Histoire des Roumains et de leur civilisation/04

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CHAPITRE IV

Vie politique des Roumains avant la fondation des Principautés


On connaît d’une manière très circonstanciée, jusque dans leurs derniers détails, ces guerres dans la Péninsule Balcanique auxquelles les Roumains furent continuellement mêlés et si souvent d’une manière décisive ; les chroniqueurs byzantins racontent longuement, dans leur beau style fleuri, emprunté aux modèles anciens, tous ces événements qui tenaient de si près à la vie même qu’ils représentaient dans leurs écrits. Au contraire, dans les États qui dominaient déjà à l’Ouest et à l’Est du territoire roumain et où l’histoire s’écrivait en latin, un silence presque absolu recouvre les premiers actes du développement politique de la nouvelle nation ; quant aux documents émanés de l’ancienne chancellerie hongroise et polonaise, ils ont disparu dans la grande tourmente destructrice des Tatars, au XIIIe siècle.

Il y a cependant des faits, transmis plutôt par des sources ultérieures, des similitudes, des principes tirés de la logique de l’histoire qui peuvent servir à reconstituer, presque à coup sûr, cette vie carpathique et danubienne antérieure à la création des États.

Lorsque les Magyars descendirent dans la Pannonie, ils y rencontrèrent des Slaves et, aussitôt après leur apparition an delà de la Theiss, vers la forêt qui menait vers le territoire « transylvain », des Roumains autochtones.

Les roumains et les etats slaves.— Les Roumains ne pouvaient songer à créer, comme les Bulgares, leurs voisins, un nouvel Empire romain, de langue barbare, car ils ne faisaient que continuer dans des formes populaires l’ancienne vie impériale. Sans doute, ils considéraient comme leur chef légitime l’empereur de la Rome constantinopolitaine, dont, pendant cinq cents ans, de Justinien aux Coninène, les armées apparurent de temps en temps sur la rive gauche pour en chasser les Slaves guerriers ou les Magyars envahisseurs ; mais de l’ancienne organisation, ils n’avaient conservé que les détenteurs modestes d’une autorité qui s’étendait seulement sur un « territoire », une tara, bornée aux limites étroites d’une vallée. Tout ce qui se rapporte à l’écriture provenait du vieux fond latin (a série, écrire ; pana, plume ; condeiu, gréco-latin « condylus » ; hîrtie, « chartula » ; carte, livre, negreala, encre, de « niger »). Mais le magistrat qui rendait la justice sous le vieux chêne et jugeait selon l’ancienne coutume non écrite, s’appelait « jude » (judex). Il devint un agent politique après le retrait de l’ordre impérial, de même que chez les Goths du Danube au IVe siècle, le « juge » Athanic avait remplacé le roi et que la lointaine Sar-daigne eut, pendant le moyen âge, des chefs indépendants dans ses seuls « juges », giudici. Les Slaves avaient emprunté aux Francs les ducs, dont le nom devint dans leur langue celui de Voévodes, « capitaines d’armée », et, à une époque plus ancienne, pour des chefs de moindre envergure, ils avaient, près Germains le titre de « knèzes », qu’on a rattaché à celui de « Konunge », de « Könige » des migrations gothes. Les Roumains employèrent à leur tour des dénominations pour les domni élus ou héréditaires, qui leur rendaient la justice et les conduisaient à la guerre même ; « Voda » devint synonyme du prince, alors que « cneaz », qui a en russe le même sens, en arriva, comme son correspondant roumain « jude » ou « judec », à désigner seulement le paysan libre.

Mais ces Slaves avaient aussi des rois, des krals, formés — nous l’avons dit — à l’image du roi des Francs, Charlemagne, qui avait étendu ses conquêtes et fixé ses ducs et ses comtes jusqu’à la Save, à la Drave, au Danube moyen ; c’est l’origine de cette royauté morave, croate et serbe qui organisa les éléments guerriers des Slaves du Sud-Ouest et du Sud. Les Roumains ont aussi connu ce titre nouveau ; ils en ont fait leur « craiu », sans penser d’ailleurs à se donner une organisation royale distincte de la tradition impériale. Sous l’autorité douce, paternelle de leurs chefs locaux, ou domni, les Roumains vivaient dans leurs villages, où, selon la coutume thrace, le sol était possédé en commun, non seulement en ce qui concerne la forêt et l’étang, mais aussi les champs de labour, où chacun avait, au lieu d’une propriété, seulement une « parte » (1), mot qui finit par désigner tout droit la possession de la terre. Ces villages étaient de création plutôt récente ; leur nom rappelle en effet celui du fondateur, de l’ancêtre, « mos » (d’où vient le nom de « mosie », héritage, pour tout bien foncier) ; « satul Albestilor », « Negrestilor », dont vient la forme courante : Albesti, Negresti, ne signifie pas autre chose que « le village des descendants d’Albul, de Negrul ». Ils se défendaient jalousement contre toute infiltration étrangère ; le jeune homme venu d’un autre de ces microcosmes ruraux, perdait sa personnalité antérieure pour adopter aussitôt celle de la grande famille où il entrait ; il se séparait nettement de son passé au moment où il épousait sa femme, et le prénom donné aux enfants rappelait toujours celle à qui ils devaient leurs droits. L’ensemble de ces villages formait une vate « Tara-Romaneasca », une « Patrie Roumaine », terme imprégné d’un profond instinct ethnique, et qui ne comportait l’idée ni d’une forme politique unitaire, ni d’un droit de conquête.

Les roumains et les magyars.— On ne sait pas exactement comment s’établirent en Pannonie ces Magyars qui, vers l’an 1100, devaient étendre l’autorité nominale de ses chefs, devenus rois apostoliques, sur les forêts et les clairières habitées de la Transylvanie. Le Notaire anonyme du roi Béla est un compilateur du XIIIe siècle qui reproduisit dans son récit, forgé à l’aide de chansons populaires et d’étymolo-gies locales, un état de choses ethnographique et politique. Ses Blaques, nommées dans les lettres du pape Innocent au « roi des Blaques et des Bulgares » (les Magyars nomment les Roumains Olah, d’après le slave Vlach, d’où vient Valaque) ; son Empire bulgare, qui est évidemment celui des Asénides, appartenait à une époque très postérieure. Il faut donc accepter comme des héros de pure légende, fabriqués d’après des noms de lieu, ces Manumorouth (dont le nom est emprunté à celui du Marmoros), ces Gelon (cf. la localité de Gyalu en Transylvanie), ces Glad valaques, qui, pour résister à la conquête magyare, s’allièrent, dit-on, à des chefs slaves ou « bulgares » tels que Kéan et Salan. On accordera plus de créance au Notaire anonyme quand il parle d’un Tuhutum ou d’un Zoltan, fils d’Arpad ; quant à Gyula, mentionné dans la Vie de Saint Etienne, roi de Hongrie, on le retrouve chez les écrivains contemporains de Byzance sous le nom du chef païen Gylas.

Or, les premiers chefs hongrois qui vécurent sous l’influence continuelle de Byzance, transmise plus tard aussi indirectement par les Russes de Kiev et de Halitsch (en Galicie), étaient aussi des Voévodes, et le nom même du premier Voévode chrétien qui, après le baptême, devint Etienne, roi apostolique des Hongrois, est Vajk, Voïk, emprunté aux Slaves et commun avec les Roumains eux-mêmes. Des « juges », c’est-à-dire des cnèzes, apparaissent sur la Theiss dans les plus anciens documents qui nous ont été conservés. L’agriculture, la pensée religieuse et l’organisation politique magyare se fondent entièrement sur la transmission slave que révèle à chaque pas le langage. Cette nouvelle fondation barbare, destinée à empêcher le libre développement de la race roumaine, après avoir mis fin à la vie slave pannonienne, était trop dénuée d’initiative et d’originalité, trop pauvre d’éléments civilisateurs pour exercer une sérieuse influence ; on ne pouvait pas attendre d’eux plus que des Petschénègues et des Cumans eux-mêmes.

Les roumains et les russes de kiev.— Un contact politique qui paraissait ne pas devoir être stérile s’établit vers le même temps avec les Russes de Kiev, élèves dociles de l’orthodoxie et de l’Empire oriental.

Le premier Tzarat bulgare était en pleine décadence, presqu’à la merci des Byzantins, qui devaient réduire ces derniers « empereurs » à l’état de simples « parents pauvres », vivant dans leur clientèle, lorsque l’empereur Nicéphore Phokas soudoya Sviatoslav, le Voévode de Kiev, pour en finir avec les restes d’une organisation militaire jadis si redoutée. Le vaillant barbare, habitué à guerroyer contre les Petschénègues, (qui devaient le tuer au retour, accourat avec ses compagnons d’armes et, après avoir vaincu l’ennemi désigné à ses coups, il s’avisa de prendre la place de ces mêmes Bulgares. Preslav devint pour quelques années la nouvelle capitale d’une « Russie » qui s’étendait, comme la Scythie ancienne, dont elle paraissait vouloir renouveler l’histoire, du Dnieper jusqu’au rivage occidental de la Mer Noire. Pour la Rome orientale, celle substitution était évidemment intolérable. Les troupes du nouvel empereur byzantin, l’Arménien Jean Tzimiskès, se dirigèrent « antre Sviatoslav, qui se renferma dans Silistrie, l’ancien Durostorum, pour y résister pendant quelques mois, jusqu’à ce que la famine l’eût contraint à abandonner définitivement le lieu de ses anciennes victoires.

Sur le champ de bataille, Tzimiskès fit bâtir la cité de Théodoropolis. Il avait rétabli l’ancienne frontière du Danube, et la Scythie Mineure entière fut sans doute rattachée à l’Empire. Les Roumains de la rive gauche furent soumis à l’autorité du patriarche de Trnovo, établi pour quelque temps à Silistrie. Les Russes ne devaient plus revenir sur le Danube que presque mille ans plus tard, attirés par le même mirage et nourrissant le même rêve de gloire. Sviatos-lav avait rapporté cependant de son aventure légendaire une conception supérieure de la vie politique, le titre de boïars pour les descendants des anciens Varègues normands et des cnèzes slaves, leurs camarades, et le souvenir, célébré pendant des siècles par la chanson populaire, du grand fleuve, aux ondes tour à tour dorées par le soleil du Midi et figées par le vent du Nord, qui est le Danube, « père des eaux ». Les princes de Galicie y trouvèrent, au XIe et au XIIe siècles, un encouragement pour essayer de renouer les relations brusquement interrompues par Je siège de Silistrie.

Mais à la place du strict régime byzantin que l’empereur de la victoire avait espéré pouvoir maintenir, on eut bientôt une vie locale, d’organisation indigène, qui se maintint pendant tout le XIe siècle. A Silistrie et dans les environs, entre le Danube inférieur et la Mer, les Comnène, ses successeurs, nommèrent, dans les « cités » comme les appelle la princesse Anne, fille et historiographe de l’empereur Alexis, ou mieux dans les bourgs fortifiés, des chefs autochtones, aux noms roumains ou même slaves, qui continuèrent l’ancienne vie locale des territoires gètes et romains : un Tatul, un Chalis, un Salomon, un Sestlav, un Saktschas (« Satzas »). Ils avaient des attaches avec les Cumans de la rive gauche, dont le nom cachait naturellement aussi la population soumise, tributaire et auxiliaire des Roumains, ces Cumans qui, avec leurs lances aux flammes multicolores, accoururent, un siècle plus tard, pour soutenir la cause politique bulgare ressuscitée par l’initiative de leurs frères, les Vlaques des Balcans.

Ainsi donc, dans l’obscurité qui règne pendant ces siècles du moyen âge sur le territoire carpatho-danu-bien, dès qu’un rayon de lumière perce ces ténèbres, comme celui qu’a projeté le notaire anonyme, on aperçoit la continuation, paisible et modeste, mais d’autant plus acharnée à résister, de l’ancienne population aborigène.

Les roumains et la colonisation des saxons.— Dès la fin du XIe siècle, le roi de Hongrie, attiré surtout faut-il croire par les mines de sel et d’or de la Transylvanie, faisait bâtir dans la région occidentale de la province son château de Turda (qui pour les Roumains aussi bien que pour la chancellerie latine des Magyars s’écrit plus tard : Torda). D’autres forteresses, comme celle de Dej (en hongrois Deés), furent établies sur des points importants du territoire transylvain. A la même époque, un évêque de rite latin fixa sa résidence dans l’ancien bourg slave de Belgrade, près de la rivière du Muras (Maros), ce qui était d’autant plus nécessaire que le souverain hongrois n’apparaissait pas dans sa qualité nationale proprement dite, mais bien comme « roi apostolique », chargé de propager la foi catholique, de « latiniser » le pays, au besoin par la force. Un monastère important, celui des Cisterciens de Ketz (Cârta), fut fondé, un peu plus tard, dans la vallée de l’Oit. Enfin, le roi, pour le représenter, choisit un Voévode de tradition roumaine.

Au-delà du rayon des forteresses et du groupe des villages où vivaient les serfs de race roumaine ou des colons destinés à fournir leur dîme et leurs services à l’évêque, s’étendait, sous la suzeraineté des Petsché-nègues, puis des Cumans, la Tara-Româneasca, le « pays roumain », avec ses forêts, ses clairières, ses vallées parcourues par les troupeaux, ses hauts plateaux où l’on pratiquait depuis des siècles l’agriculture. Il y avait donc vers l’an 1100 une grande « Roumanie » rurale, sans forme politique unitaire, mais ayant sa « loi » religieuse, ses coutumes, son ancienne culture, que la conservation des termes latins même, pour les éléments supérieurs de la vie sociale, montre assez avancée, avec ses chefs isolés et avec son instinct d’unité parfaite. Cette « Roumanie » devait être refoulée de cime en cime, de vallée en vallée, par la conquête hongroise et catholique, qui d’ailleurs ne songea même pas à employer des colons de race magyare. Rejetée sur les territoires médiocres des vallées de l’Olt et de la Bârsa, elle eut bientôt pour frontière les Car-pathes ; de « transylvaine » qu’elle était, elle devint « transalpine ». Ce pays situé « au delà des cimes » en attendant d’être, pour des raisons qui seront exposées plus loin, partagé en deux par la formation, au XIV" siècle, d’une Moldavie, opposée à la « Roumanie », qui était devenue une Valachie localisée. Pour le moment, au tournant de l’histoire où les Magyars apparaissent comme représentant la civilisation occidentale dont le Pape était le chef, d’un bout à l’autre du territoire roumain, il n’y avait pas encore de frontières. D’autre part, on ne saurait, sans anachronisme, prêter au roi de Hongrie l’intention de dénationaliser le peuple qu’il subjuguait ainsi en Transylvanie. Son ambition, à cet « apostolique », était d’accomplir en Orient la tâche de pupille de l’Église toute-puissante où avaient échoué les empereurs romains de nation germanique. En dehors de cet « apostolat » armé, il voulait uniquement fermer aux « Scythes » de la steppe les défilés deé Carpathes et tirer de plus riches revenus possibles de sa conquête.

La colonisation allemande, l’ancien Drang nach Osten instinctif des peuples allemands au moyen âge, battait son plein au temps où les Croisades attiraient vers l’Orient le trop-plein des populations occidentales. Le roi Geysa ne fit que canaliser une partie de ce large courant vers la Marche de Transylvanie que ses propres moyens n’avaient pu qu’entamer. Les premiers « hôtes » venus de Flandre — d’autres vinrent aussi d’Alsace — s’établirent dans trois villages placés sous la protection même de l’évêque, qui du reste encouragea lui-même cette œuvre d’expansion, toute à son avantage.

Plus tard, d’autres groupes se formèrent sur la Târnave (Küküllö), au beau milieu de la province, puis au Sud-Ouest, à Sibiiu (le village porte le nom de la rivière voisine, à laquelle les étrangers ont conservé le nom roumain de Zibiu), qui devint plus tard « la ville de Hermann », ou Hermannstadt (cf. les villages qui continuent à s’appeler en roumain Har-man) ; enfin, dans la région opposée de ce quadrilatère montagneux, près des mines de Rodna et de Baia, au delà des montagnes qu’il s’agissait d’exploiter au profit de la Couronne.

Ces groupes d’émigrants avaient un caractère purement rural. C’étaient des paysans, qui ne nourrissaient pas plus de projets politiques que ceux qui se détachent aujourd’hui des régions surpeuplées de l’Europe pour chercher une occupation en Amérique. Le roi lui-même ne pensait guère à leur imposer un régime unitaire, lui qui. n’avait pas d’administration sur ses propres terres. Les « hôtes royaux » durent se plier à la manière de vivre et à l’organisation de la population aborigène, sans la présence préalable de laquelle ils n’auraient pas même risqué l’aventure de rester sur un territoire que le roi nommait le « désert » dans le sens juridique du mot, parce qu’aucun privilège de sa part n’avait confirmé les droits des premiers occupants. Ils revêtirent parfois ce vêtement populaire des Roumains qui rappelle la culture générale des ancêtres thraces ; ils introduisirent des habitudes étrangères dans la manière d’exploiter la terre, tout en gardant le type de la maison germanique des bords-du Rhin ; ils empruntèrent des mots au trésor linguistique roumain ; surtout ils adoptèrent les formes dans lesquelles s’était groupée la vie de ces précurseurs, dont ils auraient voulu asservir le travail : à côté des « juges » roumains il y eut donc des « comtes », Grafen, gérebs saxons et les provinces dans lesquelles fut partagé le pays colonisé furent des Sedes, « tribunaux », correspondant à ceux des mêmes juges.

Peu à peu ces villages évoluèrent ; ils devinrent parfois des villes appelées à un grand avenir. L’ensemble de ces établissements allemands en terre roumaine fut constitué en « nation » autonome, à l’égard du roi, auquel elle payait un cens, et de l’évêque lui-même. En 1224 le roi André II les reconnaissait comme « un seul peuple », ayant « un seul juge » et jouissant d’une seule et même situation, assurée par des actes écrits.

Le territoire roumain était donc morcelé par cet établissement d’une laborieuse population étrangère, capable de progresser rapidement et favorisée par la Couronne, à cause des gains supérieurs qu’elle attendait d’une pareille substitution. Cela ne suffisait pas cependant, car ces Saxons n’étaient pas en état d’assurer à la nouvelle province ses frontières.

Pour fermer les défilés des Carpathes et leur assurer une garde vigilante, le roi employa donc deux moyens différents. André II avait fait le voyage de Jérusalem en croisé malheureux et il avait pu voir l’état de décadence où se trouvaient les restes de la domination chrétienne et la milice des chevaliers qui les défendaient. Une évacuation de ces soldats de la croix était évidemment nécessaire. Les Chevaliers Teutons devenaient disponibles ; on les fit venir dans les Carpathes, où ils bâtirent, sur la place du village slavo-roumain de Brasov, leur « ville de la Couronne », Kronstadt ; puis, pénétrant bientôt au delà des montagnes, dans le « long champ » de Cîmpulung, ils fondèrent une nouvelle ville, leur « Langenau ». Ils auraient sans doute rempli cette mission et brisé pour toujours l’essor d’un nouveau peuple, si des dissensions ne s’étaient pas produites entre cette milice ambitieuse, la même qui, plus tard, en Prusse, voulut créer un véritable État pour son Grand-Maître, et le roi, alléché par l’espoir d’une proie facile. Après une querelle qui nécessita plusieurs fois l’intervention du Pape, ils durent partir, laissant une ville d’avenir, un défilé tout préparé pour des invasions dans la « Transalpine » et des relations de suzeraineté avec les Cumans, menés par force au baptême et soumis à l’autorité, visiblement politique, d’un nouvel évêque, dont la résidence fut la première des villes nouvellement créées, Milcov, sur la rivière du même nom.

Un « comte » saxon, Cordard, reçut en même temps (1233) les territoires nécessaires pour entretenir les ouvrages de défense qu’il avait fait élever au défilé de l’Olt, à la Tour Rouge. Des groupes de pays magyars furent détachés vers la frontière orientale, du côté d’Oituz et de Ghimes (Gymes), aux anciens noms scythiques, pour y former, dans des sedes spéciales, à côté des Roumains dont ils empruntèrent les mœurs et les coutumes, une garde permanente. Ce fut le groupe militaire de ces Szefcler, dont le nom même vient de Szek, sedes, qui formèrent la Marche défensive de la Transylvanie. Enfin, pour fermer tout défilé à l’ennemi, des moines franciscains entamèrent, le long du Danube, par l’Ouest, le territoire qui devait former la principauté de Valachie. Le château de Se-verin fut élevé dans le voisinage même de l’ancien pont de Trajan et du camp fortifié qui le défendait. Un dignitaire portant le titre avar de Ban y fut établi pour garder le drapeau à la croix latine de la conquête catholique ; la première monnaie qui fut frappée pour les seuls Roumains et sur leur territoire étant celle de ce Ban, le mot de ban, finit par signifier toute espèce de monnaie.

Il ne faut pas oublier non plus que, non seulement les salines valaques d’Ocnele-Mari, en Olténie, et de Slanic, dans le district de Prahova, mais aussi celles de la future Moldavie, à la nouvelle Ocna, près d’un nouveau Slanic, furent certainement englobées dans les enclaves magyares sur le territoire roumain.

Les roumains et l’empire tatar. — Un événement imprévu vint, en 1241, arrêter ce mouvement envahissant du catholicisme romain. Le roi de Hongrie, avec ses colons saxons et flamands venus du Rhin moyen et inférieur, avec ses évêques et ses féodaux d’origine germanique, avec ses associés, les chevaliers venus de Jérusalem pour combattre contre les païens cumans, n’était que le dernier représentant et le serviteur dévoué de cette grande œuvre historique. Contre ces « Scythes » magyars, bientôt mêlés de Slaves, influencés dans leur nouvelle province par les Roumains et soumis d’une manière permanente et profonde à l’influence de la civilisation allemande, se leva un nouveau flot de Scythes authentiques, qui étaient restés dans la steppe et qui avaient conservé les anciennes coutumes de leur vie nomade.

L’apparition de Gengis (Dschinguiz), qui fut simple chef de bande dans le désert avant de devenir le grand Khan, l’empereur unique de la steppe, jeta de nouveau vers l’Occident les multitudes touraniennes qui avaient emprunté à fleur immense voisine, la Chine, son grand idéal d’unité mondiale. Il était impossible d’arrêter cette nouvelle invasion, qui, si elle n’était pas animée par le fanatisme d’une nouvelle religion, avait, en dehors du prestige et des talents de son chef, la force décisive d’un ordre parfait dans tous les détails de son action. Les descendants des Voévodes de Kiev devinrent les humbles vassaux de la Horde dominante ; quant à la Hongrie des Arpa-diens, elle risqua une faible résistance dont l’insuccès rejeta le roi et les restes de son armée vers la Mer de l’Occident.

Les notices, insuffisantes et confuses, que nous possédons sur cette conquête foudroyante, ne prouvent pas une occupation tatare des régions roumaines entre les Carpathes ; le Danube se trouvait du reste en dehors du chemin suivi par ces chercheurs d’aventures et de butin ; ils n’avaiant aucunement l’intention de s’établir, comme les Bulgares, des Magyars de jadis, sur un nouveau territoire, car ils avaient déjà, dans l’Asie centrale, leur patrie, et dans leurs conquêtes de l’Asie occidentale, des foyers qu’ils ne comptaient nullement abandonner. Sur ce territoire, qu’ils ne traversèrent même pas, ils ne firent que remplacer la domination, des Cuinans, dont les restes, chrétiens ou même païens, allèrent chercher un refuge en Hongrie. Les Roumains ne firent que changer de maîtres : il y eut pour eux seulement un autre collecteur de la dîme aux époques fixées de l’automne et un autre douanier dans les ports de la Mer Noire. Mais cette invasion brisa pour toujours le ressort de l’invasion hongroise, qui prétendait travailler au nom du catholicisme et de la civilisation latine de l’Occident. Après que l’ennemi se fut retiré dans sa steppe, laissant derrière lui d’affreuses ruines, des efforts furent tentés pour revenir à l’ancienne situation. Des chevaliers venus de Terre Sainte, les Hospitaliers français, furent appelés, en 1247, à Severin ; 011 leur promit les revenus dus à la Couronne par les chefs des Roumains de la « Transalpine », dont les noms sont donnés par un précieux privilège de 1246 : les « juges » Jean et Farcas dans l’Olténie plaine, le Voévode Litovoiu, dans la montagne du Jiiu, le Voévode qui, au delà de l’Oit, résidait dans la cité d’Arges, au fond de la montagne ; la résidence d’Arges, Seneslav, sans compter les pêcheries de Celeiu et d’autres avantages sur ce territoire qui, avec ses moulins, ses villages florissants, avec ses guerriers et ses chefs nobles donne l’impression d’un pays de très ancienne civilisation.

Le Pape avait confirmé, en 1251, cet acte de donation, qui n’eut peut-être pas de suite, à maître Raim-baud, celui auquel s’était adressé le roi, n’ayant vraisemblablement jamais pris définitivement ses quartiers à Severin. S’il en avait été autrement, on aurait eu, sous le couvert de la Hongrie royale, déléguée permanente du Saint-Siège, une ère française sur le Danube aussi ; mais cette Hongrie même des Arpa-diens était, dans l’état où l’avait laissée l’invasion tatare, un instrument dont on ne pouvait plus se servir. Les Cumans l’avaient laissée dans un tel état qu’un des derniers représentants de la dynastie, le roi Ladislas, s’était converti à leurs mœurs et qu’on mettait en doute sa constance dans la foi chrétienne. Des querelles pour le trône éclatèrent, amenant en deçà des montagnes le « jeune roi Etienne » qui, appuyé sur la Transylvanie et en guerre avec les Bulgares jusqu’à Plevna, paraissait devoir refaire dans une forme magyare l’unité territoriale des Roumains ; avant la fin du siècle, les Saxons, « hôtes » de la Couronne, en devinrent les ennemis qu’il fallut soumettre par la force des armes. Après la victoire, le Voévode transylvain, le rude Ladislas Apor, resta maître presque indépendant de la province. Le Marmoros, le Zips, le Banat de Severin, où apparaît le rebelle Dorman, se soulevèrent contre les officiers royaux. La défense du latinisme revint alors à la race française et à ses associés italiens ; car ceux qui la servirent désormais, d’une manière indépendante de la royauté magyare, furent, en effet, en première ligne les Franciscains, auxquels appartient un Plan-Carpin, visiteur de la Tatarie, et toute la série des moines d’Italie qui fondèrent plus tard, vers 1330, le diocèse latin d’Arges. Le dernier Arpadien, André III, était le fils d’une Vénitienne. L’essor français vers l’Orient devait donner à la Hongrie une nouvelle dynastie, originaire elle aussi de Naples et de provenance angevine, celle des Charles-Robert.

La domination tatare eut un avantage inappréciable pour le développement ultérieur de ces régions. Grâce à la fortune qui accompagnait partout les drapeaux du grand Khan et de ses fils et successeurs, il n’y avaitplus désormais de frontières occidentales depuis la Chine ; de l’Asie centrale jusqu’aux Carpathes roumains s’étendait un seul État, un seul territoire politique et économique. Les routes, dont la sûreté était désormais garantie par l’autorité profondément respectée de « l’empereur » mongol, étaient ouvertes à quiconque possédait un sauf-conduit délivré par sa chancellerie. La même monnaie était partout acceptée ; les mêmes poids, les mêmes mesures servaient à tous ceux qui pratiquaient le commerce d’un bout à l’autre de ce monde nouveau créé par une conquête sans exemple ; le système douanier était à peu près partout le même, d’Akkerman, l’ancien Maurokas-tron des Byzantins, le Moncastro des Génois, le Belgrade des Slaves, la Cetatea-Alba des Roumains, jusqu’à Caffa, en Crimée, où, vers la fin du XIIIe siècle, vinrent s’établir les Génois pour faire de la Mer Noire leur domaine, et aux ports lointains des Mers asiatiques.

Les liens personnels qui existaient entre les frères de Gengis maintinrent pendant un temps l’unité politique du grand empire. L’unité économique, si rémunératrice pour le trésor des différents chefs de la Horde d’or, ne fut pas entamée quand ensuite l’empire fut partagé, et ce fut tout à l’avantage des Roumains, dont le territoire venait d’être traversé par les voies de commerce menant du Nord et de l’Occident à Caffa, à Akkerman, même à Braïla, le grand port du Danube, jadis humble village où vivaient les descendants de l’ancêtre paysan Braila, mais qui était devenue déjà le principal entrepôt du Danube vers l’an 1300.

Cependant la condition naturelle des territoires provoqua des tentatives de séparation politique : à l’époque où le seigneur tatar de la Crimée, le prince de la Campagne, de l’ancienne Gothie, où se maintenaient encore, avec leur langage archaïque, les restes des anciens Germains, commença à se distinguer des autres pays de l’ « Empire », Nogaï, un des chefs de l’Occident, prit sur le Danube inférieur la place des anciens rois scythes et de leurs successeurs huns, avales bulgares, magyars, puis pétschénègues et cumans. Mêlés continuellement aux affaires de la Bulgarie décadente, qui reçut dans Trnovo un Tzar tatar de sa création, Tschouki, pour en arriver ensuite à des dynasties cumanes, de sang probablement roumain, originaires de la région du Vidin, les Tertérides, puis les Sichmanides, allié d’une certaine manière aux Paléo-logues de Byzance, Nogaï, auquel succéda bientôt son rival de même sang, Toktaï, aurait réussi peut-être à fonder sur cette lisière de l’Orient un établissement durable, si, ayant abandonné ses pratiques païennes, influencées déjà par l’islamisme envahissant, il avait adopté, comme les chefs bulgares et magyars, la religion de ses sujets. Ne l’ayant pas fait, les Roumains, que les sources byzantines affublent à cette époque du nom suranné d’Alains, profitèrent des avantages d’une vie commerciale intense, d’une paix garantie par la force tatare et même des enseignements militaires fournis par leurs maîtres passagers. Ce sont eux, en effet, que Nicéphore Grégora dépeint comme « les Gètes d’au delà de l’Istros, ayant le même armement que les Scythes et qui, étant des chrétiens, soumis ensuite par la main violente de ces dits Scythes, se soumirent à eux matériellement, bien que contre leur gré, mais gardèrent, par le sens de leur supériorité (έδφεις et par un sentiment d’isolement à l’égard de ces infidèles, leur qualité de peuple autonome »[1].

  1. I, p. 204.