Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/43

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CHAPITRE XVIII.
Qui exercera une influence sur la destinée de plusieurs personnes. – M. Pecksniff s’y montre dans la plénitude de sa puissance, dont il use avec courage et magnanimité.


La nuit de l’orage, Mme Lupin, l’hôtesse du Dragon bleu, était assise toute seule dans le comptoir de sa petite salle à boire. Soit à cause de sa position solitaire, soit à cause du mauvais temps, ou pour ces deux motifs réunis, Mme Lupin était pensive, nous pourrions dire triste. Elle était là, le menton appuyé sur sa main, regardant à travers une fenêtre basse qui donnait sur le derrière de la maison, et que le feuillage épais d’une vigne rendait obscure, même aux jours les plus radieux ; et elle secouait souvent la tête en disant : « Mon Dieu ! hélas ! mon Dieu ! »

C’était un de ces moments de mélancolie qu’elle pouvait bien avoir parfois, même au milieu du bien-être de sa petite salle à boire. La riche étendue de pâturages, de champs de blé, de vertes pelouses et de riants coteaux, avec ses clairs ruisseaux, ses haies nombreuses et ses massifs de beaux arbres, tout était sombre et lugubre, depuis les vitres en losange de la fenêtre jusqu’au lointain horizon, où le tonnerre semblait rouler au milieu des collines. La pluie torrentielle avait abattu les bourgeons de la vigne et du jasmin et les avait écrasés dans sa fureur ; et, quand les éclairs brillaient, on voyait les feuilles en pleurs qui frissonnaient, se pressant les unes près des autres et frappant à coups redoublés aux carreaux, comme si elles imploraient un abri contre l’ouragan.

Par respect pour les éclairs, Mme Lupin avait transporté sa chandelle sur la cheminée. Son panier à ouvrage restait oublié à côté d’elle ; son souper, servi sur une petite table ronde à peu de distance, n’avait pas été touché, et elle en avait retiré les couteaux, de crainte qu’ils n’attirassent la foudre. Elle était restée longtemps assise, le menton appuyé sur sa main, disant tout bas de temps à autre : « Mon Dieu ! hélas ! mon Dieu ! »

Elle était sur le point de le répéter encore une fois, quand elle entendit soulever le loquet de la porte d’entrée (qu’on avait fermée à cause de la pluie), et vit entrer un voyageur qui referma la porte, marcha droit au comptoir, et dit d’un ton un peu bourru : « Servez-moi une pinte de votre meilleure bière ! »

Il y avait de quoi être bourru ; s’il avait passé la journée sous une cascade, il n’eût guère été plus mouillé. Il était enveloppé jusqu’aux yeux d’un vêtement bleu de matelot, d’étoffe grossière, et il portait un chapeau de toile cirée à larges bords, d’où la pluie découlait tout autour sur sa poitrine, son dos et ses épaules. Il avait rabattu son chapeau et remonté le collet de son habit pour se garantir du mauvais temps ; de sorte que Mme Lupin ne pouvait lui voir que le menton, et encore l’essuyait-il avec la manche humide de son épaisse veste, chaque fois qu’elle regardait de son côté. Néanmoins, d’après une certaine expression de vivacité dans ce menton, Mme Lupin jugea que l’étranger devait être un bon garçon.

« Il fait bien mauvais ce soir ! dit l’hôtesse d’un ton bienveillant.

– Oui, un peu ! dit le voyageur, en se secouant comme un chien de Terre-Neuve.

– Il y a du feu à la cuisine, dit Mme Lupin, et vous vous y trouveriez en bonne compagnie. Ne feriez-vous pas bien d’aller vous sécher ?

– Non, merci, » dit l’homme.

Et il regarda du côté de la cuisine, comme s’il en connaissait le chemin.

« C’est qu’il y a de quoi attraper une fluxion de poitrine, dit l’hôtesse.

– Je n’attrape pas si facilement des fluxions de poitrine, répliqua le voyageur. Autrement il y a longtemps que ce serait déjà fait. À votre santé, madame. »

Mme Lupin le remercia ; mais, au moment où il portait son verre à ses lèvres, il changea d’avis et le reposa sur le comptoir. Il se rejeta en arrière, regarda autour de lui avec la roideur d’un homme qui est enveloppé et qui a son chapeau rabattu jusque sur les yeux, et dit :

« Comment appelez-vous cette maison ? Ce n’est pas l’auberge du Dragon, n’est-ce pas ?

– Si fait, c’est l’auberge du Dragon, répondit complaisamment Mme Lupin.

– Alors, vous avez chez vous un de mes parents éloignés, madame, dit le voyageur : un jeune homme du nom de Tapley. Comment, Mark, mon garçon ! ajouta-t-il, s’adressant aux quatre murailles, je t’ai donc enfin rencontré, mon vieux ! »

C’était toucher Mme Lupin à l’endroit sensible. Elle fit un mouvement pour moucher la chandelle qui se trouvait sur la cheminée, et, le dos tourné au voyageur :

« Personne, dit-elle, ne serait mieux reçu au Dragon, monsieur, que celui qui m’apporterait des nouvelles de Mark. Mais il y a bien, bien des jours, et bien, bien des mois qu’il a quitté cette maison et l’Angleterre. Et Dieu seul sait s’il est mort ou vivant, le pauvre garçon ! »

Elle secoua la tête ; sa voix tremblait, et sa main devait trembler aussi, car il lui fallut beaucoup de temps pour moucher la chandelle.

« Où donc est-il allé, madame ? demanda le voyageur d’un ton plus doux.

– Il est allé en Amérique, dit avec une tristesse croissante Mme Lupin. Il a toujours eu bon cœur, et, qui sait ? dans ce moment-ci il est peut-être en prison, condamné à mort pour avoir aidé le pauvre fugitif à s’échapper. Comment a-t-il jamais pu se décider à aller en Amérique ? Pourquoi n’a-t-il pas été plutôt dans un de ces pays où l’on n’est pas tout à fait barbare ; où les sauvages s’entre-mangent loyalement, à chances égales pour tous ? »

Pour le coup, Mme Lupin n’y tint plus ; elle se prit à sangloter, et se dirigeait vers une chaise pour s’y abandonner à sa douleur, quand le voyageur la saisit dans ses bras. Elle le reconnut et poussa un cri de joie.

« Si ! je le veux ! … criait Mark ; un autre ! … encore un ! … encore vingt ! Vous ne m’avez pas reconnu avec cet habit et ce chapeau-là ? Je croyais que vous m’auriez reconnu. N’importe où ! Encore dix !

– Et je vous aurais bien reconnu, en effet, si j’avais vu vous voir ; mais je ne le pouvais pas, et vous parliez d’un ton si bourru ! Je n’aurais jamais cru que vous pussiez me parler comme ça, Mark, dès le premier jour de votre retour.

– Quinze de plus ! dit M. Tapley. Que vous êtes jolie et comme vous avez l’air jeune ! Six encore ! Les six derniers ne comptent pas ; il faut recommencer. Que le bon Dieu vous bénisse ! Quel plaisir de vous revoir ! Encore un ! Ma parole, je n’ai jamais été si jovial. Mais comme ça n’a pas de mérite, il m’en faut encore quelques-uns ! »

Quand M. Tapley s’arrêta dans ses calculs d’arithmétique, ce fut non parce qu’il était fatigué, mais parce qu’il lui fallait reprendre haleine. Ce temps d’arrêt le rappela à d’autres devoirs.

« M. Martin Chuzzlewit est dehors, dit-il. Je l’ai laissé sous la remise pendant que je venais voir s’il y avait quelqu’un ici. Nous ne voulons pas être reconnus ce soir, jusqu’à ce que vous nous ayez donné des nouvelles et que nous ayons décidé ce que nous avons de mieux à faire.

– Il n’y a pas une âme dans la maison, excepté la compagnie qui se chauffe à la cuisine, répliqua l’hôtesse. S’ils savaient que vous êtes revenu, Mark, ils feraient un feu de joie dans la rue, malgré l’heure avancée.

– Mais il ne faut pas qu’ils le sachent ce soir, ma chère amie, dit Mark. Ainsi, faites fermer la maison et apprêtez bon feu à la cuisine ; puis, quand tout sera prêt, vous mettrez une lumière à la fenêtre et nous entrerons. Encore un ! Il me tarde d’entendre parler de mes anciens amis. Vous m’en donnerez des nouvelles, n’est-ce pas ? de M. Pinch, et du chien du boucher au bout de la rue, et du terrier d’en face, et du charron, et de tous, enfin. Le soir, quand j’ai aperçu l’église, j’ai cru que le clocher allait m’étouffer, ma parole ! Un de plus ! Vous ne voulez pas ? pas un tout petit pour finir ?

– Vous en avez eu assez, il me semble, dit l’hôtesse. Allez donc, avec vos manières étrangères.

– Ce n’est pas une manière étrangère, ça ! s’écria Mark ; c’est indigène comme les huîtres ! Un de plus, parce que c’est indigène ! comme témoignage de respect pour le pays que nous habitons ! Vous comprenez que ça ne compte pas, entre vous et moi. Faites attention que ce n’est pas vous que j’embrasse en ce moment. Je reviens de chez des patriotes : j’embrasse ma patrie ! »

Il eût été injuste d’accuser de tiédeur ou d’indifférence les témoignages de patriotisme dont il accompagna cette explication. Quand il eut bien exprimé toute sa nationalité, il alla chercher Martin, tandis que Mme Lupin, dans un état de vive agitation, se préparait à les recevoir.

La compagnie du Dragon bleu sortit bientôt pêle-mêle, se répétant les uns aux autres que l’horloge de l’auberge était d’une demi-heure en avance, et que c’était sans doute l’orage qui l’avait dérangée. Bien que Martin et Mark fussent impatients, trempés et fatigués, leurs cœurs bondirent à la vue de ces visages qui leur étaient bien connus ; et, lorsqu’ils les virent quitter la maison et passer près d’eux, leur yeux charmés les suivirent avec un vif intérêt.

« Voilà le vieux tailleur, Mark ! dit tout bas Martin.

– C’est lui-même, monsieur ! un peu plus bancal qu’autrefois, n’est-ce pas ? Il me semble qu’on pourrait maintenant lui faire rouler entre les jambes, sans l’empêcher de marcher, une brouette plus large que lorsque nous l’avons connu dans le temps. Tenez, voilà Sam qui sort, monsieur !

– Ah ! oui, en effet ! s’écria Martin : Sam le palefrenier. Je voudrais bien savoir si le cheval de Pecksniff vit encore ?

– Sans aucun doute, monsieur, répliqua Mark. Ça, voyez-vous, c’est un genre d’animal osseux qui durera longtemps dans sa maigreur, et qui finira par se faire mettre dans les journaux sous le titre de : Longévité extraordinaire chez un quadrupède, comme s’il n’avait jamais été véritablement vivant depuis qu’il existe ! Voilà le sacristain, monsieur, mort-ivre, comme d’habitude.

– Je le vois ! dit Martin en riant. Mais, mon Dieu, Mark, comme vous êtes mouillé !

– Moi, monsieur ? Et vous-même, donc !

– Pas à beaucoup près autant que vous, dit son compagnon de voyage d’un air très-contrarié. Je vous avais dit de ne pas rester du côté du vent, et de changer de place avec moi de temps en temps. Vous avez reçu la pluie en plein depuis le commencement de l’orage.

– Vous ne savez pas le plaisir que ça me fait, monsieur, sauf votre respect, dit Mark, après un moment de silence, de vous voir me montrer comme ça tant de considération. Je ne veux pas en profiter, monsieur, jamais ; mais ça n’empêche pas que vous avez été comme ça pour moi depuis le moment où j’ai été malade dans l’Éden.

– Ah ! Mark, dit Martin en soupirant, moins nous en parlerons, mieux cela vaudra. Ne vois-je pas la lumière là-bas ?

– C’est bien la lumière ! s’écria Mark. Que le bon Dieu la bénisse ! Comme elle est vive ! Nous y voilà, monsieur ! Bon vin, bons lits et bon gîte, à pied et à cheval, pour l’homme et la bête ! »

Le feu de la cuisine était clair et ardent, le couvert était mis, l’eau chantait dans la bouilloire, les pantoufles étaient préparées, ainsi que le tire-bottes ; de larges tranches de jambon rissolaient sur le gril ; une demi-douzaine d’œufs pochés étaient en train de frire dans la poêle ; sur la table, une bouteille pansue de cerises à l’eau-de-vie faisait vis-à-vis à une choppe de bière mousseuse ; des comestibles appétissants pendillaient aux poutres du plafond : on aurait dit qu’il n’y avait qu’à ouvrir la bouche pour que quelque chose d’exquis fût trop content de l’occasion de s’y laisser choir. Mme Lupin, qui, pour l’amour de nos voyageurs, avait délogé jusqu’à la cuisinière, la grande prêtresse de ce temple, préparait elle-même leur repas de ses mains bienfaisantes.

Comment vouliez-vous qu’on résistât à cela ? c’est impossible : un revenant lui-même l’aurait pressée dans ses bras ; c’eût été plus fort que lui : c’est ce que Martin fit sur-le-champ. M. Tapley (comme si c’eût été une idée toute nouvelle et qui ne lui fût jamais venue à l’esprit), M. Tapley en fit gravement autant de son côté.

« Quoique j’aie dit bien souvent, fit mistress Lupin, et elle rajusta son bonnet en riant de bon cœur, oui, et en rougissant aussi ; quoique j’aie dit bien souvent que les jeunes gens de chez M. Pecksniff étaient la vie et l’âme du Dragon, et que sans eux la maison serait triste comme un bonnet de nuit, je n’aurais guère pensé que l’un d’eux se serait permis ça, monsieur Martin ! Et encore moins que, loin d’être en colère contre lui, je serais heureuse d’être la première à lui souhaiter de tout mon cœur sa bienvenue à son retour d’Amérique avec Mark Tapley pour…

– Pour ami, mistress Lupin, interrompit vivement Martin.

– Pour ami, dit l’hôtesse, évidemment flattée, mais faisant néanmoins signe, avec une fourchette, à M. Tapley, de se tenir à une distance respectueuse. Je n’aurais jamais cru ça ! mais encore moins aurais-je cru qu’il me faudrait raconter des vicissitudes pareilles à celles dont je vous parlerai quand vous aurez fini votre souper !

– Grand Dieu ! s’écria Martin ; et il changea de couleur. Quelles vicissitudes ?

– Elle se porte bien, dit l’hôtesse, et elle est maintenant chez M. Pecksniff. Ne vous tourmentez pas sur son compte. Elle est telle que vous pouvez la souhaiter. Il est inutile de mettre des gants ou de faire des mystères, n’est-ce pas ? ajouta Mme Lupin, car vous voyez que je connais toute l’affaire.

– Ma bonne chère femme, répliqua Martin, vous êtes justement la personne qui mérite le mieux de la connaître, et je suis enchanté que vous la connaissiez. Mais de quelles vicissitudes voulez-vous parler ? Y a-t-il quelqu’un de mort ?

– Non, non ! dit l’hôtesse. Ce n’est pas si triste que ça. Mais je vous jure que je ne dirai pas un mot de plus jusqu’à ce que vous ayez achevé votre souper. Je ne répondrai pas à une seule question jusque-là, dussiez-vous m’en faire cinquante. »

Elle était si décidée, qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de se débarrasser du souper aussi vite que possible. Comme ils avaient beaucoup marché, et n’avaient rien pris depuis midi, ils se jetèrent sur le menu à belles dents, sans se faire une trop grande violence. L’opération fut un peu plus longue qu’on n’eût pu s’y attendre ; cinq ou six fois ils pensèrent avoir fini, mais Mme Lupin leur démontra victorieusement leur erreur. À la fin, grâce au temps et à la nature, ils abandonnèrent la partie. Alors, assis, les pieds dans leurs pantoufles, les jambes allongées devant le foyer (ce qui était bien réconfortant, car la nuit était devenue froide), les yeux tournés avec une admiration involontaire vers leur fraîche et florissante hôtesse, dont le feu faisait étinceler les yeux et reluire les cheveux d’ébène, ils se disposèrent à écouter les nouvelles.

Le récit de Mme Lupin fut plus d’une fois interrompu par des exclamations de surprise, quand elle raconta la séparation qui s’était opérée entre M. Pecksniff et ses filles, ainsi qu’entre ce même excellent homme et M. Pinch. Mais ce ne fut rien encore auprès des démonstrations d’indignation de Martin, lorsque l’hôtesse rapporta, d’après les caquets du voisinage que M. Pecksniff s’était complètement emparé de l’esprit et de la personne du vieux M. Chuzzlewit, et à quel grand honneur il destinait Mary. En apprenant cette dernière nouvelle, Martin fit voler ses pantoufles à l’autre bout de la cuisine, et commença à mettre ses bottes mouillées, avec l’intention vague d’aller sur-le-champ quelque part pour faire quelque chose à quelqu’un. Ces intentions-là, comme on sait, sont ce qu’on pourrait appeler la première soupape de sûreté d’un caractère violent.

« Euh ! le scélérat à la langue dorée ! Euh ! Donnez-moi l’autre botte, Mark !

– Où avez-vous donc envie d’aller, monsieur ? dit M. Tapley en séchant la semelle de la botte au feu, et en la regardant tranquillement comme si c’eût été une tranche de pain grillée.

– Où ? répéta Martin. Croyez-vous, par hasard, que je vais rester ici ? »

L’imperturbable Mark avoua qu’il le croyait.

« En vérité ! repartit Martin avec colère. Je vous suis bien obligé ! Pour qui me prenez-vous ?

– Je vous prends pour ce que vous êtes, monsieur, dit Mark ; et par conséquent je suis bien sûr que, quoi que vous fassiez, ce sera toujours raisonnable et bien fait. Voici la botte, monsieur. »

Martin, sans la prendre, lança à Mark un regard d’impatience, et se mit à arpenter rapidement la cuisine avec une botte à un pied et un bas à l’autre. Mais il n’avait pas oublié ses résolutions de l’Éden ; il avait déjà gagné plus d’une victoire sur lui-même, surtout quand Mark était intéressé dans la question, et il résolut de se vaincre encore cette fois. Il se rapprocha donc du tire-bottes, appuya la main sur l’épaule de son ami pour se donner un point d’appui, retira sa botte, ramassa ses pantoufles, les remit, et s’assit de nouveau. Il ne put s’empêcher néanmoins d’enfoncer les mains jusqu’au fond de ses goussets et de grommeler par moments :

« Et un Pecksniff encore ! Ce misérable-là ! Sur mon âme ! en vérité ! il ne manquait plus que ça ! »

Il ne put s’empêcher non plus de montrer les poings à la cheminée de temps à autre avec une expression menaçante. Mais tout cela ne dura pas longtemps, et il écouta Mme Lupin jusqu’au bout, sinon avec calme, du moins en silence.

« Quant à M. Pecksniff lui-même, ajouta l’hôtesse en terminant son récit (et elle étala sa jupe des deux mains en hochant bien des fois la tête), quant à M. Pecksniff lui-même, je ne sais qu’en dire. Il faut que quelqu’un ait empoisonné son esprit, ou bien l’ait influencé d’une manière extraordinaire. Je ne puis pas croire qu’un monsieur qui parle si noblement puisse si mal agir de son plein gré. »

Un monsieur qui parle si noblement ! Combien y a-t-il de gens en ce monde qui n’auraient pas de meilleure raison à donner pour soutenir jusqu’au bout leurs Pecksniffs, et pour abandonner des hommes vertueux quand les Pecksniffs soufflent sur eux leur venin !

« Quant à M. Pinch, poursuivit la maîtresse d’auberge, s’il y eut jamais une chère âme, bonne, aimable et digne, son nom est Pinch, soyez-en sûrs. Mais comment savons-nous si le vieux M. Chuzzlewit lui-même n’a pas été la cause de la dispute qui s’est élevée entre lui et M. Pecksniff ? Il n’y a qu’eux qui puissent le savoir, car M. Pinch est fier, quoiqu’il ait des manières si douces ; et, quand il nous a quittés et qu’il avait tant de chagrin, il a dédaigné de raconter les choses à son avantage, même à moi.

– Pauvre vieux Tom ! dit Martin d’un ton qui ressemblait à des remords.

– Heureusement, reprit l’hôtesse, qu’il a sa sœur auprès de lui et qu’il fait bien ses affaires. Pas plus tard qu’hier, il m’a renvoyé par la poste une petite… (ici le rouge lui monta au visage) une petite bagatelle que j’ai eu la hardiesse de lui prêter quand il est parti ; il me mande, avec force remercîments, qu’il a une bonne place et qu’il n’a pas besoin d’argent. C’est la même bank-note ; il n’y a seulement pas touché. Je n’aurais jamais cru que je puisse éprouver si peu de plaisir à voir revenir entre mes mains une bank-note.

– C’est là une bonne parole qui part du cœur, dit Martin. N’est-ce pas, Mark ?

– Elle ne peut rien dire qui ne soit comme ça, répondit M. Tapley ; ces qualités-là appartiennent au Dragon, tout comme sa licence[1] Et maintenant que nous sommes tout à fait reposés et de sang-froid, revenons à nos moutons, monsieur. Que comptez-vous faire ? Si vous n’êtes pas fier et que vous puissiez vous décider à accomplir ce dont vous parliez en route, c’est là votre meilleure ligne de conduite. Si vous aviez des torts envers votre grand-père quand vous êtes parti (et je crois que vous en aviez, excusez-moi si je prends la liberté de vous le dire), courage, monsieur, allez le lui dire, et faites appel à son affection. Pas de mauvaise honte ! Il est bien plus âgé que vous, et, s’il a été trop vif, vous avez été trop vif aussi. Cédez, monsieur, cédez. »

L’éloquence de M. Tapley ne fut pas sans effet sur Martin ; cependant il hésitait encore, et il expliqua ainsi la raison de cette hésitation :

« Tout cela est très-vrai et parfaitement juste, Mark ; et, s’il ne s’agissait que de m’humilier devant lui, je n’y regarderais pas à deux fois. Mais ne voyez-vous pas qu’étant entièrement sous la tutelle de cet hypocrite, et n’ayant plus, si ce qu’on dit est vrai, ni opinion ni volonté qui lui appartienne, ce n’est pas à ses pieds, mais en réalité à ceux de M. Pecksniff que je devrai me jeter ? Et si je suis repoussé (à cette pensée Martin devint cramoisi), ce ne sera pas par lui, ce ne sera pas mon propre sang qui se retournera contre moi, ce sera Pecksniff… Pecksniff, Mark !

– Oui ; mais nous savons d’avance, répondit le politique M. Tapley, que Pecksniff est un misérable, un scélérat et un coquin.

– Un dangereux coquin ! s’écria Martin.

– Un dangereux coquin. Nous savons cela d’avance, monsieur, et, par conséquent, il n’y a pas de honte à être vaincu par Pecksniff. Au diable Pecksniff ! s’écria M. Tapley dans la ferveur de son éloquence. Qu’est-ce qu’il est donc ? Il n’est pas au pouvoir de Pecksniff de nous humilier, nous autres, à moins qu’il ne s’avise d’être de notre avis, ou de nous rendre un service, et, dans le cas où il se permettrait une hardiesse pareille, nous saurions lui exprimer nos sentiments en bon anglais, j’espère ? Pecksniff ! répéta M. Tapley avec un dédain ineffable. Qu’est-ce que c’est que ça, Pecksniff ? Qui est Pecksniff ? Où est Pecksniff, qu’il faille tant s’occuper de lui ? D’abord, nous n’agissons pas pour nous (il accentua d’une manière significative ce dernier mot, et regarda Martin en face), nous faisons un effort en faveur d’une jeune demoiselle qui, elle aussi, au eu sa part de chagrin ; et, quelque mince que soit notre espoir, ce ne sera pas ce Pecksniff-là qui nous arrêtera, j’espère. Je n’ai jamais entendu parler d’un décret du parlement obtenu par Pecksniff. Pecksniff ! Ma foi ! je ne regarderais pas seulement cet homme-là ; je ne l’entendrais pas, je ne consentirais pas même à m’apercevoir de sa présence en compagnie. Je décrotterais mes souliers sur le décrottoir qui est à la porte et que j’appellerais Pecksniff, si vous voulez, mais mon condescendance n’irait pas plus loin. »

L’étonnement que fit éprouver à Mme Lupin (et, bien plus, à M. Tapley lui-même) ce torrent chaleureux de paroles fut immense. Cependant Martin, après avoir regardé le feu pendant quelque temps d’un air pensif :

« Mark, dit-il, vous avez raison ; que ce soit bon ou mauvais, il faut que je le fasse. Je le ferai.

– Un mot encore, monsieur, répliqua Mark. Ne pensez à cet homme que juste assez pour ne lui donner aucune prise contre vous. Ne faites rien en secret qu’il puisse rapporter avant que vous vous présentiez. Ne voyez même pas miss Mary demain matin ; mais que cette chère amie que voilà (et M. Tapley adressa un sourire à l’hôtesse) la prépare à ce qui va se passer et lui porte quelque petit message qui puisse lui être agréable. Elle sait comment s’y prendre, n’est-ce pas ? (Mme Lupin rit et hocha la tête.) Alors vous entrez hardiment et le front levé, comme doit le faire un gentleman qui peut se dire : « Je n’ai rien fait en dessous main ; je n’ai pas erré comme un espion autour de cette demeure ; me voici, pardonnez-moi : je viens vous demander pardon ; que Dieu vous bénisse ! »

Martin sourit, mais il sentit néanmoins que c’était un bon conseil, et il résolut de le suivre. Quand ils se furent assurés, auprès de Mme Lupin, que Pecksniff était déjà de retour de la grande cérémonie où ils l’avaient contemplé dans sa gloire, et quand ils eurent concerté leurs démarches, ils allèrent se coucher, tout préoccupés du lendemain.

Conformément à ce qu’ils avaient arrêté lors de cette délibération, M. Tapley sortit le lendemain matin, après le déjeuner, porteur d’une lettre de Martin à son grand-père, dans laquelle il lui demandait quelques minutes d’entretien. Puis, se dérobant en route, jusqu’à une meilleure occasion, aux félicitations de ses nombreux amis, il arriva bientôt devant la maison de M. Pecksniff. Une fois à la porte, avec un visage si impassible que le plus habile physionomiste n’eût pu deviner à quoi il pensait, ni même s’il pensait à quelque chose, il frappa tout de suite.

M. Tapley était trop bon observateur pour ne pas s’apercevoir bien vite que M. Pecksniff aplatissait considérablement le bout de son nez contre la fenêtre du salon, dans une tentative angulaire pour voir qui est-ce qui venait frapper à sa porte. Prompt à déjouer ce mouvement de l’ennemi, il se percha sur la marche la plus élevée du perron et présenta le derrière de son chapeau dans cette direction. Mais peut-être M. Pecksniff l’avait-il déjà reconnu, car Mark entendit bientôt craquer ses souliers, comme il s’approchait pour ouvrir la porte de ses propres mains.

M. Pecksniff était aussi gai que jamais, et chantait un petit refrain dans le corridor.

« Comment vous portez-vous, monsieur ? dit Mark.

– Ah ! s’écria M. Pecksniff. C’est Tapley, je crois. L’enfant prodigue de retour ! … Nous n’avons pas besoin de bière, mon ami.

– Merci monsieur, dit Mark, vous en auriez besoin que je ne pourrais vous en servir. C’est une lettre, monsieur, on attend la réponse.

– Une lettre pour moi ? s’écria M. Pecksniff. Et on attend la réponse ?

– Non, ce n’est pas pour vous, je crois, monsieur, dit Mark en montrant l’adresse. Chuzzlewit ; je crois que c’est ce nom-là, monsieur.

– Ah ! répliqua M. Pecksniff. Merci. Oui. De qui vient cette lettre, mon brave jeune homme ?

– Le monsieur qui l’envoie a écrit son nom dedans, monsieur, répondit M. Tapley avec une excessive politesse. Je l’ai vu qui signait à la fin, pendant que j’attendais pour la porter.

– Et il a demandé une réponse, n’est-ce pas ? » dit M. Pecksniff du ton le plus persuasif.

Mark répondit affirmativement.

« On lui fera une réponse, bien certainement, dit M. Pecksniff ; et il déchira la lettre en tout petits morceaux, avec autant de douceur que si c’eût été la plus flatteuse attention qu’un correspondant pût recevoir. Ayez la bonté de lui remettre cela avec mes compliments, s’il vous plaît. Bonjour ! »

Sur ce, il tendit à Mark les fragments de la lettre, se retira et ferma la porte.

Mark jugea prudent d’étouffer ses émotions personnelles et de s’en revenir à l’auberge du Dragon. Martin et lui s’attendaient bien un peu à cette réception, et ils laissèrent passer une heure avant de faire aucune autre tentative. Quand cet intervalle de temps se fut écoulé, ils retournèrent ensemble chez M. Pecksniff. Ce fut Martin qui frappa cette fois, tandis que M. Tapley se préparait à tenir la porte ouverte avec son pied et son épaule, quand on viendrait ouvrir, afin de forcer l’ennemi à un pourparler. Mais c’était une précaution inutile, car ce fut la servante qui parut presque immédiatement. Martin, suivi de près par son fidèle allié, passa rapidement devant elle, ainsi qu’il y était décidé d’avance, ouvrit la porte du salon, où il savait qu’il y avait probablement du monde ; entra dans la chambre, et, sans avoir été annoncé, se trouva en présence de son grand-père.

M. Pecksniff y était aussi, ainsi que Mary. Dans le rapide instant de leur reconnaissance mutuelle, Martin vit le vieillard pencher sa tête blanche, et cacher son visage dans ses mains.

Son cœur en fut navré. Ce dernier témoignage de l’ancienne affection du vieillard, ce dernier débris de la tour, maintenant en ruines, qu’il avait vue se dresser jadis avec tant d’orgueil et d’espoir, aurait douloureusement ému le cœur de Martin, même alors qu’il était le plus égoïste et le plus insouciant. Mais, maintenant que ses défauts s’étaient transformés en bonnes qualités, maintenant qu’il voyait sous un jour tout différent son ami d’autrefois, le gardien de son enfance, courbé sous le poids des années et des afflictions, le ressentiment, l’opiniâtreté, l’amour-propre et l’orgueil, tout s’évanouit en présence des larmes qui sillonnaient les joues ridées de son aïeul. Il n’en pouvait supporter la vue ; il ne pouvait supporter la pensée qu’elles avaient coulé à son aspect ; il ne pouvait supporter d’y reconnaître le reflet d’un passé amer, irrévocable.

Il s’avançait rapidement pour saisir la main du vieillard, lorsque M. Pecksniff s’interposa entre eux.

« Non, jeune homme ! dit M. Pecksniff, se frappant la poitrine et étendant l’autre bras devant son hôte, comme une aile pour l’abriter. Non, monsieur ! Ne faites pas cela. Frappez ici, monsieur, ici ! C’est à moi qu’il faut lancer vos dards, s’il vous plaît, monsieur, non pas à lui !

– Grand-père ! s’écria Martin. Écoutez-moi ! Laissez-moi vous parler, je vous en conjure.

– Que je vous voie, monsieur ! que je vous voie ! dit M. Pecksniff, passant tour à tour de droite à gauche et de gauche à droite, de manière à se tenir toujours entre eux. N’est-ce pas assez, monsieur, que vous pénétriez dans ma maison comme un voleur au milieu de la nuit ; non, je me trompe (car on ne saurait être trop scrupuleux en fait de vérité), comme un voleur au milieu du jour, amenant avec vous vos compagnons de débauche, pour se planter le dos contre la porte, afin d’empêcher l’entrée et la sortie des personnes de ma famille ? » Mark en effet s’était emparé de cette position et n’en bougeait pas. « Oseriez-vous encore frapper la vertu vénérable ? L’oseriez-vous ? En ce cas, sachez qu’elle n’est pas sans défense ; j’en serai le bouclier, jeune homme. Attaquez-moi. Avancez, monsieur ! Allons ! feu !

– Pecksniff, dit le vieillard d’une voix faible, calmez-vous. Restez tranquille.

– Je ne puis être calme, s’écria M. Pecksniff, et je ne veux pas rester tranquille. Mon bienfaiteur ! Mon ami ! Ma maison même ne sera-t-elle pas un refuge pour vos cheveux blancs ?

– Écartez-vous un peu, dit le vieillard en étendant la main, et laissez-moi voir ce que naguère j’ai tant aimé !

– Il est bon que vous le voyiez, mon ami, dit M. Pecksniff. Il est juste que vous le voyiez, mon noble ami. Il est nécessaire que vous le contempliez sous son vrai jour. Regardez-le. Le voilà, monsieur. Le voilà. »

Martin eût été plus qu’un homme si sa figure n’eût exprimé quelque peu du courroux et du mépris que lui inspirait M. Pecksniff. Mais à part cela, il ne paraissait pas se douter de sa présence ni même de son existence. À la vérité, il avait, en entrant, regardé une fois de son côté involontairement, et avec un suprême dédain : mais ensuite Martin ne fit pas plus attention à lui que si la place était vide.

Tout en parlant M. Pecksniff s’était retiré à l’écart, conformément au désir qu’avait exprimé le vieux Martin ; ce dernier prit la main de Mary Graham, lui dit tout bas avec bonté de ne pas s’effrayer, la poussa doucement derrière son fauteuil, et regarda attentivement son petit-fils.

« C’est bien cela ! dit-il. Ah ! c’est bien lui ! ah ! oui, je le reconnais. Dites-moi ce que vous avez à me dire. Mais n’approchez pas davantage.

– Il pousse si loin le sentiment de la justice, dit M. Pecksniff, qu’il veut entendre même ce malheureux, quoiqu’il sache d’avance que cela ne peut servir à rien. Âme ingénue ! »

M. Pecksniff ne s’adressait à personne ; mais, prenant le rôle du chœur dans une tragédie grecque, il énonçait son opinion comme un commentaire explicatif de la scène qui se passait sous ses yeux.

« Grand-père ! dit Martin d’un ton pénétré, après un voyage pénible, au sortir d’une existence précaire, d’un lit de douleur, d’une vie de privations et de misère, de tristesse et de déceptions, de découragement et de désespoir, je reviens à vous.

– Les maraudeurs de ce genre, dit M. Pecksniff (ou plutôt le chœur), reviennent assez généralement, quand ils trouvent que leurs vagabondages ne leur ont pas bien réussi.

– Sans cet homme fidèle, dit Martin en se tournant vers Mark, que j’ai connu d’abord ici, et qui est parti avec moi volontairement comme serviteur, mais qui a toujours été plutôt mon ami zélé et dévoué, sans lui je serais mort là-bas, loin de mon pays, loin de tout secours et de toute consolation, privé même de l’espoir de faire connaître ma malheureuse destinée à quelqu’un qui s’y intéressât… Ah ! permettez-moi de le dire, privé même de l’espoir de vous la faire connaître ! … »

Le vieillard regarda M. Pecksniff, et M. Pecksniff le regarda.

« Ne m’avez-vous pas parlé, mon excellent ami ? dit Pecksniff en souriant. » Le vieillard répondit que non. « Je sais ce que vous pensiez, dit M. Pecksniff en souriant de nouveau. Laissez-le continuer, mon ami. Il est toujours curieux d’étudier le développement de l’intérêt personnel dans l’esprit humain. Laissez-le continuer, monsieur.

– Continuez, dit le vieillard qui paraissait obéir machinalement à ce que lui suggérait M. Pecksniff.

– J’ai été si pauvre et si misérable, dit Martin, que c’est à un étranger, sur une terre étrangère, que j’ai été redevable des moyens de revenir ici. Tout ce que je vous dis là ne plaide pas pour moi dans votre esprit, je le sais. Je ne vous ai que trop donné lieu de croire que c’est le besoin qui m’amène ici, et non l’affection ou le regret. Quand je vous ai quitté, grand-père, je méritais ce soupçon ; mais je ne le mérite plus maintenant. Non, je ne le mérite plus. »

Le chœur grec mit la main dans son gilet, et sourit. « Laissez-le continuer, mon digne ami, dit-il. Je sais ce que vous en pensez, mais ne le dites pas trop tôt. »

Le vieux Martin leva les yeux vers M. Pecksniff et sembla s’inspirer de ses regards et de ses paroles ; puis il répéta :

« Continuez !

– Il me reste peu de choses à dire, répondit Martin. Et, comme je parle maintenant avec peu ou point d’espérance, (quelque lueur d’espoir que j’eusse en entrant ici), vous pouvez me croire, grand-père. Au moins croyez que je vous dis la vérité.

– Ô belle Vérité ! s’écria le chœur en levant les yeux. Comme ton nom est profané par les méchants ! Ce n’est pas au fond d’un puits que tu habites, principe sacré, c’est sur les lèvres de la perfide humanité ! C’est à faire désespérer de l’espèce humaine, cher monsieur (s’adressant à M. Chuzzlewit), mais il faut être indulgent ; c’est notre devoir. Soyons du petit nombre de ceux qui font leur devoir. S’il est vrai, continua le chœur, prenant son essor dans les nuages, s’il est vrai, comme dit le poëte, que l’Angleterre s’attend à ce que chaque homme fera son devoir, il faut que l’Angleterre soit le pays le plus confiant du monde, et s’expose de gaieté de cœur à des déceptions continuelles. »

Martin reprit en regardant le vieillard avec calme, mais aussi en jetant une fois les yeux vers Mary, qui, penchée sur le dossier du fauteuil, cachait son visage dans ses mains :

« Quant à la première cause de division qui s’est élevée entre nous, mon esprit et mon cœur sont incapables de changer. Quelque influence qu’ils aient subie, depuis cette malheureuse époque, cette influence, loin de m’affaiblir, m’a donné des forces. Je ne puis pas vous dire que j’éprouve du regret, ou de l’irrésolution, ou de la honte à ce sujet. Au reste, vous en seriez fâché pour moi, je le sais. Mais la réflexion, la solitude et la misère, m’ont appris que j’aurais pu me fier à votre affection, si je l’avais honnêtement et noblement sollicitée ; que j’aurais pu sans peine vous gagner à ma cause si j’avais eu plus d’égards pour vous, si je vous avais cédé davantage ; que, si je m’étais plus oublié pour me souvenir de vous davantage, je me fusse mieux servi moi-même. Je suis venu ici avec la résolution de vous dire tout cela, et de vous demander pardon ; non pas que j’espère en l’avenir, mais je regrette le passé ; car tout ce que je sollicite de vous désormais, c’est de m’aider à vivre. Aidez-moi à me procurer un travail honnête, et je travaillerai. Je sais que ma position ne parle pas en ma faveur, elle pourrait vous faire penser que je n’ai en vue qu’un but d’égoïsme ; mais mettez-moi à l’épreuve, et vous verrez ; vous verrez si je suis encore entier, opiniâtre et orgueilleux comme autrefois, ou si j’ai appris quelque chose à une rude école. Que la voix de la nature et du sang plaide en ma faveur, grand-père ; et, pour une seule faute d’ingratitude, ne me repoussez pas à jamais ! »

Il s’arrêta ; la tête blanche du vieillard se courba de nouveau, et il se cacha le visage derrière ses doigts étendus.

« Mon cher monsieur, s’écria M. Pecksniff en se penchant sur lui, il ne faut pas vous laisser émouvoir ainsi. C’est une faiblesse très-naturelle et très-aimable, sans doute ; mais il ne faut pas que la conduite éhontée d’un homme que vous avez banni depuis longtemps vous touche à ce point. Courage ! Pensez, dit M. Pecksniff, pensez à moi, mon ami.

– Oui j’y penserai, répondit le vieux Martin, en levant les yeux vers lui. Vous me rappelez à moi-même.

– Voyons, dit M. Pecksniff ; et il approcha une chaise, s’assit, et lui frappa en badinant sur le bras. Voyons ! qu’est donc devenue l’âme virile de mon brave compatriote, si je puis me permettre cette expression amicale ? Faudra-t-il que je gronde mon coadjuteur, ou que je cherche à raisonner une intelligence comme la sienne ? Je ne pense pas.

– Non, non ; ce n’est pas nécessaire, dit le vieillard. C’était une émotion momentanée ; rien de plus.

– L’indignation, fit observer M. Pecksniff, amène forcément des larmes brûlantes dans les yeux honnêtes, je le sais… (Il essuya ses yeux avec un soin particulier.) Mais nous avons des devoirs plus austères à remplir. Courage, monsieur Chuzzlewit. Voulez-vous que je sois l’interprète de vos pensées, mon ami ?

– Oui, dit le vieux Martin en se rejetant dans son fauteuil, et en fixant sur lui un regard moitié hébété, moitié admiratif, comme s’il était fasciné par cet homme. Parlez pour moi, Pecksniff. Merci. Vous me restez fidèle, vous. Merci !

– Ne m’attendrissez pas, monsieur, dit Pecksniff en lui secouant vigoureusement la main ; sinon, je n’aurai pas la force d’accomplir cette tâche. Il ne m’est pas agréable, mon excellent ami, de parler à l’individu qui est maintenant devant nous ; car lorsque, après avoir appris de vos lèvres sa conduite dénaturée, je l’ai chassé de cette maison, j’ai juré de n’avoir plus jamais rien de commun avec lui. Mais vous le voulez, et c’est assez… Jeune homme ! la porte est immédiatement derrière le compagnon de votre infamie. Rougissez si vous avez encore quelque vergogne. Partez sans rougir, si vous n’en avez plus. »

Martin regardait son grand-père pendant tout ce temps, d’un air aussi impassible que s’il y eût un silence absolu. Le vieillard ne regardait pas moins fixement M. Pecksniff.

« Lorsque je vous ai ordonné de quitter cette maison la dernière fois que vous en fûtes honteusement chassé, dit M. Pecksniff ; lorsque, blessé et excité au delà de toute tolérance par votre indigne conduite vis-à-vis de cette âme si extraordinairement noble, je m’écriai : Partez ! je vous dis alors que je pleurais sur votre dépravation. Mais aujourd’hui, ne supposez pas que la larme qui brille en ce moment dans mon œil soit répandue à votre intention. C’est sur lui que je la répands, monsieur. C’est sur lui que je la répands. »

Ici M. Pecksniff laissa tomber, par accident, la larme en question sur la partie chauve de la tête de M. Chuzzlewit ; il essuya la place avec son mouchoir, en demandant pardon.

« Je la répands, monsieur, sur celui que vous cherchez à rendre victime de vos artifices, dit M. Pecksniff ; que vous cherchez à dépouiller, à tromper, à égarer. C’est une larme de sympathie et d’admiration pour lui ; ce serait une larme de compassion pour lui, s’il ne savait pas heureusement ce que vous êtes. Vous ne lui ferez plus de tort, d’aucune manière, monsieur, s’écria M. Pecksniff, dans un transport d’enthousiasme, tant que j’aurai un souffle de vie. Vous pourriez vous ruer sur mon cadavre inanimé, monsieur. C’est très-probable. Je puis me figurer la jouissance que ferait éprouver à une âme telle que la vôtre un attentat de ce genre. Mais, tant que je continuerai d’exister, c’est moi qu’il vous faudra frapper avant d’arriver jusqu’à lui. Oui ! et dans une cause pareille, ajouta M. Pecksniff en secouant la tête avec un enjouement mêlé d’indignation, dans une cause pareille, mon jeune monsieur, vous n’avez qu’à venir, vous trouverez à qui parler. »

Martin regardait toujours son grand-père avec douceur, sans le quitter des yeux. « Ne me donnerez-vous pas de réponse ? dit-il enfin ; pas un mot ?

– Vous avez entendu ce qu’on vient de dire, répondit le vieillard, sans détourner les yeux de la figure de M. Pecksniff qui lui faisait des signes d’encouragement.

– Je n’ai pas entendu votre voix. Je n’ai pas entendu votre cœur, répliqua Martin.

– Dites-le-lui encore, dit le vieillard, en regardant toujours M. Pecksniff.

– Je ne veux entendre, répondit Martin, ferme dans sa résolution depuis le commencement de cette scène, et d’autant plus ferme maintenant qu’il voyait Pecksniff se débattre et se tordre sous son mépris, je n’entends que ce que vous me dites, grand-père. »

Peut-être était-il heureux pour M. Pecksniff que son vénérable ami trouvât dans ses traits un sujet de contemplation exclusif pour absorber toute son attention : car, si les regards de M. Chuzzlewit se fussent dirigés vers le jeune Martin, et qu’ils eussent comparé son maintien avec la mine de son zélé défenseur, cet homme désintéressé se fût montré avec aussi peu d’avantage que le jour mémorable où il avait soldé le compte de Tom Pinch. Réellement, on aurait cru qu’il y avait en M. Pecksniff une faculté mystérieuse (peut-être une émanation de sa sérénité et de sa pureté intérieure) qui faisait valoir et embellissait ses ennemis : ils paraissaient tous si nobles et si chevaleresques auprès de lui !

« Quoi ! pas un mot ? dit Martin, pour la seconde fois.

– Je me rappelle que j’ai un mot à dire, Pecksniff, fit le vieillard. Rien qu’un mot. Vous m’avez dit que vous aviez dû au secours charitable d’un étranger les moyens de revenir en Angleterre. Quel est cet étranger ? Et quel secours, en argent, vous a-t-il fourni ? »

Quoique cette question s’adressât à Martin, le vieillard ne regarda pas de son côté, mais il continua de tenir les yeux fixés sur M. Pecksniff, comme auparavant. Il semblait avoir pris l’habitude, au physique comme au moral, de n’avoir plus d’yeux que pour M. Pecksniff.

Martin prit son crayon, déchira un feuillet de son carnet et y traça rapidement le détail de la dette qu’il avait contractée vis-à-vis de M. Bevan. Le vieillard étendit sa main et prit le papier ; mais ses yeux ne quittèrent pas la figure de M. Pecksniff.

« Si je vous disais, murmura Martin en baissant la voix, que je ne désire pas que vous payiez cette dette, ou que j’ai quelque espoir de pouvoir l’acquitter moi-même, ce serait de l’orgueil mal placé et de la fausse humilité. Mais jamais je n’ai si cruellement senti ma pauvreté que maintenant.

– Lisez-moi cela, Pecksniff, » dit le vieillard.

M. Pecksniff prit le papier comme si c’eût été la confession par écrit d’un meurtre, et il obéit.

« Je crois, Pecksniff, dit le vieux Martin, que je voudrais voir liquider cette dette. Je serais fâché que le prêteur qui est en pays étranger, qui n’a pu prendre de renseignements, et qui a cru faire une bonne action, eût à souffrir de sa générosité.

– C’est un sentiment honorable, mon cher monsieur, et qui est bien digne de vous. Mais c’est un dangereux précédent, dit M. Pecksniff, permettez-moi de vous le dire.

– Ce ne sera pas un précédent, répliqua le vieillard. C’est la seule fois que je veuille lui donner cette satisfaction. Mais nous en reparlerons. Vous me conseillerez. Il n’y a pas autre chose ?

– Pas autre chose, dit M. Pecksniff avec impétuosité, qu’à vous remettre aussi vite que possible de cette émotion, de ce lâche et injustifiable outrage à vos sentiments ; qu’à reprendre au plus tôt votre sérénité.

— Vous n’avez rien de plus à dire ? » demanda le vieillard en posant sa main avec une ardeur inusitée sur le bras de M. Pecksniff.

M. Pecksniff refusa de dire ce qu’il avait sur les lèvres : « Car les reproches, dit-il, sont superflus.

– Vous n’avez pas à revenir là-dessus ? Vous en êtes sûr ? Si vous avez quelque chose à dire, quoi que ce soit, dites-le franchement, je ferai tout ce que vous me demanderez, » dit le vieillard.

À cette preuve de confiance illimitée de la part de son ami, les larmes jaillirent avec tant d’abondance des yeux de M. Pecksniff, qu’il fut obligé de se saisir convulsivement le nez pour pouvoir se calmer. Quand il fut en état d’articuler, il dit, avec une vive émotion, qu’il espérait vivre assez longtemps pour mériter tant de confiance ; et il ajouta qu’il n’avait pas d’autre observation à faire.

Le vieillard le regarda pendant quelques moments avec cette expression vide et immobile, qu’il n’est pas rare d’observer sur le visage de ceux dont les facultés sont affaiblies par l’âge. Cependant il se leva, avec tout cela, assez vivement et se dirigea d’un pas ferme vers la porte, d’où Mark se retira pour lui faire passage.

L’obséquieux M. Pecksniff offrit son bras. Le vieillard le prit. Arrivé à la porte, il se retourna, et dit à Martin en agitant sa main :

« Vous l’avez entendu ? Partez ! Tout est fini maintenant. Allez ! »

En se retirant, M. Pecksniff murmura au vieillard quelques expressions de sympathie et d’encouragement. Martin, s’éveillant de la stupeur où l’avait plongé la dernière partie de cette scène, et s’apercevant de l’occasion qui lui était fournie par leur départ, saisit dans ses bras la cause innocente de tous ses malheurs, et la pressa contre son cœur.

« Chère enfant ! dit Martin. Il ne vous a pas changée, vous. Le gredin a perdu avec vous son temps et sa peine.

– Comme vous vous êtes contenu noblement ! J’admire votre courage et votre patience.

– Je me suis contenu, moi ! s’écria gaiement Martin. Vous étiez là, vous n’étiez pas changée, et je le savais ! Que pouvais-je désirer de plus ? Ma présence causait déjà tant d’amertume à ce drôle, que c’était pour moi un triomphe rien que de le forcer à le supporter. Mais dites-moi, ma bien-aimée (car le peu de paroles que nous pouvons échanger rapidement ensemble sont importantes), qu’est-ce que j’ai entendu dire ? Est-il vrai que ce misérable vous persécute ? qu’il ose vous faire la cour ?

– C’était vrai, cher Martin, et c’est encore vrai jusqu’à un certain point ; mais ce n’est pas là ce qui m’a rendue la plus malheureuse, c’est l’inquiétude que j’ai éprouvée à votre sujet. Pourquoi nous avez-vous laissés dans une si cruelle incertitude ?

– La maladie, l’éloignement, la crainte de parler de notre véritable position, l’impossibilité de vous la cacher excepté par un silence complet ; la conviction que la vérité vous affligerait plus encore que l’incertitude et le doute, dit Martin (et il l’éloignait tendrement de la longueur de son bras pour mieux la regarder, puis il la rapprochait contre son cœur), telles sont les raisons pour lesquelles je n’ai écrit qu’une fois. Mais Pecksniff ? ne craignez pas de me dire tout ; car vous m’avez vu face à face avec lui ; vous avez vu que je pouvais l’écouter parler sans lui sauter à la gorge. Contez-moi l’histoire de ses importunités. Sont-elles connues de mon grand-père ?

– Oui.

– Et il seconde ses intentions ?

– Non, répondit-elle vivement.

– Dieu merci ! s’écria Martin ; c’est au moins un côté de son esprit qui est resté intact.

– Je crois, dit Mary, qu’il ne les a pas connues tout de suite, et que ce n’est qu’après avoir tout doucement préparé son esprit à l’entendre, que cet homme lui a révélé par degrés ses intentions. Je le crois, mais c’est plutôt une impression qu’une certitude : car ils ne m’en ont pas parlé. C’est après cela qu’il m’en a dit quelque chose, en tête-à-tête.

– Mon grand-père ? demanda Martin.

– Oui… il me parla en particulier, et me raconta…

– Ce que le misérable lui avait dit, s’écria Martin. Ne le répétez pas !

– Il me dit que je connaissais bien ses qualités ; qu’il était à son aise ; qu’il avait une bonne réputation ; et qu’il jouissait de toute sa faveur et de toute sa confiance. Mais, voyant que j’étais fort affligée, il ajouta qu’il ne voulait ni influencer ni contraindre mes inclinations ; qu’il n’avait voulu que m’exposer les faits ; que, du reste, pour ne point m’attrister, il ne s’étendrait pas davantage sur ce sujet, et qu’il n’y reviendrait plus ; et en effet il m’a tenu parole.

— Et cet homme lui-même ? … demanda Martin.

– Il a eu peu d’occasions de renouveler ses poursuites. Je ne me suis jamais promenée seule, et je ne suis jamais restée seule un instant en sa présence. Cher Martin, je dois vous dire, continua-t-elle, que la bonté de votre grand-père à mon égard n’a jamais changé. Je suis toujours sa compagne de tous les moments. Une tendresse et une compassion inexprimables semblent s’être confondues avec son ancienne affection ; et je serais sa fille unique, que je ne pourrais avoir un père plus tendre. Comment cette fantaisie d’autrefois, cette vieille habitude, survivent-elles encore, quand son cœur s’est tellement refroidi pour vous, c’est un mystère que je ne puis pénétrer. Mais j’ai été, et je suis encore heureuse de penser que je suis restée pour lui la même ; que, s’il s’éveillait de son illusion, même à l’article de la mort, je suis là, mon ami, pour vous rappeler à son souvenir. »

Martin regarda avec admiration son visage animé, et déposa un baiser sur ses lèvres.

« J’ai quelquefois entendu dire, et j’ai même lu, dit-elle, que ceux dont les facultés sont affaiblies depuis longtemps, et dont l’existence s’est effacée comme dans un rêve, se raniment parfois avant la mort, pour demander les personnes qui naguère leur étaient chères, mais qui depuis avaient été oubliées, méconnues, haïes. Jugez ; si ses anciennes préventions contre cet homme se réveillaient, et qu’il vînt à se retrouver lui-même tel qu’il était, et qu’en un pareil moment il n’eût pas d’autre ami à ses côtés ! …

– Je ne voudrais pas vous conseiller de l’abandonner, ma chérie, dit Martin, dussions-nous être séparés bien des années encore ; mais je crains que l’influence que ce misérable exerce sur lui ne se soit accrue de jour en jour. »

Elle ne pouvait le nier. De jour en jour, par degrés imperceptibles, mais par un progrès lent et sûr, cette influence s’était accrue, jusqu’au moment où elle était devenue irrésistible. Mary elle-même n’en avait plus ; et pourtant le vieillard la traitait avec plus d’affection que jamais. Martin croyait voir dans cette anomalie une preuve de sa faiblesse et de sa décadence.

« Cette influence va-t-elle jusqu’à la crainte ? demanda Martin. A-t-il peur d’exprimer ses opinions en présence de l’homme dont il s’est engoué ? Je l’ai cru tout à l’heure.

– Je l’ai cru aussi bien souvent. Quelquefois, quand nous sommes tout seuls ensemble comme autrefois, et que je lui lis un de ses ouvrages favoris, ou bien que nous causons familièrement, j’ai observé que, si M. Pecksniff entre, tout son aspect change, il s’interrompt sur-le-champ et devient tel que vous l’avez vu aujourd’hui. Lorsque nous sommes d’abord venus ici, il avait encore ses moments d’explosion impétueuse, que M. Pecksniff, avec tout son manège, avait bien de la peine à calmer. Mais il n’en est plus question depuis longtemps. Il lui cède en tout, et n’a d’autre opinion que celle qui lui est imposée par cet homme perfide et traître. »

Tel fut l’exposé rapide, fait à voix basse, et interrompu plus d’une fois par de fausses alertes, que Martin entendit de la décadence de son grand-père et de l’ascendant qu’avait pris sur lui l’excellent M. Pecksniff. Mary lui parla un peu de Tom Pinch, ainsi que de Jonas, et beaucoup de lui-même par-dessus le marché. Quoique les amants aient ceci de remarquable, qu’ils oublient toujours de se parler d’une foule de choses, et qu’ils désirent tout naturellement se revoir pour se les dire, ils ont aussi une merveilleuse puissance de condensation, et peuvent, d’une façon ou d’une autre, articuler plus de paroles (et de paroles éloquentes encore) dans le moindre espace de temps donné, que les six cent cinquante-huit membres du parlement du Royaume-Uni de la Grande Bretagne et de l’Irlande réunis ensemble, quoique ces messieurs soient aussi très-amoureux, sans doute, mais de leur patrie seulement, ce qui fait une différence ; car il est d’usage dans une passion de ce genre, passion rarement payée de retour, de débiter autant de mots que possible, sans rien exprimer du tout.

Un avertissement de M. Tapley ; un rapide échange d’adieux et de quelques autres petites choses encore dont le proverbe nous dit qu’il ne faut jamais reparler ; une blanche main tendue à M. Tapley qui la baisa avec la dévotion d’un chevalier errant ; encore des adieux ; encore les autres petites choses ; une dernière assurance de Martin qu’il écrirait de Londres, et qu’il allait y faire merveilles (quelles merveilles, Dieu le sait ! mais enfin il le croyait fermement), puis Mark et lui se retrouvèrent hors du manoir de Pecksniff.

« C’est une courte entrevue, après une si longue absence ! dit Martin avec tristesse. Mais je suis content que nous ayons quitté cette maison. Nous aurions pu nous placer dans une fausse position en y restant, même si peu de temps, Mark.

– Je ne sais pas pour nous, monsieur, répondit Mark ; mais je connais quelqu’un qui se fût placé dans une très-fausse position, si, par hasard, il était revenu pendant que nous y étions ; je tenais la porte toute prête. Si M. Pecksniff était venu montrer le bout de son nez pour écouter ce qui se disait, je vous l’aurais serré entre deux portes comme avec un casse-noisette. Un homme comme ça, ajouta M. Tapley d’un ton rêveur, ça deviendrait plat comme une punaise, si on le pressait un peu fort, j’en suis sûr. »

En ce moment, un individu qui allait évidemment chez M. Pecksniff passa près d’eux. Il leva les yeux en entendant le nom de l’architecte ; puis, après avoir fait quelques pas, il s’arrêta pour les regarder. M. Tapley tourna aussi la tête pour le voir, et Martin en fit autant ; car l’étranger en passant leur avait lancé un singulier regard.

« Quel est donc cet individu ? dit Martin. J’ai vu cette figure-là quelque part, et cependant je ne le reconnais pas.

– Il a pourtant l’air bien empressé de se faire reconnaître, dit M. Tapley, car il nous regarde comme des bêtes curieuses : il a tort d’être si prodigue de ses charmes, car il n’en a pas à revendre. »

En approchant de l’auberge, ils aperçurent une chaise de poste arrêtée devant la porte.

« Une voiture à la porte ! dit M. Tapley. C’est là dedans qu’il est venu, bien sûr. Qu’est-ce qu’il y a donc de nouveau ? Je ne serais pas étonné que ce fût un nouvel élève ; ou peut-être la commande d’une autre école primaire, sur le même modèle que la dernière. »

Avant qu’ils eussent franchi le seuil, Mme Lupin sortit en courant, leur fit signe d’approcher de la voiture, et leur montra un porte manteau sur lequel était écrit le nom de CHUZZLEWIT.

« C’est le mari d’une des demoiselles Pecksniff, dit la bonne dame à Martin. Je ne savais pas trop si vous étiez bien ensemble, et j’étais très-tourmentée jusqu’à ce que vous fussiez de retour.

– Nous n’avons jamais échangé une parole, dit Martin ; et comme je ne désire pas le connaître davantage, je ne veux pas me trouver sur son chemin. C’est auprès de lui que nous avons passé en venant, je n’en doute pas. Je suis content qu’il ait si bien choisi le moment de son arrivée… Mais, diantre ! Mlle Pecksniff a un mari qui voyage en grand seigneur.

– Il y a un beau monsieur qui l’accompagne ; il est dans la plus belle chambre, dit tout bas Mme Lupin, en levant les yeux vers la fenêtre, au moment où ils entraient dans la maison. Il a commandé un dîner magnifique, et il a les moustaches et les favoris les plus reluisants que vous ayez jamais vus.

– Vraiment ! s’écria Martin ; alors nous tâcherons de l’éviter aussi ! Nous aurons bien le courage de faire ce sacrifice ! D’ailleurs, c’est l’affaire de quelques heures, dit Martin en se jetant avec découragement dans un fauteuil, derrière le petit rideau de la salle. Notre démarche n’a pas réussi, ma chère mistress Lupin, et il faut que nous allions à Londres.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria l’hôtesse.

– Bah ! une rafale ne fait pas plus l’hiver qu’une hirondelle ne fait le printemps. Je vais tenter un nouvel essai. Tom Pinch a bien réussi, lui. Avec ses conseils j’en ferai peut-être autant. Il fut un temps où j’avais pris Tom sous ma protection, Dieu me pardonne ! dit Martin avec un sourire mélancolique, et où je lui promettais de faire sa fortune. Peut-être est-ce Tom à son tour qui va me prendre sous sa protection et me montrer à gagner mon pain ! »


  1. En Angleterre, il faut une licence pour vendre la bière, les vins et les liqueurs alcooliques..