Vies des grands capitaines/Cimon

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Hachette et Cie (p. 90-98).

CIMON

I. La première jeunesse de Cimon l’Athénien, fils de Miltiade, fut extrêmement dure ; son père n’ayant pu payer l’amende à laquelle le peuple l’avait condamné, et étant mort en prison, il y fut détenu lui-même, et les lois ne permettaient pas qu’il recouvrât sa liberté avant d’avoir acquitté cette amende[1]. Il avait épousé sa soeur, nommée Elpinicé, suivant en cela sa propre inclination autant que l’usage du pays ; car il est permis aux Athéniens d’épouser leur soeur de père. Un certain Callias, qui s’était enrichi dans les mines et qui avait moins de naissance que d’argent, désirant posséder Elpinicé, proposa à Cimon de payer pour lui, s’il voulait la lui céder pour épouse. Cimon rejetant cette offre avec mépris, Elpinicé protesta qu’elle ne laisserait point éteindre dans les fers la race de Miltiade, alors qu’elle pouvait l’empêcher, et qu’elle s’unirait à Callias, s’il remplissait sa promesse.

II. Cimon, devenu libre de cette manière, parvint rapidement aux premières magistratures. Il avait en effet assez d’éloquence, une extrême générosité, une grande connaissance du droit civil et de l’art militaire, car il avait vécu dans les camps avec son père depuis son enfance. Aussi domina-t-il complètement ses concitoyens, et eut-il beaucoup d’autorité dans les armées. Élevé au commandement, il mit d’abord en fuite, sur les bords du fleuve Strymon, les nombreuses troupes des Thraces. Il fonda la ville d’Amphipolis, et y envoya une colonie de dix mille Athéniens. Il défit encore, près de Mycale[2], la flotte des Cypriens et des Phéniciens, composée de deux cents voiles, et la captura. Le même jour, il eut sur terre et sur mer un égal succès : car, dès qu’il se fut emparé des vaisseaux ennemis, il débarqua ses troupes, et renversa d’un seul choc une armée innombrable de barbares. Cette victoire lui procura un riche butin. Comme quelques îles s’étaient révoltées contre Athènes, à cause de la dureté de son gouvernement, en revenant dans ses foyers, il affermit dans leurs dispositions celles qui étaient bien intentionnées, et fit rentrer dans leur devoir celles qui s’en étaient écartées. Scyros, alors habitée par les Dolopes, ayant montré trop d’obstination et d’insolence, il la dépeupla, chassa de la ville et de l’île tous les anciens habitants, et distribua les terres à ses concitoyens. Les Thasiens[3], qui se confiaient dans leurs richesses, furent terrassés par sa présence. Le côté méridional de la citadelle d’Athènes fut orné de leurs dépouilles.

III. Élevé par tant d’exploits au-dessus de tous ses concitoyens, Cimon fut en butte à la même haine qui avait poursuivi son père et les autres grands hommes d’Athènes. Il se vit condamné à un exil de dix ans, par le jugement appelé ostracisme. Les Athéniens en eurent plus de regret que lui-même. Les Spartiates leur ayant déclaré la guerre, après que Cimon eut courageusement supporté leur envie et leur ingratitude, ils regrettèrent sa valeur, qu’ils connaissaient, et le rappelèrent, cinq ans après, de son exil. Cimon, qui jouissait de l’hospitalité chez les Spartiates, pensant que les deux peuples gagneraient plus à vivre d’intelligence qu’à se combattre, partit de lui-même pour Lacédémone, et ménagea la paix entre ces deux puissantes cités. Peu de temps après, il fut envoyé contre l’île de Chypre avec deux cents vaisseaux. Il en avait déjà réduit la plus grande partie, lorsqu’il fut attaqué d’une maladie dont il mourut dans la ville de Citium.

IV. Les Athéniens le regrettèrent longtemps, non seulement dans la guerre, mais dans la paix. Il était, en effet, si libéral, qu’ayant en plusieurs endroits des terres et des jardins, il ne faisait jamais garder ses fruits, pour n’empêcher personne d’en jouir à volonté. Les serviteurs qui le suivaient avaient toujours de l’argent sur eux, afin que, si quelqu’un avait besoin de ses secours, il pût l’assister sur-le-champ, craignant qu’un délai ne fût regardé comme un refus. Plus d’une fois, ayant rencontré un citoyen peu fortuné et mal vêtu, il lui donna son manteau. Il avait toujours une table assez abondante pour inviter tous ceux qu’il trouvait sur la place publique et qui n’étaient point priés ailleurs ; c’est ce qu’il faisait chaque jour. Son crédit, ses soins, sa fortune ne manquaient à personne. II enrichit plusieurs citoyens. Il fit ensevelir à ses frais beaucoup de pauvres, qui n’avaient pas laissé de quoi payer leurs funérailles. Avec cette conduite, il ne faut nullement être surpris si sa vie fut si tranquille, et sa mort suivie de tant de regrets.

  1. Les historiens qui parlent de ce fait disent que Cimon lui-même consentit à être chargé de fers, afin de racheter le corps de son père, qui serait resté sans sépulture.
  2. Mycale est un promontoire de l'Asie Mineure, sur les confins de la Carie et de la Lydie, où les Grecs, commandés par Xanthippe d'Athènes et Léotychide de Sparte, défirent entièrement les Perses le jour même de la victoire de Platées. Thucydide, Diodore, Plutarque, ne placent pas devant Mycale le combat où Cimon fut vainqueur, mais près de l'Eurymédon, fleuve de l'Asie Mineure, dans la Pamphylie, en face de Chypre. Il faut sans doute reconnaître qu'il y a deux Mycale, ou que cette indication géographique est erronée, ou altérée ou interpolée.
  3. L'île de Thasos, dans la mer Égée, était voisine des côtes de Thrace. Elle était réputée pour ses vins, ses marbres et ses mines d'or et d'argent.