Vies des hommes illustres/Comparaison de Thésée et de Romulus

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (1p. 85-90).
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COMPARAISON
DE
THÉSÉE ET DE ROMULUS.


Voilà ce que j’ai pu recueillir, qui soit digne de mémoire, au sujet de Thésée et de Romulus. Et d’abord, on y voit Thésée, librement, sans contrainte aucune, et alors qu’il pouvait succéder à son aïeul dans une souveraineté qui n’était pas sans éclat, et vivre tranquillement à Trézène, se porter, de son propre mouvement, à entreprendre de grandes choses. Au contraire, ce fut pour fuir l’esclavage où il vivait, et le châtiment dont il était menacé, que Romulus devint, pour parler comme Platon, hardi par peur[1] : la crainte du dernier supplice le poussa, malgré qu’il en eût, aux grandes entreprises. Aussi bien, son plus grand exploit fut la mort d’un seul tyran, celui d’Albe, tandis que les victoires de Thésée sur Sciron, Sinnis, Procruste et Corynète, ne furent pour lui qu’un passe-temps et un prélude : quand il les faisait périr et qu’il punissait leurs brigandages, et quand il délivrait la Grèce de ces tyrans cruels, ceux qu’il sauvait ignoraient jusqu’à son nom même. Ajoutez qu’il pouvait, en prenant le chemin de mer, voyager en sûreté, sans avoir rien à craindre des brigands, tandis que Romulus n’aurait jamais joui du repos, Amulius vivant. Une grande preuve de la supériorité de Thésée, c’est que, sans avoir reçu aucune insulte personnelle, il courut sus aux méchants, pour l’intérêt des autres. Romulus et son frère, tant qu’ils n’eurent pas été eux-mêmes offensés par le tyran, demeurèrent insensibles aux outrages dont tous avaient à souffrir. Si Romulus donna des preuves d’un grand courage, lorsqu’il fut blessé en combattant contre les Sabins, lorsqu’il tua Acron de sa main et vainquit tant de fois l’ennemi en bataille, on peut opposer à ses hauts faits le combat contre les Centaures et la guerre des Amazones.

Mais l’audacieuse entreprise de Thésée, pour affranchir Athènes du tribut qu’elle payait à la Crète ; mais son départ volontaire avec les jeunes filles et les jeunes garçons, quand il se mettait au hasard d’être dévoré par le Minotaure, ou immolé sur le tombeau d’Androgée, ou réduit, et c’était là le moindre péril qu’il eût à courir, à un honteux esclavage sous des maîtres insolents et cruels : comment exprimer tout ce qu’il lui fallut, pour cela, de courage, de magnanimité, de dévouement au bien public, quel désir de gloire et de vertu ? Les philosophes n’ont pas eu tort, ce me semble, de définir l’amour une entreprise des dieux pour la sûreté et la conservation des jeunes gens[2]. L’amour d’Ariadne fut donc l’ouvrage d’un dieu, et l’instrument dont se servit ce dieu pour sauver Thésée. Ne blâmons pas celle qui se prit ainsi d’amour : étonnons-nous plutôt que tous les hommes et toutes les femmes n’aient pas eu pour Thésée la même affection qu’elle. Mais cette passion qu’elle seule a ressentie, voilà, j’ose le dire, ce qui l’a rendue digne de l’amour d’un dieu ; car ce qu’elle aimait, c’était le beau, c’était le bien, c’était un héros.

Thésée et Romulus étaient nés tous deux pour gouverner ; mais ils ne surent ni l’un ni l’autre conserver le caractère de roi. Ils firent dégénérer la royauté, l’un en démocratie, et l’autre en tyrannie, tombant tous deux dans la même faute, par des passions contraires. Le premier devoir de celui qui commande ; c’est de conserver l’État : il lui faut, pour cela, autant s’abstenir de ce qui n’est pas convenable, que s’attacher à ce qu’il convient de faire. S’il se relâche ou se roidit trop, il cesse d’être roi : il n’est plus le chef de son peuple ; il en devient le flatteur ou le despote, et il s’attire sa haine ou son mépris. De ces deux défauts, l’un vient, je crois, d’un excès de douceur et d’humanité ; l’autre de l’amour-propre et d’une dureté de caractère.

S’il ne faut pas rendre la Fortune seule responsable des malheurs des hommes, et si l’on doit chercher quelle part y ont eue les dérèglements du cœur et de la raison, on ne saurait absoudre de colère aveugle et d’emportement précipité la conduite de Romulus envers son frère, et celle de Thésée envers son fils. Mais, à considérer l’occasion qui excita leur courroux, celui-là est plus digne d’excuse, dont les motifs étaient plus graves, et qui a été comme renversé par un coup plus violent. C’est sur une question d’intérêt public, et pour une affaire en délibération, que Romulus se prit de querelle avec son frère ; et l’on ne peut guère comprendre comment il put se porter soudain à un tel excès. Thésée, en s’emportent contre son fils, cédait à des puissances que bien peu d’hommes ont su vaincre : l’amour, la jalousie, et les calomnies d’une femme. Mais une différence capitale, c’est que la colère de Romulus alla jusqu’aux effets, et que l’action eut une issue calamiteuse, tandis que celle de Thésée se borna à des paroles, à des injures, à des malédictions, vengeance ordinaire des vieillards. Le malheur de son fils fut évidemment un coup de la Fortune. Donc il faut, sur ce point, donner la préférence à Thésée.

Mais un grand avantage de Romulus, c’est que sa puissance eut les commencements les plus chétifs. Esclaves, lui et son frère, et réputés fils de porchers, ils mirent en liberté, avant d’être libres eux-mêmes, presque tous les peuples du Latium, et ils reçurent tout d’une fois les titres les plus glorieux : vainqueurs de leurs ennemis, sauveurs de leurs parents, rois des nations, fondateurs de villes. Et ils les fondèrent, ces villes, sans transplanter les populations comme Thésée, qui, pour réunir en un seul corps plusieurs centres d’habitation, ruina des villes qui portaient les noms des anciens rois et des anciens héros de l’Attique. Au reste, Romulus le fit aussi par la suite, en obligeant les peuples vaincus à démolir leurs villes, et à venir habiter avec les vainqueurs. Mais, dans l’origine, ce ne fut ni une transplantation, ni le simple agrandissement d’une ville qui subsistât déjà : il fit tout de rien ; il acquit à la fois une contrée, une patrie, un royaume, des familles, et il forma des mariages et des alliances. Et ce ne fut pour personne une cause de mort ou de ruine : ce fut, au contraire, un bienfait pour une multitude de fugitifs, qui, n’ayant ni feu ni lieu, demandaient à se réunir en peuple, et à devenir des citoyens. Sans doute, Romulus ne tua ni brigands ni malfaiteurs ; mais il dompta des nations et des cités, et il mena en triomphe des rois et des généraux d’armée.

Il y a controverse, au sujet du meurtre de Romus ; et c’est sur d’autres que Romulus qu’on rejette presque tout le crime. Mais c’est chose certaine que Romulus sauva sa mère de la mort ; qu’il replaça sur le trône d’Énée Numitor, son aïeul, qui était réduit à un honteux esclavage ; qu’il lui rendit volontairement de grands services, et qu’il ne lui fit aucun tort, même involontaire. L’oubli de Thésée et sa négligence, après la recommandation que lui avait donnée son père de changer la voile du vaisseau, sont inexcusables, à mon sens ; et les arguments les plus longuement déduits ne le préserveraient pas, même avec des juges indulgents, d’encourir la peine des parricides. Aussi un auteur athénien, dans la conscience de l’extrême difficulté d’une apologie, a-t-il supposé qu’Égée, en apprenant l’arrivée du vaisseau, courut à la citadelle avec tant de précipitation, pour le voir de loin, qu’il fit un faux pas, et qu’il se laissa tomber. Comme s’il n’y eût pas eu près de lui quelqu’un de sa suite, ou que, le voyant aller du côté de la mer, aucun de ses serviteurs ne l’eût accompagné !

Quant à l’injustice commise par l’enlèvement des femmes, elle n’a, dans Thésée, aucun prétexte plausible. Premièrement, il s’en rendit coupable plusieurs fois : il ravit Ariadne, Antiope, Anaxo de Trézène ; après toutes celles-là, Hélène, qui n’était pas encore nubile, lui déjà vieux ; une enfant, et dans l’âge le plus tendre, lui arrivé dans la saison où il devait s’abstenir de tout hymen, même légitime. En second lieu, on ne peut pas l’excuser sur le motif ; car ni les filles de Trézène, ni celles de Sparte, ni les Amazones, outre qu’elles ne lui avaient point été fiancées, n’étaient plus vraiment dignes de lui donner des enfants que les Athéniennes, descendues d’Érechthée et de Cécrops. On peut donc le soupçonner de n’avoir suivi qu’une passion déréglée et l’attrait de la volupté. Romulus, qui n’enleva guère moins de huit cents femmes, prit pour lui non pas toutes, mais la seule Hersilie, dit-on, et il laissa les autres aux plus distingués des citoyens. Dans la suite même il fit bien voir, par la bonne conduite des Romains envers ces femmes, par les égards et l’affection qu’ils leur témoignèrent, que cette violence et cette injustice avaient été, en vue d’une alliance, une œuvre de haute sagesse et de bonne politique. C’est par là qu’il fondit ensemble, et qu’il réduisit en un tout compacte, les deux nations ; ce fut là, en un mot, la source de la mutuelle bienveillance que se portèrent depuis Sabins et Romains, et de la puissance même de Romulus.

Mais le temps est un sûr témoin de la pudeur, de l’amour et de la constance que Romulus fit régner dans l’union conjugale. Pendant deux cent trente ans on ne vit pas un seul mari qui osât quitter sa femme, ni une femme son mari. Ce sont les plus habiles gens, en Grèce, qui connaissent le nom du premier parricide. Tout le monde, à Rome, sait que Spurius Garvilius fut le premier qui répudia sa femme : encore en donna-t-il pour raison sa stérilité. Ce témoignage d’une si longue suite d’années est confirmé par les événements qui suivirent l’enlèvement. Le résultat de ces unions fut le partage de l’autorité souveraine entre les deux rois, et des droits civiques entre les deux peuples. Les mariages de Thésée, au contraire, furent, pour les Athéniens, une occasion non point d’amitié ou d’alliance avec d’autres peuples, mais d’inimitiés, de guerres, de morts violentes. Ils finirent même par perdre Aphidnes ; et ce ne fut qu’à grand’peine, et après s’être jetés aux genoux de leurs ennemis et les avoir invoqués comme des dieux, qu’ils durent à leur pitié de ne pas subir le sort qu’Alexandre[3] attira depuis sur les Troyens. La mère de Thésée n’en fut pas quitte pour le danger : abandonnée et trahie par son fils, elle eut la destinée d’Hécube ; si pourtant cette captivité n’est pas une fable, comme on désirerait qu’il y eût là un mensonge, et aussi dans plusieurs autres traits de la vie de Thésée. D’ailleurs, la conduite attribuée aux dieux envers Thésée et Romulus met entre eux une grande différence. Romulus, à sa naissance, fut sauvé par une signalée protection de la divinité ; tandis que l’oracle qui défendait à Égée d’approcher d’aucune femme sur la terre étrangère semble prouver que c’est contre la volonté des dieux que Thésée vint au monde.



  1. C’est dans le Phédon que Platon s’exprime ainsi.
  2. Voyez le Banquet de Platon.
  3. C’est le nom que les poëtes grecs donnent ordinairement à Pâris.