Valvèdre/4

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Valvèdre (1861)
Michel Lévy frères (p. 118-161).



IV


J’oubliais tout au milieu de ces orages mêlés de délices, et, en exerçant mes forces contre le torrent qui m’entraînait, je les sentais s’éteindre et se tourner vers le rêve du bonheur à tout prix, lorsqu’un signal parti de la montagne m’annonça le retour probable d’Obernay pour le lendemain. C’était une double fusée blanche attestant que tout allait bien, et que mon ami se dirigeait vers nous ; mais M. de Valvèdre était-il avec lui ? serait-il à Saint-Pierre dans douze heures ?

Ce fut la première fois que je pensai à l’attitude qu’il faudrait prendre vis-à-vis de ce mari, et je n’en pus imaginer aucune qui ne me glaçât de terreur. Que n’aurais-je pas donné pour avoir affaire à un homme brutal et violent que j’aurais paralysé et dominé par un froid dédain et un tranquille courage ? Mais ce Valvèdre qu’on m’avait dépeint si calme, si indifférent ou si miséricordieux envers sa femme, en tout cas si poli, si prudent, et religieux observateur des plus délicates convenances, de quel front soutiendrais-je son regard ? de quel air recevrais-je ses avances ? car il était bien certain qu’Obernay lui avait déjà parlé de moi comme de son meilleur ami, et qu’en raison de son âge et de son état dans le monde, M. de Valvèdre me traiterait en jeune homme que l’on veut encourager, protéger ou conseiller au besoin. Je n’avais plus senti la force d’interroger Obernay sur son compte. Depuis que j’aimais Alida, j’aurais voulu oublier l’existence de son mari. D’après le peu de mots que, malgré moi, j’avais été forcé d’entendre, je me représentais un homme froid, très-digne et assez railleur. Selon Alida, c’était le type des intentions généreuses avec le secret dédain des consciences imbues de leur supériorité.

Qu’il fût paternel ou blessant dans sa bienveillance, j’étais bien assez malheureux sans avoir encore la honte et le remords de trahir un homme qu’il m’eût peut-être fallu estimer et respecter en dépit de moi-même. Je résolus de ne pas l’attendre ; mais Alida me trouva lâche et m’ordonna de rester.

— Vous m’exposez à d’étranges soupçons de sa part, me dit-elle. Que va-t-il penser d’un jeune homme qui, après avoir accepté le soin de me protéger dans mon isolement, s’enfuit comme un coupable à son approche ? Obernay et Paule seront également frappés de cette conduite, et n’auront pas plus que moi une bonne raison à donner pour l’expliquer. Comment ! vous n’avez pas prévu qu’en aimant une femme mariée, vous contractiez l’obligation d’affronter tranquillement la rencontre de son mari, que vous me deviez de savoir souffrir pour moi, qui vais souffrir pour vous cent fois davantage ? Songez donc au rôle de la femme en pareille circonstance : s’il y a lieu de feindre et de mentir, c’est sur elle seule que tombe tout le poids de cette odieuse nécessité. Il suffit à son complice de paraître calme et de ne commettre aucune imprudence ; mais elle qui risque tout, son honneur, son repos et sa vie, elle doit tendre toutes les forces de sa volonté pour empêcher le soupçon de naître. Croyez-moi, pour celle qui n’aime pas le mensonge, c’est là un véritable supplice, et pourtant je vais le subir, et je n’ai pas seulement songé à vous en parler. Je ne vous ai pas demandé de m’en plaindre, je ne vous ai pas reproché de m’y avoir exposée. Et vous, à l’approche du danger qui me menace, vous m’abandonnez en disant : « Je ne sais pas feindre, je suis trop fier pour me soumettre à cette humiliation ! » Et vous prétendez que vous m’aimez, que vous voudriez trouver quelque terrible occasion de me le prouver, de me forcer à y croire ! En voici une prévue, banale, vulgaire et facile entre toutes, et vous fuyez !

Elle avait raison. Je restai. La destinée, qui me poussait à ma perte, parut venir à mon secours. Obernay revint seul. Il apportait à madame de Valvèdre une lettre de son mari, qu’elle me montra, et qui contenait à peu près ceci :

« Mon amie, ne m’en veuillez pas de m’être encore laissé tenter par les cimes. On n’y périt pas toujours, puisque m’en voilà revenu sain et sauf. Obernay m’a dit la cause de votre excursion dans ces montagnes. Je me rends sans conteste à vos motifs, et je regarde comme mon premier devoir de faire droit à vos réclamations. Je vais à Valvèdre chercher ma sœur aînée. Je me charge de l’installer tout de suite à Genève, afin que vous puissiez retourner chez vous sans chagrin aucun. En même temps, je vais tout disposer à Genève pour le mariage de Paule, et je vous prierai de venir m’y rejoindre avec elle au commencement du mois prochain. De cette façon, la sœur aînée pourra assister à la cérémonie sans que vous ayez l’air de n’être pas en bonne intelligence. Vous amènerez les enfants. Voici l’âge venu où Edmond doit entrer au collége. Obernay complétera ma lettre par tous les détails que vous pourrez désirer. Comptez toujours sur le dévouement de votre ami et serviteur,

» Valvèdre. »

Cette missive, dont je suis sûr d’avoir rendu sinon les expressions, du moins la teneur et l’esprit, confirmait pleinement tout ce qu’Alida m’avait dit des bons procédés et des formes polies de son mari, en même temps qu’elle peignait le détachement d’une âme supérieure aux déceptions ou aux désastres de l’amour. Il y avait peut-être un drame poignant sous cette parfaite sérénité ; mais l’impression en était effacée, soit par la force de la volonté, soit par la froideur de l’organisation.

J’ignore pourquoi la lecture de cette lettre produisit sur moi un effet tout contraire à celui que madame de Valvèdre en attendait : elle me l’avait fait lire, croyant éteindre les feux de ma jalousie ; ils en furent ravivés et comme exaspérés. Un époux tellement irréprochable dans la gouverne de sa famille avait, devant Dieu et devant les hommes, le droit de tout exiger en retour de ses promptes et généreuses condescendances. Il était bien légitimement le maître et l’arbitre de cette femme dont il se disait chevaleresquement le serviteur et l’ami dévoué. Oui certes, il avait le droit pour lui, puisqu’il avait la justice et la raison souveraines. Rien ne pouvait jamais autoriser sa faible compagne à rompre des liens qu’il savait rendre doublement sacrés. Elle était à lui pour toujours, fût-ce à titre de sœur, comme elle le prétendait, car ce frère-là, mari ou non, était un appui plus légitime et plus sérieux que l’amant de la veille ou que celui du lendemain.

Je sentis mon rôle éphémère, presque ridicule. Je me flattais de le répudier quand ma passion serait assouvie, et je ne songeai plus qu’à l’assouvir. Alida ne l’entendait pas ainsi. Je commençai à la tromper résolûment et à lui inspirer de la confiance, avec l’intention bien arrêtée de surprendre son imagination ou ses sens.

Elle repartait le surlendemain pour sa villa de Valvèdre. Obernay était chargé de l’accompagner ; mais on devait prendre le plus long, afin de ne pas se croiser avec M. de Valvèdre emmenant sa vieille sœur à Genève. Je n’avais plus de prétexte pour rester auprès d’Alida, car j’avais annoncé à Obernay qu’après une huitaine de jours à lui consacrés, je continuerais ma tournée en Suisse, sauf à retourner le voir à Genève avant de me rendre en Italie. Il ne m’aida pas à changer de projets.

— Valvèdre a fixé mon mariage au 1er août, me dit-il ; je regarde comme impossible que tu me refuses d’y assister. Moi, je serai dans ma famille dès le 15 juillet, et je t’attendrai. Nous sommes le 2, tu as donc tout le temps d’aller voir une partie de nos grands lacs et de nos belles montagnes ; mais il ne faut pas tarder à commencer ta tournée. Je presse ton départ, tu le vois, mais c’est pour mieux m’assurer ton retour.

Assister au mariage d’Henri avec mademoiselle de Valvèdre, c’était me placer forcément en présence de ce mari que j’étais si content d’avoir évité. Ce n’est pas sous les yeux de toute cette famille, avec son chef en tête, que je voulais revoir Alida. Pourtant je ne trouvais aucun moyen de refuser. Lancé dans la voie du mensonge, je promis, avec la résolution de me casser une jambe en voyage plutôt que de tenir ma parole.

Je fis mes paquets et partis une heure après, laissant Alida effrayée de ma précipitation, blessée de ma résistance au désir qu’elle m’exprimait d’avoir mon escorte durant une partie de sa route. La laisser inquiète et mécontente faisait partie de mon plan de séduction.

Je souris bien tristement, quand je pense aujourd’hui à mes tentatives de perversité : elles étaient si peu de mon âge et si éloignées de mon caractère, que je me trouvai comme soulagé de pouvoir les oublier pendant quelques jours. Je m’enfonçai dans les hautes montagnes, en attendant le moment où le retour de M. de Valvèdre et d’Obernay à Genève me permettrait d’aller surprendre Alida dans sa résidence, dont je m’étais tracé, sur ma carte routière, un itinéraire détaillé.

Je passai une dizaine de jours à me fatiguer les jambes et à m’exalter le cerveau. Je traversai les Alpes Pennines, et je remontai les Alpes du Valais vers le Simplon. Du haut de ces régions grandioses, ma vue plongeait tour à tour sur la Suisse et l’Italie. C’est un des plus vastes et des plus fiers tableaux que j’aie jamais vus. Je voulus aller aussi haut que possible sur les croupes du Sempione italien, voir de près ses étranges et horribles cascades ferrugineuses, qui, à côté de fleuves de lait écumeux, semblent rayer les neiges de fleuves de sang. Je bravai le froid, le péril, et le sentiment de la détresse morale qui s’empare d’une jeune âme dans ces affreuses solitudes. L’avouerai-je ? j’éprouvais le besoin de m’égaler, à mes propres yeux, en courage et en stoïcisme à M. de Valvèdre. J’avais été irrité d’entendre sa femme et sa sœur parler sans cesse de sa force et de son intrépidité. Il semblait que ce fût un titan, et, un jour que j’avais exprimé le désir de tenter une excursion pareille, Alida avait souri comme si un nain eût parlé de suivre un géant à la course. J’aurais trouvé puéril de m’exercer en sa présence ; mais, seul, et au risque de me briser ou de me perdre dans les abîmes, je consolais mon orgueil froissé, et je m’évertuais à devenir, moi aussi, un type de vigueur et d’audace. J’oubliais que ce qui faisait le mérite de ces entreprises désespérées, c’était un but sérieux, l’espoir des conquêtes scientifiques. Il est vrai que je croyais marcher à la conquête du démon poétique, et je m’évertuais à improviser au milieu des glaciers et des précipices ; mais il faut être un demi-dieu pour trouver sur de pareilles scènes l’expression d’un sentiment personnel. C’est à peine si je rencontrais, dans l’écrin chatoyant des épithètes et des images romantiques, un faible équivalent pour traduire la sublimité des choses environnantes. Le soir, quand j’essayais d’écrire mes rimes, je m’apercevais bien que ce n’étaient que des rimes, et pourtant j’avais bien vu, bien décrit, bien traduit ; mais précisément la poésie, comme la peinture et la musique, n’existe qu’à la condition d’être autre chose qu’un équivalent de traduction. Il faut que ce soit une idéalisation de l’idéal. J’étais effrayé de mon insuffisance et ne m’en consolais qu’en l’attribuant à la fatigue physique.

Une nuit, dans un misérable chalet où j’avais demandé l’hospitalité, je fus navré par une scène tout humaine, que je m’exerçai à regarder de sang-froid, afin de la rendre plus tard sous forme littéraire. Un enfant se mourait dans les convulsions. Le père et la mère, ne sachant pas le soulager et le jugeant perdu, le regardaient d’un œil sec et morne se débattre sur la paille. Le désespoir muet de la femme était sublime d’expression. Cette laide créature, goîtreuse, à demi crétine, devenait belle par l’instinct de la maternité. Le père, farouche et dévot, priait sans espoir. Assis sur mon grabat, je les contemplais, et ma stérile pitié ne rencontrait que des mots et des comparaisons ! J’en fus irrité contre moi-même, et je pensai qu’en ce moment il eût mieux valu être un petit médecin de campagne que le plus grand poëte du monde.

Quand le jour vint, je m’éveillai et m’aperçus seulement alors que la fatigue m’avait vaincu. Je me soulevai, croyant voir l’enfant mort et la mère prosternée ; mais je vis la mère assise, et, sur ses genoux, l’enfant qui souriait. Auprès d’eux était un homme en casaque de laine et en guêtres de cuir, dont les mains blanches et la trousse de voyage dépliée annonçaient autre chose qu’un colporteur ou un contrebandier. Il fit prendre au petit malade une seconde dose de je ne sais quel calmant, donna ses instructions aux parents dans leur dialecte, que je comprenais peu, et se retira en refusant l’argent qu’on lui offrait. Quand il fut sorti, on s’aperçut qu’au lieu d’en recevoir, il en avait laissé à dessein dans la sébile du foyer.

Il était donc venu pendant mon sommeil ; il avait été envoyé là, dans ce désert, par la Providence, l’homme de bien et de secours, le messager d’espoir et de vie, le petit médecin de campagne, antithèse du poëte sceptique.

Il y avait là un sujet. Je me mis à le composer en descendant la montagne, après avoir joint mon offrande à celle du médecin ; mais bientôt j’oubliai tout pour admirer le portique grandiose que je franchissais. Au bout d’une demi-heure de marche, j’avais laissé au-dessus de moi les glaciers et les cimes formidables ; j’entrais dans la vallée du Rhône, que je dominais encore d’une hauteur vertigineuse, et qui s’ouvrait sous mes pieds comme un abîme de verdure traversé de mille serpents d’or et de pourpre. Le fleuve et les nombreux torrents qui se précipitent dans son lit s’embrasaient de la rougeur du matin. Une brume rosée qui s’évanouissait rapidement me faisait paraître encore plus lointaines les dentelures neigeuses de l’horizon et les profondeurs magiques de l’amphithéâtre. À chaque pas, je voyais surgir de ces profondeurs des crêtes abruptes couronnées de roches pittoresques ou de verdure dorée par le soleil levant, et, entre ces cimes qui s’abaissaient graduellement, il y avait d’autres abîmes de prairies et de forêts. Chacun de ces recoins formait un magnifique paysage, quand le regard et la pensée s’y arrêtaient un instant ; mais, si l’on regardait alentour, au delà et au-dessous, le paysage sublime n’était plus qu’un petit accident perdu dans l’immensité du tableau, un détail, un repoussoir, et, pour ainsi dire, une facette du diamant.

Devant ces bassins alpestres, le peintre et le poëte sont comme des gens ivres à qui l’on offrirait l’empire du monde. Ils ne savent quel petit refuge choisir pour s’abriter et se préserver du vertige. L’œil voudrait s’arrêter à quelque point de départ pour compter ses richesses : elles semblent innombrables ; car, en descendant les sinuosités des divers plans, on voit chaque tableau changer d’aspect et présenter d’autres couleurs et d’autres formes.

Le soleil montait, la chaleur s’engouffrait de plus en plus dans ces creux vallons superposés. Le haut Simplon ne m’envoyant plus dans le dos ses aiguillons de glace, je m’arrêtai pour ne pas perdre trop tôt le spectacle de l’ensemble du Valais. Je m’assis sur la mousse d’une roche isolée, et j’y mangeai le morceau de pain bis que j’avais acheté au chalet ; après quoi, l’ombre des grands sapins s’allongeant d’elle-même obliquement sur moi, et la clochette des troupeaux invisibles perdus sous la ramée berçant ma rêverie, je me laissai aller quelques instants au sommeil.

Le réveil fut délicieux. Il était huit heures du matin. Le soleil avait pénétré jusque dans les plus mystérieuses profondeurs, et tout était si beau, si inculte et si gracieusement primitif autour de moi, que j’en fus ravi. En cet instant, je pensai à madame de Valvèdre comme à l’idéal de beauté auquel je rapportais toutes mes admirations, et je me rappelai sa forme aérienne, ses décevantes caresses, son sourire mystérieux. C’était la première fois que je me trouvais dans une situation propre au recueillement depuis que j’étais aimé d’une belle femme, et, si je ne puisai pas dans cette pensée l’émotion douce et profonde du vrai bonheur, du moins j’y trouvai tous les enivrements, toutes les fumées de la vanité satisfaite.

C’était le moment d’être poëte, et je le fus en rêve. J’eus, en regardant la nature autour de moi, des éblouissements et des battements de cœur que je n’avais jamais éprouvés. Jusque-là, j’avais médité après coup sur la beauté des choses, après m’être enivré du spectacle qu’elles présentent. Il me sembla que ces deux opérations de l’esprit s’effectuaient en moi simultanément, que je sentais et que je décrivais tout ensemble. L’expression m’apparaissait comme mêlée au rayon du soleil, et ma vision était comme une poésie tout écrite. J’eus un tremblement de fièvre, une bouffée d’immense orgueil.

— Oui, oui ! m’écriai-je intérieurement, — et je parlais tout haut sans en avoir conscience, — je suis sauvé, je suis heureux, je suis artiste !

Il m’était rarement arrivé de me livrer à ces monologues, qui sont de véritables accès de délire, et, bien que j’eusse pris l’habitude, dans ces derniers temps, de réciter mes vers au bruit des cataractes, l’écho de ma voix et de ma prose dans ce lieu paisible m’effraya. Je regardai autour de moi instinctivement, comme si j’eusse commis une faute, et j’eus un véritable sentiment de honte en voyant que je n’étais pas seul. À trois pas de moi, un homme, penché sur le rocher, puisait de l’eau dans une tasse de cuir au filet d’une source, et cet homme, c’était celui que j’avais vu, deux heures plus tôt, sauvant l’enfant malade du chalet et faisant l’aumône à mes hôtes.

Malgré son costume alpestre, qui tenait du montagnard encore plus que du touriste, je fus frappé de l’élégance de sa tournure et de sa physionomie. Il était, en outre, remarquablement beau de type et de formes, et ne paraissait pas avoir plus de trente ans. Il avait ôté son chapeau, et je vis ses traits, que je n’avais fait qu’entrevoir au chalet. Ses cheveux noirs, épais et courts, dessinaient un front blanc et vaste, d’une sérénité remarquable. L’œil, bien fendu, avait le regard doux et pénétrant ; le nez était fin, et l’expression de la narine se liait à celle de la lèvre par un demi-sourire d’une bienveillance calme et délicatement enjouée. La taille moyenne et la poitrine large annonçaient la force physique, en même temps que les épaules légèrement voûtées trahissaient l’étude sédentaire ou l’habitude de la méditation.

J’oubliai, en le regardant avec un certain sentiment d’analyse, l’espèce de confusion que je venais d’éprouver, et je le saluai avec sympathie. Il me rendit mon salut avec cordialité, et m’offrit la tasse pleine d’eau qu’il allait porter à ses lèvres, en me disant que cette eau si belle était digne d’être offerte comme une friandise.

J’acceptai, obéissant à l’attrait qui me poussait à échanger quelques paroles avec lui ; mais, à la manière dont il me regardait, je sentis que j’étais pour lui un objet de curiosité ou de sollicitude. Je me rappelai l’étrange exclamation qui m’était échappée en sa présence, et je me demandai s’il ne me prenait pas pour un aliéné. Je ne pus m’empêcher d’en rire, et, pour le rassurer en sauvant mon amour-propre :

— Docteur, lui dis-je, vous me prescrivez cette eau pure comme un remède, convenez-en, ou vous en faites l’épreuve sur moi pour voir si je ne suis pas hydrophobe ; mais tranquillisez-vous, vous n’aurez pas à me soigner. J’ai toute ma raison. Je suis un pauvre comédien ambulant, et vous m’avez surpris récitant un fragment de rôle.

— Vraiment ? dit-il d’un air de doute. Vous n’avez pourtant pas l’air d’un comédien !

— Pas plus que vous n’avez l’air d’un médecin de campagne. Pourtant vous êtes un disciple de la science, et moi, je suis un disciple de l’art : que vous en semble ?

— Soit ! reprit-il. Je ne vous ai pris ni pour un naturaliste, ni pour un peintre ; mais, d’après ce que ces gens du chalet m’ont dit de vous, je vous prenais pour un poëte.

— Qu’ont-ils donc pu vous dire de moi ?

— Que vous déclamiez tout seul dans la montagne ; c’est pourquoi les bonnes gens vous prenaient pour un fou.

— Et ils vous envoyaient à mon secours, ou bien la charité vous a mis à ma recherche ?

— Non ! dit-il en riant. Je ne suis pas de ces médecins qui courent après la clientèle et qui lui demandent la bourse ou la vie au coin d’un bois. Je m’en allais à Brigg en me promenant. J’ai flâné en route. J’avais soif, et le murmure de la source m’a amené auprès de vous. Vous récitiez ou vous improvisiez. Je vous ai dérangé…

— Non pas, m’écriai-je ; vous alliez fumer un cigare, et, si vous le permettez, je fumerai le mien près de vous. Savez-vous, docteur, que je suis très-heureux de vous voir à tête reposée et de causer un moment avec vous ?

— Comment ! vous ne me connaissez pas !

— Pas plus que vous ne me connaissez ; mais vous êtes pour moi le héros improvisé d’un petit poëme que je roulais dans ma cervelle de comédien. Un proverbe, une fantaisie, je suppose : deux scènes pour peindre le contraste entre les deux types que nous représentons, vous et moi. La première est tout à votre avantage. L’enfant se mourait, je plaignais la mère en m’endormant ; vous la consoliez, vous sauviez l’enfant à mon réveil ! Le cadre était simple et touchant, et vous aviez le beau rôle. Dans la seconde scène, je voudrais pourtant relever l’artiste : vous pensez bien qu’on n’abjure pas l’orgueil de son état ! mais que puis-je imaginer pour avoir ici plus d’esprit et de sens que vous ? Je ne trouve absolument rien, car, individuellement, vous me paraissez très-supérieur à moi en toutes choses… Il faudrait que vous fussiez assez modeste pour m’aider à prouver que l’artiste est le médecin de l’âme, comme le savant est celui du corps.

— Oui, répondit mon aimable docteur en s’asseyant à mes côtés et en acceptant un de mes cigares ; c’est une idée, et je me livre à vous pour que vous la réalisiez. Je ne me crois supérieur à personne ; mais supposons que je sois très-fort d’intelligence et cependant très-faible en philosophie, que j’aie un grand chagrin ou un grand doute : c’est à votre éloquence exercée sur les matières du sentiment et de l’enthousiasme à me guérir en m’attendrissant ou en me rendant la foi. Voyons, improvisez !

— Oh ! doucement ! m’écriai-je ; je ne peux pas improviser sans répondre à quelque chose, et vous ne me dites rien. Il ne suffit pas de supposer, je ne sais pas m’exalter à froid. Confiez-moi vos peines, imaginez quelque drame, et, s’il n’y en a aucun dans votre vie, inventez-en un !

Il se mit à rire de bon cœur de ma fantaisie, et pourtant, au milieu de sa gaieté, je crus voir passer un nuage sur son beau front, comme si j’eusse imprudemment rouvert une blessure cachée. Je ne me trompais pas : il cessa de rire et me dit avec douceur :

— Mon cher monsieur, ne jouons pas à ce jeu-là, ou jouons-y sérieusement. À mon âge, on a toujours eu un drame dans sa vie. Voici le mien. J’ai beaucoup aimé une femme qui est morte. Avez-vous des paroles et des idées pour me consoler ?

Je fus si frappé de la simplicité de sa plainte, que je perdis l’envie de faire de l’esprit.

— Je vous demande pardon de ma maladresse, lui dis-je. J’aurais dû me dire que vous n’étiez pas un enfant comme moi, et que, dans tous les cas, ce sujet de causerie ne me donnerait sur vous aucun avantage. Quand vous m’aurez quitté, je pourrai bien trouver, en prose ou en vers, quelque tirade à effet pour vous répondre ou vous consoler ; mais, ici, devant une figure qui commande la sympathie, devant une parole qui impose le respect, je me sens si petit garçon, que je ne me permettrai même pas de vous plaindre, certain que je suis d’avoir beaucoup moins de sagesse et de courage que vous n’en avez vous-même.

Ma réponse le toucha ; il me tendit la main en me disant que j’étais un modeste et brave garçon, et que je venais de lui parler en homme, ce qui valait encore mieux que de parler en poëte.

— Ce n’est pourtant pas, ajouta-t-il en secouant sa mélancolie par un généreux effort, que je dédaigne les poëtes et la poésie. Les artistes m’ont toujours semblé aussi sérieux et aussi utiles que les savants quand ils sont vraiment artistes, et un grand esprit qui tiendrait également du savant et de l’artiste me paraîtrait le plus noble représentant du beau et du vrai dans l’humanité.

— Ah ! puisque vous voulez bien causer avec moi, repris-je, il faut que vous me permettiez de vous contredire. Il est bien entendu d’avance que vous aurez raison ; mais laissez-moi émettre ma pensée.

— Oui, oui, je vous en prie. C’est peut-être moi qui ai tort. La jeunesse est grand juge en ces matières. Parlez…

Je parlai avec abondance et conviction. Je ne rapporterai pas mes paroles, dont je ne me souviens guère, et que le lecteur imaginera sans peine en se rappelant la théorie de l’art pour l’art, si fort en vogue à cette époque. La réponse de mon interlocuteur, qui m’est très-présente, fera, d’ailleurs, suffisamment connaître le plaidoyer.

— Vous défendez votre Église avec ardeur et talent, me dit-il ; mais je regrette de voir toujours des esprits d’élite s’enfoncer volontairement dans une notion qui est une erreur funeste au progrès des connaissances humaines. Nos pères ne l’entendaient pas ainsi ; ils cultivaient simultanément toutes les facultés de l’esprit, toutes les manifestations du beau et du vrai. On dit que les connaissances ont pris un tel développement, que la vie d’un homme suffit à peine aujourd’hui à une des moindres spécialités : je ne suis pas convaincu que cela soit bien vrai. On perd tant de temps à discuter ou à intriguer pour se faire un nom, sans parler de ceux qui perdent les trois quarts de leur vie à ne rien faire ! C’est parce que la vie sociale est devenue très-compliquée, que les uns gaspillent leur existence à s’y frayer une voie, et les autres à ne rien vouloir entreprendre de peur de se fatiguer. Et puis encore l’esprit humain s’est subtilisé à l’excès, et, sous prétexte d’analyse intellectuelle et de contemplation intérieure, la puissante et infortunée race des poëtes s’use dans le vague ou dans le vide, sans chercher son rassérénement, sa lumière et sa vie dans le sublime spectacle du monde ! Permettez, ajouta-t-il avec une douce et convaincante vivacité en me voyant prêt à l’interrompre : je sais ce que vous voulez me dire. Le poëte et le peintre se prétendent les amants privilégiés de la nature ; ils se flattent de la posséder exclusivement, parce qu’ils ont des formes et des couleurs et un vif ou profond sentiment pour l’interpréter. Je ne le nie pas et j’admire leur traduction quand elle est réussie ; mais je prétends, moi, que les plus habiles et les plus heureux, les plus durables et les mieux inspirés d’entre eux sont ceux qui ne se contentent pas de l’aspect des choses, et qui vont chercher la raison d’être du beau au fond des mystères d’où s’épanouit la splendeur de la création. Ne me dites pas, à moi, que l’étude des lois naturelles et la recherche des causes refroidissent le cœur et retardent l’essor de la pensée ; je ne vous croirais pas, car, si peu qu’on regarde la source ineffable des éternels phénomènes, je veux dire la logique et la magnificence de Dieu, on est ébloui d’admiration devant son œuvre. Vous autres, vous ne voulez tenir compte que d’un des résultats de cette logique sublime, le beau qui frappe les yeux ; mais, à votre insu, vous êtes des savants quand vous avez de bons yeux, car le beau n’existerait pas sans le sage et l’ingénieux dans les causes ; seulement, vous êtes des savants incomplets et systématiques, qui se ferment, de propos délibéré, les portes du temple, tandis que les esprits vraiment religieux en recherchent les sanctuaires et en étudient les divins hiéroglyphes. Croyez-vous que ce chêne dont le magnifique branchage vous porte à la rêverie perdrait dans votre esprit, si vous aviez examiné le frêle embryon qui l’a produit, et si vous aviez suivi les lois de son développement au sein des conditions propices que la Providence universelle lui a préparées ? Pensez-vous que cette petite mousse dont nous foulons le frais velours cesserait de vous plaire le jour où vous découvririez à la loupe le fini merveilleux de sa structure et les singularités ingénieuses de sa fructification ? Il y a plus : une foule d’objets qui vous semblent insignifiants, disparates ou incommodes dans le paysage prendraient de l’intérêt pour votre esprit et même pour vos yeux, si vous y lisiez l’histoire de la terre écrite en caractères profonds et indélébiles. Le lyriste, en général, se détourne de ces pensées, qui le mèneraient haut et loin : il ne veut faire vibrer que certaines cordes, celle de la personnalité avant tout ; mais voyez ceux qui sont vraiment grands ! Ils touchent à tout et ils interrogent jusqu’aux entrailles du roc. Ils seraient plus grands encore sans le préjugé public, sans l’ignorance générale, qui repousse comme trop abstrait ce qui ne caresse ni les passions ni les instincts. C’est que les notions sont faussées, comme je vous l’ai dit, et que les hommes d’intelligence s’amusent à faire des distinctions, des camps, des sectes dans la poursuite du vrai, si bien que ce qui est beau pour les uns ne l’est plus pour les autres. Triste résultat de la tendance exagérée aux spécialités ! Étonnante fatalité de voir que la création, source de toute lumière et foyer de tout enthousiasme, ne puisse révéler qu’une de ses faces à son spectateur privilégié, à l’homme, qui, seul parmi les êtres vivant en ce monde, a reçu le don de voir en haut et en bas, c’est-à-dire de suppléer par le calcul et le raisonnement aux organes qui lui manquent ! Quoi ! nous avons brisé la voûte de saphir de l’empyrée, et nous y avons saisi la notion de l’infini avec la présence des mondes sans nombre ; nous avons percé la croûte du globe, nous y avons découvert les éléments mystérieux de toute vie à sa surface, et les poëtes viendront nous dire : « Vous êtes des pédants glacés, des faiseurs de chiffres ! vous ne voyez rien, vous ne jouissez de rien autour de vous ! » C’est comme si, en écoulant parler une langue étrangère que nous comprendrions et qu’ils ne comprendraient pas, ils avaient la prétention d’en sentir mieux que nous les beautés, sous prétexte que le sens des paroles nous empêche d’en saisir l’harmonie.

Mon nouvel ami parlait avec un charme extraordinaire ; sa voix et sa prononciation étaient si belles et son accent si doux, son regard avait tant de persuasion et son sourire tant de bonté, que je me laissai morigéner sans révolte. Je me trouvais assoupli et comme influencé par ce rare esprit doué de formes si charmantes. Était-ce là un simple médecin de campagne, ou bien plutôt quelque homme célèbre savourant les douceurs de la solitude et de l’incognito ?

Il marquait si peu de curiosité sur mon compte, que je crus devoir imiter sa discrétion. Il se contenta de me demander si je descendais la montagne ou si je comptais la remonter. Je n’avais aucun projet arrêté avant le 15 juillet, et nous n’étions qu’au 10. Je fus donc tenté d’accepter l’offre qu’il me fit d’aller dîner avec lui à Brigg, où il comptait passer la nuit ; mais je pensai qu’il serait imprudent de me faire connaître sur cette route, qui était celle de Valvèdre, et où je comptais passer sans laisser mon nom dans aucune localité. Je prétextai un projet d’excursion en sens contraire ; seulement, pour profiter encore quelques instants de sa compagnie, je le conduisis pendant une lieue vers son gîte. Nous causâmes donc encore sur le même sujet qui nous avait occupés, et je fus contraint d’avouer que son raisonnement avait une grande valeur et une grande force dans sa bouche ; mais je le priai d’avouer à son tour que peu d’esprits étaient assez vastes pour embrasser sous toutes ses faces la notion du beau dans la nature.

— Que l’étude des plus arides classifications, lui dis-je, n’ait pas glacé une âme d’élite comme la vôtre, ce n’est pas en vous écoutant que je puis le révoquer en doute ; mais convenez donc qu’il y a des choses qui, par elles-mêmes, s’excluent mutuellement dans la plupart des organisations humaines. Je n’ai pas la modestie de me prendre pour un idiot, et cependant je vous déclare qu’une sèche nomenclature et les travaux plus ou moins ingénieux à l’aide desquels on a groupé les modifications sans nombre de la pensée divine la rapetissent singulièrement à mes yeux, et que je serais désolé, par exemple, de savoir combien d’espèces de mouches sucent en ce moment autour de nous le serpolet et les lavandes. Je sais bien que l’ignorant complet croit avoir tout vu quand il a remarqué le bourdonnement de l’abeille ; mais, moi qui sais que l’abeille a beaucoup de sœurs ailées qui modifient et répandent son type, je ne demande pas qu’on me dise où il commence et où il finit. J’aime mieux me persuader que nulle part il ne finit, que nulle part il ne commence, et mon besoin de poésie trouve que le mot abeille résume tout ce qui anime de son chant et de son travail les tapis embaumés de la montagne. Permettez donc au poëte de ne voir que la synthèse des choses et n’exigez pas que le chantre de la nature en soit l’historien.

— Je trouve qu’ici vous avez mille fois raison, répondit mon docteur. Le poëte doit résumer, vous êtes dans le vrai, et jamais la dure et souvent arbitraire technologie des naturalistes ne sera de son domaine, espérons-le ! Seulement, le poëte qui chantera l’abeille ne perdra rien à la connaître dans tous les détails de son organisation et de son existence. Il prendra d’elle ainsi que de sa supériorité sur la foule des espèces congénères, une idée plus grande, plus juste et plus féconde. Et ainsi de tout, croyez-moi. L’examen attentif de chaque chose est la clef de l’ensemble. Mais ce n’est pas là le point de vue le plus sérieux de la thèse que vous m’avez permis de soutenir devant vous. Il en est un purement philosophique qui a une bien autre importance : c’est que la santé de l’âme n’est pas plus dans la tension perpétuelle de l’enthousiasme lyrique que celle du corps n’est dans l’usage exclusif et prolongé des excitants. Les calmes et saintes jouissances de l’étude sont nécessaires à notre équilibre, à notre raison, permettez-moi de le dire aussi, à notre moralité !…

Je fus frappé de la ressemblance de cette assertion avec les théories d’Obernay, et ne pus m’empêcher de lui dire que j’avais un ami qui me prêchait en ce sens.

— Votre ami a raison, reprit-il ; il sait sans doute par expérience que l’homme civilisé est un malade fort délicat qui doit être son propre médecin sous peine de devenir fou ou bête !

— Docteur, voilà une proposition bien sceptique pour un croyant de votre force !

— Je ne suis d’aucune force, répondit-il avec une bonhomie mélancolique ; je suis tout pareil aux autres, débile dans la lutte de mes affections contre ma logique, troublé bien souvent dans ma confiance en Dieu par le sentiment de mon infirmité intellectuelle. Les poëtes n’ont peut-être pas autant que nous ce sentiment-là : ils s’enivrent d’une idée de grandeur et de puissance qui les console, sauf à les égarer. L’homme adonné à la réflexion sait bien qu’il est faible et toujours exposé à faire de ses excès de force un abus qui l’épuise. C’est dans l’oubli de ses propres misères qu’il trouve le renouvellement ou la conservation de ses facultés ; mais cet oubli salutaire ne se trouve ni dans la paresse ni dans l’enivrement, il n’est que dans l’étude du grand livre de l’univers. Vous verrez cela à mesure que vous avancerez dans la vie. Si, comme je le crois, vous sentez vivement, vous serez bientôt las d’être le héros du poëme de votre existence, et vous demanderez plus d’une fois à Dieu de se substituer à vous-même dans vos préoccupations. Dieu vous écoutera, car il est le grand écouteur de la création, celui qui entend tout, qui répond à tout selon le besoin que chaque être a de savoir le mot de sa destinée, et auquel il suffit de penser respectueusement en contemplant le moindre de ses ouvrages pour se trouver en rapport direct et en conversation intime avec lui, comme l’enfant avec son père. Mais je vous ai déjà trop endoctriné, et je suis sûr que vous me faites parler pour entendre résumer en langue vulgaire ce que votre brillante imagination possède mieux que moi. Puisque vous ne voulez pas venir à Brigg, il ne faut pas vous retarder plus longtemps. Au revoir et bon voyage !

— Au revoir ! où donc et quand donc, cher docteur ?

Au revoir dans tout et partout ! puisque nous vivons dans une des étapes de la vie infinie et que nous en avons le sentiment. J’ignore si les plantes et les animaux ont une notion instinctive de l’éternité ; mais l’homme, surtout l’homme dont l’intelligence s’est exercée à la réflexion, ne peut point passer auprès d’un autre homme à la manière d’un fantôme pour se perdre dans l’éternelle nuit. Deux âmes libres ne s’anéantissent pas l’une par l’autre : dès qu’elles ont échangé une pensée, elles se sont mutuellement donné quelque chose d’elles-mêmes, et, ne dussent-elles jamais se retrouver en présence matériellement parlant, elles se connaissent assez pour se retrouver dans les chemins du souvenir, qui ne sont pas d’aussi pures abstractions qu’on le pense… Mais c’est assez de métaphysique. Adieu encore et merci de l’heure agréable et sympathique que vous avez mise dans ma journée !

Je le quittai à regret ; mais je croyais devoir conserver le plus strict incognito, n’étant guère éloigné du but de mon mystérieux voyage. Enfin vint le jour où je pouvais compter qu’Alida serait seule chez elle avec Paule et ses enfants, et j’arrivai au versant des Alpes qui plonge jusqu’aux rives du lac Majeur. Je reconnus de loin la villa que je m’étais fait décrire par Obernay. C’était une délicieuse résidence à mi-côte, dans un éden de verdure et de soleil, en face de cette étroite et profonde perspective du lac, auquel les montagnes font un si merveilleux cadre, à la fois austère et gracieuse. Comme je descendais vers la vallée, un orage terrible s’amoncelait au midi, et je le voyais arriver à ma rencontre, envahissant le ciel et les eaux d’une teinte violacée rayée de rouge brûlant. C’était un spectacle grandiose, et bientôt le vent et la foudre, répétés par mille échos, me donnèrent une symphonie digne de la scène qu’elle emplissait. Je me réfugiai chez des paysans auxquels je me donnai pour un peintre paysagiste, et qui, habitués à des hôtes de ce genre, me firent bon accueil dans leur demeure isolée.

C’était une toute petite ferme, proprement tenue et annonçant une certaine aisance. La femme causait volontiers, et j’appris, pendant qu’elle préparait mon repas, que ce petit domaine dépendait des terres de Valvèdre. Dès lors je pouvais espérer des renseignements certains sur la famille, et, tout en ayant l’air de ne pas la connaître et de ne m’intéresser qu’aux petites affaires de ma vieille hôtesse, je sus tout ce qui m’intéressait moi-même au plus haut point. M. de Valvèdre était venu, le 4 juillet, chercher sa sœur aînée et l’aîné de ses fils pour les conduire à Genève ; mais, comme mademoiselle Juste voulait laisser la maison et les affaires en ordre, elle n’avait pu partir le jour même.

Madame de Valvèdre était arrivée le 5 avec mademoiselle Paule et son fiancé. Il y avait eu des explications. Tout le monde savait bien que madame et mademoiselle Juste ne s’entendaient pas. Mademoiselle Juste était un peu dure, et madame un peu vive. Enfin on était tombé d’accord, puisqu’on s’était quitté en s’embrassant. Les domestiques l’avaient vu. Mademoiselle Juste avait demandé à emmener mademoiselle Paule à Genève pour s’occuper de son trousseau, et madame de Valvèdre, quoique pressée par tout son monde, avait préféré rester seule au château avec le plus jeune de ses fils, M. Paolino, le filleul de mademoiselle Paule ; mais l’enfant avait beaucoup pleuré pour se séparer de son frère et de sa marraine, si bien que madame, qui ne pouvait pas voir pleurer ces messieurs, avait décidé qu’ils partiraient ensemble, et qu’elle resterait à Valvèdre jusqu’à la fin du mois. Toute la famille était donc partie le 7, et l’on s’étonnait beaucoup dans la maison de l’idée que madame avait eue de rester trois semaines toute seule à Valvèdre, où l’on savait bien qu’elle s’ennuyait, même quand elle y avait de la compagnie.

Tous ces détails étaient arrivés à mon hôtesse par un jardinier du château qui était son neveu.

J’aurais volontiers tenté une promenade nocturne autour de ce château enchanté, et rien n’eût été plus facile que de sortir de ma retraite sans être observé ; car, à dix heures, le vieux couple ronflait comme s’il eût voulu faire concurrence au tonnerre ; mais la tempête sévissait avec rage, et je dus attendre le lendemain.

Le soleil se leva splendide. Je pris avec affectation mon album de voyage, et je partis pour une promenade assez fantastique. Je fis cinq ou six fois le tour de la résidence, en rétrécissant toujours le cercle, de manière à connaître comme à vol d’oiseau tous les détails de la localité. Chemins, fossés, prairies, habitations, ruisseaux et rochers, tout me fut aussi familier au bout de quelques heures que si j’étais né dans le pays. Je connus les endroits découverts et les endroits habités où je ne devais pas repasser pour ne point attirer l’attention, les sites dont d’autres paysagistes s’étaient emparés et où je ne voulais pas être obligé de faire connaissance avec eux, les sentiers ombragés et frayés seulement par les troupeaux au flanc des collines, où j’étais à peu près sûr de ne point rencontrer d’êtres trop civilisés. Enfin je m’assurai d’une direction invraisemblable, mais admirablement mystérieuse, pour circuler de mon gîte à la villa, et qui offrait des retraites sauvages où je pouvais me dérober aux regards méfiants ou curieux, en m’enfonçant dans les bois jetés à pic le long des ravins. Cette exploration faite, je me hasardai à pénétrer dans le parc de Valvèdre par une brèche que j’avais réussi à découvrir. On était en train de la réparer, mais les ouvriers étaient absents. Je me glissai sous la futaie, j’arrivai jusqu’à la lisière d’un parterre richement fleuri, et je vis en face de moi la maison blanche construite à l’italienne, élevée sur un massif de maçonnerie entouré de colonnes. Je remarquai quatre fenêtres à rideaux de soie rose que le soleil couchant faisait resplendir. Je m’avançai un peu, et, caché dans un bosquet de lauriers, je restai là plus d’une heure. La nuit approchait quand je distinguai enfin une femme que je reconnus pour la Bianca, la suivante dévouée de madame de Valvèdre. Elle releva les rideaux comme pour faire entrer la fraîcheur du soir dans l’intérieur, et je vis bientôt circuler des lumières. Puis on sonna une cloche, et les lumières disparurent. C’était le signal du dîner ; ces fenêtres étaient celles de l’appartement d’Alida.

Je savais donc tout ce qu’il m’importait de savoir. Je retournai à Rocca (c’était le nom de ma petite ferme), afin de ne pas causer d’inquiétude à mes hôtes. Je soupai avec eux et me retirai dans ma chambrette, où je pris deux heures de repos. Quand je fus assuré que moi seul étais éveillé à la ferme, j’en sortis sans bruit. Le temps était propice : très-serein, beaucoup d’étoiles, et pas de lune révélatrice. J’avais compté les angles de mon chemin et noté, je crois, tous les cailloux. Quand l’épaisseur des arbres me plongeait dans les ténèbres, je me dirigeais par la mémoire.

Je n’avais pas donné signe de vie à madame de Valvèdre depuis mon départ de Saint-Pierre. Elle devait se croire abandonnée, me mépriser, me haïr ; mais elle ne m’avait pas oublié, et elle avait souffert, je n’en pouvais douter. Il ne fallait pas une grande expérience de la vie pour savoir qu’en amour les blessures de l’orgueil sont poignantes et saignent longtemps. Je me disais avec raison qu’une femme qui s’est crue adorée ou seulement désirée avec passion ne se console pas aisément de l’outrage d’un prompt et facile oubli. Je comptais sur les amertumes amassées dans ce faible cœur pour frapper un grand coup par mon apparition inopinée, par mon entreprise romanesque. Mon siége était fait. Je comptais dire que j’avais voulu guérir et que je venais avouer ma défaite ; si l’imposture ne suffisait pas pour bouleverser cette âme déjà troublée, je serais plus cruel et plus fourbe encore : je feindrais de vouloir m’éloigner pour jamais, et de venir seulement me fortifier par un dernier adieu.

Il y avait bien des moments où la conscience de la jeunesse et de l’amour se révoltait en moi contre cette tactique de roué vulgaire. Je me demandais si j’aurais le sang-froid nécessaire pour faire souffrir sans tomber à genoux aussitôt, si tout cet échafaudage de ruses ne s’écroulerait pas devant un de ces irrésistibles regards de langueur plaintive et de résignation désolée qui m’avaient repris et vaincu déjà tant de fois ; mais je m’efforçais de croire à ma perversité, de m’étourdir, et j’avançais rapide et palpitant sous la molle clarté des étoiles, à travers les buissons déjà chargés de rosée. Je me dirigeai si bien, que j’arrivai au pied de la villa sans avoir éveillé un oiseau dans la feuillée, sans avoir été senti de loin par un chien de garde.

Un élégant et vaste perron descendait de la terrasse au parterre ; mais il était fermé par une grille, et je n’osais faire entendre aucun appel. D’ailleurs, je voulais surprendre, apparaître comme le deus ex machina. Madame de Valvèdre veillait encore, il n’était qu’onze heures. Une seule de ses fenêtres était éclairée, ouverte même, avec le rideau rose fermé.

Escalader la terrasse n’était pas facile ; il le fallait pourtant. Elle n’était guère élevée ; mais où trouver un point d’appui le long des colonnes de marbre blanc qui la soutenaient ? Je retournai à la brèche laissée ouverte par les maçons : ils n’avaient pas laissé l’échelle que j’y avais remarquée dans le jour. Je me glissai dans une orangerie qui longeait une des faces du parterre, et j’y trouvai une autre échelle ; elle était beaucoup trop courte. Comment je parvins quand même sur la plate-forme, c’est ce que je ne saurais dire. La volonté fait des miracles, ou plutôt la passion donne aux amants le sens mystérieux que possèdent les somnambules.

La fenêtre ouverte était presque de niveau avec le pavé de la terrasse. J’enjambai le rebord sans faire aucun bruit. Je regardai par la fente du rideau. Alida était là, dans un délicieux boudoir qu’éclairait faiblement une lampe posée sur une table. Assise devant cette table, où elle semblait s’être placée pour écrire, elle rêvait ou sommeillait, le visage caché dans ses deux mains. Quand elle releva la tête, j’étais à ses pieds.

Elle retint un cri et jeta ses bras autour de mon cou. Je crus qu’elle allait s’évanouir. Mes transports la rappelèrent à elle-même.

— Je vous souffre chez moi au milieu de la nuit, dit-elle, et privée de tout secours que je puisse appeler sans me perdre de réputation. C’est que j’ai foi en vous. Le moment où je croirai que j’ai eu tort sera le dernier de mon amour. Francis, vous ne pouvez pas oublier cela !

— J’oublie tout, répondis-je. Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que vous me dites. Je sais que je vous vois, que je vous entends, que vous semblez heureuse de me voir, que je suis à vos pieds, que vous me menacez, que je me meurs de crainte et de joie, que vous pouvez me chasser, et que je peux mourir. Voilà tout ce que je sais. Me voilà ! que voulez-vous faire de moi ? Vous êtes tout dans ma vie. Suis-je quelque chose dans la vôtre ? Rien ne me le prouve, et je ne sais pas où j’ai pris la folie de me le persuader et de venir jusqu’à vous. Parlez, parlez, consolez-moi, rassurez-moi, effacez l’horreur des jours que je viens de passer loin de vous, ou dites-moi tout de suite que vous me chassez à jamais. Je ne peux plus vivre sans une solution, car je perds la raison et la volonté. Ayez-en pour deux, dites-moi ce que je vais devenir !

— Devenez mon unique ami, reprit-elle ; devenez la consolation, le salut et la joie d’une âme solitaire, rongée d’ennuis, et dont les forces, longtemps inactives, sont tendues vers un besoin d’aimer qui la dévore. Je ne vous dissimule rien. Vous êtes arrivé dans un moment de ma vie où, après des années d’anéantissement, je sentais qu’il fallait aimer ou mourir. J’ai trouvé en vous la passion subite, sincère, mais terrible. J’ai eu peur, j’ai cent fois jugé que le remède à mon ennui allait être pire que le mal, et, quand vous m’avez quittée, je vous ai presque béni en vous maudissant ; mais votre éloignement a été inutile. J’en ai plus souffert que de toutes mes terreurs, et, à présent que vous voilà, je sens, moi aussi, qu’il faut que vous décidiez de moi, que je ne m’appartiens plus, et que, si nous nous quittons pour toujours, je perds la raison et la force de vivre !

J’étais enivré de cet abandon, l’espoir me revenait ; mais elle, elle revint bien vite à ses menaces.

— Avant tout, dit-elle, pour être heureuse de votre affection, il faut que je me sente respectée. Autrement, l’avenir que vous m’offrez me fait horreur. Si vous m’aimez seulement comme mon mari m’a aimée, et comme bien d’autres après lui m’ont offert de m’aimer, ce n’est pas la peine que mon cœur soit coupable et perde le sentiment de la fidélité conjugale. Vous m’avez dit là-bas que je n’étais capable d’aucun sacrifice. Ne voyez-vous pas que, même en vous aimant comme je fais, je suis une âme sans vertu, une épouse sans honneur ? Quand le cœur est adultère, le devoir est déjà trahi ; je ne me fais donc pas d’illusion sur moi-même. Je sais que je suis lâche, que je cède à un sentiment que la morale réprouve, et qui est une insulte secrète à la dignité de mon mari. Eh bien, qu’importe ? laissez-moi ce tourment. Je saurai porter ma honte devant vous, qui seul au monde ne me la reprocherez pas. Si je souffre de ma dissimulation vis-à-vis des autres, vous n’entendrez jamais aucune plainte. Je peux tout souffrir pour vous. Aimez-moi comme je l’entends, et si, de votre côté, vous souffrez de ma retenue, sachez souffrir, et trouvez en vous-même la délicatesse de ne pas me le reprocher. Un grand amour est-il donc la satisfaction des appétits aveugles ? Où serait le mérite, et comment deux âmes élevées pourraient-elles se chérir et s’admirer l’une l’autre pour la satisfaction d’un instinct ?… Non, non, l’amour ne résiste pas à de certaines épreuves ! Dans le mariage, l’amitié et le lien de la famille peuvent compenser la perte de l’enthousiasme ; mais dans une liaison que rien ne sanctionne, que tout froisse et combat dans la société, il faut de grandes forces et la conscience d’une lutte sublime. Je vous crois capable de cela, et moi, je sens que je le suis. Ne m’ôtez pas cette illusion, si c’en est une. Donnez-moi quelque temps pour la savourer. Si nous devons succomber un jour, ce sera la fin de tout, et du moins nous nous souviendrons d’avoir aimé !

Alida parlait mieux que je ne sais la faire parler ici. Elle avait le don d’exprimer admirablement un certain ordre d’idées. Elle avait lu beaucoup de romans ; mais, pour l’exaltation ou la subtilité des sentiments, elle en eût remontré aux plus habiles romanciers. Son langage frisait parfois l’emphase, et revenait tout à coup à la simplicité avec un charme étrange. Son intelligence, peu développée d’ailleurs, avait sous ce rapport une véritable puissance, car elle était de bonne foi, et trouvait, au service du sophisme même, des arguments d’une admirable sincérité : femme dangereuse s’il en fut, mais dangereuse à elle-même plus qu’aux autres, étrangère à toute perversité, et atteinte d’une maladie mortelle pour sa conscience, l’analyse exclusive de sa personnalité.

J’étais à un moindre degré, mais à un degré beaucoup trop grand encore, atteint de ce même mal qu’on pourrait appeler encore aujourd’hui la maladie des poëtes. Trop absorbé en moi-même, je rapportais trop volontiers tout à ma propre appréciation. Je ne voulais demander ni aux religions, ni aux sociétés, ni aux sciences, ni aux philosophies, la sanction de mes idées et de mes actes. Je sentais en moi des forces vives et un esprit de révolte qui n’était nullement raisonné. Le moi tenait une place démesurée dans mes réflexions comme dans mes instincts, et, de ce que ces instincts étaient généreux et ardemment tournés vers le grand, je concluais qu’ils ne pouvaient me tromper. En caressant ma vanité, Alida, sans calcul et sans artifice, devait arriver à s’emparer de moi. Plus logique et plus sage, j’eusse secoué le joug d’une femme qui ne savait être ni épouse ni amante, et qui cherchait sa réhabilitation dans je ne sais quel rêve de fausse vertu et de fausse passion ; mais elle faisait appel à ma force et la force était le rêve de mon orgueil. Je fus dès lors enchaîné, et je goûtai dans mon sacrifice l’incomplet et fiévreux bonheur qui était l’idéal de cette femme exaltée. En me persuadant que je devenais, par ma soumission, un héros et presque un ange, elle m’enivra doucement : la flatterie me monta au cerveau, et je la quittai, sinon content d’elle, du moins enchanté de moi-même.

Je ne devais ni ne voulais compromettre madame de Valvèdre. Aussi avais-je résolu de partir dès le lendemain. J’eusse été moins prudent, moins délicat peut-être, si elle se fût abandonnée à ma passion : vaincu par sa vertu et forcé de me soumettre, je ne désirais pas exposer sa réputation en pure perte ; mais elle insista si tendrement, que je dus promettre de revenir la nuit suivante, et je revins en effet. Elle m’attendait dans la campagne, et, plus romanesque que passionnée, elle voulut se promener avec moi sur le lac. J’aurais eu mauvaise grâce à me refuser à une fantaisie aussi poétique. Pourtant je trouvai maussade d’être condamné au métier de rameur, au lieu d’être à ses genoux et de la serrer dans mes bras. Quand j’eus conduit un peu au large la jolie barque qu’elle m’avait aidé à trouver dans les roseaux du rivage, et qui lui appartenait, je laissai flotter les rames pour me coucher à ses pieds. La nuit était splendide de sérénité, et les eaux si tranquilles, qu’on y voyait à peine trembler le reflet des étoiles.

— Ne sommes-nous pas heureux ainsi ? me dit-elle, et n’est-il pas délicieux de respirer ensemble cet air pur, avec le profond sentiment de la pureté de notre amour ? Et tu ne voulais pas me donner cette nuit charmante ! Tu voulais partir comme un coupable, quand nous voici devant Dieu, dignes de sa pitié secourable et bénis peut-être en dépit du monde et de ses lois !

— Puisque tu crois à la bonté de Dieu, lui répondis-je, pourquoi ne t’y fier qu’à demi ? Serait-ce un si grand crime ?…

Elle mit ses douces mains sur ma bouche.

— Tais-toi, dit-elle, ne trouble pas mon bonheur par des plaintes et n’offense pas l’auguste paix de cette nuit sublime par des murmures contre le sort. Si j’étais sûre de la miséricorde divine pour ma faute, je ne serais pas sûre pour cela de la durée de ton amour après ma chute.

— Ainsi tu ne crois ni à Dieu ni à moi ! m’écriai-je.

— Si cela est, plains-moi, car le doute est une grande douleur que je traîne depuis que je suis au monde, et tâche de me guérir, mais en ménageant ma frayeur et en me donnant confiance : confiance en Dieu d’abord ! Dis-moi, y crois-tu fermement, au Dieu qui nous voit, nous entend et qui nous aime ? Réponds, réponds ! As-tu la foi, la certitude ?

— Pas plus que toi, hélas ! Je n’ai que l’espérance. Je n’ai pas été longtemps bercé des douces chimères de l’enfance. J’ai bu à la source froide du doute, qui coule sur toutes choses en ce triste siècle ; mais je crois à l’amour, parce que je le sens.

— Et moi aussi, je crois à l’amour que j’éprouve ; mais je vois bien que nous sommes aussi malheureux l’un que l’autre, puisque nous ne croyons qu’à nous-mêmes.

Cette triste appréciation qui lui échappait me jeta dans une mélancolie noire. Était-ce pour nous juger ainsi l’un l’autre, pour mesurer en poëtes sceptiques la profondeur de notre néant, que nous étions venus savourer l’union de nos âmes à la face des cieux étoilés ? Elle me reprocha mon silence et ma sombre attitude.

— C’est ta faute, lui répondis-je avec amertume. L’amour, dont tu veux faire un raisonnement, est de sa nature une ivresse et un transport. Si, au lieu de regarder dans l’inconnu en supputant les chances de l’avenir, qui ne nous appartient pas, tu étais noyée dans les voluptés de ma passion, tu ne te souviendrais pas d’avoir souffert, et tu croirais à deux pour la première fois de ta vie.

— Allons-nous-en, dit-elle, tu me fais peur ! Ces voluptés, ces ivresses dont tu parles, ce n’est pas l’amour, c’est la fièvre, c’est l’étourdissement et l’oubli de tout, c’est quelque chose de brutal et d’insensé qui n’a ni veille ni lendemain. Reprends les rames, je veux m’en aller !

Il me vint une sorte de rage. Je saisis les rames et je l’emmenai plus au large. Elle eut peur et menaça de se jeter dans le lac, si je continuais ce silencieux et farouche voyage, qui ressemblait à un enlèvement. Je la ramenai vers la rive sans rien dire. J’étais en proie à un violent orage intérieur. Elle se laissa tomber sur le sable en pleurant. Désarmé, je pleurai aussi. Nous étions profondément malheureux sans nous rendre bien compte des causes de notre souffrance. Certes, je n’étais pas assez faible pour que la violence faite à ma passion me parût un si grand effort et un si grand malheur, et, quant à elle, la peur que je lui avais causée n’était pas aussi sérieuse qu’elle voulait se le persuader. Qu’y avait-il donc d’impossible entre nous ? quelle barrière séparait nos âmes ? Nous restâmes en face de cet effrayant problème sans pouvoir le résoudre.

Le seul remède à notre douleur était de souffrir ensemble, et ce fut réellement le seul lien profondément vrai qui nous étreignit. Cette douleur que je vis en elle si poignante et si sincère me purifia, en ce sens que j’abjurai mes projets de séduction par surprise et par ruse. Malheureux par elle, je l’aimai davantage. Qui sait si le triomphe ne m’eût pas rendu ingrat, comme elle le redoutait ?

Dès le jour suivant, je pris la direction du Saint-Gothard pour me rendre ensuite au lac des Quatre-Cantons. Alida blâmait mon empressement à la quitter, elle pensait que je pouvais impunément passer une semaine à Rocca ; mais je voyais bien que la curiosité de ma vieille hôtesse l’empêcherait, un jour ou l’autre, de dormir, et que mes promenades nocturnes seraient un sujet de réflexions et de commentaires dans les environs.

Après les premières heures de marche, je m’arrêtai à un énorme rocher qu’Alida m’avait indiqué au loin comme une de ses promenades favorites. De là, je voyais encore sa blanche villa comme un point brillant au milieu des bois sombres. Tandis que je la contemplais, lui envoyant dans mon cœur un tendre adieu, je sentis une main légère se poser sur mon épaule, et, en me retournant, je vis Alida elle-même, qui m’avait devancé là. Elle était venue à cheval avec un domestique qu’elle avait laissé à quelque distance. Elle portait un petit panier rempli de friandises. Elle avait voulu déjeuner avec moi sur la mousse à l’abri de son beau rocher, dans ce lieu complétement désert. Je fus si touché de cette gracieuse surprise, que je m’ingéniai à lui faire oublier les chagrins et les orages de la veille. Je protestai de ma soumission, et je fis tout mon possible vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de moi-même pour lui persuader sans mentir que je serais heureux ainsi.

— Mais où et quand nous reverrons-nous ? dit-elle. Vous n’avez pas voulu vous engager clairement à être à Genève pour le mariage de Paule, et pourtant c’est le seul moyen de nous retrouver sans danger pour moi. Nos rapports tels qu’ils sont, chastes et consacrés désormais par le véritable amour, peuvent s’établir très-convenablement, si vous vous décidez à être connu de mon mari et à faire naturellement partie des amis qui m’entourent. Je ne vis pas toujours seule comme vous me voyez en ce moment. Les injustes soupçons et l’aigre caractère de ma vieille belle-sœur ont fait la solitude autour de moi dans ces derniers temps : j’étais, grâce à elle, découragée de toute relation d’amitié, et de voisinage ; mais, depuis qu’elle est partie, j’ai fait des visites, j’ai effacé la mauvaise impression de ses torts, dont j’avais dû paraître un peu complice. On va me revenir. Je n’ai pas de nombreuses relations, je n’ai jamais aimé cela, et ce n’en est que mieux. Vous me trouverez assez entourée pour que nous n’ayons pas l’air de rechercher le tête-à-tête, et assez libre pour que le tête-à-tête se fasse souvent et naturellement. D’ailleurs, je découvrirai bien le moyen de m’absenter quelquefois, et nous nous rencontrerons en pays neutre, loin des yeux indiscrets. Je vais, dès à présent, travailler à ce que cela devienne possible et même facile. J’éloignerai les gens dont je me méfie, je m’attacherai solidement les serviteurs dévoués, je me créerai à l’avance des prétextes, et notre connaissance étant avouée, nos rencontres, si on les découvre, n’auront rien qui doive surprendre ou scandaliser. Voyez ! tout nous favorise. Vous avez devant vous la liberté du voyageur ; moi, je vais avoir celle de l’épouse délaissée, car M. de Valvèdre pense, lui aussi, à un grand voyage que je ne combattrai plus. Il s’en ira peut-être pour deux ans. Consentez à lui être présenté auparavant. Il sait déjà que je vous connais, et il ne peut rien soupçonner. Mettons-nous en mesure vis-à-vis de lui et du monde ; ceci nous donnera du temps, de la liberté, de la sécurité. Vous parcourrez la Suisse et l’Italie, vous y deviendrez grand poëte, avec une belle nature sous les yeux et l’amour dans le cœur ; moi, jusqu’à ce jour, j’ai été nonchalante et découragée. Je vais devenir active et ingénieuse. Je ne songerai qu’à cela. Oui, oui, nous avons déjà devant nous deux années de pur bonheur. C’est Dieu qui vous a envoyé à moi, au moment où la douleur de me séparer de mon fils aîné allait m’achever. Quand il me faudra quitter le second, j’aurai la compassion de vivre plus longtemps, peut-être tout à fait près de vous, parce qu’alors j’aurai le droit de dire à mon mari : « Je suis seule, je n’ai plus rien qui m’attache à ma maison. Laissez-moi vivre où je voudrai. » Je feindrai d’aimer Rome, Paris ou Londres, et tous deux, inconnus, perdus au sein d’une grande ville, nous nous verrons tous les jours. Je saurai très-bien me passer de luxe. Le mien m’ennuie affreusement, et tout mon rêve est une chaumière au fond des Alpes ou une mansarde dans une grande cité, pourvu que j’y sois aimée véritablement.

Nous nous séparâmes sur ces projets, qui n’avaient rien de trop invraisemblable. Je m’engageai à sacrifier toutes mes répugnances, à assister au mariage d’Obernay à Genève, à être présenté, par conséquent, à M. de Valvèdre.

J’étais si éloigné de ce dernier parti, que, quand Alida m’eut quitté, je faillis courir après elle pour reprendre ma parole ; mais je fus retenu par la crainte de lui sembler égoïste. Je ne pouvais la revoir qu’à ce prix, à moins de risquer à chaque rencontre de la brouiller avec son mari, avec l’opinion, avec la société tout entière. Je continuai mon voyage ; mais, au lieu de parcourir les montagnes, je pris le plus court pour me rendre à Altorf, et j’y restai. C’est là qu’Alida devait m’adresser ses lettres. Et que m’importait tout le reste ? Nous nous écrivîmes tous les jours, et l’on peut dire toute la journée, car nous échangeâmes en une quinzaine des volumes d’effusion et d’enthousiasme. Jamais je n’avais trouvé en moi une telle abondance d’émotion devant une feuille de papier. Ses lettres, à elle, étaient ravissantes. Parler l’amour, écrire l’amour, étaient en elle des facultés souveraines. Bien supérieure à moi sous ce rapport, elle avait la touchante simplicité de ne pas s’en apercevoir, de le nier, de m’admirer et de me le dire. Cela me perdait ; tout en m’élevant au diapason de ses théories de sentiment, elle travaillait à me persuader que j’étais une grande âme, un grand esprit, un oiseau du ciel dont les ailes n’avaient qu’à s’étendre pour planer sur son siècle et sur la postérité. Je ne le croyais pas, non ! grâce à Dieu, je me préservais de la folie ; mais, sous la plume de cette femme, la flatterie était si douce, que je l’eusse payée au prix de la risée publique, et que je ne comprenais plus le moyen de m’en passer.

Elle réussit également à détruire toutes mes révoltes relativement au plan de vie qu’elle avait adopté pour nous deux. Je consentais à voir son mari, et j’attendais avec impatience le moment de me rendre à Genève. Enfin ce mois de fièvre et de vertige, qui était le terme de mes aspirations les plus ardentes, touchait à son dernier jour.