Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/04

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CHAPITRE IV.

Où l’on verra que, si l’union fait la force, et s’il est doux de contempler les affections de famille, les Chuzzlewit étaient la famille la plus forte et la plus douce à voir qu’il y eût au monde.


Le digne M. Pecksniff, ayant pris congé de son cousin dans les termes solennels que nous avons reproduits au chapitre précédent, se retira chez lui, où il resta trois jours entiers ; il ne se permettait même pas de franchir dans sa promenade les limites de son jardin, de peur d’être appelé en toute hâte au chevet du lit de son parent repentant et contrit, à qui, dans sa large bienveillance, il avait résolu d’avance d’accorder son pardon sans condition et son affection sans bornes. Mais telles étaient l’obstination et l’aigreur de ce farouche vieillard, qu’aucun témoignage de regret ne vint de sa part. Le quatrième jour trouva M. Pecksniff plus loin en apparence de son but charitable que le premier jour.

Dans tout cet espace de temps, il ne cessa de hanter le Dragon à toute heure de jour et de nuit, et, rendant le bien pour le mal, il témoigna la plus profonde sollicitude pour la guérison du farouche convalescent. Mme Lupin était tout attendrie de voir cette inquiétude désintéressée, car il l’avait priée souvent et tout particulièrement de bien prendre note qu’il en ferait autant pour le premier malheureux venu s’il était dans la même position, et la veuve en versait des larmes d’admiration et d’extase.

Cependant le vieux Martin Chuzzlewit restait enfermé dans sa chambre, où il ne voyait que sa jeune compagne, sauf l’hôtesse du Dragon bleu, qui, à certains moments, était admise en sa présence. Seulement, sitôt qu’elle entrait dans la chambre, Martin feignait d’être endormi. Ce n’était que lorsqu’il se trouvait seul avec la jeune femme qu’il ouvrait la bouche ; au reste, il n’aurait pas même répondu un mot à la plus simple question, bien que M. Pecksniff pût comprendre, en écoutant de son mieux à la porte, que, lorsque les deux étrangers étaient ensemble, le vieillard était assez causeur.

Le quatrième soir, il advint que M. Pecksniff s’étant présenté, comme à son ordinaire, à l’entrée du Dragon bleu, et n’ayant pas trouvé Mme Lupin à son comptoir, monta tout droit l’escalier ; dans l’ardeur de son zèle affectueux, il se proposait d’appliquer encore une fois son oreille au trou de la serrure et de se calmer l’esprit en s’assurant que le rude malade allait mieux. Il advint aussi que M. Pecksniff, s’avançant tout doucement le long du corridor où d’ordinaire une petite lueur en spirale passait à travers le trou de la serrure, fut étonné de ne point apercevoir cette lueur accoutumée ; il advint que M. Pecksniff, quand il eut trouvé à tâtons son chemin jusqu’à la chambre, s’étant baissé vivement pour reconnaître par lui-même si le vieillard n’avait point, dans un accès de jalousie, fait boucher à l’intérieur ledit trou de serrure, heurta si violemment sa tête contre une autre tête, qu’il ne put s’empêcher de jeter d’une voix intelligible ce monosyllabe : « Oh ! » que la douleur lui arracha et lui dévissa en quelque sorte du gosier. Il advint alors finalement que M. Pecksniff se sentit aussitôt pris au collet par quelque chose qui unissait les parfums combinés de plusieurs parapluies mouillés, d’un quartaut de bière, d’un baril d’eau-de-vie et d’une pleine tabagie. Il fut entraîné en dégringolant forcément l’escalier jusqu’au comptoir d’où il était venu, et là il se trouva en face et sous le poignet d’un gentleman des plus étranges, qui, tout en se frottant rudement la tête avec celle de ses mains qui restait libre, le regardait d’une manière sinistre.

Ce gentleman était dans un costume d’élégant râpé, bien que l’on ne pût exactement dire de ses vêtements qu’ils fussent à toute extrémité : car ses doigts dépassaient de beaucoup le bout de ses gants, et la plante de ses pieds était à une distance incommode de ses tiges de bottes. Son pantalon, d’un gros bleu, d’une nuance jadis éclatante, mais tempérée par l’effet de l’âge et du temps, était tellement serré et tendu par une lutte violente entre les bretelles et les sous-pieds, qu’à tout moment il avait l’air de vouloir se séparer en deux aux genoux pour trancher le différend. Sa redingote était de couleur bleue et de forme militaire, à grand renfort de brandebourgs jusqu’au menton. Sa cravate était pour la couleur et la forme, dans le genre de ces peignoirs dont les coiffeurs ont l’usage d’envelopper leurs clients, pendant qu’ils se livrent aux mystères de leur profession. Son chapeau était, arrivé à une telle vétusté qu’il eût été difficile de déterminer si, dans l’origine, il avait été blanc ou noir. Cependant ce gentleman portait une moustache, une moustache hérissée ; non pas une de ces moustaches douces et pacifiques, mais une moustache crâne et provocante, tortillée d’une manière satanique, et avec cela une énorme quantité de cheveux ébouriffés. Il était très-sale et très-suffisant, très-impudent et très-abject, très-rodomont et très-lâche ; en un mot, il avait l’air d’un homme qui avait pu être quelque chose de mieux, mais surtout il avait l’air d’un homme qui méritait d’être quelque chose de pis.

« Vous écoutiez donc aux portes, là-haut, vagabond que vous êtes !… » dit ce gentleman.

M. Pecksniff le repoussa, comme Saint-Georges dut repousser le dragon, quand cet animal était sur le point de rendre l’âme.

« Où est mistress Lupin ? dit-il. Je suis vraiment étonné ! La bonne femme ne sait donc pas qu’il y a ici une personne qui…

— Minute ! dit le gentleman. Attendez un peu. Que si, elle le sait. Eh bien ! quoi ?

— Comment, quoi, monsieur ? s’écria M. Pecksniff. Comment, quoi ? Apprenez, monsieur, que je suis l’ami et le parent de ce gentleman malade ; que je suis son protecteur, son gardien, son…

— Vous n’êtes toujours pas le mari de sa nièce, interrompit l’étranger. Je puis vous en répondre ; car il était là avant vous.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit M. Pecksniff avec un mélange de surprise et d’indignation. Qu’est-ce que vous me contez là, monsieur ?

— Attendez un peu, cria l’autre. Peut-être êtes-vous un cousin ; le cousin qui habite ce pays ?

— Je suis le cousin qui habite ce pays, répliqua l’homme de bien.

— Vous vous nommez Pecksniff ? dit le gentleman.

— Oui.

— Je suis fier de faire connaissance avec vous, et je vous demande pardon, dit le gentleman en touchant le bord de son chapeau, et en plongeant ensuite sa main par derrière dans les profondeurs de sa cravate pour y trouver un col de chemise, qu’il ne put, malgré tous ses efforts, ramener à la surface. Vous voyez en moi, monsieur, une personne qui porte également intérêt au gentleman d’en haut. Attendez un peu. »

En même temps il toucha l’extrémité de son nez proéminent, comme pour aviser M. Pecksniff qu’il avait un secret à lui communiquer tout de suite ; puis, ôtant son chapeau, il se mit à chercher dans la coiffe, parmi une quantité de papiers chiffonnés et de bouts de cigares, et il en retira l’enveloppe d’une vieille lettre, toute souillée de crasse et parfumée d’odeur de tabac.

« Lisez-moi cela, s’écria-t-il en présentant l’enveloppe à M. Pecksniff.

— Ceci est adressé à Chevy Slyme, esquire, dit ce gentleman.

— Vous connaissez, je pense Chevy Slyme, esquire ? » répliqua l’étranger.

M. Pecksniff haussa les épaules comme s’il eût voulu dire : « Certainement je le connais, malheureusement.

— Très-bien, reprit le gentleman. Eh bien ! voilà tout ; c’est là l’affaire qui m’amène ici. »

Et en même temps, ayant fait un nouvel effort pour trouver son col de chemise, il ne tira qu’un cordon.

« Mon ami, il m’est très-pénible, dit M. Pecksniff, secouant la tête et souriant avec componction, il m’est très-pénible d’être forcé de vous déclarer que vous n’êtes nullement la personne que vous prétendez être. Je connais M. Slyme, mon cher. Ça ne prendra pas : la probité est la meilleure politique ; vous auriez mieux fait de me dire tout de suite le fin mot, cela vaudrait mieux.

— Arrêtez ! cria le gentleman, portant en avant son bras droit, si étroitement serré dans sa manche usée jusqu’à la corde, qu’il ressemblait à un saucisson ficelé. Attendez un peu ! »

Il s’arrêta pour s’établir juste devant le feu, auquel il présenta le dos. Alors, rassemblant les pans de sa redingote sous son bras gauche et caressant sa moustache avec le pouce et l’index de la main droite, il reprit ainsi :

« Je conçois votre erreur et je ne m’en offense pas. Pourquoi ? parce qu’elle me flatte. Vous supposez que je voudrais me faire passer pour Chevy Slyme. Monsieur, s’il existe sur la terre un homme avec qui un gentleman fût fier et honoré d’être confondu, cet homme est mon ami Slyme : car c’est, sans exception aucune, le cœur le plus élevé, l’esprit le plus indépendant, le plus original, le plus fin, le plus classique, le plus cultivé, le plus complètement shakespearien, sinon le plus miltonique ; et en même temps le gaillard le moins apprécié que je sache, au point que c’en est dégoûtant !… Non, monsieur, je n’ai pas l’orgueil d’essayer de passer pour Slyme. De tout autre homme, dans l’espace du monde, je crois être et je me sens l’égal. Mais Slyme est, je l’avoue franchement, à cent piques au-dessus de moi. Vous voyez que vous vous trompez.

— Je croyais… dit M. Pecksniff, montrant l’enveloppe de la lettre.

— Sans doute, sans doute, répliqua le gentleman. Mais, monsieur Pecksniff, toute l’affaire se résume dans un exemple des excentricités du génie. Chaque homme d’un véritable génie a ses excentricités, monsieur ; ce qui caractérise mon ami Slyme, c’est qu’il se tient toujours au coin de la rue en vedette. En ce moment, il est à son poste. Or, ajouta le gentleman en frottant son index contre son nez, et écartant plus encore ses jambes pour regarder plus fixement en face M. Pecksniff, c’est un trait extrêmement curieux et intéressant du caractère de Slyme, et, partout où l’on écrira la vie de Slyme, ce trait-là ne devra pas être négligé par son biographe ; sinon, le public ne sera point satisfait. Suivez le fil de mes paroles, le public ne sera point satisfait. »

M. Pecksniff toussa.

« Le biographe de Slyme, monsieur, quel qu’il soit, reprit le gentleman, devra s’adresser à moi ; ou bien, si je suis parti pour… Comment appelez-vous ce pays-là, d’où personne ne revient ? Il devra se mettre en rapport avec mes exécuteurs testamentaires pour obtenir la permission de fouiller mes papiers. J’ai pris simplement, à ma manière, quelques notes sur diverses actions de cet homme, mon frère adoptif, monsieur ; elles vous stupéfieraient. Tenez, pas plus tard que le quinze du mois dernier, à propos d’un billet qu’il ne pouvait payer et que l’autre partie ne voulait point renouveler, il a trouvé un mot qui aurait fait honneur à Napoléon Bonaparte s’adressant à l’armée française…

— Et dites-moi, je vous prie, demandant M. Pecksniff, évidemment mal à l’aise, quelle affaire peut attirer ici M. Slyme, si j’ose me permettre de m’en informer, quoique je sois forcé, par respect pour mon caractère, de décliner toute participation à ses actes.

— En premier lieu, répondit le gentleman, permettez-moi de déclarer que je repousse cette question, contre laquelle je proteste de toutes mes forces et de toute mon indignation, au nom de mon ami Slyme. En second lieu, vous voudrez bien me permettre de me présenter moi-même. Monsieur, je m’appelle Tigg. Le nom de Montague Tigg vous sera familier peut-être, car il se lie aux plus remarquables événements de la guerre de la Péninsule. »

M. Pecksniff secoua doucement la tête, comme un homme qui n’en avait jamais entendu parler.

« N’importe, dit le gentleman. Cet homme était mon père, et j’ai l’honneur de porter son nom. Par conséquent, je suis fier comme Artaban. Permettez que je m’absente un moment : je désire que mon ami Slyme assiste au reste de notre conférence. »

Tout en énonçant ce vœu, il se précipita hors de la porte d’entrée du Dragon bleu. Bientôt après, il reparut escorté d’un compagnon plus petit que lui. Ce dernier était couvert d’un vieux manteau de camelot bleu doublé d’écarlate fanée. Ses traits anguleux étaient tout gelés par la longue faction qu’il venait de faire au froid dans la rue ; ses favoris roux aux poils épars, et ses cheveux hérissés par les frimas, n’en paraissaient que plus incultes, ce qui ne lui donnait pas le moins du monde l’air shakespearien ou miltonique. Il n’était que sale et dégoûtant.

« Eh bien ! dit M. Tigg, frappant d’une main sur l’épaule de son précieux ami et appelant l’attention de M. Pecksniff sur lui-même aussi bien que sur le cher compagnon, vous êtes parents tous deux ; et les parents ne se sont jamais entendus et ne s’entendront jamais : ce qui est une sage disposition et une chose indispensable dans les lois de la nature ; sinon il n’y aurait que des castes de famille, et dans le monde on s’ennuierait à mourir les uns des autres. Si vous étiez en bons termes, je vous considérerais comme un couple furieusement dénaturé ; mais, dans l’attitude où vous voilà tous deux, vous me semblez une paire de gaillards diablement profonds et avec lesquels on peut largement raisonner. »

Ici M. Chevy Slyme, dont les facultés morales ne paraissaient pas de l’ordre le plus élevé, poussa furtivement du coude son ami et lui glissa quelques mots à l’oreille.

« Chiv, dit tout haut M. Tigg, du ton d’un homme qui sait bien ce qu’il a à faire, laissez-moi dire : j’agirai sous ma propre responsabilité, ou pas du tout. Je considère comme une chose certaine que M. Pecksniff ne verra qu’une bagatelle dans le misérable prêt d’un écu à un homme de votre mérite… »

Et jugeant en ce moment, à l’inspection de la physionomie de M. Pecksniff, que celui-ci n’était nullement convaincu, M. Tigg posa de nouveau son doigt sur l’extrémité de son nez pour l’édification particulière de ce gentleman, l’invitant ainsi à bien remarquer que la demande d’un léger emprunt était un autre diagnostic des excentricités du génie qui distinguait son ami Slyme ; que, pour lui, Tigg, il fermait l’œil sur ce sujet, en raison du puissant intérêt métaphysique offert à son observation philosophique par ces petites faiblesses ; et que, quant à son intervention personnelle dans l’exposé de cette modeste demande, il ne consultait que le désir de son ami, et nullement son propre avantage ni ses besoins particuliers.

« Ô Chiv, Chiv ! ajouta M. Tigg, attachant sur son frère adoptif un regard de contemplation profonde à la fin de cette pantomime, vous êtes, sur ma vie, un étrange exemple des petites misères qui assiégent un grand esprit. Quand il n’y aurait pas au monde de télescope, il me suffirait de vous avoir observé, Chiv, pour être sûr qu’il y a des taches dans le soleil ! Que je meure s’il y a rien de plus bizarre que cette existence singulière que nous sommes forcés de poursuivre sans savoir pourquoi ni comment, monsieur Pecksniff ! Mais c’est égal, nous moraliserions là-dessus jusqu’à demain, que cela n’empêcherait pas le monde d’aller son train. Comme dit Hamlet, Hercule peut, avec sa massue, frapper partout autour de lui ; mais il n’empêchera pas les chats de faire un insupportable vacarme sur les toits des maisons, ni les chiens d’être abattus dans le temps des chaleurs, s’ils courent les rues sans muselière. La vie est une énigme, une infernale énigme, difficile à deviner, monsieur Pecksniff. Mon opinion est qu’il n’y a rien à répondre à cela, pas plus qu’à ce fameux logogriphe : « Pourquoi un homme en prison ressemble-t-il à un homme qui n’y est pas ? » Sur mon âme et mon corps ! c’est la chose la plus bizarre ; mais nous n’avons pas à nous en occuper ici. Ha ! ha ! »

Après cette consolante déduction tirée des sombres prémisses qu’il avait posées d’abord, M. Tigg fit sur lui-même un grand effort, et reprit ainsi le fil de son discours :

« Maintenant, je vous dirai ce qu’il en est. Je suis par nature un homme furieusement pacifique, et je ne puis rester tranquille à vous voir vous couper mutuellement la gorge avec le tranchant de vos épées quand cela ne vous sert à rien Monsieur Pecksniff, vous êtes le cousin du testateur logé en haut, et nous sommes son neveu. Je dis nous pour désigner Chiv. Peut-être, à la rigueur, êtes-vous plus que nous son proche parent. Très-bien. S’il en est ainsi, soit. Mais vous ne pouvez pas plus que nous rien tirer de cette parenté. Je vous donne ma plus grande parole d’honneur, monsieur, que depuis ce matin neuf heures, sauf de courts intervalles de repos, je suis resté à regarder à travers le trou de la serrure, attendant une réponse à une demande des plus modérées que l’esprit d’un homme puisse concevoir, une demande tout à fait de bonne compagnie, à l’effet d’obtenir un petit secours éventuel, quinze guinées seulement, sous ma caution. Cependant, monsieur, il reste tranquillement renfermé avec une personne étrangère en qui il met toute sa confiance. Je le dis donc fermement en face de la situation, cela ne devrait pas être, cela ne rime à rien, cela ne saurait subsister, on ne doit pas permettre que cela subsiste.

— Tout homme, dit M. Pecksniff, a un droit, un droit irrécusable (contre lequel, pour ma part, je ne voudrais pas protester ici, oh ! non, pour aucune considération terrestre), le droit de régler sa conduite personnelle sur ses sympathies et ses antipathies, toujours à la condition, bien entendu, qu’elles ne soient ni immorales ni irréligieuses. Je sens dans mon propre cœur que M. Chuzzlewit ne me traite pas, par exemple, moi (je dis moi), avec cette somme d’amour chrétien qui devrait exister entre nous ; j’ai pu être affligé et blessé de cette circonstance ; cependant, je ne me laisserai pas aller à en conclure que M. Chuzzlewit soit absolument injustifiable dans ses rigueurs. Le ciel m’en garde ! Comment d’ailleurs, monsieur Tigg, continua Pecksniff d’un ton plus grave et plus ému qu’il ne l’avait fait encore, comment pourrait-on défendre à M. Chuzzlewit d’avoir ces sympathies particulières et vraiment extraordinaires dont vous parlez, dont je dois admettre l’existence, et que je ne puis que déplorer, dans son intérêt ? Considérez, mon bon monsieur, et ici M. Pecksniff le regarda fixement, combien vous parlez légèrement.

— Quant à cela, répondit Tigg, c’est certainement une question difficile à résoudre.

— Sans nul doute, une question difficile à résoudre, » répéta M. Pecksniff.

Et, tout en parlant, il se mit un peu à l’écart et parut plus pénétré encore de l’abîme moral qu’il avait placé entre lui et son interlocuteur. Il reprit :

« Sans nul doute, c’est une question très-difficile. Et je suis loin d’être bien sûr que qui que ce soit ait autorité pour la discuter. Bonsoir.

— Vous ne savez pas que les Spottletoe sont ici, je suppose ? dit M. Tigg.

— Qu’entendez-vous par là, monsieur ? Quels Spottletoe ? demanda Pecksniff, s’arrêtant brusquement sur le seuil de la porte.

— M. et mistress Spottletoe, dit Chevy Slyme, esquire, parlant tout haut pour la première fois et d’un ton qui n’était pas tendre, en se balançant sur ses jambes. Spottletoe a épousé la fille du frère de mon père, n’est-il pas vrai ? Et mistress Spottletoe est la propre nièce de Chuzzlewit, n’est-il pas vrai ? Et sa nièce bien-aimée au temps jadis, qui plus est. Ah ! vous demandez quels Spottletoe ?

— Eh bien ! ma parole d’honneur ! s’écria M. Pecksniff, les yeux levés au ciel, c’est odieux. La rapacité de ces gens-là est tout à fait effrayante !

— Et il ne s’agit pas seulement des deux Spottletoe, Tigg, dit Slyme regardant ce gentleman. Anthony Chuzzlewit et son fils ont eu vent de la nouvelle et sont ici depuis cette après-midi. Il n’y a pas cinq minutes que je les ai vus, comme je montais la garde au coin de la rue.

— Oh ! Mammon ! Mammon ! s’écria M. Pecksniff se frappant le front.

— Ainsi, dit Slyme sans s’occuper de l’interruption, voilà déjà son frère et un autre neveu qui vous tombent ici.

— Voilà l’affaire, monsieur, dit M. Tigg ; c’est le point et la combinaison auxquels j’arrivais graduellement quand mon ami Slyme a su exposer le fait en six mots. Monsieur Pecksniff, maintenant que votre cousin, l’oncle de Chiv, est ici, il s’agit de prendre quelques mesures pour l’empêcher de disparaître de nouveau, et, s’il est possible, de neutraliser l’influence exercée sur lui en ce moment par cette artificieuse favorite. C’est ainsi que pensent, monsieur, toutes les personnes qui ont un intérêt dans l’affaire. La famille entière fond sur ce pays. Le temps est venu où les jalousies et les calculs individuels doivent être oubliés dans une trêve, et où l’on doit s’unir contre l’ennemi commun. Quand l’ennemi commun sera abattu, vous recommencerez tous à agir isolément pour vous-mêmes ; toute dame, tout gentleman qui a son jeu engagé dans la partie, marchera de son côté et, selon son plus ou moins d’habileté, poussera sa balle jusqu’aux barres du testateur ; personne n’y perdra rien. Songez à cela. Ne vous compromettez pas. Vous nous trouverez à toute heure à l’auberge de la Demi-Lune et des Sept Étoiles qui est, comme vous savez, dans ce village. Nous serons prêts à entendre toute proposition raisonnable. Hem ! Chiv, mon cher compagnon, partons et allons voir le temps qu’il fait. »

M. Slyme ne perdit pas un moment pour disparaître, et probablement pour tourner le coin de la rue. M. Tigg, ayant écarté ses jambes autant que pouvait convenablement le faire un homme doué du plus grand aplomb possible, secoua la tête vers M. Pecksniff et lui sourit.

« Nous ne devons pas être sévères, dit-il, pour les petites excentricités de notre ami Slyme. Vous l’avez vu me parler à l’oreille ? »

M. Pecksniff l’avait vu lui parler à l’oreille.

« Vous avez entendu ma réponse, j’imagine ? »

M. Pecksniff avait entendu la réponse.

« Cinq schellings, hein ! dit M. Tigg d’un air pensif. Ah ! quel garçon extraordinaire ! Trop modeste cependant ! »

M. Pecksniff ne répondit rien.

« Cinq schellings ! poursuivit M. Tigg paraissant absorbé. Et, ce qu’il y a de mieux, pour les rendre ponctuellement la semaine prochaine. Vous avez entendu cela ? »

M. Pecksniff n’avait pas entendu cela.

« Non ! vous me surprenez ! s’écria Tigg. C’est là le meilleur de l’affaire, monsieur. Jamais de ma vie je n’ai vu cet homme manquer à une promesse. Avez-vous besoin de changer ?

— Non, dit M. Pecksniff, nullement. Je vous remercie.

— Précisément, répliqua M. Tigg ; si vous en aviez eu besoin, j’y serais allé pour vous. »

Il se mit alors à siffler ; mais une douzaine de secondes s’étaient écoulées à peine quand il s’arrêta court, et, regardant vivement M. Pecksniff :

« Est-ce que vous ne prêteriez pas volontiers cinq schellings à Slyme ?

— Volontiers, non, répondit M. Pecksniff.

— Ma foi ! s’écria Tigg secouant gravement la tête comme si quelque objection se présentait à son esprit en ce moment pour la première fois, il est possible que vous ayez raison. Auriez-vous la même répugnance à me prêter cinq schellings, à moi ?

— Oui… je ne le pourrais pas, dit M. Pecksniff.

— Pas même une demi-couronne, peut-être, dit M. Tigg en insistant.

— Pas même une demi-couronne.

— Eh bien, alors, dit M. Tigg, nous descendrons au chiffre ridiculement minime de trente-six sols. Ha ! ha !

— Cela même, dit M. Pecksniff, offrirait également matière à objection. »

En recevant cette assurance, M. Tigg lui pressa gaiement les deux mains, protestant avec chaleur que M. Pecksniff était un des hommes les plus fermes et les plus remarquables qu’il eût jamais rencontrés, et qu’il désirait avoir l’honneur de faire plus ample connaissance avec lui. Il ajouta qu’il y avait chez son ami Slyme plusieurs petits traits caractéristiques qu’il ne pouvait nullement approuver, en sa qualité d’homme à cheval sur l’honneur ; mais qu’il était tout disposé à lui pardonner ces légères imperfections, et bien pis encore, en considération du grand plaisir dont il avait joui ce jour-là dans la société de M. Pecksniff, cette société exquise qui lui avait procuré une satisfaction bien autrement complète et durable que n’eût pu le faire l’heureuse issue d’une négociation pour quelque petit emprunt au nom de son ami. C’est en émettant ces réflexions qu’il demandait la permission de se retirer pour souhaiter à M. Pecksniff une excellente nuit. Et il partit de cette façon, sans être confus le moins du monde de son peu de succès.

Les méditations de M. Pecksniff, ce soir-là, à l’auberge du Dragon, et, la nuit, dans sa propre maison, furent d’une nature très-sérieuse, très-grave, d’autant plus que la nouvelle qu’il avait reçue de MM. Tigg et Slyme, touchant l’arrivée d’autres membres de la famille, s’était pleinement confirmée par un fait plus particulier. En effet, les Spottletoe étaient allés tout droit au Dragon, où, en ce moment, ils étaient établis pour y monter la garde, et où leur arrivée avait produit une telle sensation, que Mme Lupin, flairant leurs projets avant même qu’ils eussent passé une demi-heure sous son toit, courut elle-même le plus secrètement possible en informer M. Pecksniff. Ce fut dans son ardeur à remplir cette mission charitable, qu’elle manqua d’apercevoir ce gentleman qui entrait par la principale porte du Dragon, juste au moment où elle sortait par une porte de derrière. Cependant, M. Anthony Chuzzlewit et son fils Jonas s’étaient économiquement installés à la Demi-Lune et les Sept Étoiles, humble cabaret de l’endroit ; et le coche suivant amena au centre de l’action tant d’autres aimables membres de la famille (qui, durant tout le chemin, n’avaient cessé de se quereller à l’intérieur et sur l’impériale de la voiture, à en faire perdre la tête au cocher), qu’en moins de vingt-quatre heures le chétif mobilier de la taverne se trouva bien renchéri, et que les appartements meublés de la localité, se composant de quatre lits et un sofa, éprouvèrent une hausse de cent pour cent sur la place.

En un mot, les choses en vinrent à ce point, que la famille presque tout entière vint bloquer le Dragon bleu, et l’investit positivement. Martin Chuzzlewit était en état de siège. Mais il résistait bravement, refusant de recevoir toutes lettres, messages et paquets, ou de traiter avec qui que ce fût, et ne laissant échapper aucune espérance ou promesse de capitulation. Pendant ce temps, les forces de la famille se rencontraient sans cesse dans les diverses parties du voisinage ; et comme, de mémoire d’homme, jamais on n’avait vu deux branches de l’arbre des Chuzzlewit d’accord ensemble, il y eut des escarmouches, des railleries échangées, des têtes cassées, dans le sens métaphorique de l’expression ; il y eut des gros mots lancés et renvoyés, des épithètes injurieuses prodiguées ; il y eut des nez relevés, il y eut des sourcils froncés ; il y eut un enterrement complet et général de tous sentiments généreux et une résurrection violente des anciens griefs : jamais on n’avait rien ouï de tel dans ce paisible village, depuis les temps les plus reculés de son avènement à la civilisation.

Enfin, parvenues à l’extrême limite du découragement et du désespoir, quelques-unes des parties belligérantes commencèrent à se parler dans les termes mesurés d’une exaspération mutuelle ; bientôt ils s’adressèrent tous d’eux-mêmes, avec des formes assez convenables, à M. Pecksniff, en vertu de son caractère élevé et de sa position influente. Ainsi, peu à peu ils firent cause commune contre l’obstination de Martin Chuzzlewit, jusqu’à ce qu’il fût convenu (si un mot semblable peut être employé à l’endroit des Chuzzlewit) qu’il y aurait, à un jour déterminé, heure de midi, un concile général, un conclave dans la maison de M. Pecksniff. Tous ceux des membres de la famille qui s’étaient mis en règle à cet égard furent invités et dûment convoqués à la conférence.

Si jamais M. Pecksniff prit un air apostolique, ce fut surtout en ce jour mémorable. Si jamais son ineffable sourire proclama ces mots : « Je suis un messager de paix, » ce fut surtout ce jour-là. Si jamais homme réunit en lui toutes les charmantes qualités de l’agneau avec une petite pointe de colombe, sans la moindre nuance de crocodile, ou sans le plus minime soupçon du plus petit assaisonnement de serpent, cet homme, ce fut M. Pecksniff. Et les deux miss Pecksniff, donc ! Oh ! quelle sereine expression sur le visage de Charity ! Elle semblait dire : « Je sais que ma famille m’a outragée au delà de toute réparation possible ; mais je lui pardonne, car mon devoir le veut ainsi ! » Oh ! quelle ravissante simplicité chez Mercy ! Elle était si charmante, si innocente, si enfantine, que, si elle fût sortie seule et que la saison eût été plus avancée, les rouges-gorges l’eussent malgré elle couverte de feuilles, croyant voir en elle une des douces fées des bois, de ces dryades mythologiques sorties des chênes pour aller cueillir des framboises dans la jeune fraîcheur de son cœur ! Quelles paroles pourraient peindre les Pecksniff à cette heure décisive ? Aucune, oh ! non, il faut y renoncer. Car les paroles ne sont pas toutes également parfaites ; il peut y en avoir dans le nombre qui ne vaillent pas grand’chose, tandis que les Pecksniff étaient tous aussi bons les uns que les autres.

Mais quand la société arriva, oh ! ce fut là le moment. Quand M. Pecksniff, se levant de sa chaise, au haut bout de la table, avec ses filles à sa droite et à sa gauche, reçut ses invités dans son plus beau salon et leur offrit des siéges, que d’effusion il y avait dans ses regards ! et comme sa face était trempée d’une gracieuse transpiration ! On eût pu dire qu’il était dans une sorte de bain de douceur. Et la compagnie, donc ! les jaloux, les cœurs de pierre, les méfiants, tous clos en eux-mêmes, qui n’avaient foi en personne, qui ne croyaient à rien, et ne voulaient pas plus se laisser saisir par les Pecksniff que s’ils avaient été autant de hérissons ou de porcs-épics !

D’abord, ce fut M. Spottletoe, qui était tellement chauve et avait de si épais favoris, qu’il semblait avoir arrêté la chute de ses cheveux par l’application soudaine de quelque philtre puissant, au moment où ils allaient tomber de sa tête, et les avoir fixés irrévocablement en route sur sa figure. Puis, ce fut mistress Spottletoe, qui, trop grêle pour son âge et d’une constitution poétique, avait coutume d’informer ses plus intimes amis que lesdits favoris étaient « l’étoile polaire de son existence, » et qui, en raison de son affection pour son oncle Chuzzlewit et du coup qu’elle avait reçu d’être suspectée d’avoir sur lui des vues testamentaires, ne pouvait faire autre chose que de pleurer, si ce n’est de gémir. Puis ce furent Anthony Chuzzlewit et son fils Jonas : le visage du vieillard avait été si affilé par l’habitude de la circonspection et toute une vie de ruse, qu’il semblait lui ouvrir un passage à travers la chambre pleine de monde, comme un fer tranchant dans la profondeur des chairs ; tandis que son fils avait si bien mis à profit les leçons et l’exemple du père, qu’il paraissait plus âgé qu’Anthony d’un an ou deux, quand on les voyait côte à côte clignant leurs yeux rouges et se parlant tout bas à l’oreille. Puis ce fut la veuve d’un frère de M. Martin Chuzzlewit. Comme elle était extraordinairement désagréable, qu’elle avait la physionomie dure, le visage osseux et une voix masculine, elle pouvait être rangée, en raison de ces qualités, parmi ce qu’on appelle vulgairement les femmes fortes. Si elle l’avait pu, elle eût établi ses droits à ce titre, et se fût montrée, au figuré, un vrai Samson de force morale : car elle voulait faire enfermer son beau-frère dans une maison de santé, jusqu’à ce que, par des démonstrations d’amour pour elle, il eût prouvé qu’il jouissait pleinement de sa raison. Derrière elle étaient assises ses trois filles, trois vieilles filles, au maintien cavalier, tellement à l’étroit dans leurs corsets que, par suite de cette mortification volontaire, leur intelligence était réduite à des proportions plus étroites encore que leur ceinture, et que le bout de leur nez même portait dans sa rougeur tuméfiée la preuve qu’elles étouffaient sous la pression de leur lacet. Puis ce fut un gentleman, petit-neveu de M. Martin Chuzzlewit, très-brun et très-chevelu, et qui semblait être venu au monde pour épargner aux glaces la peine de réfléchir autre chose qu’une ébauche, une esquisse de tête inachevée. Puis ce fut une cousine isolée qui n’offrait rien de remarquable, si ce n’est qu’elle était très-sourde, vivait seule et avait toujours une rage de dents. Puis ce fut Georges Chuzzlewit, un cousin, gai célibataire, qui se disait jeune, et qui en effet l’avait été autrefois ; mais, pour le moment il avait des dispositions à prendre du ventre, résultat d’une nourriture exagérée : ses yeux, victimes de son embonpoint, avaient l’air de suffoquer dans leurs orbites ; et il était si naturellement couvert de pustules, que les brillantes mouchetures de sa cravate, le riche dessin de son gilet, et jusqu’à ses scintillantes breloques, avaient l’air de lui avoir poussé sur la peau par analogie. Enfin, et pour clore la liste, étaient présents M. Chevy Slyme et son ami Tigg. Et ici, il y a un fait digne d’être mentionné : c’est que, si chacun des membres de l’assemblée détestait l’autre, principalement parce qu’il ou qu’elle appartenait à la famille, chacun et tous s’unissaient dans une haine générale contre M. Tigg, parce qu’il n’en faisait point partie.

Tel était l’agréable petit cercle de famille réuni en ce moment dans le plus beau salon de M. Pecksniff, tous gentiment disposés à tomber sur M. Pecksniff ou sur toute autre personne qui se hasarderait à émettre quoi que ce fût sur n’importe quoi.

« Voilà, dit M. Pecksniff, se levant les mains jointes et promenant son regard sur les parents, voilà quelque chose qui me fait du bien et qui fait aussi du bien à mes filles. Nous vous remercions de vous être réunis ici. Nous vous en sommes reconnaissants de tout notre cœur. C’est une heureuse marque de distinction que vous nous avez accordée et, croyez-moi… (Il serait impossible de décrire son sourire)… Croyez-moi, nous ne l’oublierons pas de sitôt.

— Je suis bien fâché de vous interrompre, Pecksniff, dit M. Spottletoe, avec ses favoris hérissés majestueusement, mais vous vous donnez trop d’avantage, monsieur, si vous vous imaginez qu’on ait eu l’intention de vous conférer en cela une distinction, monsieur ! »

Un murmure général répondit en écho à cette question et y applaudit.

« Si vous êtes pour continuer comme vous avez commencé, monsieur, ajouta vivement M. Spottletoe en frappant d’un coup violent la table avec les articulations de ses doigts, le plus tôt que vous cesserez et que cette assemblée se séparera sera le mieux. Je n’ignore point, monsieur, votre absurde désir d’être considéré comme le chef de la famille ; mais moi, je puis vous dire, monsieur… »

Ah ! oui vraiment ! Lui ! pouvoir dire quelque chose ! C’était peut-être lui qui allait être le chef de la famille ! Il ne manquerait plus que ça. Depuis la femme forte jusqu’au dernier parent, tout le monde tomba en cet instant sur M. Spottletoe, qui, après avoir vainement tenté d’obtenir le silence et de se faire écouter, fut obligé de se rasseoir en croisant ses bras et agitant sa tête avec fureur, et donnant à entendre à mistress Spottletoe en un langage muet que, si ce scélérat de Pecksniff continuait, il allait le tailler en pièces et l’anéantir.

« Je ne suis pas fâché, dit M. Pecksniff, reprenant le fil de son discours, je ne suis réellement pas fâché du petit incident qui s’est produit. Il est bon de penser que nous nous sommes réunis pour nous parler sans déguisement. Il est bon qu’on sache que nous n’usons pas de ménagement les uns en face des autres, mais que nous nous montrons franchement avec notre caractère. »

Ici, la fille aînée de la femme forte se souleva un peu sur son siège, et tremblant de la tête aux pieds, moins par timidité, à ce qu’il semblait, que par colère, exprima l’espérance en général que certaines gens devraient bien se montrer franchement avec leur caractère, ne fût-ce que pour se parer de l’attrait de la nouveauté ; que lorsqu’ils (ces gens-là) parlaient de leurs parents, ils devraient bien s’assurer d’abord en présence de quelles personnes ils le faisaient ; autrement leurs paroles pourraient produire sur les oreilles de ces parents un effet auquel ils ne s’attendaient pas ; et que, quant aux nez rouges, elle n’aurait jamais cru qu’on en fît un crime à personne, d’autant plus que l’on ne se fait pas son nez, et que, si on l’a rouge, c’est qu’on l’a reçu tel sans avoir été préalablement consulté ; que d’ailleurs elle ne savait pas s’il y avait des nez plus rouges les uns que les autres, et qu’elle en connaissait qui n’avaient rien à envier à personne. Cette remarque fut accueillie avec un rire perçant par les deux sœurs de l’orateur. Alors Charity Pecksniff demanda très-poliment si quelqu’une de ces graves observations était à son adresse ; et ne recevant pas de réponse plus explicite que celle du vieil adage : « Qui se sent morveux se mouche, » elle entama une réplique passablement acrimonieuse et personnelle ; encouragée et fortement soutenue par sa sœur Mercy, qui se mit à rire de tout son cœur, beaucoup plus naturellement que qui que ce fût. Et comme il est absolument impossible qu’un désaccord se manifeste entre des femmes sans que les autres femmes qui assistaient à la scène y prennent une part active, Mme Samson, ses filles, mistress Spottletoe, et jusqu’à la cousine sourde qui ignorait complètement le sujet de la dispute (mais qu’est-ce que cela fait ? était-ce une raison pour ne pas en prendre sa part ?), toutes se jetèrent aussitôt dans la mêlée.

Comme les deux miss Pecksniff étaient bien en état de tenir tête aux trois miss Chuzzlewit, et que ces cinq demoiselles ensemble avaient, en style figuré du jour, une bonne provision de vapeur à dépenser, l’altercation n’eût pu manquer de durer longtemps, sans la haute valeur et les prouesses de la femme forte, qui, en vertu de sa réputation pour la puissance de ses sarcasmes, travailla et pelota si bien mistress Spottletoe à coups de langue, que la pauvre dame, au bout de deux minutes au plus d’engagement, n’eut plus d’autre refuge que ses larmes. Elle les versa si abondamment, et M. Spottletoe en éprouva tant d’agitation et de chagrin, que ce gentleman, après avoir porté aux yeux de M. Pecksniff son poing fermé, comme si c’était une curiosité naturelle, dont l’examen sérieux ne pouvait que lui rapporter honneur et profit, et après avoir offert, sans que personne en sût le motif particulier, de donner à M. Georges Chuzzlewit des coups de pied dans le derrière pour la bagatelle de six pence, prit sa femme sous le bras et sortit indigné. Cette diversion, en appelant sur un autre sujet l’attention des parties belligérantes, mit un terme au combat, qui se ranima bien encore deux ou trois fois par sauts et par bonds, mais finit par s’éteindre.

Ce fut alors que M. Pecksniff se leva de nouveau de sa chaise. Alors aussi les deux miss Pecksniff se composèrent un maintien de dignité méprisante, comme pour ne pas paraître s’apercevoir qu’il y eût non-seulement là, dans la chambre, mais même sous la calotte des cieux, quelque chose comme les trois miss Chuzzlewit, tandis que les trois miss Chuzzlewit semblèrent également avoir oublié l’existence des deux miss Pecksniff.

« Il est triste de penser, dit M. Pecksniff, se souvenant du poing de M. Spottletoe, mais seulement pour lui pardonner cette démonstration, que notre ami se soit retiré si précipitamment, bien que nous ayons lieu de nous féliciter mutuellement de cette détermination, puisqu’elle nous est un témoignage que M. Spottletoe ne se méfie nullement de ce que nous pourrons dire ou faire en son absence. C’est très-consolant, n’est-ce pas ?

— Pecksniff, dit Anthony, qui depuis le commencement avait suivi avec une attention particulière tout ce qui s’était passé, ne faites pas l’hypocrite.

— Le quoi, mon bon monsieur ? demanda M. Pecksniff.

— L’hypocrite.

— Charity, ma chère, dit M. Pecksniff, ce soir, quand je prendrai mon bougeoir, rappelez-moi de prier plus particulièrement que jamais pour M. Anthony Chuzzlewit, qui m’a fait une injure. »

Ces paroles, il les prononça d’une voix douce et en se tournant de côté, comme s’il voulait seulement les glisser à l’oreille de sa fille. Puis, avec une placidité de conscience qui lui donnait un maintien parfaitement dégagé :

« Toutes nos pensées, reprit-il, étant concentrées sur notre cher mais injuste parent, et celui-ci étant pour ainsi dire hors de notre portée, nous sommes réunis aujourd’hui comme à un rendez-vous mortuaire, si ce n’est, et Dieu soit loué de cette exception, qu’il n’y a point de cadavre dans la maison. »

La femme forte ne voulut pas convenir que ce fût une heureuse exception. Au contraire.

« Bien chère madame ! dit M. Pecksniff. Quoi qu’il en soit, nous sommes ici, et, puisque nous y sommes, nous avons à examiner s’il est possible par quelque moyen justifiable…

— Comment ! vous savez aussi bien que moi, dit la femme forte, que tout moyen est justifiable en pareil cas.

— Parfait, ma chère madame, parfait. S’il est possible par quelque moyen… nous dirons, par quelque moyen… d’ouvrir les yeux de notre honorable parent sur la compagne dont il est pour le moment infatué ; s’il est possible de lui faire connaître par quelque moyen le caractère réel et les projets de cette jeune créature, dont l’étrange, la très-étrange position, par rapport à lui… (ici M. Pecksniff baissa la gamme de sa voix jusqu’à un chuchotement mystérieux)… jette en vérité une ombre de flétrissure et de déshonneur sur cette famille ; et qui, nous le savons… (Ici il éleva de nouveau la voix)… autrement, pourquoi l’accompagnerait-elle ? fonde les plus vils calculs sur sa faiblesse et sur sa fortune. »

Dans l’ardeur de leur conviction à cet égard, les bons parents, qui n’étaient d’accord sur aucun autre point, se trouvèrent unanimes là-dessus comme un seul homme. Bonté du ciel ! Certainement elle fondait de vils calculs sur sa fortune. Et quels étaient ses plans ?… La femme forte était pour le poison, ses trois filles se prononcèrent pour Bridewell[1], au pain et à l’eau pour régime ; la cousine aux maux de dents invoqua Botany-Bay, et les deux miss Pecksniff suggérèrent le fouet. Seul, M. Tigg, qui, malgré le délabrement de ses habits, était considéré en quelque sorte comme un homme agréable aux dames, en raison de sa moustache et de ses brandebourgs, émit un doute sur l’opportunité et la convenance de ces mesures ; mais il se borna à lorgner les trois miss Chuzzlewit sans mêler la moindre ironie à son admiration, comme s’il voulait leur faire l’observation suivante : « Vous ne la ménagez pas, mes douces créatures, sur mon âme ! Allons, un peu plus de ménagement ! »

« Maintenant, dit M. Pecksniff croisant ses deux index à deux fins, par esprit de conciliation et par forme d’argumentation, d’un côté je n’irai pas si loin que de prétendre qu’elle mérite tous les châtiments qui ont été si puissamment et si plaisamment invoqués contre elle… (Il parlait ainsi en son style fleuri). De l’autre, je ne voudrais aucunement compromettre ma réputation de simple bon sens en affirmant qu’elle ne les mérite pas. Ce que je tiens à faire observer, c’est qu’il faudrait trouver quelque moyen pratique pour déterminer notre respecté… Ne dirai-je pas notre vénéré ?…

— Non ! s’écria à voix haute la femme forte.

— Alors je n’en ferai rien, dit M. Pecksniff. Vous êtes parfaitement libre, chère madame ; je vous approuve, je vous remercie pour votre objection distinctive. Je reprends : Notre respecté parent, pour le disposer à écouter les impulsions de la nature et non les…

— Allez donc, p’pa ! s’écria Mercy.

— Eh bien ! la vérité est, ma chère, dit M. Pecksniff souriant à sa progéniture réunie, que j’ai perdu le mot. Le nom de ces animaux fabuleux, païens, j’ai regret de le dire, qui avaient l’habitude de chanter dans l’eau, ce nom m’a échappé. »

M. Georges Chuzzlewit souffla : « Cygnes. »

« Non, dit M. Pecksniff. Non pas des cygnes. Mais cela ressemble beaucoup à des cygnes. Je vous remercie. »

Le neveu à la figure ébauchée, parlant pour la première et pour la dernière fois, proposa : « Huîtres. »

« Non, dit M. Pecksniff avec son urbanité toute particulière, ce ne sont pas non plus des huîtres. Mais cela ne diffère pas tout à fait des huîtres. Excellente idée ; je vous remercie infiniment, mon cher monsieur. Attendez !… des sirènes. Ah ! mon Dieu ! des sirènes, voilà le mot. Je pense, dis-je, qu’il faudrait trouver un moyen pour disposer notre respecté parent à écouter les impulsions de la nature, et non des fascinations artificieuses comme celle des sirènes. À présent, nous ne devons pas perdre de vue que notre estimable ami a un petit-fils, auquel jusqu’à ces derniers temps il portait beaucoup d’attachement, et que j’eusse voulu voir ici aujourd’hui, car j’ai pour lui une estime réelle et profonde. Un beau jeune homme, un très-beau jeune homme ! Je vous soumettrai, si nous ne réussissons pas à dissiper la méfiance qui éloigne de nous M. Chuzzlewit, et à justifier de notre désintéressement par…

— Si M. Georges Chuzzlewit a quelque chose à me dire, interrompit brusquement la femme forte, je le prie de me le dire franchement et sans détours, au lieu de me regarder moi et mes filles, comme s’il voulait nous avaler.

— Quant à vous regarder, repartit aigrement M. Georges, j’ai entendu dire, mistress Ned, qu’un chien regarde bien un évêque ; en conséquence, moi qui suis par ma naissance un des membres de cette famille, je crois avoir jusqu’à un certain point le droit de regarder une personne qui n’y est entrée que par son mariage. Quant à vous avaler, je demanderai la permission de vous dire, quelque humeur que vous aient donnée vos jalousies et vos mécomptes, que je ne suis pas un cannibale, madame.

— Je n’en sais trop rien ! s’écria la femme forte.

— En tout cas, dit M. Georges Chuzzlewit, très-piqué de cette réponse, si j’étais un cannibale, j’aurais lieu de penser, ce me semble, qu’une dame qui a enterré trois maris sans avoir beaucoup pâti de leur perte doit être d’un acabit terriblement coriace. »

La femme forte se leva en sursaut.

« Et j’ajouterai, dit M. Georges secouant violemment la tête de deux en deux syllabes, pour ne nommer personne et par conséquent sans offenser personne, si ce n’est ceux que leur conscience avertit de quelque allusion, que, selon moi, il serait infiniment plus décent et plus convenable que ceux qui se sont accrochés, cramponnés à cette famille, en profitant de l’aveuglement d’un de ses membres avant le mariage, et qui ensuite l’ont tellement harassé de leurs croassements qu’il s’est trouvé bien heureux de mourir pour échapper à leur humeur acariâtre, que ceux-là ne vinssent pas remplir le rôle de vautours vis-à-vis des autres membres de la famille encore existants. Je pense qu’il serait aussi bien, sinon mieux, que ces gens-là se tinssent chez eux, se contentant de ce qu’ils ont gagné déjà, heureusement pour eux, au lieu de venir fondre ici, pour fourrer leurs doigts dans un pâté de famille qu’ils savent si bien flairer, grâce à la longueur de leur nez, je suis fâché de le leur dire.

— J’aurais dû m’attendre à ceci ! s’écria la femme forte, promenant autour d’elle un dédaigneux sourire, tandis que, suivie de ses trois filles, elle gagnait la porte. En vérité, je m’attendais à ceci dès le début. Peut-on, d’ailleurs, espérer de gagner autre chose que la peste dans une atmosphère pareille ?

— Madame, veuillez, je vous prie, dit Charity, se jetant dans le débat, m’épargner vos œillades d’officier à demi-solde, car je ne saurais les supporter. »

Ceci était une sanglante allusion à une pension dont la femme forte avait joui durant son deuxième veuvage et avant qu’elle convolât une troisième fois en puissance de mari. Il faut avouer que c’était là un gros mot.

« Misérable coquine ! dit mistress Ned ; j’avais laissé des souvenirs dans un pays reconnaissant, quand j’entrai dans cette famille. Je vois maintenant, si je ne l’ai pas assez compris alors, que tout ce que j’ai gagné, c’est d’avoir perdu mes droits sur le royaume uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, le jour où je me suis ainsi dégradée. Allons, mes chères filles, si vous êtes tout à fait prêtes et si vous avez suffisamment profité en prenant à cœur le bel exemple de ces deux jeunes personnes, je pense que nous ferons bien de partir. Monsieur Pecksniff, nous vous sommes très-obligées en vérité. Nous comptions bien nous amuser ici, mais vous avez dépassé de beaucoup notre attente dans les divertissements que vous nous aviez ménagés. Je vous remercie. Bonsoir. »

C’est avec ces paroles d’adieu que la femme forte paralysa l’énergie pecksniffienne ; elle sortit en même temps de la chambre, puis de la maison, accompagnée de ses filles, qui, par un mutuel accord, dressèrent en l’air la pointe de leurs trois nez et s’unirent dans un éclat de rire dédaigneux. Comme elles passaient dehors devant la fenêtre du parloir, on les vit simuler entre elles un transport de gaieté indécent ; puis, après ce trait final, laissant les gens du dedans livrés à un profond découragement, elles disparurent.

Avant que M. Pecksniff, ou quelqu’un des visiteurs qui étaient restés, eût pu émettre une observation, une autre figure passa aussi devant la fenêtre, venant en grande hâte dans une direction opposée. Immédiatement après, M. Spottletoe se précipita dans la chambre. À le juger d’après l’état actuel de son teint coloré, animé, échauffé, ce n’était plus le même homme qui était sorti tout à l’heure : autant comparer l’eau et le feu. Il découlait de sa tête tant d’huile antique sur ses favoris, qu’ils étaient enrichis et perlés de gouttes onctueuses ; son visage paraissait violemment enflammé, ses membres tremblaient, il ouvrait la bouche avec effort pour respirer.

« Mon bon monsieur !… s’écria M. Pecksniff.

— Oh ! oui, répliqua l’autre. Oh ! oui, certainement ! Oh ! c’est sûr ! Oh ! naturellement ! Vous l’entendez ? Vous l’entendez tous ?

— Qu’y a-t-il donc ? demandèrent vivement plusieurs voix.

— Oh ! rien, s’écria Spottletoe encore tout essoufflé. Rien du tout ! ça ne fait rien ! Interrogez-le ; il vous dira !…

— Je ne comprends point notre ami, dit M. Pecksniff, le regardant avec le plus profond étonnement. Je vous certifie qu’il est tout à fait inintelligible pour moi.

— Inintelligible, monsieur ! cria l’autre. Inintelligible ! Osez-vous dire, monsieur, que vous ignorez ce qui est arrivé ? que vous ne nous avez pas leurrés ici, tandis que vous machiniez un complot contre nous ? Essayerez-vous de soutenir que vous ne connaissiez pas les projets de départ de M. Chuzzlewit, monsieur, et que vous ne savez pas qu’il est parti, monsieur ?

— Parti !… tel fut le cri général.

— Parti, répéta M. Spottletoe. Parti, pendant que nous étions tranquillement ici. Parti. Et personne ne sait où il va. Oh ! vous verrez que non ! Vous verrez que personne ne savait où il allait. Oh ! mon Dieu non ! Jusqu’au dernier moment, l’hôtesse a cru qu’ils voulaient tout simplement faire une promenade, elle ne songeait pas à autre chose. Oh ! mon Dieu non ! Elle ne s’entendait pas avec ce fourbe. Oh ! mon Dieu non ! »

Ajoutant à toutes ces exclamations une sorte de hurlement ironique, puis jetant en silence un brusque regard sur l’assemblée, le gentleman, furieux, s’élança de nouveau au même pas accéléré, et bientôt il fut hors de vue.

Vainement M. Pecksniff s’efforça-t-il d’assurer les parents que cette nouvelle fugue, si habilement exécutée pour échapper à la famille, lui portait pour le moins un coup aussi rude et lui causait une aussi grande surprise qu’à pas un d’eux : de toutes les provocations, de toutes les menaces qui jamais furent amoncelées sur une tête, aucune, pour l’énergie et la franche allure, ne dépassa celles dont chacun des parents qui étaient restés le salua séparément en lui adressant son compliment d’adieu.

La position morale prise par M. Tigg était quelque chose de terrible ; et la cousine sourde qui, par une complication de désagréments, avait vu tout ce qui s’était passé sans pouvoir rien y comprendre que la catastrophe finale, se mit à frotter ses souliers sur le grattoir, puis en distribua l’empreinte tout le long des premières marches de l’escalier, comme pour témoigner qu’elle secouait la poussière de ses pieds avant de quitter ce séjour de la dissimulation et de la perfidie.

En résumé, M. Pecksniff n’avait qu’une consolation : c’était de savoir que tous ces gens-là, parents et amis, le haïssaient précédemment dans toute l’étendue du mot, et que, de son côté, il n’avait pas gaspillé parmi eux plus d’amour qu’avec son ample capital en ce genre il ne pouvait convenablement leur en fournir pour se le partager. Ce coup d’œil jeté sur ses affaires lui procura un grand soulagement ; et le fait mérite d’être noté, car il montre avec quelle facilité un honnête homme peut se consoler d’un échec et d’un désappointement.

  1. Maison de correction.