Vanghéli/1

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Vanghéli, Une vie orientaleCalmann Levy (p. 58-61).
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Aux heures où l’on se retourne vers les jours disparus, bien des souvenirs se lèvent pour moi des routes d’Asie ; un des plus vivants peut-être est celui de mon entrée à Nicée, par une nuit du mois de juin 1872. La route est longue, qui mène de la vallée du Sangarios, par le col du Meurtre, dans le bassin du lac d’Isnik : c’est le nom donné par les Turcs à la vieille cité byzantine et à son lac. Nous nous étions attardés à l’étape : la nuit nous prit tout en haut des pentes qui vont s’évasant jusqu’à la plage, ― une nuit de printemps mélodieuse et tiède, tressaillant d’énergies sourdes qu’ignorent celles de nos pays, une nuit où l’on sentait vivre les choses et les êtres d’une vie si ardente, si enivrée, que la mort et la peine semblaient bannies d’un monde plus heureux. ― Le petit chemin douteux se perdait dans les méandres des marécages qui continuent le lac ; des myriades de lucioles promenaient des essaims de flammes dans les roseaux, d’où montaient les chansons nocturnes des rainettes et des rossignols. Nous chevauchions à travers des bouquets de platanes, de lauriers et de chênes verts, guidés dans l’ombre par la voix des muletiers ; ces gens simples, gagnés insensiblement par cette majesté, reprenaient en chœur un lent refrain romaïque. Nous les suivions, assoupis sur la selle dans un demi-rêve par la fatigue d’une rude journée ; nul cependant n’eut la pensée de se plaindre des heures allongées et de mesurer la descente des étoiles dans un ciel si doux. Il était minuit quand la lune décroissante, apparue sur les hautes crêtes de l’Olympe de Bithynie, nous montra la nappe reposée du lac ; la ligne dentelée des remparts de Nicée moirait d’ombre le bleu des eaux.

Un double cordon de murailles flanquées de tours, presque intactes sous leur manteau de pariétaires, enceint le vaste champ de ruines où est perdue la bourgade turque d’aujourd’hui. Quatre portes triomphales y donnent accès. Nous nous dirigeâmes vers la porte de Stamboul, et notre petite troupe s’enfonça dans l’ombre des deux voûtes romaines, hautes et magnifiques, reliées par un pont couvert. Des figuiers, des graminées en fleurs se balançaient sur les architraves de marbre, riant au temps morose qui habite les vieilles pierres ; par les déchirures béantes des plafonds ruisselaient des ondées de clarté bleuâtre, qui faisaient sur le sol des mares de lumière où s’effrayaient nos chevaux. Tandis que leur sabot réveillait l’écho des voûtes, nous pensions aux prélats byzantins qui ont tant de fois, passé cette même porte en majestueux appareil, portant aux conciles leurs passions ardentes et leurs subtiles controverses.

Le dernier porche franchi, ce ne fut pas une ville qui nous apparut, mais une avenue déserte et silencieuse, fuyant à perte de vue entre des jardins, des mosquées ruinées et des tombeaux. Ce sont les monuments des anciens maîtres de Nicée, les sultans Seldjoukides. Des grilles en fer ouvragé couraient des deux côtés de la chaussée, cédant par places sous la poussée des cyprès et des arbres de Judée ; elles séparaient des tombes nombreuses dont les colonnes, coiffées de turbans, prenaient de vagues formes humaines : des lampes pendues aux barreaux veillaient pieusement sur ces enclos, et ce lieu semblait si abandonné de tout être vivant que ces lampes. allumées par des mains inconnues, y mettaient un mystère de plus. Ce mystère, les profils grandioses et les aspects menteurs qu’ont les ruines à cette heure, les illusions et les inquiétudes de la nuit, la surexcitation de la fatigue, de l’inattendu, tout nous troublait à ce point que nous nous demandions sérieusement si ce décor magique n’allait pas s’évanouir dans le réveil d’un rêve.

La masse noire d’une grande mosquée barrait l’avenue ; soudain, au détour de son mur, un flot de lumière nous aveugla, une clameur bruyante nous assourdit : lumière et bruit jaillissaient du fond d’une longue galerie où roulait une foule compacte. La transition était si brusque, et cette apparition nouvelle si imprévue, que nous pesâmes d’un même mouvement sur les brides des chevaux, mon compagnon et moi, échangeant la même interrogation : « Sommes-nous décidément le jouet d’un songe, ou de la fièvre des marais ? » Il nous fallut quelques minutes pour ramener cette vision fantastique à la réalité ; la galerie, inondée de lumière et de peuple, n’était rien autre que le tcharchi ou marché, couvert, comme tous les bazars d’Anatolie, de planches et de vignes treillagées : notre guide nous remémora la grande fête de la Panagia qui expliquait la liesse de la population chrétienne à cette heure indue. Nos pauvres bêtes, aussi nerveuses que nous, fendirent du poitrail la foule d’enfants et de femmes qui assiégeaient les échoppes de sucreries, elles se précipitèrent en trébuchant dans la cour du khân, une large cour carrée enceinte de hautes murailles, qui sert en province de caravansérail aux voyageurs et de lieu de réunion aux fêtes de nuit. La presse était grande au fond du khân, et motivée sans doute par quelque spectacle de haut goût. Tandis qu’on déchargeait nos mules, nous nous glissâmes au premier rang ; c’était en effet un spectacle : une troupe foraine donnait la comédie en turc au peuple de Nicée.