Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/22

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CHAPITRE XXII.

Où l’on verra que Martin devint un lion pour son propre compte, et par quelle raison il le devint.


Dès qu’on sut généralement à l’Hôtel National qu’un jeune Anglais, M. Chuzzlewit, avait acheté un lot de terrain dans la vallée d’Éden, et qu’il projetait de se rendre à ce paradis terrestre par le prochain steam-boat, il devint un personnage populaire, ce qu’on appelle un caractère. Pourquoi ou comment cela se fit-il, Martin ne le savait pas plus que Mme Gamp, de Kingsgate-Street, High Holborn ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il était devenu, pour le moment, par acclamation populaire, le lion de la grande famille Watertoast, et que l’on était affamé de sa société.

Le premier avis qu’il reçut du changement de sa position fut par l’épître suivante, écrite sur une feuille de papier rayé de bleu, en caractères fins et déliés, avec une ou deux grandes lettres çà et là, pour rendre plus frappant l’effet général.

« Hôtel National, lundi matin.
« Cher monsieur,

« Avant-hier, tandis que j’avais l’avantage d’être votre compagnon de voyage sur le chemin de fer, vous avez fait, au sujet de la Tour de Londres, quelques observations que, d’accord avec la généralité de mes concitoyens, je désirerais voir reproduites en une séance publique.

« En ma qualité de secrétaire de la Watertoast Association des jeunes gens de cette ville, j’ai reçu mission de vous informer que la Société sera heureuse et fière de vous entendre, demain à sept heures du soir, dans la salle, faire une leçon sur la Tour de Londres ; et comme on peut s’attendre à une abondante récolte de dollars à un schelling le billet, vous m’obligerez infiniment en m’envoyant par le porteur votre réponse et votre consentement.

« Je suis, cher monsieur, votre tout dévoué,

« La Fayette Kettle.

« À l’honorable M. Chuzzlewit.

« P. S. La Société n’entend pas vous borner à la Tour de Londres. Permettez-moi de vous insinuer que quelques remarques sur les Éléments de la géologie, ou, si cela vous convient mieux, sur les écrits de votre brillant et spirituel compatriote, l’honorable M. Miller, seraient très-bien reçus. »

Épouvanté de cette invitation, Martin écrivit aussitôt pour s’y soustraire par un refus poli ; mais à peine avait-il achevé sa réponse qu’il reçut une lettre ainsi conçue :

(Particulière.)
« 47, Bunker-Hill-Street, lundi matin.

 « Monsieur,

« J’ai été élevé dans ces solitudes sans limites où notre grand Mississipi, le Père des fleuves, roule ses flots tumultueux.

« Je suis jeune et ardent : car il y a de la poésie dans la solitude, et tout alligator qui se chauffe au soleil dans la vase contient en lui-même un poëme épique. J’aspire à la gloire. C’est mon vœu le plus cher, c’est la soif qui me dévore.

« Connaissez-vous, monsieur, un membre de congrès en Angleterre qui voulût bien consentir à payer mes frais de voyage dans ce pays et de séjour durant six mois ?

« Il y a en moi quelque chose qui me donne l’assurance que ce patronage éclairé ne me serait pas accordé en pure perte. Je suis certain de réussir un jour dans les lettres ou les arts, dans le barreau, dans la chaire ou sur le théâtre ; dans l’une ou dans l’autre de ces professions, sinon dans toutes.

« Si vos occupations nombreuses ne vous permettent pas d’écrire vous-même en ma faveur, veuillez me donner une liste de trois ou quatre personnes avec lesquelles je pourrai le mieux m’entendre, et je m’adresserai directement à elles par la voie de la poste. Puis-je vous prier aussi de vouloir bien me communiquer quelques unes des réflexions critiques qui ont pu s’offrir à votre esprit sur Caïn, mystère, par le très-honorable lord Byron ?

« Je suis, monsieur,
« Pardonnez-moi cette expression, avec tout l’essor de mes ailes : Votre dévoué
« Putnam Smith.

« P. S. — Veuillez adresser votre réponse à America junior, chez MM. Hancock et Floby, magasin de fruits secs, comme ci-dessus. »

Ces deux lettres, ainsi que la double réponse de Martin, selon une louable coutume, de nature à favoriser infiniment le progrès de la politesse et des relations sociales, furent publiées dans le numéro suivant de la Watertoast Gazette.

Martin achevait à peine sa correspondance quand le capitaine Kedgick, le maître de l’auberge, monta amicalement chez lui pour voir comment il allait. Avant de prendre la parole, le capitaine s’assit sur le lit ; mais, le trouvant un peu dur, il préféra remonter jusqu’à l’oreiller.

« Eh bien ! monsieur, dit Kedgick, mettant son chapeau un peu sur le côté, car la forme en était trop étroite, vous êtes devenu un homme public, j’imagine.

— Oui, ce me semble, répondit Martin, excédé de fatigue.

— Nos concitoyens, monsieur, ont l’intention de vous présenter leurs respects. Vous aurez à tenir une sorte de petit lever, monsieur, pendant que vous êtes ici.

— C’est au-dessus de mes forces ! s’écria Martin. Je n’y puis consentir, mon cher ami !

— Je vous préviens qu’il le faut, dit Kedgick.

— Il le faut ? Le mot n’est pas agréable, capitaine.

— Ma foi, je ne sais ni ne puis faire la langue, dit sèchement le capitaine ; sinon, je la rendrais plus agréable. Il faut que vous receviez, voilà tout.

— Mais pourquoi recevrais-je des gens qui ne se soucient pas plus de moi que je ne me soucie d’eux ?

— Pourquoi ? répondit le capitaine. Parce que j’ai dressé un muniment dans ma salle à boire.

— Un quoi ? cria Martin.

— Un muniment, » répliqua le capitaine.

Martin regarda avec anxiété Mark, qui lui apprit que le monument dressé par le capitaine était un avis placardé portant que M. Chuzzlewit recevrait ce jour-là les Watertoasters, à partir de deux heures ; et, en effet, cet avis était accroché dans la salle, ainsi que Mark l’avait pu voir de ses propres yeux.

« Vous ne voudriez point me rendre impopulaire, je pense ? dit le capitaine en se rognant les ongles. Nos compatriotes ne sont pas lents à prendre la mouche, je vous le garantis, et notre Gazette pourrait bien vous écorcher comme un chat sauvage. »

Martin allait se mettre en colère, mais il se contint et dit :

« Alors qu’ils viennent, au nom du ciel !

— Oh ! ils viendront, répondit le capitaine. J’ai vu la grande salle arrangée à cet effet.

— Mais, reprit Martin, au moment où le capitaine allait sortir, voulez-vous du moins me dire ceci : Pourquoi désirent-ils me voir ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Et d’où vient que je leur ai inspiré un si soudain intérêt ? »

Le capitaine Kedgick mit un pouce et trois doigts de chaque côté du bord de son chapeau, qu’il souleva légèrement et remit ensuite avec soin sur sa tête ; passa une main tout le long de son visage, en commençant par le front et finissant par le menton ; regarda Martin, puis Mark, puis de nouveau Martin, cligna de l’œil et sortit.

« Sur ma vie ! s’écria Martin laissant retomber lourdement sa main sur la table, jamais je n’ai rencontré un individu aussi parfaitement inexplicable. Mark, que dites-vous de cela ?

— Ma foi, monsieur, répondit son associé, mon opinion est que nous avons eu affaire à l’homme le plus remarquable de ce pays ; ce qui me fait espérer que nous en aurons fini bientôt avec toute l’espèce. »

Tout en riant de cette plaisanterie, Martin ne put empêcher que deux heures ne sonnassent. Au premier coup de l’horloge, le capitaine Kedgick revint ponctuellement le prendre pour le conduire à la salle de cérémonie ; et il ne l’eut pas plus tôt installé qu’il alla sur l’escalier crier d’en haut à ses concitoyens agglomérés que M. Chuzzlewit « recevait ».

Ceux-ci se précipitèrent comme à un assaut. Ils eurent rempli la salle en un instant, et, à travers la porte toute grande ouverte, on apercevait sur les marches de l’escalier une effrayante queue d’autres visiteurs attardés, qui attendaient le moment d’entrer à leur tour. Ils entrèrent, un à un, par douzaine, par vingtaine, et toujours, toujours il en entrait. Tous successivement donnaient à Martin des poignées de mains. Quelle variété incroyable de mains ! D’épaisses, de minces, de courtes, de longues, de grasses, de maigres, de rudes, de polies. Et quelle variété de température ! de chaudes, de froides, de sèches, d’humides, de flasques. Quelle variété de pression ! de roides, de molles, de saccadées et de traînantes. En voici encore, encore, toujours, toujours… et de temps en temps on entendait, par-dessus le tumulte de l’assemblée, la voix du capitaine crier : « Il y en a encore en bas ! il y en a encore en bas ! Maintenant, messieurs, vous qui avez été introduits auprès de M. Chuzzlewit, voulez-vous sortir ? Voulez-vous sortir, s’il vous plaît, messieurs ? Voulez-vous avoir la bonté de sortir, messieurs, pour faire un peu de place aux autres ? »

Sans prendre garde aux clameurs du capitaine, ils ne sortaient pas le moins du monde, mais restaient là debout, immobiles, à contempler l’étranger. Deux rédacteurs de la Watertoast Gazette étaient venus tout exprès pour jeter les bases d’un article consacré à Martin. Ils s’étaient arrangés entre eux pour se partager le travail. L’un d’eux prit Martin au-dessous du gilet, l’autre au-dessus. Chacun d’eux se tenait en face de son sujet avec la tête un peu de côté, attentif à tous ses mouvements. Si Martin mettait un pied devant l’autre, le rédacteur de la partie inférieure se baissait sur ses bottes ; s’il frottait un bouton sur son nez, c’était le rédacteur du visage qui enregistrait ça ; s’il ouvrait la bouche pour parler, le même gentleman mettait vite un genou en terre afin d’examiner ses dents, ce qu’il faisait avec la perspicacité d’un dentiste. Des amateurs des sciences physiognomonique et physiologique tournaient autour de lui avec des regards scrutateurs et des doigts qui leur démangeaient ; parfois un d’entre eux, plus hardi que les autres, lui touchait témérairement le derrière de la tête, puis se perdait dans la foule. Ils le considéraient dans toutes les positions : de face, de profil, de trois quarts et de dos. Ceux qui n’appartenaient ni aux lettres, ni aux arts, ni aux sciences, échangeaient à haute voix des observations sur sa mine. Des aperçus nouveaux se faisaient jour par rapport à son nez ; des rumeurs contradictoires se croisaient au sujet de sa chevelure. Et de nouveau l’on entendait la voix du capitaine, tellement étouffée par le tumulte qu’elle semblait sortir de dessous un lit de plumes, s’écrier : « Messieurs, vous qui avez été introduits auprès de M. Chuzzlewit, voulez-vous bien sortir ? »

Lors même qu’ils commencèrent à se retirer, les choses n’en allèrent pas mieux : car alors un courant de gentlemen, avec une dame à chaque bras (exactement comme le chœur exécutant l’hymne national quand la reine vient au théâtre assister à une représentation), entra en se glissant dans la salle : chaque groupe nouveau plus curieux que les autres et plus déterminé à rester jusqu’à la dernière minute. Si les visiteurs parlaient à Martin, ce qui arrivait rarement, ils lui adressaient invariablement et sur le même ton les mêmes questions ; sans plus de discrétion, de délicatesse ou de ménagement que s’il eût été une figure de plâtre achetée, payée et apportée là pour leur plaisir. Même quand, à la fin des fins, ils s’éloignaient, c’était aussi fâcheux, sinon pis encore ; car alors les enfants s’enhardissaient et s’approchaient, comme représentant une nouvelle catégorie et faisaient tout ce que les grandes personnes avaient fait. Des gens d’assez mauvaise mine apparurent à leur tour ; des espèces de spectres qui, une fois entrés, ne paraissaient plus savoir comment sortir ; si bien qu’un silencieux gentleman, aux yeux vitreux comme ceux d’un poisson, et qui n’avait à son gilet qu’un seul bouton (lequel était en métal, très-large et prodigieusement brillant), alla se mettre derrière la porte et y resta comme une horloge, longtemps après que tout le monde fut parti.

Martin, excédé de fatigue, de chaleur et d’ennui, avait une envie terrible de se laisser choir et de se reposer tout de son long sur le parquet, si les visiteurs avaient eu seulement la charité de le laisser tranquille. Mais comme les lettres et messages, menaçant de le dénoncer à la vindicte publique s’il n’en recevait pas les auteurs, pleuvaient comme grêle ; comme il arrivait encore plus de curieux tandis qu’il prenait son café ; et comme Mark, malgré sa vigilance, était impuissant à les écarter de la porte, Martin se détermina à aller se coucher, non qu’il fût moralement sûr que le lit le protégerait contre ses admirateurs, mais du moins pour ne pas renoncer à une dernière et chétive espérance.

Il venait de communiquer ce projet à Mark, et il était au moment de s’échapper, quand on ouvrit la porte avec vivacité : un vieux gentleman entra. Il amena une dame qui assurément ne pouvait point passer pour jeune, c’était un fait évident ; et qui probablement ne pouvait pas davantage passer pour jolie, mais ceci est une affaire de goût. Elle était très-droite, très-grande, et ni sa physionomie ni sa taille n’offraient la moindre flexibilité. Elle portait sur la tête un grand chapeau de paille avec ornements de même étoffe, ce qui lui donnait l’air d’avoir été couverte en chaume par un couvreur maladroit ; à la main, elle tenait un énorme éventail.

« Monsieur Chuzzlewit, je pense ? dit le gentleman.

— C’est mon nom.

— Monsieur, dit le gentleman, le temps me presse.

— Dieu soit loué ! pensa Martin.

— Je retourne chez moi par le train qui va partir immédiatement. Partir est un mot inusité dans votre pays, monsieur.

— Pardon, dit Martin.

— Vous vous trompez, monsieur, répliqua le gentleman d’un ton péremptoire : mais laissons ce sujet, pour ne point réveiller vos préjugés ; monsieur, voici mistress Hominy. »

Martin salua.

« Mistress Hominy, monsieur, est la femme du major Hominy, un de nos esprits les plus distingués ; elle appartient à l’une de nos familles les plus aristocratiques. Peut-être connaissez-vous, monsieur, les ouvrages de mistress Hominy ? »

Martin ne put pas dire qu’il les connût.

« Vous trouverez en sa compagnie beaucoup d’instruction et de plaisir, monsieur, dit le gentleman. Mistress Hominy va se réunir jusqu’à la fin de la saison à sa fille qui est mariée, aux Nouvelles-Thermopyles, à trois journées en deçà d’Éden. Les attentions que vous pourrez témoigner en route à mistress Hominy seront très-agréables au major et à nos concitoyens. Mistress Hominy, je vous souhaite une bonne nuit, madame, et un bon voyage. »

Martin pouvait à peine ajouter foi à ce qu’il entendait ; mais le gentleman était déjà parti, et mistress Hominy était tranquillement en train de boire son lait.

« Je suis excédée de fatigue, je dois l’avouer, déclara-t-elle. Les cahots des wagons sont aussi rudes que si le rail était rempli de nœuds et de scieurs de long.

— De nœuds et de scieurs de long, madame ? dit Martin.

— Eh bien, quoi ? Je vois bien que vous aurez de la peine à me comprendre, monsieur, dit mistress Hominy. Voyons, dites-le, si c’est comme ça. »

Ces mots, bien qu’en apparence formulés sur le ton d’une prière impérieuse, n’exigeaient pourtant pas apparemment de réponse : car mistress Hominy, dénouant les rubans de son chapeau, ajouta sur-le-champ qu’elle allait déposer en lieu sûr cet article de toilette et qu’elle reviendrait immédiatement.

« Mark ! dit Martin, touchez-moi, s’il vous plaît. Suis-je éveillé ?

— C’est Hominy qui l’est, monsieur, répondit son associé ; parfaitement éveillée ! C’est juste l’espèce de femme qu’on peut être sûr de trouver les yeux tout grands ouverts et l’esprit toujours occupé du bonheur de son pays, à toute heure de jour et de nuit. »

Ils ne purent en dire davantage : car mistress Hominy rentra fièrement, marchant droite comme un piquet pour témoigner de son rang supérieur ; elle tenait des deux mains un mouchoir de poche en coton rouge, peut-être un cadeau d’adieu fait par le major, cet esprit éminent. Elle était allée déposer son chapeau, et elle reparaissait avec un bonnet terriblement aristocratique et classique, attaché sous le menton ; une coiffure enfin d’un genre si admirablement approprié à sa physionomie, que, si feu M. Grimaldi se fût montré avec les barbes de dentelle de mistress Siddons, il n’eût pas produit un effet plus irrésistible.

Martin lui présenta un fauteuil. Les premières paroles qu’elle prononça l’arrêtèrent avant qu’il eût eu le temps de revenir à son propre siège.

« Dites-moi, je vous prie, monsieur, d’où hélez-vous ?

— J’ai peur d’avoir la tête un peu dure ce soir, par excès de fatigue, répondit Martin ; mais, sur l’honneur, je ne vous comprends pas. »

Mistress Hominy secoua la tête avec un sourire mélancolique qui signifiait, à ne point s’y méprendre : « Ils corrompent jusqu’au langage dans ce vieux pays ! » Et elle ajouta alors, comme si elle descendait d’un ou deux degrés pour se mettre à la portée de la capacité infime de son auditeur :

« Où prîtes-vous votre essor ?

— Oh ! dit Martin, je suis né dans le comté de Kent.

— Et comment trouvez-vous notre pays, monsieur ?

— Infiniment… balbutia Martin, à moitié endormi. Au moins… il est… très-bien, madame.

— La plupart des étrangers, et particulièrement les Anglais, sont fort surpris de ce qu’ils voient aux États-Unis.

— Ils ont d’excellentes raisons pour l’être, madame, dit Martin. Jamais de ma vie je n’ai eu de surprise égale.

— Ne trouvez-vous pas que nos institutions rendent notre nation très-énergique ? fit remarquer mistress Hominy.

— Oh ! ça, il ne faudrait qu’un coup d’œil au myope le plus obstiné pour le voir à l’œil nu, » dit Martin.

Mistress Hominy était à la fois philosophe et auteur ; par conséquent, elle n’était pas sur sa bouche ; mais cette phrase grossière, cette phrase inconvenante, fut trop forte pour elle : elle ne put la digérer.

« Quoi ! un gentleman assis en tête-à-tête et causant avec une dame se permettre, bien que la porte fût ouverte, de parler d’œil nu ! »

Un long intervalle s’écoula avant que mistress Hominy, et pourtant c’était une femme d’esprit mâle et vigoureux, pût rassembler assez de courage pour reprendre la conversation. Mais mistress Hominy était voyageuse ; mistress Hominy était écrivain de Revues, auteur d’analyses critiques ; mistress Hominy avait fait régulièrement paraître dans un journal ses lettres de l’extérieur, commençant par ces mots : « Ma toujours très-chère âme, » et signée : « La mère des Gracques modernes » (par allusion à miss Hominy maintenant mariée), ses lettres où les termes d’indignation étaient imprimés en grandes capitales et l’ironie en italique ; mistress Hominy avait jeté sur les nations étrangères le regard d’une républicaine parfaite, tout chaud sortant du four modèle où on les fabrique ; et mistress Hominy pouvait en parler (ou écrire) à volonté une grande heure de suite sans désemparer. Aussi mistress Hominy tomba-t-elle lourdement sur Martin ; et, comme il ne tarda pas à s’endormir, elle put s’en donner à son aise et écraser le coupable tant que cela lui fit plaisir.

Ce que disait mistress Hominy n’importe guère ; c’était la répétition exacte de l’argot d’une classe de ses concitoyens, classe très-nombreuse qui, dans chacune de ses paroles, se reconnaît aussi étrangère aux principes élevés sur lesquels l’Amérique a fondé son existence comme nation, que pourrait l’être un Peau-Rouge dans ses chambres législatives. Cette classe n’est pas capable de sentir, ou, si elle le sent, peu lui importe, qu’en plaçant son pays sous le poids du mépris des honnêtes gens, elle livre au hasard le sort des nations à venir et jusqu’au progrès de la race humaine ; non, elle ne le sent pas plus que les pourceaux qui se vautrent dans ses rues. Cette race s’imagine qu’en criant aux autres peuples vieillis dans leur corruption : « Nous ne sommes pas pires que vous ! » (pas pires !) elle agit pour le plus grand bien, pour le plus grand avantage de cette république, qui n’a inauguré que d’hier sa noble carrière, et qui, dès aujourd’hui, est tellement mutilée, estropiée, couverte de plaies et d’ulcères dégoûtants pour l’œil et rebutants pour tous les sens, que ses meilleurs amis se détournent avec horreur de cette hideuse créature. Cette classe, dont les pères ont déclaré et conquis leur indépendance, parce qu’ils ne voulaient pas plier le genou devant les vices publics, devant la corruption, ni renier la vérité, s’est ruée avec frénésie vers le mal et a tourné le dos au bien, satisfaite de penser que d’autres temples sont aussi de verre, et que les pierres qu’on lance contre les siens peuvent ricocher ailleurs ; se montrant, par cela seul, aussi immensément au-dessous de l’importance de sa mission, aussi indigne de la remplir, que si l’on mettait en monceau, comme un témoignage contre elle toutes les saletés et les bassesses de ses petits gouvernements, dont chacun est un royaume despotique dans son cercle étroit de dépravation au petit pied.

Par degrés Martin, se réveillant à demi, se sentit sur l’esprit une oppression terrible : il rêvait confusément qu’il avait assassiné son meilleur ami et ne pouvait se débarrasser du cadavre. En rouvrant les yeux, il aperçut ce spectre en face de lui. C’était l’horrible Hominy, en train de débiter de profondes vérités avec un mélodieux enchifrènement, et de faire un tel dévergondage de ses facultés intellectuelles, qu’en l’entendant le plus cruel ennemi du major eût pardonné à ce pauvre homme du plus profond de son cœur, le trouvant assez puni. Martin allait se livrer à quelque acte de désespoir, si le gong n’eût retenti pour le signal du souper : bienheureux appel ! Ayant placé mistress Hominy au haut bout de la table, Martin se réfugia à l’extrémité, et n’eut pas plutôt expédié son repas qu’il se sauva, tandis que la dame était très-occupée à l’endroit du bœuf fumé et de toute une saucière de cornichons nageant en pleine saumure.

Il serait difficile de donner une idée exacte de la fraîcheur de teint dont mistress Hominy jouissait le lendemain, ou de l’ardeur avec laquelle, au déjeuner, elle se jeta tête baissée dans la philosophie spéculative. Peut-être y avait-il sur sa physionomie un petit supplément d’aigreur ; mais c’était seulement l’effet du vinaigre des cornichons de la veille. Tout ce jour-là, elle s’accrocha à Martin. Elle se tint assise auprès de lui tandis qu’il recevait ses amis (car il y avait une nouvelle réception plus nombreuse encore que la première) ; elle proposait des théories et répondait à des objections imaginaires, si bien que Martin commença réellement à croire qu’il rêvait ; elle parlait pour deux ; elle citait d’interminables passages de certains essais de gouvernement composés par elle-même ; elle employait sans cesse le mouchoir de poche du major, comme si son ton nasillard était une maladie temporaire dont elle avait résolu de se débarrasser à tout prix : en un mot, c’était une compagne si importune, que Martin posa entre lui et sa conscience la question de savoir si, dans une colonie nouvelle, il ne serait pas d’absolue nécessité d’assommer une femme pareille pour le repos général de la société.

Cependant Mark, de son côté, était aussi fort occupé. Depuis le point du jour jusqu’à une heure avancée de la nuit, il avait porté à bord du steam-boat les provisions, les outils et autres objets nécessaires qu’on lui avait conseillé d’avoir la sage précaution de prendre. L’achat de ces diverses fournitures ainsi que le payement de la note de dépenses à l’Hôtel National, mirent si bas leurs finances, que, si le capitaine du paquebot eût retardé son départ, les deux voyageurs se fussent trouvés dans une situation tout aussi pénible que les malheureux émigrants, plus pauvres encore, qui, attirés à bord par des programmes magnifiques, avaient vécu sur le premier pont depuis une semaine entière et épuisé leur chétive provision de vivres avant que le voyage commençât. Ils étaient là, pêle-mêle avec la machine et le feu. C’étaient des fermiers qui n’avaient jamais touché à une hache ; des constructeurs qui n’eussent pas su faire une boîte : tous ils se trouvaient jetés hors du lieu de leur naissance, sans une main tendue vers eux pour les soutenir ; tous ils venaient de naître pour ainsi dire à un monde inconnu : enfants par l’impuissance de leurs ressources ; hommes faits par l’étendue de leurs besoins, sans compter d’autres enfants plus jeunes qu’ils traînaient derrière eux pour vivre ou mourir ensemble, comme il plairait à Dieu !

Le matin revint, et on devait partir à midi. Midi arriva, et on devait partir le soir. Mais rien ici-bas n’est éternel, pas même les retards d’un skipper américain, et décidément, à la nuit, tout fut prêt.

Abattu, fatigué au dernier degré, mais plus lion que jamais aux yeux du public (car toute son après-midi avait été absorbée par des réponses à une quantité de lettres écrites la moitié sans but, d’autres pour demander de l’argent, et réclamant toutes une réponse immédiate), Martin se rendit sur le quai à travers les flots de la foule, ayant au bras mistress Hominy. Il monta à bord.

Cependant Mark avait résolu de résoudre, s’il le pouvait, l’énigme de cette popularité léonine, et, au risque d’être laissé à terre, il revint d’une traite à l’hôtel.

Le capitaine Kedgick était assis sous le vestibule avec un verre de limonade posé sur ses genoux et un cigare à la bouche. Il reconnut Mark et dit :

« Eh bien ! qui diable vous ramène ici ?

— Je vais vous l’avouer franchement, capitaine, dit Mark. J’ai une question à vous faire.

— Tout homme a le droit de faire une question, répliqua Kedgick, laissant entendre par son air que tout homme avait aussi le droit de n’y pas répondre.

— Pourquoi s’est-on si fort occupé de M. Chuzzlewit ? demanda finement Mark. Voyons, dites-moi ça.

— Chez nous on aime les émotions, répondit Kedgick en suçant son cigare.

— Mais quelles émotions pouvait-il vous donner ? » demanda Mark.

Le capitaine le regarda comme un homme disposé à lui décocher une plaisanterie de premier ordre.

« Vous partez ? dit-il.

— Oui, je pars ! s’écria Mark. Les instants sont précieux.

— Notre population aime les émotions, lui dit à l’oreille le capitaine. Votre associé n’est pas un émigrant comme les autres, voyez-vous ; c’est ce qui a donné de l’émotion à nos concitoyens. »

Là-dessus, il cligna de l’œil et répéta avec un éclat de rire étouffé : « Voilà le secret de cette émotion. Scadder, poursuivit-il, est un garçon d’esprit, et… et… aucun de ceux qui vont à Éden n’en revient vivant ! »

Le quai était tout près, et, en ce moment, Mark put entendre qu’on l’appelait par son nom ; il put même distinguer la voix de Martin qui l’invitait à se hâter, de peur qu’ils ne fussent séparés. Il était trop tard pour remédier à la position et faire autre chose que contre fortune bon cœur. Mark donna en partant sa bénédiction au capitaine et s’élança comme un cheval de course.

« Mark ! Mark ! cria Martin.

— Me voici, monsieur ! répondit sur le même ton Mark Tapley en sautant, d’un seul bond, du quai sur le bâtiment. Jamais, monsieur, je ne fus aussi jovial. Tout va bien ! Marchons ! En avant ! »

Les étincelles qui jaillissaient du bois enflammé s’élancèrent des deux cheminées, comme si le navire était un grand feu d’artifice qu’on fît partir, et la machine se mit à rugir sur l’eau ténébreuse.