Vie de Tolstoï/Histoire de mon enfance

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Hachette (p. 22-25).


Histoire de mon Enfance fut commencée, dans l’automne de 1851, à Tiflis, et terminée, le 2 juillet 1852, à Piatigorsk, au Caucase. Il est curieux que dans le cadre de cette nature qui l’enivrait, en pleine vie nouvelle, au milieu des risques émouvants de la guerre, occupé à découvrir un monde de caractères et de passions qui lui étaient inconnus, Tolstoï soit revenu, dans cette première œuvre, aux souvenirs de sa vie passée. Mais quand il écrivit Enfance, il était malade, son activité militaire se trouvait brusquement arrêtée ; et, durant les longs loisirs de sa convalescence, seul et endolori, il était dans une disposition d’esprit sentimentale, où le passé se déroulait devant ses yeux attendris.[1]. Après la tension épuisante des ingrates dernières années, il lui était doux de revivre « la période merveilleuse, innocente, poétique et joyeuse » du premier âge, et de se refaire un « cœur d’enfant, bon, sensible et capable d’amour ». Au reste, avec l’ardeur de la jeunesse et ses projets illimités, avec le caractère cyclique de son imagination poétique, qui concevait rarement un sujet isolé, et dont les grands romans ne sont que les anneaux d’une longue chaîne historique, les fragments de vastes ensembles qu’il ne put jamais exécuter[2], Tolstoï, à ce moment, ne voyait dans les récits d’Enfance que les premiers chapitres d’une Histoire de quatre Époques, qui devait aussi comprendre sa vie au Caucase et sans doute aboutir à la révélation de Dieu par la nature.

Tolstoï a été très sévère plus tard pour ses récits d’Enfance, auxquels il a dû une partie de sa popularité.

— « C’est si mauvais, disait-il à M. Birukov, c’est écrit avec si peu d’honnêteté littéraire !… Il n’y a rien à en tirer. »

Il fut le seul de son avis. L’œuvre manuscrite, envoyée sans nom d’auteur à la grande revue russe le Sovrémennik (le Contemporain), fut aussitôt publiée (6 septembre 1852) et eut un succès général que tous les publics d’Europe ont confirmé. Cependant, malgré son charme poétique, sa finesse de touche, sa délicate émotion, on comprend qu’elle ait déplu à Tolstoï, plus tard.

Elle lui a déplu, pour les raisons mêmes qui firent qu’elle plaisait aux autres. Il faut bien le dire : sauf dans la notation de certains types locaux et dans un petit nombre de pages, qui frappent par le sentiment religieux ou par le réalisme dans l’émotion[3], la personnalité de Tolstoï s’y accuse très peu. Il y règne une douce, tendre sentimentalité, qui lui fut toujours antipathique, par la suite, et qu’il proscrivit de ses autres romans. Nous la reconnaissons, nous reconnaissons cet humour et ces larmes ; ils viennent de Dickens. Parmi ses lectures favorites, entre quatorze et vingt et un ans, Tolstoï indique dans son Journal : « Dickens : David Copperfield. Influence considérable. » Il relit encore le volume, au Caucase.

Deux autres influences, qu’il signale : Sterne et Tœppfer. « J’étais alors, dit-il, sous leur inspiration[4]. »

Qui eût pensé que les Nouvelles Genevoises avaient été le premier modèle de l’auteur de Guerre et Paix ? Et pourtant, il suffit de le savoir pour retrouver, dans les récits d’Enfance, leur bonhomie affectueuse et narquoise, transplantée dans une nature plus aristocratique.

Tolstoï, à ses débuts, se trouvait donc être pour le public une figure de connaissance. Mais sa personnalité ne tarda pas à s’affirmer. Adolescence (1853), moins pure et moins parfaite qu’Enfance, dénote une psychologie plus originale, un sentiment très vif de la nature, et une âme tourmentée, dont Dickens et Tœppfer eussent été bien en peine. Dans la Matinée d’un Seigneur (octobre 1852)[5], le caractère de Tolstoï paraît nettement formé, avec l’intrépide sincérité de son observation et sa foi dans l’amour. Parmi les remarquables portraits de paysans qu’il peint dans cette nouvelle, on trouve déjà l’esquisse d’une des plus belles visions de ses Contes populaires : le vieillard au rucher[6], le petit vieux sous le bouleau, les mains étendues, les yeux levés, sa tête chauve luisante au soleil, autour, les abeilles dorées, volant sans le piquer, lui faisant une couronne…

  1. Les lettres qu’il écrit alors à sa tante Tatiana sont pleines d’effusions et de larmes. Il est, comme il le dit, Liova-riova, Léon le pleurnicheur (6 janvier 1852).
  2. La Matinée d’un Seigneur est le fragment d’un projet de Roman d’un propriétaire russe. Les Cosaques forment la première partie d’un grand roman du Caucase. L’immense Guerre et Paix n’était, dans la pensée de l’auteur, qu’une sorte de préambule à une épopée contemporaine, dont les Décembristes devaient être le centre.
  3. Le pèlerin Gricha, ou la mort de la mère.
  4. Dans une lettre à M. Birukov.
  5. La Matinée d’un Seigneur ne fut achevée qu’en 1855-6.
  6. Les deux Vieillards (1885).