre et cultiver quelques fleurs. Dans son jardin, il y avait, sous un berceau de clématites et de rosiers, une grande table de pierre, autour de laquelle il aimait voir, le dimanche, des amis, des anciens élèves de l’École normale, causant, fraternisant en beaux rêves. Il devenait le patriarche, il souriait à ces braves, qui continuaient le travail de régénération, si longtemps préparé par lui. Chaque dimanche, Marc venait, et sa joie était complète, lorsqu’il rencontrait là Joulic, l’instituteur de Maillebois, son successeur, qui lui donnait des nouvelles de son ancienne classe, tant aimée. Joulic était un grand garçon mince, blond, doux et énergique, le fils d’un petit employé qui s’était mis dans l’enseignement par goût, et pour échapper à l’abrutissante vie de bureau, dont il avait vu souffrir son père.

Un des meilleurs élèves de Salvan, il apportait à l’enseignement primaire un esprit libéré de tous les dogmes absurdes, entièrement acquis aux méthodes expérimentales. Et il réussissait beaucoup à Maillebois, grâce à beaucoup de finesse, à une fermeté tranquille qui s’imposait sans violence, en déjouant tous les pièges où la congrégation avait tenté de le faire choir. Il venait de se marier, il avait épousé la fille d’un instituteur, une petite blonde douce comme lui, qui avait achevé de faire de l’école une maison de gaieté et de paix.

Un dimanche, comme Marc arrivait, il trouva Joulic qui causait déjà avec Salvan, assis devant la table de pierre, sous le berceau fleuri de clématites et de roses. Et tous les deux s’égayèrent, quand ils l’aperçurent.

— Arrivez, arrivez donc, mon ami, cria Salvan. Voilà Joulic qui me conte comme quoi l’école des frères a encore perdu des élèves. On nous dit battus, nous travaillons dans le recueillement, et chaque année, notre action s’élargit et triomphe.

— Oui, confirma l’instituteur, tout va bien à Maillebois, qui semblait le bourg pourri du cléricalisme… Le frère Joachim, le successeur du frère Fulgence, est un homme fort habile, aussi souple et prudent que l’autre était extravagant et rude. Mais il ne peut vaincre la défiance des familles, tout un mouvement sourd d’opinion contre les écoles congréganistes, où les études sont médiocres et les mœurs inquiétantes. On a eu beau recondamner Simon, l’ombre monstrueuse de Gorgias revient dans ces classes qu’il a souillées, ceux mêmes qui l’ont défendu furieusement sont hantés de son crime. Et voilà comment j’hérite de chaque enfant que perdent les ignorantins.

Marc s’était assis dans l’air frais et embaumé du jardin. Et il riait, et il remerciait son jeune camarade.

— Mon bon Joulic, vous ne savez pas le plaisir que vous me faites. Quand j’ai dû quitter Maillebois, j’y ai laissé une partie de mon cœur. Ma grande amertume était d’y abandonner mon œuvre, poursuivie depuis quinze ans, brusquement interrompue, avec l’inquiétude de ne pas savoir ce qu’elle allait devenir. C’est comme si vous m’annonciez les succès d’un enfant à moi, resté au loin, qui grandirait en force et en beauté… Mais ce que vous ne dites pas, c’est que vous êtes l’ouvrier de cette œuvre continuée si vaillamment, devenue plus solide et plus large. Mon inquiétude a cessé depuis longtemps, je sais en quelles mains se trouve mon ancienne école ; et, si un peu du poison s’élimine à Maillebois, si la force de la vérité y fait régner plus de justice, c’est que chaque année les élèves qui sortent de vos mains deviennent des hommes de raison et d’équité… Demandez à votre maître Salvan ce qu’il pense de vous.

D’un geste, Joulic coupa court à tant d’éloges.

— Non, non, je ne suis qu’une unité dans le bon combat, et je vaux ce qu’on m’a fait, tout le grand mérite revient à notre maître. D’ailleurs, je ne suis pas seul à Maillebois, j’ai en Mlle Mazeline l’aide la plus précieuse, je dirai même le soutien le plus fort. Elle m’a souvent consolé, encouragé. Vous n’imaginez pas l’énergie morale qu’il y a au fond de cette douce et de cette raisonnable, et certainement la grosse part de nos succès lui est due, car c’est elle qui peu à peu a conquis la famille par les bonnes épouses et les bonnes mères qui sont sorties de son école… La grande force est la femme, quand elle est justice et amour.

Mais, à ce moment, Mignot parut. Il venait de faire allègrement à pied les quatre kilomètres qui séparaient le Moreux de Jonville. Ces réunions du dimanche étaient pour lui un repos délicieux. Il avait entendu les dernières paroles de Joulic, et tout de suite il parla.

— Ah ! Mlle Mazeline, vous savez que j’ai voulu l’épouser. Jamais je n’en ai soufflé mot à personne, mais je puis bien le dire à présent… Elle a beau ne pas être jolie, je rêvais d’elle, à Maillebois, en la voyant si bonne, si sage, si admirable. Je lui ai donc parlé de mon idée un jour, et si vous l’aviez vue devenir très grave, souriante pourtant, émue et fraternelle ! Elle m’expliqua très bien sa situation, elle se disait trop vieille déjà, trente-cinq ans, juste mon âge. Puis, ses fillettes étaient devenues sa famille, elle avait renoncé depuis trop longtemps à vivre pour elle. Et je crois bien, cependant, que ma proposition avait remué au fond de son cœur d’anciens regrets, tout un passé douloureux… Enfin, nous sommes quand même de bons amis, et ça m’a décidé à rester garçon, ce qui me gêne parfois au Moreux, à cause de mes écolières, de petites personnes qu’une femme saurait mieux soigner.

Ensuite, il donna, lui aussi, de bonnes nouvelles sur l’état d’esprit de sa commune. Toute la crasse d’ignorance et d’erreur que son prédécesseur Chagnat avait laissé volontairement s’amasser commençait à disparaître. Saleur, le maire, avait eu de grands ennuis, avec son fils Honoré, élevé au lycée de Beaumont, où l’aumônier l’avait bourré de plus de religion que dans un séminaire, à ce point que, nommé à Paris directeur d’une petite banque catholique, il venait d’y culbuter, en frisant la police correctionnelle. L’ancien éleveur retiré, de maquignon devenu bourgeois, déjà peu ami des curés, ne dérageait plus contre ce qu’il appelait la bande noire, exaspéré de cette déchéance de son fils qui le bouleversait dans sa vie cossue de paysan enrichi. Aussi se mettait-il du côté de l’instituteur Mignot, à chaque querelle avec l’abbé Cognasse, entraînant le conseil municipal, menaçant de déserter l’église, si le curé continuait à les traiter en troupeau conquis. Jamais encore le Moreux, ce coin tranquille et perdu, où il n’y avait pas un pauvre, ne s’était ouvert si largement au souffle nouveau. Cela provenait beaucoup de la situation plus heureuse, plus digne, faite depuis quelques années aux instituteurs. Sans cesse, on se préoccupait d’eux, des lois amélioraient leur condition, les traitements les plus bas se trouvaient maintenant fixés à douze cents francs, sans retenue. Et l’effet ne se faisait pas attendre : si Férou, autrefois, était tombé dans le mépris des paysans, mal payé, loqueteux, minable, en regard de l’abbé Cognasse, engraissé par le casuel et les cadeaux, honoré et redouté, Mignot se relevait aujourd’hui, pouvant vivre dignement, grandi, mis en sa vraie place, la première. Tout un mouvement emportait le pays, dans la lutte séculaire entre l’Église et l’École, à se déclarer pour cette dernière, dont la victoire semblait désormais certaine.

— Oh ! continua Mignot, ils sont encore très ignorants, vous n’imaginez pas un tel trou d’engourdissement et de routine. Ils possèdent des terres, ils ont toujours mangé du pain, ils se laisseraient tondre volontiers comme jadis, dans la crainte des nouveautés et de l’inconnu de demain. Mais, tout de même, il y a déjà quelque chose de changé, et je le vois aux saluts qu’on m’adresse, au rôle de plus en plus prépondérant que joue l’école… Tenez ! ce matin, lorsque l’abbé Cognasse est venu dire sa messe, il a trouvé juste trois femmes et un gamin dans l’église ; et, en partant, il a fait claquer la porte de la sacristie, il a menacé de ne plus revenir. À quoi bon déranger pour rien le bon Dieu et lui-même ?

Marc s’était mis à rire.

— Oui, je sais, il recommence à se fâcher au Moreux. Ici, il se contient encore, il essaye de lutter par une grande souplesse diplomatique, surtout avec les femmes, car ses maîtres ont dû le lui enseigner : on n’est pas battu, tant qu’on a les femmes avec soi. Il va souvent à Valmarie, m’a-t-on raconté, et il y voit le père Crabot, dans la retraite profonde où celui-ci tâche de disparaître, il en rapporte sûrement cette onction, ces caresses aux dames, qui me surprennent beaucoup chez un brutal de son espèce. Lorsque de nouveau la colère l’emportera, il sera fini… D’ailleurs, tout va bien à Jonville. Nous gagnons un peu de terrain tous les ans, la commune retrouve sa prospérité et sa santé. Voilà les paysans qui ne laissent plus leurs filles aller travailler au Bon Pasteur, à la suite des derniers scandales. Et le conseil municipal, Martineau en tête, me semble regretter infiniment l’accès d’imbécile faiblesse où l’abbé Cognasse et Jauffre l’ont jeté, le jour où il a laissé consacrer la commune au Sacré-Cœur. Je cherche une occasion d’effacer ce mauvais souvenir, je finirai bien par la trouver.

Il y eut un court silence, la douceur du temps était délicieuse. Et Salvan, qui avait écouté complaisamment, conclut de son air allègre et paisible :

— Tout cela est plein d’encouragement, voilà Maillebois, Jonville et le Moreux en marche vers ces temps meilleurs pour lesquels nous avons si rudement lutté. On a cru nous vaincre, nous exterminer à jamais ; nous avons pendant des mois, semblé morts ; et voilà le lent réveil, la semence a cheminé en terre, il nous a suffi de nous remettre silencieusement à l’œuvre, pour que le bon grain repoussât et refleurît. Maintenant, rien n’entravera plus la moisson future. C’est que nous sommes la vérité, et que rien ne la détruit, rien ne l’arrête dans son resplendissement… Sans doute, les choses ne vont pas encore très bien à Beaumont. Les fils de Doutrequin, ce républicain des temps héroïques tombé à la réaction cléricale, ont eu de l’avancement, tandis que Mlle Rouzaire continue à empoisonner ses filles d’histoire sainte et de catéchisme. Pourtant, l’esprit de la ville se modifie peu à peu, lui aussi. Mauraisin ne réussit pas à l’École normale, des élèves m’ont raconté en riant que mon ombre y revient et l’y paralyse d’une sourde terreur. L’élan y était trop fortement donné par l’émancipation complète de l’instituteur, il n’a rien pu faire pour l’enrayer, j’espère même qu’on nous débarrassera de lui prochainement… Et, voyez-vous, le symptôme très heureux, c’est que, derrière Maillebois, derrière Jonville, derrière le Moreux, il y a d’autres communes, presque toutes les communes, où l’instituteur est en train de battre le curé, de mettre l’école laïque à son rang, sur la ruine de l’école congréganiste. À Dherbecourt, à Juilleroy, à Rouville, aux Bordes, la raison triomphe, la vérité et la justice élargissent lentement leur conquête. C’est la poussée générale, un mouvement irrésistible qui emporte la France à sa mission libératrice.

— Mais c’est votre œuvre, cela ! cria passionnément Marc. Dans chacune des communes que vous nommez, il y a un de vos anciens élèves. Joulic, ici présent, est en train de transformer Maillebois, parce que vous lui avez donné votre science et votre foi. Tous les autres sont les enfants de votre cœur et de votre cerveau, les missionnaires envoyés par vous au fond des campagnes, pour enseigner le nouvel évangile de vérité et de justice. Et si, enfin, le peuple se réveille, revient à la dignité d’homme, devient capable d’être une démocratie équitable, libre et saine, c’est que la génération de vos élèves occupe les classes, instruit les petits, en fait des citoyens. Vous êtes le bon ouvrier, il n’y a de progrès possible que par le savoir et la raison.

Joulic et Mignot se joignirent à lui, enthousiastes.

— Oui, oui ! vous avez été le père, nous sommes tous vos enfants, le peuple ne vaudra que ce que l’instituteur le fera, et l’instituteur ne peut valoir lui-même que ce que les Écoles normales l’auront fait.

Très ému, Salvan protestait, avec sa modeste bonhomie.

— Des hommes comme moi, mes enfants, mais il y en a partout, il y en aura partout, lorsqu’on leur permettra d’agir. Le Barazer m’a beaucoup aidé en me maintenant à mon poste, sans trop me garrotter. Ce que j’ai fait, Mauraisin lui-même est presque obligé de le faire, car l’évolution l’emporte, la besogne une fois commencée ne s’arrête plus. Et vous verrez le successeur de Mauraisin comme il enfantera des instituteurs encore plus libérés que ceux qui sont sortis de mes mains… Une chose qui me ravit et dont vous ne parlez pas, c’est que le recrutement des Écoles normales se fait beaucoup mieux aujourd’hui. Ma grosse inquiétude, jadis, était de voir la défiance, le mépris, où était tombée la situation d’instituteur, si mal payée et si peu honorée. Mais, depuis que les traitements sont augmentés, depuis qu’un véritable honneur s’attache aux plus humbles membres de l’enseignement, les candidats arrivent de toutes parts, on peut choisir et constituer un excellent personnel !… Et, si j’ai rendu quelques services, dites-vous bien que j’en trouve récompense au-delà de tout espoir, en voyant mon œuvre ainsi réalisée et continuée. Je ne veux plus être qu’un spectateur, j’applaudis à vos efforts, et je suis si heureux dans la calme retraite de ce jardin, où ma seule joie est de vivre oublié, excepté de vous autres, mes enfants.

Tous s’attendrirent, autour de la grande table de pierre, sous le berceau dont les roses embaumaient. Du beau jardin verdoyant, de la campagne entière, venait une sérénité infinie.

Chaque année, depuis la réinstallation de ses parents à Jonville, Louise venait passer les vacances près d’eux. Et au sortir de sa chère École normale de Fontenay, où elle grandissait en raison solide et en claire intelligence, c’était pour elle un repos délicieux que ces deux mois d’intimité étroite avec son frère Clément, son père et sa mère. Clément allait avoir dix ans bientôt, et Marc le gardait simplement sur les bancs de son école, lui donnait d’abord cette instruction primaire qu’il aurait voulu généraliser, étendre à tous les enfants de la nation, sans distinction de classe, afin de baser ensuite sur elle, selon les aptitudes, les études générales et gratuites de l’enseignement supérieur. Plus tard, si son fils avait son goût, il rêvait modestement de le faire entrer à l’École normale de Beaumont, car, de longtemps, la véritable œuvre de salut serait encore dans les humbles écoles de village. Louise, elle aussi, s’en était tenue à l’ambition désintéressée de n’être qu’une petite institutrice primaire. Et, dès qu’elle fut sortie de l’École de Fontenay, avec son brevet supérieur et son certificat d’aptitude pédagogique, elle fut ravie d’être nommée adjointe à Maillebois, dans la classe de Mlle Mazeline, son ancienne maîtresse si aimée.

Louise avait alors dix-neuf ans. Salvan s’était employé auprès de Le Barazer pour obtenir cette nomination, qui d’ailleurs passa presque inaperçue. Les temps changeaient chaque jour davantage, on n’en était plus à l’époque délirante où les noms seuls de Simon et de Froment soulevaient des tempêtes, Et, six mois plus tard, cela enhardit Le Barazer, qui osa donner à Joulic, comme adjoint, Joseph, le fils de Simon. Joseph, sorti de l’École normale de Beaumont depuis deux ans, avec des notes excellentes, avait débuté à Dherbecourt. L’avancement était presque nul, mais il y avait du courage à le déplacer, à le mettre dans cette école de Maillebois, où sa présence allait être, pour son père, un commencement de réhabilitation. On cria bien un peu, la congrégation tenta d’ameuter les parents ; puis le nouvel adjoint plut beaucoup, très discret, très doux et très énergique dans ses rapports avec les enfants. Un des faits qui achevèrent de montrer alors combien l’opinion publique évoluait, ce fut toute une petite révolution intérieure, à la papeterie Milhomme. On y vit un jour Mme Édouard, la maîtresse absolue, s’effacer devant Mme Alexandre, disparaître au fond de l’arrière-boutique, où celle-ci s’était tenue pendant tant d’années. Mme Alexandre prit place au comptoir, servit la clientèle ; et personne ne s’y trompa, c’était que cette clientèle changeait, indiquait peu à peu le triomphe de l’école laïque sur l’école congréganiste ; car Mme Édouard, dans sa ferme attitude de bonne commerçante, n’avait jamais eu d’autre souci que d’être avec la majorité de ses acheteurs ; et elle était femme assez énergique pour céder la place à sa belle-sœur, s’il s’agissait de sauver la caisse. Voilà comme quoi la présence de Mme Alexandre, au comptoir de la papeterie Milhomme, devint pour tous un signe certain que l’école des frères devait être bien malade. En outre, Mme Édouard avait de grands chagrins avec son fils Victor, qui sortait de cette école, et qui, après avoir atteint le grade de sergent, venait de se trouver compromis dans une vilaine histoire ; tandis que Mme Alexandre pouvait se montrer très fière de son fils Sébastien, un ancien élève de Simon et de Marc, un camarade de Joseph à l’École normale de Beaumont, instituteur adjoint depuis trois ans, à Rouville. Et toute cette jeunesse, Sébastien, Joseph, Louise, après avoir poussé ensemble, arrivait de la sorte à la vie active, apportait une raison élargie, une amabilité et une intelligence mûries dans les larmes, pour continuer l’œuvre si âprement disputée des aînés.

Une année s’écoula, Louise venait d’avoir vingt ans. Chaque dimanche elle se rendait à Jonville, elle passait la journée près de son père et de sa mère, Et là, souvent, elle trouvait Joseph et Sébastien, restés grands amis, qui venaient rendre visite à leurs anciens maîtres, Marc et Salvan. Souvent aussi, Sarah accompagnait son frère Joseph, pour la joie de cette journée au plein air, dans une intimité tendre. Elle, depuis trois années, avait voulu rester avec ses grands-parents, les Lehmann, dont elle s’était plu à diriger l’atelier de couture, si active et si adroite, qu’elle finissait par rendre un peu de prospérité à la misérable boutique de la rue du Trou. Une clientèle était revenue, et elle avait gardé les commandes des grands magasins de Paris, prenant des ouvrières, les associant en une sorte de groupe coopératif. Mme Lehmann venait de mourir, le vieux Lehmann, âgé de soixante-quinze ans, n’avait plus qu’un chagrin, celui d’être trop âgé, pour espérer voir jamais la réhabilitation de Simon. Chaque année, il allait vivre quelques jours près de ce dernier, au fond des Pyrénées ; il embrassait sa fille Rachel, il embrassait David, et il revenait heureux de les avoir trouvés tous les trois au travail, dans leur calme solitude, mais très attristé de les sentir sans bonheur possible, tant que le monstrueux arrêt de Rozan ne serait pas révisé. Vainement Sarah aurait voulu qu’il restât là-bas, il s’entêtait à ne pas quitter la rue du Trou, sous prétexte de se rendre utile encore en surveillant lui aussi l’atelier. Et c’était, en effet, ce qui permettait à la jeune fille de prendre quelques vacances, les jours où elle se trouvait un peu lasse d’avoir accompagné son frère Joseph à Jonville.

Alors, ce nouveau rapprochement, ces journées passées si gaiement ensemble amenèrent les mariages prévus. Depuis leurs jeux d’enfants, les deux couples de beaux amoureux s’étaient sans cesse retrouvés, comme réunis par une tendresse croissante. Et il fut d’abord question du mariage de Sébastien et de Sarah, dont l’annonce ne surprit personne. On estima seulement que, si le fils Milhomme épousait la fille de Simon, avec l’autorisation de sa mère et surtout de sa tante, il y avait là un nouvel indice des temps nouveaux. Puis, lorsque ce mariage fut retardé de quelques mois pour le faire coïncider avec un autre, celui de Louise et de Joseph, Maillebois finit par s’enfiévrer un peu ; car cette fois, il s’agissait du fils du condamné et de la fille de son plus héroïque défenseur, le fils devenu adjoint dans l’école où le père avait été frappé, la fille, adjointe elle aussi chez Mlle Mazeline, son ancienne institutrice ; et, circonstance aggravante, on se demandait comment Mme Duparque, l’aïeule de Louise, allait accueillir une pareille union. L’idylle des deux fiancés, leur voisinage classe à classe, leurs rencontres rieuses chaque dimanche, dans la pauvre école de Jonville, tout ce qui allait se confondre en eux des anciennes luttes douloureuses et des anciens héroïsmes, touchèrent bientôt les cœurs, firent même parmi la population un peu plus de paix. Mais la curiosité resta de savoir si Louise serait reçue par sa grand-mère, qui depuis trois ans ne sortait plus de sa petite maison de la place des Capucins. Et, pendant un mois encore, les mariages furent retardés, dans l’attente de ce que déciderait Mme Duparque.

Louise, à vingt ans, n’avait pas encore fait sa première communion, et il était convenu que les deux couples ne se marieraient pas à l’église. Elle écrivit vainement à Mme Duparque, elle la supplia de lui ouvrir sa porte, sans même recevoir de réponse. Jamais cette porte ne s’était rouverte devant Geneviève et ses enfants, depuis le jour où ils étaient partis pour retourner au mari, au père. Il y avait près de cinq ans que la grand-mère tenait son farouche serment de n’avoir plus de famille, de vivre à l’écart, cloîtrée, seule avec son Dieu. Geneviève avait bien fait quelques tentatives de rapprochement, émue par l’idée de cette femme de quatre-vingts ans passés, menant cette vie d’ombre et de silence. Elle s’était heurtée à chaque fois à une obstination sauvage. Et, pourtant, Louise voulut risquer un essai encore, désolée de n’avoir pas avec elle tous les siens dans son bonheur.

Un soir donc, comme le jour tombait, elle se permit d’aller sonner à la petite maison, déjà noyée de crépuscule. Elle fut très surprise, aucun son ne se fit entendre, on devait avoir coupé le fil de la sonnette. Alors, elle s’enhardit à frapper d’abord avec discrétion, puis avec force. Enfin, il y eut un petit bruit, la planchette d’un étroit judas avait dû glisser, ainsi que dans certains couvents.

— Est-ce vous qui êtes là, Pélagie ?… demanda Louise. Voyons, répondez-moi.

Et elle dut tendre l’oreille, l’appliquer presque contre le judas, pour entendre la voix de la servante, assourdie, méconnaissable.

— Allez-vous-en, allez-vous-en, Madame vous dit de vous en aller tout de suite.

— Eh bien ! non, Pélagie, je ne m’en irai pas. Retournez dire à grand-mère que je ne quitterai pas cette porte, tant qu’elle ne sera pas venue me répondre elle-même.

Elle resta là dix minutes, un quart d’heure. Elle continua de frapper de temps à autre, sans rudesse, avec une sorte d’insistance respectueuse et tendre. Tout d’un coup, le judas se rouvrit, mais en tempête, et une voix rude gronda, effrayante et comme souterraine.

— Pourquoi viens-tu ?… Tu m’as écrit à propos d’une abomination nouvelle, d’un mariage qui achèverait de me tuer de honte !… À quoi bon en parler ? Est-ce que tu peux te marier ? Est-ce que tu as fait ta première communion ? Non, n’est-ce pas ? Tu t’es moquée de moi, tu devais communier, lorsque tu aurais vingt ans, et aujourd’hui tu décides sans doute que tu ne communieras jamais… Alors, va-t’en, je suis morte pour toi !

Louise, bouleversée, frissonnante, comme si un souffle de la tombe lui passait sur la face, eut le temps de crier :

— Grand-mère, je veux attendre encore, je reviendrai dans un mois.

Mais le judas s’était violemment refermé, la petite maison obscure et muette semblait s’être anéantie dans la nuit devenue noire.

Depuis cinq ans, un peu davantage chaque mois, Mme Duparque avait ainsi rompu complètement avec le monde. Au lendemain de la mort de Mme Berthereau et du départ de Geneviève, elle s’était d’abord contentée de ne plus recevoir sa famille, tout entière à des amies pieuses, à des religieux et à des prêtres familiers de son entourage. Le nouveau curé de Saint-Martin, l’abbé Coquard, qui avait succédé à l’abbé Quandieu, était un prêtre rigide, d’une foi sombre, dont elle aimait à entendre les menaces, l’enfer avec les flammes, ses fourches rouges et son huile bouillante. On la rencontrait matin et soir, se rendant à la paroisse, chez les capucins, partout où il y avait des offices et des cérémonies. Puis elle sortit de moins en moins, elle finit par ne plus jamais mettre le pied dehors, comme prise par l’ombre et le silence, ensevelie lentement. Un jour, les volets de la petite maison, qu’on ouvrait et fermait encore, matin et soir, avaient eux-mêmes cessé de s’ouvrir ; et la façade était devenue aveugle, la maison avait semblé morte, sans qu’une lumière, sans qu’un souffle de vie s’en échappât désormais. On aurait pu la croire abandonnée, inhabitée, si, dès la nuit venue, des soutanes et des frocs ne s’y fussent glissés discrètement. C’était l’abbé Coquard, c’était le père Théodose, parfois même, disait-on, le père Crabot, qui lui rendaient d’amicales visites. La petite fortune qu’elle s’était arrangée pour laisser par moitié au collège de Valmarie et à la chapelle des Capucins, les deux ou trois mille francs de son héritage n’auraient peut-être pas suffi à expliquer cette fidélité autour d’elle ; et il y fallait admettre aussi un effet de ses exigences, de sa nature despotique qui pliait devant elle les personnages les plus puissants, dans leur inquiétude à la savoir capable de quelques folies mystiques. On racontait qu’elle avait obtenu l’autorisation d’entendre la messe, de communier chez elle, et c’était pourquoi, sans doute, elle n’en sortait plus, puisqu’elle avait, par la force de sa piété, réduit Dieu en personne à prendre la peine de venir dans sa maison, afin de lui éviter l’ennui de se rendre dans la sienne. Voir les rues, voir les passants, voir le siècle abominable où la sainte Église agonisait, lui devenait une telle torture, qu’elle avait fini, assurait-on, par faire clouer ses volets et calfeutrer les fentes des fenêtres, pour que pas un bruit, pas une lueur du dehors ne vinssent jusqu’à elle.

Ce fut la crise suprême. Elle passait les jours en prières. Il ne lui suffisait pas d’avoir rompu avec sa famille, impie, damnée, elle se demandait si son salut n’était pas compromis, si elle n’avait pas quelque responsabilité dans cette damnation de tous les siens. La révolte sacrilège de sa fille, Mme Berthereau, à son lit de mort, la hantait, lui faisait croire que la malheureuse était au purgatoire, peut-être même en enfer. C’était ensuite la perdition finale de Geneviève, si combattue par le démon, retournée à son erreur, à son vomissement. Et venait enfin Louise, la païenne, la sans-Dieu définitive, qui avait repoussé jusqu’au divin corps de Jésus. Ces deux-là, d’esprit et de chair, appartenaient au diable ; et si elle faisait dire des messes et brûler des cierges, pour le repos de l’âme de la morte, elle avait abandonné les deux vivantes aux justes vengeances du Dieu de colère et de châtiment. Mais son inquiétude, son angoisse restaient extrêmes, elle se demandait pourquoi le ciel la frappait ainsi dans sa race, elle s’efforçait de voir là une terrible épreuve, dont sa sainteté devait sortir éclatante, triomphante. Sa claustration, sa vie murée, donnée entière aux pratiques religieuses, lui semblait une réparation nécessaire, dont elle serait récompensée par d’éternelles délices. Elle expiait ainsi le monstrueux péché de sa race, ces femmes coupables de libre esprit, qui, en trois générations, s’étaient échappées de l’Église, pour aboutir à la folie d’une religion de solidarité humaine. Et, voulant racheter cette apostasie d’une descendance maudite, elle mettait son farouche orgueil à s’humilier, à ne plus vivre que pour garder Dieu, dans le dégoût de son indignité sexuelle, avec l’unique désir de châtier son sexe condamné, en tuant le peu de la femme qui restait en elle.

Alors, elle y mit une ardeur si rude et si sombre qu’elle découragea les quelques prêtres et religieux, les seuls êtres qui la reliaient encore au monde vivant. Elle sentait bien le déclin de l’Église, elle entendait craquer le catholicisme, sous l’effort du siècle diabolique, dont elle s’était retirée, pour protester contre la victoire de Satan, comme si elle l’eût niée en n’y assistant pas. Peut-être son renoncement, ce qu’elle croyait être son martyre allait-il redonner de la vigueur aux soldats du Christ. Et elle les aurait voulus aussi ardents, aussi résolus et frénétiques, à son exemple, s’enfermant dans la rigidité des dogmes, portant le fer et le feu parmi les incrédules, aidant l’Exterminateur à reconquérir son peuple à coups de tonnerre. Elle n’était plus jamais satisfaite, elle trouvait le père Crabot, le père Théodose, le sombre abbé Coquard lui-même beaucoup trop tièdes. Elle les accusait de pactiser avec l’exécrable esprit mondain, d’achever de leurs propres mains la ruine de l’Église, en arrangeant Dieu au goût du jour. Elle leur dictait leur devoir, leur prêchait une campagne de franchise et de violence, la tête délirante, exaltée par la solitude, inassouvie toujours, malgré les pénitences dont ils l’accablaient. Et le père Crabot fut le premier qui se lassa de cette étrange pénitente, si dure pour elle-même à quatre-vingt-trois ans, si inquiétante par ses allures de prophétesse désespérée, dont l’intransigeance catholique était la condamnation du long effort de son ordre pour humaniser le Dieu terrible des massacres et des bûchers. Il espaça ses visites discrètes, il cessa de venir, estimant sans doute que la part d’héritage espérée pour Valmarie ne valait pas les dangers à courir avec une telle âme, en continuelle tempête. Puis, à quelques mois de distance, l’abbé Coquard le suivit, disparut à son tour, non par la crainte lâche d’être compromis, mais parce que chacun de ses entretiens avec la vieille dame devenait une bataille atroce. Lui, despotique et âpre comme elle, entendait garder sa toute-puissance de prêtre ; et, un jour, il se fâcha, il n’accepta plus de voir les rôles renversés, elle tonnant au nom de Dieu, lui reprochant son inaction, tandis que lui-même avait l’air d’un simple pécheur pris en faute. Et, pendant près d’une année encore, on ne vit plus, au crépuscule, que le froc du père Théodose se glisser dans la petite maison, muette et verrouillée, de la place des Capucins.

Sans doute, le père Théodose trouvait la modeste fortune de Mme Duparque bonne à prendre, car les temps étaient durs pour saint Antoine de Padoue. Il avait beau lancer de nouveaux prospectus, les troncs ne s’emplissaient plus, comme aux jours heureux où il avait eu le trait de génie de faire bénir par Mgr Bergerot la châsse contenant un os du saint. Alors, la loterie du miracle enfiévrait les foules, il n’y avait pas un malade, un paresseux, un pauvre, qui ne rêvât de gagner du ciel le bonheur, pour vingt sous. Maintenant, à mesure qu’un peu de vérité et de raison se répandait, par l’école, les clients devenaient rares, le bas commerce exploité à la chapelle des Capucins apparaissait dans son imbécillité honteuse. Un instant, l’autre coup de génie du père Théodose, la création des obligations hypothécaires sur le paradis, avait de nouveau bouleversé les âmes des humbles et des souffrants, si avides de félicité, même au-delà du tombeau, puisque la terre était si cruelle ; et, pendant des mois entiers, l’argent des dupes avait afflué, les économies des bas de laine contre la chance d’un peu de paix possible, là-haut, dans l’inconnu. Enfin, devant l’incrédulité croissante, voyant avec quelle peine il finissait par placer ses obligations, le père Théodose venait d’avoir un troisième coup de génie, l’invention de petits jardins, personnels et réservés, aux champs toujours en fleurs des bienheureux. Il s’agissait de coins délicieux d’éternité, avec des roses et des lis de premier choix, sous des ombrages arrangés pour le plaisir des yeux, près de sources particulièrement pures et fraîches. Et, grâce encore à l’intervention décisive de saint Antoine de Padoue, on pouvait les retenir à l’avance, s’en assurer la jouissance éternelle ; mais cela, naturellement, coûtait très cher, surtout si l’on voulait quelque chose de vaste, de confortable ; car il y en avait de tous les prix, selon l’agrément, la situation, le voisinage des anges et de Dieu. Deux vieilles dames déjà avaient légué leur fortune aux capucins pour que le saint miraculeux leur réservât ce qu’il restait de mieux en jardins disponibles, l’un dans le genre des anciens parcs français, l’autre dans un genre plus romantique, avec des labyrinthes et des cascades. Et l’on disait que Mme Duparque, elle aussi, avait fait son choix, une grotte d’or au flanc d’un mont d’azur, parmi des bosquets de myrtes et de lauriers-roses.

Seul, le père Théodose la visitait donc toujours, supportant ses humeurs, revenant quand même, lorsqu’elle l’avait chassé, exaspérée de sa tiédeur et de sa résignation devant le triomphe des ennemis de l’Église. Il avait même fini par obtenir d’elle une clef de la maison, de façon à pouvoir entrer quand il lui plairait, sans courir le risque de sonner longtemps, car la pauvre Pélagie, devenue sourde, n’ouvrait souvent pas. Ce fut même à ce moment que les deux femmes, les deux recluses, coupèrent le cordon de la sonnette : à quoi bon garder ce lien avec le dehors ? le seul être vivant reçu avait une clef, elles s’éviteraient le sursaut nerveux de cette aigre sonnerie, à laquelle elles ne voulaient pas répondre. Pélagie était devenue aussi farouche, aussi maniaque que sa maîtresse, comme hébétée d’étroite dévotion. Elle avait d’abord cessé de s’attarder chez les fournisseurs, causant à peine, filant comme une ombre le long des maisons. Puis, elle n’était plus allée aux provisions que deux fois par semaine, sa maîtresse et elle se condamnant à manger des pains rassis, quelques légumes, une nourriture d’ermites au désert. Et, maintenant, les quelques rares fournisseurs venaient eux-mêmes le samedi soir, à la nuit tombée, déposer un panier, qu’ils retrouvaient le samedi suivant, vide, avec l’argent, dans un morceau de vieux journal. Mais Pélagie avait un grand tourment, son neveu Polydor entré comme domestique dans un couvent de Beaumont, et qui venait lui faire des scènes affreuses, pour avoir de l’argent. Il l’effrayait à un tel point, qu’elle n’osait le laisser à la porte, le sachant capable d’ameuter le quartier, de tout enfoncer à coups de pied, si elle ne lui ouvrait pas. Du reste, quand elle l’avait fait entrer, elle tremblait davantage, le sachant capable d’un mauvais coup, si elle lui refusait dix francs. Depuis de longues années, elle caressait le rêve d’employer à ses joies célestes, dans l’autre monde, toutes ses économies, une dizaine de mille francs amassés sou à sou ; et si elle tardait, si le magot était toujours dans sa paillasse, caché avec soin, c’était qu’elle hésitait encore sur le meilleur placement, le plus efficace, des messes perpétuelles pour le repos de son âme, ou bien un petit jardin réservé, un coin modeste, à côté du jardin seigneurial de sa maîtresse. Et le malheur arriva : un soir qu’elle avait dû introduire Polydor, le garnement ne l’assassina pas, mais il se rua sur tous les meubles, finit par éventrer la paillasse et se sauver, avec les dix mille francs ; tandis que Pélagie bousculée, tombée devant le lit, râlait de désespoir, en voyant s’en aller ainsi, aux mains d’un bandit de son sang, cet argent bénit que saint Antoine de Padoue devait faire fructifier en délices éternelles. Allait-elle donc être damnée, maintenant que les guichets de la loterie du miracle étaient fermés pour elle ? Elle en mourut deux jours plus tard, et ce fut le père Théodose qui trouva son corps déjà froid, dans la mansarde nue et sale où il était monté, surpris et inquiet de ne pas la voir. Il dut tout régler, déclarer le décès, s’occuper du convoi, s’inquiéter de la façon dont allait vivre maintenant la seule habitante de la petite maison close et morte, sans personne désormais pour la soigner et la servir.

Depuis plusieurs semaines, Mme Duparque était alitée, ses jambes ne la portant plus. Mais dans son lit, elle restait assise sur son séant, elle y était encore très droite, très grande, avec son long visage, coupé de profondes rides symétriques, à la bouche mince, au nez dominateur. Desséchée, n’ayant plus qu’un petit souffle, elle régnait encore despotiquement dans cette maison vide, silencieuse et noire, d’où elle avait chassé les siens, où venait de mourir la seule créature, la bête domestique qu’elle voulait bien tolérer. Et, lorsque le père Théodose essaya de causer avec elle, en revenant de l’enterrement de Pélagie, afin de connaître ses intentions, la façon dont elle comptait vivre désormais, il n’en obtint même pas de réponse. Il insista, très embarrassé, il proposa de lui envoyer une religieuse ; car, enfin, elle ne pouvait se soigner elle-même, faire son ménage et se servir, puisqu’il lui était impossible de descendre de son lit. Alors, elle se fâcha, elle gronda comme un animal souverain, blessé à mort, qui ne veut pas être dérangé dans sa paix. Des mots obscurs sortirent de sa gorge : tous des lâches, tous des traîtres à leur Dieu, tous des jouisseurs qui abandonnaient l’Église, pour que la voûte ne leur croulât pas sur la tête. Et le père Théodose, s’exaspérant à son tour, s’en alla, en se promettant de revenir voir le lendemain si elle ne serait pas plus raisonnable.

Une nuit et un jour se passèrent ainsi, le supérieur des capucins ne se présenta que vingt-quatre heures plus tard, au crépuscule. Pendant une nuit et un jour, Mme Duparque resta seule, absolument seule, derrière les volets cloués bas, les fenêtres et les portes calfeutrées, au fond de sa chambre noire, où ne parvenait plus une clarté ni un bruit. Depuis tant d’années, elle avait voulu cela, coupant tout lien charnel avec les siens, se retranchant du monde, en protestation contre cette société abominable, où le péché triomphait. Même après s’être donnée totalement à l’Église, dans son indignité sexuelle de femme, elle en était venue à juger ces prêtres sans foi militante, ces religieux sans bravoure héroïque, tous des mondains, tous des jouisseurs. Et elle les avait renvoyés à leur tour, et elle était restée seule avec Dieu, son Dieu implacable et têtu, régnant dans l’absolu de toute sa puissance exterminatrice et vengeresse. La lumière était morte, la vie était morte, il n’y avait plus, dans ce morne et froid tombeau, clos de toutes parts, qu’une octogénaire assise encore sur son lit, droite et les yeux ouverts sur les ténèbres, attendant que son Dieu jaloux l’emportât, pour donner aux âmes tièdes l’exemple d’une fin vraiment pieuse. Et, vers le soir, lorsque le père Théodose se présenta, il fut très surpris de trouver une résistance, de ne pouvoir ouvrir la porte. Pourtant la clef tournait dans la serrure, on aurait dit que les verrous étaient poussés. Mais qui donc les aurait poussés ? personne n’était plus là, et la malade ne pouvait quitter son lit. Il fit de vains efforts, il finit par prendre peur, il courut à la mairie conter les choses, sentant le besoin de ne pas engager davantage sa responsabilité. On alla tout de suite prévenir Louise, chez Mlle Mazeline, et le hasard voulut que Marc et Geneviève fussent précisément venus de Jonville, inquiets des dernières nouvelles.

Alors, ce fut tragique. Toute la famille se rendit place des Capucins. La porte ne cédant toujours pas, on fit venir un serrurier qui déclara ne rien pouvoir, les verrous étant sûrement mis. Il fallut appeler un maçon, qui descella les gonds, à coups de pioche. La maison, muette à chaque coup, retentissait comme un caveau muré. Et quand on eut arraché la porte, Marc et Geneviève, suivis de Louise, rentrèrent avec un mortel frisson dans cette demeure familiale, où l’on n’avait plus voulu d’eux. Il y régnait une humidité glaciale, ils eurent grand-peine à pouvoir allumer une bougie. En haut, sur son lit, et droite toujours, le dos appuyé contre des oreillers, ils trouvèrent Mme Duparque morte, tenant entre ses maigres et longues mains crispées un grand crucifix. Elle avait sûrement trouvé la suprême énergie, en un effort surhumain de quitter son lit, de descendre pousser les verrous, pour que personne au monde, pas même un prêtre, ne la dérangeât plus dans son intimité dernière avec son Dieu. Et elle était remontée, et elle était morte. Frissonnant, le père Théodose était tombé à genoux, bégayant une prière. Mais il restait éperdu, comprenant qu’il n’y avait pas là seulement la fin d’une terrible vieille femme, d’une grandeur farouche dans sa foi intransigeante, mais que c’était aussi toute l’intolérante religion de superstitions et de mensonges qui mourait. Et Marc, entre les bras duquel Geneviève et Louise, terrifiées, se réfugiaient, sentit passer comme un grand souffle, l’éternelle vie renaissant de cette mort.

Après le convoi, dont la famille laissa l’abbé Coquard se charger, on ne trouva rien dans les tiroirs de la morte, ni testament, ni valeurs d’aucune sorte. On ne pouvait accuser le père Théodose de les avoir soustraites, puisqu’il n’était plus entré dans la maison. Les avait-elle, de son vivant, données de la main à la main, à lui ou à d’autres ? Ou les avait-elle détruites, pour anéantir ces biens périssables, dont elle ne voulait pas que sa famille profitât ? On ne put éclaircir le mystère, jamais un sou ne fut retrouvé. Il restait seulement la petite maison, qui fut vendue, et dont Geneviève fit distribuer l’argent aux pauvres, en disant qu’elle entendait se conformer ainsi aux volontés certaines de sa grand-mère.

Le soir où elle rentra du convoi, elle se jeta au cou de son mari, elle se confessa, en un élan de tout son être.

— Si tu savais… J’étais reprise, depuis que je savais grand-mère toute seule, si brave et si grande dans sa croyance obstinée. Oui, je me demandais si ma place n’était pas auprès d’elle, si j’avais bien agi en la quittant… Que veux-tu ? jamais je ne guérirai, toujours j’aurai au fond de moi un peu de ma foi ancienne… Mais, grand Dieu ! quelle affreuse chose que cette mort, et comme tu as raison de vouloir la vie, la femme libérée remise en son rôle d’égale et de compagne de l’homme, tout ce qui est bon, tout ce qui est vrai, tout ce qui est juste !

Un mois plus tard, les deux mariages eurent lieu civilement, Louise épousa Joseph, et Sarah épousa Sébastien. Marc y vit un commencement de victoire. Les moissons futures, semées avec tant de peine, au milieu des persécutions et des outrages, germaient et poussaient déjà.