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Vies des hommes illustres/Romulus

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (1p. 40-84).


ROMULUS.


(Né en l’an 769, mort en l’an 715 avant J.-C.)

Il y a désaccord, entre les écrivains, et sur l’auteur du nom de Rome, ce nom si grand et dont la gloire s’est répandue chez tous les peuples, et sur la cause qui l’a fait donner à la ville. Les uns disent que les Pélasges, après avoir parcouru l’univers presque entier, et dompté une foule de nations, se fixèrent en ce lieu, et qu’ils donnèrent à leur ville le nom de Rome, à raison de la force de leurs armes[1]. Suivant d’autres, quand Troie fut prise, quelques-uns s’échappèrent, et ils purent se procurer des navires : entraînés par les vents, ils abordèrent en Étrurie, et ils jetèrent l’ancre près du fleuve du Tibre. Leurs femmes étaient déjà fatiguées du voyage, et elles supportaient impatiemment les incommodités de la mer. Une d’entre elles, nommée Roma, non moins distinguée par son intelligence que par la noblesse de sa race, leur proposa de mettre le feu aux navires : elles suivirent ce conseil. Les maris se fâchèrent d’abord ; puis, cédant à la nécessité, ils s’établirent aux environs du mont Palatin. Bientôt leur bonheur eut dépassé leurs espérances : ils reconnurent, dans cette terre, une grande fécondité ; et les habitants du pays leur firent bon accueil. Aussi rendirent-ils à Roma de grands honneurs : ils donnèrent, par exemple, son nom à la ville dont elle avait provoqué la naissance. De là, dit-on, l’usage où sont les femmes romaines de saluer du baiser sur la bouche leurs parents et leurs amis ; parce que les Troyennes, après avoir brûlé la flotte, embrassèrent ainsi et caressèrent leurs maris, en leur adressant des prières, et en les conjurant d’apaiser leur courroux. Il y en a qui prétendent que cette Roma, dont la ville reçut le nom, était fille d’Italus et de Leucaria ; d’autres, qu’elle l’était de Télèphe, fils d’Hercule, et qu’elle avait épousé Énée ; d’autres encore, qu’Ascagne, fils d’Énée, était son époux. Quelques-uns veulent que Rome ait été bâtie par Romanus, fils d’Ulysse et de Circé, et d’autres, par Romus, fils d’Émathion, que Diomède avait envoyé de Troie ; d’autres enfin ont dit qu’elle avait été fondée par Romus, roi des Latins, après qu’il eut chassé du pays les Tyrrhéniens, lesquels avaient passé d’abord de Thessalie en Lydie, puis de Lydie en Italie.

Il y a plus : ceux qui croient, avec tant de raison, que Romulus donna son nom à la ville, ne s’accordent pas eux-mêmes sur l’origine de Romulus. Les uns le font fils d’Énée et de Dexithéa, fille de Phorbas. Tout enfant encore, il aurait été transporté en Italie, avec son frère Romus[2] ; et, le débordement du Tibre ayant fait périr les autres barques, celle où étaient les deux enfants, poussée doucement par les flots sur un rivage uni, aurait été sauvée, contre toute espérance, et le lieu aurait reçu le nom de Rome. D’autres ont dit que Roma, fille de cette même Dexithéa, épousa Latinus, fils de Télémaque, dont elle eut Romulus. Certains auteurs font naître Romulus du commerce secret d’Émilia, fille d’Énée et de Lavinie, avec le dieu Mars.

Il y en a qui ne content, sur sa naissance, que de pures fables. Tarchétius, disent-ils, roi des Albains, le plus injuste et le plus cruel des hommes, eut dans son palais une apparition divine : il vit sortir de son foyer un phallus ; et cette figure y resta plusieurs jours. Il y avait alors, en Étrurie, un oracle de Téthys[3], que Tarchétius envoya consulter. L’oracle répondit qu’il fallait qu’une vierge eût commerce avec cette figure ; qu’il naîtrait d’elle un fils très-illustre, et qui, par son courage, sa force et son bonheur, surpasserait tous les hommes de son temps. Tarchétius fit part à une de ses filles de la réponse de l’oracle, et il lui ordonna de l’accomplir. Elle ne jugea point à propos d’en rien faire, et elle envoya, à sa place, une de ses suivantes. Tarchétius, à cette nouvelle, fut saisi d’un tel dépit, qu’il les fit prendre toutes deux, pour les faire mourir. Mais Vesta lui apparut en songe, et lui défendit de leur ôter la vie. Il donna alors à ces jeunes filles une toile à tisser dans la prison, et il leur promit de les marier quand elle serait achevée. Elles y travaillaient pendant le jour ; mais, pendant la nuit, d’autres femmes venaient, par ordre de Tarchétius, défaire leur ouvrage. Cependant la suivante mit au monde, des œuvres du phallus, deux jumeaux, que le roi donna à un certain Tératius, avec ordre de les faire périr. Cet homme les exposa sur le bord du fleuve ; et là, une louve accourut pour donner la mamelle aux deux enfants, et des oiseaux de toute sorte leur apportèrent la becquée. Cela dura jusqu’au jour où un bouvier s’en aperçut : tout émerveillé, il prit la hardiesse de s’approcher, et il emporta les enfants. Sauvés de la sorte, ceux-ci allèrent, après qu’ils furent devenus grands, attaquer Tarchétius, et le défirent. Tel est le récit d’un certain Promathion[4], dans son Histoire d’Italie.

Mais la tradition la plus vraisemblable, et qui est confirmée par le plus de garants, c’est celle dont Dioclès de Péparèthe[5] a le premier publié, parmi les Grecs, les principales circonstances, et à laquelle Fabius Pictor[6] s’est presque partout conformé. Ce récit lui-même a des variantes ; mais il se ramène, en somme, à ce qui va suivre.

La succession des rois descendus d’Énée était arrivée aux mains de deux frères, Numitor et Amulius. Amulius fit de l’héritage deux parts : il mit d’un côté le royaume, et de l’autre l’argent comptant, avec l’or qu’on avait apporté de Troie. Numitor choisit le royaume. Amulius, devenu, par ses trésors, plus puissant que son frère, lui enleva facilement la couronne ; mais, craignant que la fille de Numitor ne mit au monde des enfants, il la fit prêtresse de Vesta, pour qu’elle ne se mariât point, et qu’elle usât ses jours dans la virginité. Les uns la nomment Ilia, d’autres Rhéa, et quelques-uns Silvia. Peu de temps après, elle se trouva enceinte, contrairement à la règle que la loi impose aux vestales. Antho, fille du roi, la préserva du dernier supplice, en intercédant pour elle auprès de son père ; mais Amulius, de peur qu’elle n’accouchât à son insu, l’enferma dans une étroite prison, où personne n’avait la liberté de la voir. Elle mit au monde deux jumeaux, grands et beaux à merveille. Alors Amulius, encore plus alarmé, chargea un de ses domestiques de les exposer. Il s’appelait, dit-on, Faustulus : selon d’autres, Faustulus est le nom de celui qui les recueillit. Le domestique, ayant mis les enfants dans un berceau, descendit vers le Tibre, pour les y jeter ; mais il vit le courant si enflé et si rapide, qu’il n’osa s’approcher : il les posa près du rivage, et se retira. L’eau finit par déborder ; et, soulevant doucement le berceau, elle le porta sur un terrain mou et uni, qu’on appelle aujourd’hui Cermanum, et qui se nommait autrefois Germanum, à raison, je crois, de ce que les Latins donnent le nom de germains aux frères de père et de mère. Il y avait, près de là, un figuier sauvage, qu’on nommait ruminal : soit, ainsi que le pensent la plupart, à cause de Romulus ; soit parce que les bêtes ruminantes allaient, au milieu du jour, se reposer sous son ombre ; ou plutôt parce que ces enfants y furent allaités. Car les anciens Latins appelaient la mamelle ruma ; et ils donnent le nom de Rumilia à une déesse qui préside, d’après leur opinion, à la nourriture des enfants : il n’entre point de vin dans ses sacrifices, et les libations s’y font avec du lait.

C’est là que les deux enfants, posés ainsi à terre, furent allaités par la louve, et qu’un pivert venait partager avec elle le soin de les nourrir et de les garder. Ces deux animaux passent pour être consacrés à Mars ; et les Latins honorent le pivert d’un culte particulier[7]. Aussi ne manqua-t-on point d’ajouter foi au témoignage de la mère, que les deux enfants étaient nés du dieu Mars. Quelques auteurs disent que c’était erreur chez elle : Amulius, qui lui avait ravi sa virginité, serait entré dans sa prison tout armé, pour lui faire violence. D’autres veulent aussi que le nom de la nourrice ait été, par l’effet d’une équivoque, l’occasion de cette fable. Les Latins appelaient louves et les femelles des loups et les femmes qui se prostituent : or, telle était la femme de ce Faustulus, qui avait élevé chez lui les enfants. Elle se nommait d’ailleurs Acca Larentia. Les Romains lui font encore des sacrifices : au mois d’avril, le prêtre de Mars fait, en son honneur, des libations funèbres ; et la fête se nomme Larentia[8].

Ils honorent encore une autre Larentia ; et voici à quel sujet.

Un jour, le gardien du temple d’Hercule imagina, sans doute dans un moment d’ennui où il ne savait que faire, de proposer au dieu une partie de dés, à condition que, s’il gagnait, Hercule lui accorderait une grâce à son choix, et que, s’il perdait, il donnerait au dieu un festin splendide, et lui amènerait une belle femme pour coucher avec lui. L’arrangement fait, il jette les dés, d’abord pour Hercule, ensuite pour lui, et il perd manifestement la partie. Pour tenir sa parole et remplir ses engagements, il dresse au dieu un repas magnifique, et il fait venir, en payant, Larentia, qui était dans toute sa jeunesse, et peu renommée encore. Le lit du festin était dressé dans le temple. Le repas fini, il y enferma Larentia, pour que le dieu jouît de ses faveurs. On dit qu’en effet Hercule posséda la femme, et qu’il lui ordonna d’aller dès le matin sur la place, d’embrasser le premier homme qu’elle rencontrerait, et d’en faire son ami. Le premier qu’elle rencontra fut un citoyen déjà vieux et fort riche, qui avait passé jusque-là sa vie dans le célibat : il se nommait Tarrutius. Il fit bon accueil à Larentia, et il s’attacha tellement à elle, qu’en mourant il lui laissa des biens considérables, dont elle donna, par testament, la plus grande partie au peuple romain. Elle avait déjà un nom célèbre, dit-on, et on l’honorait comme l’amie d’un dieu, lorsqu’elle disparut tout à coup, près du lieu où était enterrée la première Larentia. C’est aujourd’hui le Vélabre : ce nom vient de ce que, le Tibre étant sujet à se déborder, on traversait en bateau dans cet endroit, pour se rendre au Forum ; manière de passer l’eau qui s’appelle velatura[9]. Il y en a qui disent que ceux qui donnaient des jeux au peuple faisaient tendre de toiles les rues qui mènent de la place au Cirque, à commencer par cet endroit-là : or, les Romains donnent à une toile le nom de velum. Telle est l’origine des honneurs qu’on rend, chez les Romains, à la seconde Larentia.

Faustulus, porcher d’Amulius, éleva les deux enfants chez lui, à l’insu de tout le monde. Quelques-uns néanmoins prétendent, et avec plus de vraisemblance, que Numitor le savait, et qu’il fournissait secrètement à leur nourriture. Dans la suite, ajoute-t-on, ils furent menée à Gabies[10], pour y apprendre la grammaire et tout ce que doivent savoir les gens bien nés.

Les noms de Romulus et de Romus leur vinrent, dit-on, du mot qui signifie mamelle[11], parce qu’on avait vu la louve les allaiter. Leur taille avantageuse et la noblesse de leurs traits annonçaient déjà, dès leurs plus tendres années, ce qu’ils seraient un jour. En grandissant, ils devenaient l’un et l’autre plus courageux et plus hardis, et ils montraient, dans les dangers, une audace et une intrépidité à toute épreuve ; mais Romulus l’emportait sur son frère par le bon sens, et par son habileté à traiter les affaires. S’agissait-il de pâturages, de chasse, partout, dans ses relations avec ses voisins, il donnait bien à connaître qu’il était né plutôt pour commander que pour obéir. Aussi étaient-ils fort aimés l’un et l’autre, de leurs égaux et de leurs inférieurs. Quant aux intendants et aux chefs des troupeaux du roi, à qui ils ne voyaient aucun avantage sur eux du côté du courage, ils les méprisaient, et ils ne tenaient compte ni de leurs menaces, ni de leurs colères. Leur vie, leurs occupations étaient celles d’hommes libres ; et ce qu’ils regardaient comme digne d’un homme libre, ce n’était pas de rester oisif et de ne rien faire, mais bien d’exercer son corps, de chasser, de courir, de détruire les brigands et les voleurs, et de défendre les opprimés contre la violence. Par cette conduite, ils avaient acquis un grand renom.

Un jour, les bouviers de Numitor s’étaient pris de querelle avec ceux d’Amulius, et leur avaient enlevé quelques troupeaux : les deux frères, indignés, se mirent à leur poursuite, les battirent, les dispersèrent, et reprirent le butin qu’ils avaient emmené. Numitor se courrouça ; mais eux s’en mirent peu en peine. Ce n’est pas tout : ils se formèrent une troupe ; ils accueillirent auprès d’eux nombre d’indigents et d’esclaves, à qui ils suggérèrent des prétextes de désobéissance et de révolte. Mais, pendant que Romulus était retenu ailleurs par un sacrifice (car il aimait les cérémonies religieuses, et il s’entendait à la divination), les bergers de Numitor, ayant rencontré Romus peu accompagné, tombèrent brusquement sur lui. On se battit ; il y eut plusieurs blessée de part et d’autre ; mais l’avantage resta aux gens de Numitor : ils firent Romus prisonnier, le menèrent à Numitor, et exposèrent leurs griefs contre lui. Numitor n’osa punir, parce qu’il craignait la colère d’Amulius. Il va le trouver, lui demande justice de l’insulte qu’il avait subie, lui, son frère, de la part des serviteurs mêmes du roi. Les Albains s’émurent de son indignation : à les entendre, le rang de Numitor eût dû le préserver de l’offense. Amulius, touché de ces réclamations, livra Romus à Numitor, pour en disposer à son gré. Numitor le mène en sa demeure ; et là, il ne peut s’empêcher d’admirer ce jeune homme, d’une taille et d’une force singulières, cette hardiesse et cette fermeté qui éclatent sur son visage, et qui le rendent insensible au danger dont il est menacé. D’ailleurs, ce qu’on racontait de ses actions répondait à ce qu’il voyait ; mais il y avait là surtout, je crois, l’inspiration de quelque dieu décidant les commencements des grandes choses qui arrivèrent depuis. Numitor eut un pressentiment ; il devina la vérité. Il demande au jeune homme qui il est, quelle a été sa naissance ; il lui parle d’un ton de douceur et de bonté, propre à lui donner la confiance et l’espoir.

Romus répondit hardiment : « Je ne te cèlerai rien, car tu me parais plus digne de régner qu’Amulius. Tu écoutes du moins, et tu juges, avant de punir : lui, il livre, sans les juger, les accusés au supplice. Nous nous étions crus, jusqu’à présent, les fils de Faustulus et de Larentia, serviteurs du roi ; nous sommes deux jumeaux. Depuis qu’on nous a calomnieusement accusés devant toi, et que nous avons à défendre notre vie, nous entendons dire de nous des choses surprenantes : sont-elles dignes de foi, c’est ce que va éclaircir le danger où je me trouve. Nés secrètement, dit-on, nous avons été nourris, allaités, dans notre enfance, de la façon la plus étrange : les oiseaux carnassiers et les bêtes sauvages auxquels on nous avait jetés en proie nous ont nourris ; une louve nous a donné la mamelle, et un pivert nous a apporté la becquée, alors que nous étions exposés dans un berceau, sur le bord du grand fleuve. On conserve encore ce berceau : il est garni de bandes de cuivre, sur lesquelles sont des caractères à demi-effacés, qui peut-être seront un jour, pour nos parents, des signes d’une reconnaissance inutile, après que nous aurons péri. »

Numitor, comparant ce discours, et l’âge que paraissait avoir Romus, avec l’époque de l’exposition des enfants, ne rejeta pas une flatteuse espérance ; mais d’abord il songea au moyen d’en conférer secrètement avec sa fille, qui était toujours étroitement gardée.

Cependant Faustulus, informé que Romus avait été fait prisonnier, et qu’Amulius l’avait livré à Numitor, presse Romulus d’aller à son secours, et lui découvre enfin le secret de sa naissance : jamais auparavant il n’en avait parlé qu’en termes obscurs ; et ses révélations se bornaient à ce qu’il en fallait pour leur inspirer, à la réflexion, de nobles sentiments. Lui-même il prend le berceau, et il court le porter à Numitor en grande hâte, et tout tremblant du danger de Romus. Arrivé aux portes, son air effaré inspira des soupçons aux gardes du roi : ces soupçons, les réponses embarrassées qu’il fit, amenèrent la découverte du berceau, qu’il cachait sous son manteau. Il y avait, par hasard, au nombre des gardes, un des hommes qu’Amulius avait chargés de jeter les enfants, et qui avaient assisté à l’exposition. Il n’eut pas plutôt vu le berceau, qu’il le reconnut, à sa forme et aux caractères qui y étaient gravés. Il se douta d’abord du fait ; et il ne s’en tint pas au doute. Il alla sur-le-champ trouver le roi, et lui mena Faustulus, afin qu’il tirât de lui la vérité. Dans cette pressante conjoncture, Faustulus, sans céder entièrement à la crainte, ne conserva pas cependant toute sa fermeté : il avoua que les enfants vivaient, mais il dit qu’ils étaient loin d’Albe, à paître des troupeaux ; que, quant à lui, il portait ce berceau à Ilia, qui avait eu souvent le désir de le voir et de le toucher, pour se fortifier dans l’espérance que ses enfants vivaient encore.

Amulius, par une imprudence ordinaire aux gens perplexes, et qui agissent sous l’impression de la crainte ou de la colère, dépêcha en hâte un homme de bien, et qui était ami de Numitor, pour lui demander s’il n’avait pas entendu dire que les enfants d’Ilia fussent en vie. Cet homme arrive, et il trouve Numitor déjà tout prêt à se jeter au cou de Romus et à le serrer dans ses bras : il confirme son espérance ; il le presse de saisir l’occasion ; il se joint à eux, et il s’offre à seconder leurs efforts. La circonstance ne permettait aucun retard : Romulus était déjà proche, et la plupart des habitants de la ville couraient se joindre à lui, déterminés par la crainte et la haine que leur inspirait Amulius. Romulus amenait un corps considérable de troupes, divisées en compagnies de cent hommes. Chaque compagnie avait pour guide un homme armé d’une perche, que surmontait un faisceau de foin et de menu bois : c’est ce que les Latins appellent des manipules[12] ; et les soldats qui suivent ces enseignes portent, encore aujourd’hui, dans les armées, le nom de manipulaires. Romus, de son côté, gagnait les citoyens qui étaient restés dans Albe, tandis que Romulus s’avançait avec ceux du dehors. Le tyran, effrayé, et ne sachant rien faire ni rien résoudre pour sa défense, fut saisi et mis à mort.

La plupart de ces faits, rapportés par Fabius, et par Dioclès de Péparèthe, le premier, je pense, qui ait écrit l’histoire de la fondation de Rome, sont, aux yeux de quelques-uns, suspects d’embellissements dramatiques et d’ornements fabuleux. Mais peut-on se refuser à y croire, quand on considère quels poëmes sait composer la Fortune, et lorsqu’on pense aux succès de Rome, qui ne serait jamais parvenue à un si haut degré de puissance, si elle n’eût eu une origine divine, et signalée par quelque chose de grand et de miraculeux ?

La mort d’Amulius avait rétabli le calme dans la ville. Romulus et Romus ne voulurent ni demeurer à Albe sans y régner, ni y régner du vivant de leur aïeul. Après avoir rendu l’autorité souveraine à Numitor, et à leur mère des honneurs convenables, ils résolurent d’aller habiter là où ils seraient chez eux, et, pour cela, de bâtir une ville dans le lieu même où ils avaient été nourris. Ils ne pouvaient donner un prétexte plus honnête ; mais peut-être était-ce pour eux un parti nécessaire. Comme ils n’avaient, sous leurs ordres, que des troupes de bannis et d’esclaves fugitifs, il leur fallait ou s’exposer à voir leur puissance détruite, par la dispersion de pareils soldats, ou s’en aller avec eux s’établir quelque part, car les Albains n’avaient voulu ni s’allier avec ces bannis et ces esclaves, ni les admettre au nombre des citoyens. Une première preuve de ce refus, c’est l’enlèvement des Sabines, œuvre non de passion brutale, mais de nécessité, ces hommes ne trouvant pas à contracter de mariages volontaires : en effet, ils eurent les plus grands égards pour les femmes qu’ils avaient enlevées. Une seconde preuve, c’est que, leur ville commençait à peine à prendre pied, qu’ils y bâtirent, pour les fugitifs, un lieu de refuge, qu’ils appelèrent le temple du dieu Asyle[13]. Ils y accueillaient tout le monde ; et ils ne rendaient ni l’esclave à son maître, ni le débiteur à son créancier, ni le meurtrier à son juge : alléguant un oracle d’Apollon, qui garantissait l’inviolabilité de la franchise à tous les fugitifs. Aussi Rome se peupla-t-elle promptement, elle qui, dans l’origine, ne comptait pas plus de mille feux. Mais j’en parlerai plus tard.

À l’instant même où les deux frères s’apprêtaient à bâtir la ville, il s’éleva entre eux une contestation, au sujet de l’emplacement. Romulus fonda ce qu’on appelle Rome carrée[14] ; et c’est là qu’il voulait qu’on se fixât. Romus avait choisi, sur le mont Aventin, un lieu fort d’assiette, qui prit de lui le nom de Rémonium[15], et qu’on appelle aujourd’hui Rignarium[16]. Ils convinrent de s’en remettre de leur litige au présage des oiseaux favorables, et ils allèrent se poster chacun de leur côté. Il apparut, dit-on, six vautours à Romus, et douze à Romulus. D’autres prétendent que Romus vit véritablement les siens, mais que Romulus trompa son frère, et qu’il ne vit les douze vautours qu’après que Romus se fut approché de lui. Quoi qu’il en soit, voilà d’où vient qu’aujourd’hui encore, les Romains préfèrent, à tous les autres augures, les augures par les vautours. Hercule aussi, suivant ce qu’écrit Hérodore de Pont, était charmé quand il voyait, au début d’une entreprise, un vautour se montrer à lui. En effet, le vautour est, de tous les animaux, le moins nuisible : il ne fait tort à rien de ce que les hommes sèment, plantent et nourrissent ; il vit de corps morts, et il ne tue ni ne blesse aucun être qui ait vie ; il ne touche pas aux oiseaux, même morts, et il respecte en eux son espèce : différent en cela des aigles, des hiboux et des éperviers, qui attaquent et déchirent tout vivants les oiseaux mêmes. Or, comme dit Eschyle :

L’oiseau qui a mangé un oiseau peut-il être pur[17] ?

D’ailleurs, les autres oiseaux passent, pour ainsi dire, leur vie sous nos yeux ; partout ils s’offrent d’eux-mêmes à nous : tandis que c’est chose rare que l’apparition d’un vautour. L’on sait aussi combien il est difficile de trouver leurs aires. Cette rareté a donné quelque crédit à l’absurde opinion que les vautours viennent chez nous par immigration, et qu’ils sortent de quelques autres contrées : ainsi font-ils, du reste, dans les cas surnaturels où il s’agit, au jugement des devins, non du cours ordinaire des choses, mais de la volonté des dieux se manifestant par des signes visibles.

Romus, en apprenant qu’il avait été trompé, ressentit un violent chagrin : aussi, pendant que Romulus faisait creuser le fossé qui devait entourer les murailles, il le raillait sur son ouvrage, et il en entravait l’exécution ; et il en vint jusqu’à sauter le fossé. Il fut tué sur-le-champ, par Romulus en personne, disent les uns, et, selon d’autres, par Celer, un des amis de Romulus. Faustulus périt lui-même dans le combat, ainsi que Plistinus : Plistinus était son frère, et l’avait, dit-on, aidé à élever Romulus. Celer s’enfuit en Étrurie : c’est de son nom que les Romains ont appelé célères les gens prompts et légers. Ils surnommèrent ainsi Quintus Métellus, parce qu’il avait donné, fort peu de jours après la mort de son père, un combat de gladiateurs : c’était l’expression de l’étonnement qu’avait causé la rapidité des préparatifs.

Romulus, après avoir enterré Romus et ses deux nourriciers dans le Rémonium, s’occupa de bâtir la ville. Il avait fait venir d’Étrurie des hommes qui lui apprirent et lui expliquèrent certaines cérémonies et formules qu’il fallait observer, comme pour la célébration des mystères. Un fossé fut creusé autour du lieu qui est aujourd’hui le Comice ; et on y jeta les prémices de toutes les choses dont on use légitimement comme bonnes, et naturellement comme nécessaires. À la fin, chacun apporta une poignée de la terre du pays d’où il était venu : on y jeta la terre, et on mêla le tout ensemble. Ils appellent ce fossé comme l’univers même : un monde. Puis, de ce point pris comme centre, on décrivit l’enceinte de la ville. Le fondateur met un soc d’airain à une charrue, y attelle un bœuf et une vache, et trace lui-même, sur la ligne qu’on a tirée, un sillon profond ; ceux qui le suivent ont la charge de rejeter en dedans de l’enceinte les mottes de terre que la charrue fait lever, et de n’en laisser aucune en dehors. La ligne tracée marque le contour des murailles. On la nomme, par syncope, Pomœrium[18], comme qui dirait derrière ou après le mur. À l’endroit où l’on veut marquer une porte, on retire le soc de terre, on porte la charrue, et l’on interrompt le sillon. Voilà pourquoi les Romains regardent les murailles comme sacrées, excepté les portes. Si les portes étaient sacrées, on ne pourrait, sans blesser la religion, y faire passer ni les choses nécessaires qui doivent entrer dans la ville, ni les choses impures qu’il faut en faire sortir.

Rome fut fondée le onzième jour avant les calendes de mai[19] : c’est là un point hors de discussion. Les Romains fêtent encore à présent cet anniversaire, ou, comme ils l’appellent, le jour natal de leur patrie[20]. Dans l’origine, ils n’y sacrifiaient, dit-on, aucun être qui eût vie ; ils croyaient qu’une fête consacrée à la naissance de leur ville devait être entièrement pure, et qu’il ne fallait pas la souiller de sang. Au reste, avant même la fondation de Rome, ils célébraient, en ce même jour, une fête champêtre, qu’ils appelaient Palilies[21]. Aujourd’hui, les néoménies[22] des Romains ne répondent nullement à celles des Grecs : on dit toutefois que la date précise du jour où Romulus fonda la ville concordait justement avec le 30 du mois des Grecs[23], et qu’il y eut, ce jour-là, une éclipse de soleil, la même, pense-t-on, qui fut observée par le poëte Antimachus de Téos[24], dans la troisième année de la sixième Olympiade.

Au temps du philosophe Varron[25], de tous les Romains le plus versé dans la connaissance de l’histoire, il y avait un certain Tarutius, son ami, philosophe et mathématicien, qui se mêlait d’horoscopes par curiosité, et qui passait pour y exceller. Varron lui proposa de déterminer le jour et l’heure de la naissance de Romulus, par des raisonnements déduits de ses actions connues, comme on fait pour la solution des problèmes de la géométrie. La même théorie qui, sur une naissance donnée, prédit quelle sera la vie d’un homme, devait aussi, disait-il, une vie étant connue, découvrir le moment de la naissance. Tarutius fit ce que Varron demandait. Après avoir attentivement considéré et les aventures de Romulus, et ses faits et gestes, et la durée de sa vie, et le genre de sa mort, et ce qui s’ensuit, le tout bien et dûment comparé, il prononça intrépidement, et sans nulle hésitation, que Romulus avait été conçu la première année de la deuxième Olympiade, le 23 du mois égyptien Chœac, à la troisième heure du jour, pendant une éclipse totale de soleil ; et il ajouta que Romulus était né le 21 du mois Thoth, vers le lever du soleil, et qu’il avait fondé Rome le 9 du mois Pharmouthi, entre la deuxième et la troisième heure. C’est, en effet, l’opinion des mathématiciens, que la fortune d’une ville, comme celle d’un particulier, a son temps préfix, qui s’observe par les positions des étoiles au premier instant de sa fondation. Au reste, ce qu’il y a de neuf et de curieux, dans ces détails et d’autres du même genre, n’est pas peut-être d’un agrément qui compense, aux yeux des lecteurs, ce que des fables ont de rebutant.

Quand la ville fut bâtie, Romulus divisa d’abord en plusieurs corps militaires tout ce qu’il y avait d’hommes valides : chaque corps était de trois mille hommes de pied et de trois cents chevaux. On appela ces corps de troupes légions, pour désigner qu’on avait choisi[26], entre tous les citoyens, ceux qui étaient propres à la guerre. Les autres citoyens faisaient la fonction de peuple ; et c’est le nom qu’ils portèrent. Romulus y prit cent des plus considérables, pour en former un conseil : il les appela patriciens, et le corps entier sénat, c’est-à-dire conseil des vieillards. Les sénateurs furent, dit-on, nommés patriciens, ou parce qu’ils étaient pères d’enfants libres, ou plutôt, selon d’autres, parce qu’ils pouvaient montrer leurs pères, ce que n’eussent pu faire qu’un petit nombre des premiers habitants de la ville. D’autres voient l’origine de ce mot dans le patronage : c’est ainsi qu’on appelait, et qu’on appelle encore, la protection que les grands accordent aux petits. Le patronage tirerait son nom de Patron, l’un des compagnons d’Évandre. C’était un homme secourable, et le protecteur zélé des faibles. Mais il y aurait plus de vraisemblance à dire que Romulus les nomma ainsi parce que, selon lui, les premiers et les plus puissants devaient avoir, pour les petits, un soin et une sollicitude paternelle ; et qu’en même temps il apprenait à ceux-ci qu’il leur fallait non pas craindre les grands et s’affliger des honneurs dont ils jouissent, mais avoir pour eux du respect et de l’affection, les regarder comme des pères, et leur en donner le titre[27]. Aussi les sénateurs sont-ils, même à présent, qualifiés de seigneurs et chefs par les étrangers, et, par les Romains, de pères conscrits : titre d’honneur par excellence, mais qui n’expose point à l’envie celui qui en est revêtu. D’abord on les appela simplement pères ; mais depuis, comme on leur en eut adjoint plusieurs autres, on les nomma pères conscrits. C’était la dénomination la plus vénérable qui pût distinguer le sénat des simples citoyens.

Romulus fit une seconde division des grands et du peuple : il appela les uns patrons ou protecteurs, et les autres clients, c’est-à-dire attachés à la personne. Il établit entre eux d’admirables rapports de bienveillance, fondés sur des obligations réciproques. Les patrons expliquaient les lois à leurs clients ; ils plaidaient leurs causes dans les tribunaux, les éclairaient par leurs conseils, et prenaient toutes leurs affaires en main. Les clients, à leur tour, se dévouaient tout entiers à leurs patrons : ils avaient pour eux le plus grand respect, et même ils contribuaient à doter les filles et à payer les dettes de ceux qui étaient pauvres ; enfin il n’y avait ni lois ni magistrats qui pussent contraindre un client à déposer contre son patron, ni un patron contre son client. Ces droits ont toujours subsisté : seulement, dans la suite, les grands ont regardé comme une honte et une bassesse de recevoir de l’argent des petits. Mais en voilà assez sur ce point.

Ce fut quatre mois après la fondation que Romulus, selon le récit de Fabius[28], exécuta l’entreprise hardie de l’enlèvement des Sabines. On croit que, porté naturellement à la guerre, persuadé d’ailleurs, sur la foi de certains oracles, que les destins réservaient à Rome la plus grande puissance, moyennant qu’elle fût nourrie dans les armes, et qu’elle grandit par elles, Romulus fit cet acte de violence pour provoquer les Sabins. Aussi n’en-leva-t-il qu’un petit nombre de jeunes filles, trente seulement, parce qu’il avait plus besoin de guerre que de mariages. Mais il est plus vraisemblable que, voyant sa ville tout d’abord remplie d’étrangers, dont très-peu avaient des femmes, et dont le reste n’était qu’un mélange confus de gens nécessiteux et obscurs, qui, méprisés par les autres, ne paraissaient pas devoir lui rester longtemps attachés, il espéra, par cet enlèvement, préparer pour eux un commencement d’alliance avec les Sabins, lorsqu’ils seraient parvenus à apaiser leurs femmes. Voici comment il exécuta son dessein. Il fit d’abord répandre le bruit qu’il avait trouvé, sous terre, l’autel d’un dieu : c’était le dieu Consus, ou du conseil ; car, aujourd’hui encore, les Romains donnent le nom de conseils à leurs assemblées publiques, et, à leurs premiers magistrats, celui de consuls ou conseillers. D’autres veulent que le dieu soit Neptune équestre ; car cet autel, placé dans le grand Cirque, reste toujours invisible, excepté au temps des courses de chevaux. Suivant d’autres, le secret dont on enveloppe les délibérations explique pourquoi l’autel du dieu reste sous terre et dérobé aux regards. Pour fêter sa découverte, Romulus fit publier qu’à certain jour il ferait, en l’honneur du dieu, un sacrifice solennel, suivi de jeux et de spectacles. On s’y rendit en foule de toutes parts. Romulus, vêtu de pourpre et entouré des principaux citoyens, était assis au premier rang. Voici quel devait être le signal de l’attaque : Romulus se lèverait debout, replierait un pan de sa robe, et puis s’en envelopperait de nouveau. Un bon nombre des siens, armés d’épées, avaient l’œil au guet. Le signal est donné : ils mettent l’épée à la main, s’élancent en jetant de grands cris, enlèvent les filles des Sabins, et laissent ceux-ci s’enfuir sans les poursuivre.

Quelques auteurs prétendent qu’il n’y en eut que trente d’enlevées, qui donnèrent leurs noms aux curies : toutefois, selon Valérius d’Antium[29], il y en eut sept cent vingt sept ; et, selon Juba[30], six cent quatre-vingt-trois. Elles étaient toutes filles : observation singulièrement à la décharge de Romulus. Il ne se trouvait, dans le nombre, qu’une seule femme, Hersilie : encore l’avait-on prise par mégarde. Il ne s’agissait donc, pour les ravisseurs, ni d’outrager les Sabins, ni de satisfaire une passion brutale, mais de conjoindre les deux peuples ensemble, à l’aide des plus étroits liens qu’il y ait au monde. Hersilie eut pour époux, disent les uns, Hostilius, l’un des plus illustres entre les Romains, d’autres disent Romulus lui-même ; et Romulus aurait eu d’elle deux enfants : une fille, Prima, ainsi appelée, parce qu’elle naquit la première ; et un fils qu’il aurait nommé Aollius[31], en mémoire du concours du peuple qui s’était rassemblé sous son commandement, et que la postérité nomme Abillius. Mais ce récit de Zénodote de Trézène[32] a beaucoup de contradicteurs.

Certains plébéiens, qui faisaient partie des ravisseurs, s’occupaient, dit-on, d’emmener une jeune Sabine d’une beauté et d’une taille dont rien n’approchait. Ils furent rencontrés par des citoyens d’un rang distingué, qui la leur voulurent enlever ; mais ils s’écrièrent qu’ils la menaient à Talasius : c’était un jeune homme, mais de mérite, et fort estimé. À ce nom, les autres marquèrent leur approbation par des applaudissements ; et quelques-uns d’entre eux retournèrent même avec le cortège, par amitié pour Talasius et pour lui faire honneur, répétant son nom à grands cris. De là, chez les Romains, cet usage de chanter, dans leurs noces, le nom de Talasius, comme, chez les Grecs, on chante celui d’Hyménée : cette épouse avait fait le bonheur, dit-on, de Talasius. Sextius Sylla[33], le Carthaginois, écrivain non moins favorisé des Grâces que des Muses, m’a dit que Romulus avait donné à ses soldats ce nom pour le mot d’ordre de l’enlèvement ; que ceux qui emmenaient les jeunes filles criaient tous ; Talasius ! et que c’est de là que l’usage s’en est depuis conservé dans les noces. Mais le plus grand nombre des auteurs, entre autres Juba, croient que c’est, pour les femmes mariées, une exhortation, un encouragement à aimer le travail, et à filer de la laine, ce qu’ils nommaient talasia ; car c’est ainsi qu’alors[34] les mots latins se confondaient avec les mots grecs.

Si cette observation est exacte, et si les Romains se servaient alors, comme nous, du mot talasia, on pourrait trouver à la coutume une origine-plus probable, dans le traité qui termina la guerre des Sabins et des Romains. Les premiers stipulèrent que leurs filles ne seraient pas assujetties, par les époux, à d’autre travail qu’à filer de la laine. La tradition se perpétua depuis, à chaque mariage. Si les parents de l’épousée et ceux qui l’accompagnent, et tous ceux qui assistent à la cérémonie, crient, tous ensemble et par jeu : Talasius ! c’est pour rappeler au mari qu’on ne lui mène une femme à charge d’autres services que de filer de la laine.

Une autre coutume qui s’observe encore, c’est que la nouvelle mariée ne passe pas d’elle-même le seuil de la maison de son mari, et qu’on la porte pour le lui faire franchir, parce qu’alors les Sabines n’y entrèrent point, mais y furent emportées de force. Quelques-uns veulent que l’usage de séparer avec la pointe d’un javelot les cheveux de la nouvelle épousée signifie que les premiers mariages des Romains furent faits par violence et par la voie des armes. Nous en avons parlé plus au long dans les Questions romaines.

Cet enlèvement se fit le dix-huitième jour du mois alors nommé Sextilis et maintenant Auguste : c’est le jour où l’on célèbre les fêtes Consuales.

Les Sabins étaient un peuple nombreux et guerrier ; ils habitaient des bourgs sans murailles : c’était, pensaient-ils, un devoir pour eux, colonie de Lacédémone[35], de défier le péril et de le braver sans crainte. Mais, se voyant liés par les otages précieux que leurs ennemis avaient entre les mains, et craignant pour leurs filles, ils envoyèrent des députés faire à Romulus des propositions justes et modérées : c’était de leur rendre leurs filles ; de réparer l’acte de violence qui avait été commis ; d’employer, à l’avenir, la persuasion et les voies légitimes, pour unir les deux nations par l’amitié et les alliances. Romulus refusa de rendre les filles, et il exhorta les Sabins à ratifier les mariages.

Tandis que les autres délibéraient sur cette réponse, et qu’ils passaient le temps en préparatifs, Acron, roi des Céniniens, commença la guerre. C’était un homme d’un grand courage, un capitaine habile ; et depuis longtemps il avait suspecté les premières entreprises de Romulus : aussi jugea-t-il, à l’enlèvement des Sabines, que c’était un voisin redoutable, et qu’on ne pourrait plus réduire, si on ne se hâtait de le réprimer. Il marcha donc contre Romulus, à la tête d’une nombreuse armée ; et Romulus, de son côté, sortit à sa rencontre. Quand ils furent en présence, ils se mesurèrent l’un l’autre des yeux, et ils se défièrent à un combat singulier, pendant lequel les deux armées resteraient immobiles sous les armes. Romulus fit vœu, s’il remportait la victoire, de consacrer à Jupiter les armes d’Acron. Il le vainquit, le tua de sa main, mit son armée en déroute, et se rendit maître de sa ville. Il ne fit d’autre mal à ceux qu’il y trouva, que de les obliger de démolir leurs maisons, et de le suivre à Rome, pour y devenir citoyens et y partager tous les droits des autres habitants. Il n’y a rien qui ait plus contribué à l’agrandissement de Rome, que cette incorporation incessante des peuples vaincus.

Romulus, pour rendre son offrande encore plus agréable à Jupiter, et pour donner aux citoyens un spectacle intéressant, coupa un grand chêne, qui se trouvait dans le camp, le tailla en forme de trophée, y suspendit et ajusta les armes d’Acron, chacune dans son ordre ; puis il ceignit sa robe, il mit sur ses cheveux une couronne de laurier, il chargea le trophée sur son épaule droite, et il s’avança entonnant un chant de victoire, et suivi de tous ses soldats en armes. Il fut reçu à Rome avec de vifs témoignages de joie et d’admiration. Cette pompe fut l’origine et le modèle de tous les triomphes qui suivirent. On appela ce trophée l’offrande de Jupiter Férétrien, du mot ferire, qui signifie, chez les Romains, frapper[36] ; parce que Romulus avait demandé à Jupiter de frapper Acron, et de le tuer.

Varron dit que ces dépouilles sont appelées opimes, du mot latin ops, richesse ; mais il est plus probable que c’est du mot opus, action[37], car les dépouilles opimes ne peuvent être consacrées que par un général d’armée qui a tué de sa propre main le général ennemi ; ce qui n’est encore arrivé qu’à trois généraux romains ; d’abord à Romulus, après avoir tué Acron le Céninien ; ensuite à Cornélius Cossus, qui avait mis à mort Tolumnius, chef des Étrusques ; enfin à Claudius Marcellus, vainqueur de Viridomare, roi des Gaulois. Cossus et Marcellus entrèrent dans Rome sur un char attelé de quatre chevaux, portant eux-mêmes leurs trophées sur leurs épaules. Mais Denys[38] a tort de dire que Romulus s’était servi d’un char ; car on assure que Tarquin, fils de Démarate[39] fut le premier des rois de Rome qui éleva à cette hauteur l’appareil et la magnificence des triomphes. Selon d’autres, Publicola fut le premier triomphateur qui entra dans Rome sur un char. Quant à Romulus, on peut voir à Rome que ses statues triomphales sont toutes à pied.

Après la défaite des Céniniens, pendant que les autres Sabins faisaient encore leurs préparatifs, les habitants de Fidènes, de Crustumérium et d’Antemne se réunirent pour attaquer les Romains. Comme les Céniniens, ils succombèrent dans la bataille : leurs villes furent prises, leurs terres partagées entre les vainqueurs, et eux-mêmes transférés à Rome. Romulus distribua toutes leurs terres aux citoyens, excepté celles qui appartenaient aux pères dont on avait enlevé les filles : ce furent les seuls qu’il maintint en possession.

Les autres Sabins s’indignent de ces affronts ; ils nomment Tatius chef de toute leur armée, et ils marchent droit à Rome. Les approches de la ville n’étaient pas aisées : elle avait pour défense ce qu’on appelle aujourd’hui le Capitole, et, dans cette forteresse, une garnison commandée par Tarpéius, et non point par sa fille Tarpéia, comme le prétendent quelques auteurs, lesquels prêtent à Romulus une pure sottise. Ce qui est vrai, c’est que Tarpéia, fille du commandant, eut envie d’avoir les bracelets d’or des Sabins ; qu’elle leur livra la forteresse, et qu’elle demanda, pour prix de sa trahison, ce que les Sabins portaient à leur bras gauche. Tatius le lui promit. Elle ouvrit donc, pendant la nuit, une des portes, et elle fit entrer les Sabins. Plus d’un a dit, ce semble, avec Antigonus[40], qu’il aimait ceux qui trahissent, mais non pas ceux qui ont trahi ; et, avec César[41] parlant du Thrace Rhymitalcès : « J’aime la trahison, mais je hais le traître. » Cette disposition est commune à tous ceux qui se servent des méchants, comme on se sert du venin et du fiel de certains animaux : on est bien aise de les trouver quand on a besoin d’eux ; mais, après avoir obtenu ce qu’on voulait, on déteste leur malice. Ainsi fit Tatius avec Tarpéia. Il ordonne aux Sabins, pour remplir les conditions du traité, de ne pas lui épargner ce qu’ils portaient au bras gauche. Lui-même, le premier, il détache son bracelet, et il le lui jette à la tête avec son bouclier. Tous les soldats suivent son exemple ; et, dans un instant, Tarpéia, en butte à tous les coups, mourut écrasée sous le poids de l’or et des boucliers.

Sulpicius Galba[42], cité par Juba, écrit que Tarpéius lui-même fut condamné à mort par Romulus, comme coupable de trahison. Dans les autres récits qu’on a faits sur Tarpéia, il y en a d’absurdes. Ainsi on a dit qu’elle était fille de Tatius, général des Sabins ; qu’obligée, malgré elle, de vivre avec Romulus, elle livra la forteresse à son père, qui la punit de sa trahison. Telle est la version d’Antigonus[43]. Quant au poëte Simylus[44], il délire complétement, lorsqu’il fait livrer par Tarpéia le Capitole non aux Sabins, mais aux Gaulois, dont le roi lui aurait inspiré une passion violente. Voici ses vers :

Près de là, sur le sommet du Capitole, Tarpéia
Habitait, celle qui causa la ruine des remparts de Rome.
Brûlant de partager la couche nuptiale du roi des Celtes,
Elle ne garda point les demeures de ses pères.

Et, un peu plus loin, en parlant de sa mort :

Ni les Boïens, ni les innombrables nations des Celtes,
Ne se coupèrent les cheveux sur sa tombe, par delà le fleuve du Pô ;
Mais ils détachèrent leurs armes de leurs bras belliqueux,
Et ils en accablèrent la jeune fille infortunée : ce fut là l’ornement de ses funérailles.

Tarpéia fut enterrée dans le lieu même ; et la colline porta le nom de Tarpéienne, jusqu’à ce que Tarquin l’Ancien l’eut consacrée à Jupiter. Alors on transporta ailleurs les os de Tarpéia, et un autre nom prévalut. Il y a, toutefois, une des roches du Capitole qui s’appelle encore aujourd’hui la roche Tarpéienne : c’est celle d’où l’on précipite les criminels.

Romulus, voyant les Sabins maîtres de la forteresse, ne contient plus sa colère, et il les défie au combat. Tatius accepta sans balancer, assuré qu’il était d’une retraite bien fortifiée, au cas où il leur faudrait lâcher pied. La plaine où l’on devait combattre était resserrée entre plusieurs collines : le combat s’offrait difficile et rude aux yeux des deux partis, à cause de la fâcheuse disposition du terrain. L’espace était si resserré, qu’il ne permettait ni de fuir l’ennemi, ni de le poursuivre. Le Tibre, d’ailleurs, était sorti de son lit quelques jours auparavant, et il avait laissé, dans la plaine où est aujourd’hui le Forum, un bourbier profond : on n’en voyait rien à l’œil ; rien n’avertissait de s’en garantir ; impossible de s’en tirer, car la vase s’affaissait sous les pas. Les Sabins, qui ne connaissaient pas le terrain, allaient donner dans cette fondrière : un heureux hasard les en préserva. Curtius, guerrier distingué, tout fier de son courage et de sa réputation, s’était avancé à cheval loin en avant des autres Sabins : son cheval tomba dans le bourbier, et s’y enfonça. Curtius fit son possible, du fouet et de la voix, pour le dégager ; mais, voyant ses efforts inutiles, il laissa son cheval et se sauva. L’endroit s’appelle, encore aujourd’hui, de son nom, le lac Curtius[45]. Les Sabins, après s’être préservés de ce danger, engagèrent la bataille, qui fut sanglante et longtemps douteuse : il y périt beaucoup de monde, entre autres Hostilius, mari d’Hersilie, et, à ce qu’on croit, l’aïeul de ce Tullus Hostilius qui fut roi de Rome après Numa.

Il y eut, en peu de jours, plusieurs combats, comme on peut croire ; mais le dernier est mémorable entre tous. Romulus, blessé à la tête d’un coup de pierre qui manqua de le renverser, cesse de résister aux Sabins : à l’instant les Romains plient, et ils sont repoussés jusqu’au mont Palatin. Romulus, un peu revenu de sa blessure, voulait courir aux fuyards et les rallier : il leur criait, de toute sa force, de tenir ferme, de faire face à l’ennemi ; mais, comme la fuite était générale, et que personne n’osait retourner, il lève les mains au ciel, et il prie Jupiter d’arrêter ses troupes, et de sauver la fortune des Romains de sa ruine. À peine avait-il fini sa prière, qu’un grand nombre de fuyards eurent honte à l’aspect de leur roi ; et le courage prit en eux, par un changement subit, la place de la frayeur. Ils s’arrêtèrent à l’endroit où est maintenant le temple de Jupiter Stator, c’est-à-dire qui arrête. Là, ils se rallient, et ils repoussent les Sabins jusqu’au lieu où sont maintenant le palais appelé Régia et le temple de Vesta.

On se préparait à recommencer le combat ; mais tout s’arrête en présence d’un spectacle étrange, et que les paroles ne sauraient dépeindre. Les Sabines qui avaient été enlevées accourent de tous côtés, en jetant des cris de douleur et d’alarme ; et, poussées par une sorte de fureur divine, elles se précipitent au travers des armes et des morts, se présentent à leurs maris et à leurs pères, les unes avec leurs enfants dans les bras, les autres les cheveux épars, mais toutes adressant tantôt aux Sabins, tantôt aux Romains, les noms les plus chers. Romains et Sabins se sentirent attendris, et leur firent place entre les deux armées. Leurs clameurs lamentables percèrent jusqu’aux derniers rangs ; et leur aspect remplit tous les cœurs d’un sentiment de pitié, qui devint plus vif encore lorsque, après des remontrances à la fois libres et justes, elles finirent par les supplications les plus pressantes : « Qu’avons-nous fait ? dirent-elles, et par quel crime, par quelle offense avons-nous mérité et les maux affreux que nous avons déjà soufferts, et ceux que vous nous faites souffrir encore ? Ravies de force, et contre toute loi, par les hommes à qui nous appartenons maintenant, nos frères, nos pères et nos proches n’ont plus songé à nous, jusqu’au jour où le temps a fini par nous rendre chers ces Romains qui étaient l’objet de toute notre haine, et par nous contraindre à trembler en voyant combattre, à pleurer en voyant mourir, ceux qui nous ont fait subir leur violence et leur injustice. Vous n’êtes pas venus nous venger de nos oppresseurs alors que nous étions vierges ; et vous venez aujourd’hui arracher des femmes à leurs maris, des mères à leurs enfants ! Infortunées ! cet abandon et cet oubli furent moins déplorables pour nous que vos secours ne le sont aujourd’hui. Voilà les marques de tendresse que nous avons reçues de nos ennemis ; voilà les marques de pitié que vous nous avez données ! Si quelque autre motif vous avait mis les armes à la main, il fallait vous arrêter, pour l’amour de nous, qui vous avons unis, par les titres de beaux-pères, d’aïeuls et d’alliés, avec les hommes que vous traitez en ennemis. Mais, si c’est pour nous que vous combattez, emmenez-nous avec vos gendres et vos petits-fils ; rendez-nous nos pères et nos proches, sans nous priver de nos maris et de nos enfants. Nous vous en conjurons, épargnez-nous un second esclavage. »

Hersilie insista avec véhémence, et toutes s’unirent à ses prières. Enfin, il y eut une suspension d’armes, et les chefs s’abouchèrent ensemble. Cependant les femmes mènent leurs maris et leurs enfants à leurs pères et à leurs frères ; elles apportent des provisions à ceux qui en manquent, font transporter chez elles les blessés et les pansent avec soin ; elles font voir comme elles sont maîtresses dans leurs maisons, comme leurs maris sont pleins d’attentions pour elles et les traitent avec toute sorte d’affection et de respects. D’après cela, on régla les conditions suivantes : Que les femmes qui voudraient rester avec leurs maris ne seraient assujetties (je l’ai déjà dit) à nul autre travail ni service que de filer de la laine ; que Romains et Sabins habiteraient la ville en commun ; qu’elle serait toujours appelée Rome, du nom de Romulus, et que les Romains prendraient celui de Quirites, du nom de la patrie de Tatius[46] ; enfin, que Romulus et Tatius régneraient ensemble, et qu’ils partageraient le commandement des armées. Le lieu où le traité fut fait s’appelle, encore à présent, Comice, du mot latin coire[47], qui signifie s’assembler.

La ville se trouvant augmentée de moitié, on prit, entre les Sabins, cent patriciens nouveaux, qu’on adjoignit aux anciens. On porta les légions à six mille hommes de pied et six cents chevaux[48]. Le peuple fut divisé en trois tribus : la première, des Rhamnenses, du nom de Romulus ; la seconde, des Tatienses, du nom de Tatius, et la troisième, des Lucérenses, en mémoire du bois sacré où Romulus avait ouvert un asile, et où s’étaient réfugiés la plupart de ceux qui devinrent les citoyens de Rome[49] : le mot lucus, en latin, signifie un bois sacré.

Qu’il n’y ait eu d’abord que trois de ces divisions, c’est ce que témoigne le nom même de tribus, qu’elles portent encore, et celui de tribuns, qu’on donne à leurs chefs. Chaque tribu contenait dix curies, qui avaient reçu, disent quelques-uns, des noms de Sabines ; mais je crois cette opinion fausse, car la plupart ont des noms de lieux. Au reste, on décerna plusieurs honneurs aux femmes : par exemple, il fut réglé qu’on leur céderait le haut du pavé dans les rues ; qu’on ne proférerait, en leur présence, aucune parole déshonnête ; qu’on ne se montrerait point nu à leurs yeux ; que les juges qui connaissaient des crimes capitaux ne pourraient les citer à leur tribunal ; que leurs enfants porteraient la bulle, ornement de cou ainsi appelé à cause de sa ressemblance avec les bulles qui se forment sur l’eau, et qu’ils auraient des robes bordées de pourpre.

Les deux rois ne réunissaient pas tout le conseil dès le début d’une affaire : chacun d’eux l’examinait séparément avec ses cent sénateurs ; puis tous étaient convoqués ensemble, pour décider. Tatius habitait à l’endroit où est maintenant le temple de Monéta[50], et Romulus près de ce qu’on nomme les degrés de Belle-Rive, qui sont sur le chemin par où l’on descend du mont Palatin au grand Cirque. C’est là que se trouvait, dit-on, le cormier sacré, dont on fait le conte suivant. Romulus, pour éprouver sa force[51], avait lancé, du haut de l’Aventin, un javelot dont le bois était de cormier. La pointe entra si avant dans le sol, qu’il fut impossible de l’arracher ; et, comme le terrain était bon, le bois eut bientôt germé : il prit racine, jeta des branches, et devint, avec le temps, une belle tige de cormier. Les successeurs de Romulus, jaloux de conserver cet arbre, qu’ils honoraient comme chose sainte et sacrée entre toutes, le firent entourer de murailles. Un passant croyait-il s’apercevoir que son feuillage n’était plus ni vert ni touffu, et qu’il se flétrissait faute de nourriture, vite il allait faisant retentir devant lui la nouvelle. Alors c’étaient des cris : À l’eau ! à l’eau ! comme pour un incendie. On accourait de toutes parts ; on apportait au cormier des vases pleins d’eau. On dit que, lorsque Caïus César[52] fit réparer les degrés, les ouvriers, en creusant près de l’arbre, offensèrent par mégarde ses racines, et le firent périr.

Les Sabins adoptèrent les mois des Romains. Nous avons rapporté, dans la Vie de Numa[53], tout ce qu’il était bon de noter sur cet objet. Romulus leur emprunta l’usage du bouclier long, qu’il substitua, dans son armure et dans celle des Romains, au bouclier argien[54]. Les deux peuples firent en commun leurs sacrifices et leurs fêtes ; et, sans retrancher aucune de celles qu’ils célébraient chacun en particulier, ils en instituèrent de nouvelles. De ce nombre est la fête des Matronales[55], hommage rendu aux femmes en reconnaissance de la paix, et celle des Carmentales. Carmenta, s’il faut en croire quelquesuns, est la parque qui préside à la naissance des hommes ; et c’est pour cela que les mères lui vouent un culte. D’autres disent qu’elle était la femme de l’Arcadien Évandre, une prophétesse inspirée, qui prononçait des oracles en vers : on la surnomma Carmenta, du mot latin carmina, pièces de vers : son nom propre était Nicostrata, point sur lequel tous sont d’accord. D’autres cependant disent, avec plus de vraisemblance, que Carmenta signifie privée de sens, et désigne le délire de l’enthousiasme prophétique ; car, en latin, carere veut dire être privé de, et mens, entendement.

Nous avons déjà parlé de la fête des Palilies. Celle des Lupercales, à en juger par le temps où elle se célèbre, est une fête d’expiation : c’est un des jours néfastes du mois de février ; et le nom même de ce mois signifie expiatif. Ce jour s’appelait anciennement Februata. Le nom de Lupercales veut dire fête des loups : cela prouve, pense-t-on, qu’elle est très-ancienne, et qu’elle date des Arcadiens, compagnons d’Évandre. Ce n’est pas là une raison. Ce nom peut venir de la louve qui allaita Romulus ; et, en effet, nous voyons que les Luperques commencent leurs courses à l’endroit même où Romulus, dit-on, fut exposé. Au reste, il y a des pratiques qui sont loin d’éclaircir la question d’origine : on égorge des chèvres ; on fait approcher deux jeunes gens de noble maison ; des sacrificateurs leur touchent le front avec un couteau ensanglanté, et d’autres, à l’instant même, le leur essuient avec de la laine imbibée de lait. Une fois essuyés, les jeunes garçons sont obligés de rire. Puis les Luperques taillent en lanières les peaux des chèvres ; et, courant tout nus, avec une simple ceinture de cuir, ils frappent de leurs courroies tous ceux qu’ils rencontrent. Les jeunes épouses ne fuient pas ces coups, persuadées de leur bienfaisante influence sur la fécondité des femmes et sur les accouchements. Enfin, une autre particularité de cette fête, c’est que les Luperques sacrifient un chien. Un certain Butas[56] a fait des vers élégiaques sur les coutumes des Romains ; mais ses origines ne sont que fables. Il dit que Romulus, après avoir vaincu Amulius, courut, transporté de joie, jusqu’au lieu où, petits enfants, la louve leur avait donné la mamelle ; que cette fête est une imitation de sa course, et que les jeunes gens de noble maison courent,

Frappant devant eux, comme, l’épée à la main,
S’élançaient d’Albe Romulus et Rémus
[57].

Il ajoute que la cérémonie de toucher le front avec un couteau ensanglanté est une allusion au carnage et aux périls de cette journée. Pour l’ablution de lait, elle rappellerait la première nourriture des deux frères.

Caïus Acilius[58] raconte qu’avant la fondation de Rome, Romulus et son frère perdirent un jour la trace de leur troupeau ; qu’après avoir fait leur prière au dieu Faune, ils se dépouillèrent de leurs habits, pour courir à la recherche sans être incommodés par la chaleur, et que c’est pour cela que les Luperques courent tout nus. Quant au chien immolé dans la fête, on pourrait dire, si cette fête est réellement un jour d’expiation, que c’est à titre de victime propre à purifier : en effet, les Grecs eux-mêmes se servent de ces animaux pour de semblables sacrifices ; et rien n’est fréquent chez eux comme les Périscylacismes[59]. Si c’est un acte de reconnaissance envers la louve qui nourrit et sauva Romulus, ce n’est pas sans raison qu’on immole un chien, l’ennemi né des loups : peut-être aussi punit-on cet animal de ce qu’il trouble les Luperques dans leurs courses.

On dit que Romulus institua le culte du feu sacré, et qu’il en confia le sacerdoce à des vierges nommées Vestales. D’autres rapportent cet établissement à Numa, tout en convenant que Romulus fut un homme très-pieux, qui même se connaissait dans l’art des augures, et qui portait le lituus augural : c’est une baguette recourbée par le bout, dont on se sert, au moment d’observer les oiseaux, pour déterminer les régions du ciel. On la gardait avec soin dans le Palatium : elle fut perdue à la prise de Rome par les Gaulois ; mais, après l’expulsion des barbares, on la retrouva sous un monceau de cendres, sans qu’elle fût endommagée par le feu, qui avait tout détruit, tout gâté aux environs.

Entre les lois que fit Romulus, il y en a une qui paraît très-dure : c’est celle qui, en défendant aux femmes de quitter leurs maris, autorise les maris à répudier leurs femmes, pour crime d’empoisonnement, pour supposition d’enfants[60], possession de fausses clefs, et pour adultère. Si un mari répudiait sa femme pour toute autre cause, la moitié de ses biens devait être dévolue à la femme, l’autre moitié consacrée à Cérès ; et le mari était tenu d’offrir un sacrifice aux dieux infernaux.

Romulus, chose étrange ! n’a porté aucune peine contre le parricide ; et ce nom de parricide, il le donne à toute espèce d’homicide : il regardait apparemment l’homicide comme un forfait exécrable, et le parricide comme impossible. Pendant des siècles, l’expérience justifia l’omission de Romulus. En effet, six cents ans s’écoulèrent sans qu’on eût vu se commettre à Rome rien qui ressemblât à un parricide. Lucius Hostius en donna le premier exemple ; et c’était après la guerre d’Annibal. Mais c’en est assez sur cette matière.

Il y avait cinq ans que Tatius régnait, lorsque quelques-uns de ses parents et de ses amis, ayant rencontré une députation qui venait de Laurente[61] à Rome, essayèrent de faire main-basse sur le butin des voyageurs. Ceux-ci résistèrent, et se mirent en état de défense ; mais ils furent massacrés. Romulus voulait que les auteurs de ce forfait atroce fussent livrés à l’instant au supplice ; mais Tatius rejetait ce parti, et cherchait à traîner l’affaire en longueur. C’est la seule occasion où on les ait vus en dissentiment déclaré : jusque-là ils s’étaient conduits avec la plus grande modération, et toujours ils avaient agi de concert. Les parents des victimes, désespérant d’obtenir justice, à cause de Tatius, se jetèrent sur lui, un jour qu’il faisait, avec Romulus, un sacrifice dans Lavinium[62], et ils le tuèrent. Pour Romulus, ils rendirent hommage à son équité, en le reconduisant avec des acclamations. Romulus emporta le corps de Tatius, lui fit des obsèques convenables à son rang, et l’ensevelit sur le mont Aventin, près du lieu appelé Armilustrium[63] ; mais il ne s’occupa nullement de venger sa mort. Quelques historiens racontent que les Laurentins effrayés lui livrèrent les meurtriers de Tatius, et qu’il les laissa aller, disant que le meurtre avait été payé par le meurtre. Cette conduite fit soupçonner et dire qu’il était bien aise d’être délivré d’un collègue. Toutefois il n’en résulta aucun trouble dans les affaires, et les Sabins n’en prirent pas occasion de se mutiner contre lui. Les uns, par amour pour sa personne, les autres, par crainte de sa puissance, d’autres enfin, parce qu’ils le regardaient comme un dieu, persévérèrent dans leurs sentiments de respect et d’admiration. Il y eut même plus d’un peuple étranger qui rendit à Romulus ce tribut d’honneur. Ainsi les anciens Latins députèrent vers lui, pour faire, avec les Romains, un traité d’alliance et d’amitié. Ce fut par surprise, selon quelques-uns, qu’il prit Fidènes, ville voisine de Rome : il aurait d’abord envoyé des cavaliers, avec ordre de briser les gonds des portes ; puis il se serait montré lui-même à l’improviste. D’autres disent que les Fidénates avaient fait les premiers des incursions sur le territoire de Rome, et dévasté outrageusement tout le pays et le faubourg même. Romulus, qui leur avait dressé une embuscade, tomba sur eux à leur retour, et il prit leur ville. Il ne la ruina point pourtant, ni ne la rasa : il y établit une colonie romaine, et il y envoya, le jour des ides d’avril[64], deux mille cinq cents citoyens pour l’habiter.

Peu de temps après, Rome lut frappée d’une peste qui causait la mort subitement et sans maladie. Elle s’étendit sur les arbres et sur les troupeaux, et elle les frappa de stérilité ; même il plut du sang dans la ville, de sorte qu’aux calamités qu’on avait à subir, se joignit une frayeur superstitieuse. Mais, lorsqu’on vit Laurente affligée des mêmes fléaux, on ne douta plus que ce ne fût le courroux céleste qui s’appesantissait sur les deux villes, pour punir le meurtre de Tatius et celui des députés. En effet, les assassins livrés de part et d’autre, on vit manifestement le mal perdre de son intensité. Romulus purifia Rome et Laurente, par des expiations, que l’on fait, dit-on, aujourd’hui encore, près de la porte Férentine[65].

Avant que la peste eût cessé, les Camériens[66] étaient venus assaillir les Romains, et faire des incursions par leur pays, s’imaginant qu’ils souffraient trop de la peste pour pouvoir se défendre. Romulus, sans perdre un instant, marcha contre eux, les défit, en laissa six mille sur la place ; et, s’étant rendu maître de la ville, il fit transférer à Rome la moitié des survivants, et il envoya, à Camérium, deux fois autant de Romains qu’il y avait laissé d’habitants. C’était le jour des calendes d’août[67]. Il n’y avait guère que seize ans que Rome était bâtie ; et voilà comment la population déjà surabondait ! Parmi les dépouilles de Camérium, il se trouva un char de bronze, à quatre chevaux. Romulus le consacra dans le temple de Vulcain, et il fit dresser dessus sa propre statue, couronnée par là Victoire[68].

Ce rapide accroissement de puissance força à ployer sous lui les plus faibles des voisins de Rome, trop contents qu’il voulût bien les laisser en paix. Ceux qui étaient forts furent saisis de crainte et d’envie, et sentirent que Romulus n’était pas un ennemi à mépriser ; qu’il fallait s’opposer à ses progrès, et réprimer son ambition. Maîtres d’un territoire étendu et d’une ville considérable, les Véiens, peuple d’Étrurie, furent les premiers à commencer la guerre. Ils demandèrent qu’on leur rendît Fidènes, comme une ville qui leur appartenait : prétention non-seulement injuste, mais ridicule, de la part de gens qui n’avaient porté aucun secours aux Fidénates en danger et aux prises avec les Romains, de venir, après avoir laissé tuer les personnes, réclamer les maisons et les terres, dont d’autres avaient maintenant la possession. Renvoyés avec mépris par Romulus, ils se partagèrent en deux corps, dont l’un vint attaquer les troupes romaines de Fidènes, et l’autre Romulus. À Fidènes, ils eurent l’avantage, et ils tuèrent deux mille Romains ; mais l’autre corps d’armée fut battu par Romulus, et perdit plus de huit mille hommes. Il y eut, près de Fidènes, une seconde action, où presque tout le succès, de l’aveu de tout le monde, fut l’œuvre de Romulus, qui déploya autant d’adresse que de courage, et qui fit paraître une force et une agilité plus qu’humaines. Mais ce qu’ont dit quelques-uns, que, de quatorze mille hommes qui restèrent sur le champ de bataille, Romulus en tua, de. sa propre main, plus de la moitié, est une pure fable, un récit impossible à croire. En effet, on taxe les Messéniens d’exagération pour avoir dit qu’Aristomène offrit trois fois le sacrifice de l’hécatomphonie[69], parce qu’il avait tué trois cents Lacédémoniens en trois combats. Romulus ne s’amusa pas à poursuivre les Véiens en déroute : il marcha droit à Véies ; et les habitants, consternés d’un si grand échec, ne firent aucune résistance. Ils obtinrent, par leurs prières, un traité de paix et d’alliance pour cent ans, à condition de livrer aux Romains une portion considérable de leur territoire, appelée Septempagium, c’est-à-dire la septième portion[70], et de leur céder les salines voisines du fleuve. Ils donnèrent pour otages cinquante de leurs principaux citoyens. Après cette victoire, Romulus triompha le jour des ides d’octobre[71], traînant après lui un grand nombre de prisonniers, entre autres le général des Véiens, homme déjà vieux, et qui, dans cette occasion, s’était conduit à l’étourdie, et non point avec l’expérience de son âge. De là vient qu’encore aujourd’hui, dans les sacrifices de victoire, on conduit au Capitole, par la place publique, un vieillard vêtu de la prétexte, et portant au cou la bulle des enfants. Le héraut crie : Sardiens à vendre ! parce que les Étrusques passent pour une colonie venue de Sardes en Lydie : or, Véies est une ville étrusque.

Ce fut la dernière guerre de Romulus. Dès ce moment, il ne sut pas éviter l’écueil ordinaire, sauf de rares exceptions, à ceux qui ont été portés, par de grandes et merveilleuses faveurs de la Fortune, au faîte de la puissance et des honneurs. Enflé de ses succès, plein d’une orgueilleuse confiance en lui-même, il se défit de son affabilité populaire, et il se laissa aller aux manières odieuses d’un despote. On fut choqué du faste de ses habits. Vêtu d’une tunique de pourpre, il portait, par-dessus, la toge prétexte. Il donnait ses audiences assis sur un siège renversé, et entouré de ces jeunes gens qu’on appelait Célères, à cause de leur promptitude à exécuter ses ordres. D’autres marchaient devant lui, armés de bâtons, avec lesquels ils écartaient la foule, et ceints de courroies dont ils garrottaient incontinent ceux qu’il ordonnait d’arrêter. C’est du mot latin ligare, qui signifiait autrefois lier, et qui a été remplacé depuis par alligare[72] que ces porteurs de verges sont appelés licteurs, et faisceaux les baguettes dont ils se servent dans leurs fonctions. On peut dire, toutefois, que c’est de l’ancien mot liteurs qu’on a fait licteurs, par l’interposition de la lettre c : liteurs, c’est notre grec liturges, officiers publics[73], Encore aujourd’hui, les Grecs emploient léïtos pour dire le peuple ; et laos est la populace.

À la mort de Numitor son aïeul, Romulus avait le droit de régner dans Albe ; mais il fut généreux envers ce peuple : il lui laissa le gouvernement de ses affaires, et se réserva seulement de nommer, tous les ans, un magistrat pour rendre la justice aux Albains. C’était éveiller, chez les puissants de Rome, le désir d’un État indépendant et sans roi, où ils pussent commander et obéir tour à tour. Les patriciens n’avaient aucune part aux affaires ; leur dignité n’était qu’un vain titre et une distinction honorifique : on les appelait au conseil par coutume, plutôt que pour y délibérer. Là, ils écoutaient en silence les ordres du roi ; et l’unique avantage qu’ils eussent sur le vulgaire, c’était d’être instruits les premiers de ce qui avait été décidé. Mais il y eut quelque chose qui les blessa bien davantage : Romulus, de sa seule autorité, et sans leur approbation, sans même les avoir consultés, distribua aux soldats les terres conquises, et rendit aux Véiens leurs otages.

Cette conduite fut, aux yeux du sénat, le comble de l’injure. Aussi ne manqua-t-on point de soupçonner les sénateurs d’un crime, et de les en accuser, quand Romulus, quelque temps après, eut subitement disparu. Quoi qu’il en soit, Romulus disparut le jour des nones de juillet[74], comme ce mois se nomme aujourd’hui, de Quintilis, comme on disait alors.

Tout ce qu’on sait sur cette mort, et le seul point sur lequel on s’accorde, c’est qu’elle est arrivée ce jour-là. En effet, il s’y pratique, maintenant encore, plusieurs cérémonies qui rappellent cet événement. Au reste, on ne doit pas s’étonner de cette incertitude. Quand Scipion l’Africain[75] lui-même fut trouvé mort après son souper, on ne put jamais ni connaître ni déterminer le genre de sa mort. Les uns disent que, valétudinaire et de faible complexion, il avait été pris d’une subite défaillance ; les autres, qu’il s’était empoisonné lui-même ; enfin, on croit que ses ennemis entrèrent chez lui pendant la nuit, et qu’ils l’étouffèrent. Et pourtant le corps de Scipion fut exposé à la vue du public, et chacun put y démêler les indices, y reconnaître les traces du genre de mort ; tandis que Romulus disparut tout à coup, sans qu’il restât aucune partie de son corps, aucun lambeau de son vêtement. Aussi a-t-on conjecturé que les sénateurs s’étaient jetés sur lui, dans le temple de Vulcain, et l’avaient mis à mort ; qu’ils avaient partagé le corps en morceaux, et que chacun en avait emporté, sous sa robe, une partie. D’autres ont dit que la disparition n’eut lieu ni dans le temple de Vulcain, ni en présence des seuls sénateurs, mais que Romulus tenait ce jour-là une assemblée du peuple hors de la Ville, près du marais de la Chèvre. Une tempête effroyable, impossible à décrire, se déchaîna soudain, et il se fit dans les airs une révolution étrange : la lumière du soleil s’éclipse ; la nuit se répand sur la terre, mais non le calme et le repos ; car on n’entendait de toutes parts que grands éclats de tonnerre, que vents impétueux soufflant avec violence. La foule, effrayée, se dispersa ; mais les sénateurs se rapprochèrent les uns des autres. Quand l’orage fut passé, et que le jour eut repris sa lumière, le peuple revint à l’assemblée. Son premier soin fut de s’inquiéter du roi, de s’informer où il était ; mais les sénateurs empêchèrent toute recherche et tout examen. Ils ordonnèrent à tous les Romains d’honorer Romulus, et de lui rendre un culte. « Romulus, dirent-ils, vient d’être enlevé parmi les dieux. C’était un roi doux et humain : ce sera pour vous une divinité propice. » La multitude les crut sur parole : ravie de joie et pleine d’espérance, elle se retira, en adorant le nouveau dieu. Mais il y en eut qu’animaient le ressentiment et la vengeance, et qui s’enquirent de la vérité du fait. Ils causèrent de vives inquiétudes aux sénateurs, en les accusant d’être les meurtriers du roi, et de chercher à couvrir leur crime par des contes ridicules.

Les choses étaient dans cette agitation, quand un des plus nobles patriciens, un homme dont tous estimaient la vertu, Julius Proculus, le confident et l’ami de Romulus, et l’un de ceux qui l’avaient suivi d’Albe à Rome, vint dans la place publique, et là, en présence de tout le peuple, jura, la main sur les autels, que, chemin faisant, il avait vu Romulus apparaître, plus grand et plus beau que jamais, et couvert d’armes brillantes comme le feu ; qu’à cet aspect, saisi d’effroi, il s’était écrié : « O roi, que t’avons-nous fait ? et pourquoi nous as-tu quittés, en nous exposant à d’injustes et perverses accusations, et en laissant la ville orpheline plongée dans un deuil inexprimable ? » Romulus lui avait répondu : « Les dieux l’ont voulu, Proculus. Après avoir vécu si longtemps avec les hommes, et bâti une ville qui surpassera toutes les autres en puissance et en gloire, fils du ciel je devais retourner habiter le ciel. Adieu ! va dire aux Romains qu’ils ont, dans la tempérance et le courage, les sûrs moyens de s’élever au faîte de la puissance humaine. Pour moi, sous le nom de Quirinus, je serai votre dieu tutélaire. » Les Romains crurent à ce récit, sur la foi du caractère de Proculus et du serment qu’il avait fait ; tous, d’ailleurs, se sentirent saisis d’une émotion indicible et d’une sorte d’inspiration divine ; personne ne pensa à contredire ; et, renonçant à leurs soupçons, tous se mirent à prier Quirinus, et à l’invoquer comme un dieu.

Cette histoire ressemble fort à ce que content les Grecs d’Aristéas le Proconésien, et de Cléomède d’Astypalée. Aristéas étant mort dans la boutique d’un foulon, ses amis s’y transportèrent, pour enlever le corps ; mais le corps avait disparu. Des gens qui arrivaient de voyage dirent qu’ils avaient rencontré Aristéas, faisant route vers Crotone. Pour Cléomède, c’était un homme d’une taille et d’une force extraordinaires, mais sujet à des accès de démence et de fureur, pendant lesquels il s’était souvent porté à des actes de violence. Un jour, il entra dans une école d’enfants, et il rompit par le milieu, d’un coup de poing, la colonne qui soutenait le comble : le toit s’écroula, et tous les enfants furent écrasés. Cléomède, voyant qu’on courait après lui, se jeta dans un grand coffre, qu’il ferma, et dont il tint le couvercle si fortement, que plusieurs personnes, en réunissant leurs efforts, ne purent venir à bout de l’arracher. Il fallut briser le coffre ; mais on n’y trouva point l’homme, ni vif ni mort. L’étonnement fut extrême, et l’on envoya consulter l’oracle de Delphes. Voici ce que leur dit la Pythie :

Cléomède d’Astypalée est le dernier des héros.

On débite aussi que le corps d’Alcmène disparut, comme on le portait au bûcher, et qu’il ne se trouva sur le lit qu’une pierre.

Il y a bien d’autres contes, non moins invraisemblables, où l’on a voulu faire partager, à ce qui est mortel dans la nature, l’immortalité des dieux. Sans doute, refuser tout caractère divin à la vertu, c’est impiété et basse jalousie ; mais confondre la terre avec le ciel, c’est pure sottise. Tenons-nous-en à ce qui est certain, et disons, avec Pindare : Le corps de tous les êtres obéit à la mort toute-puissante ; mais il reste une image qui vit durant l’éternité : c’est là tout ce qui nous vient des dieux. Oui, c’est d’eux que nous tenons cette partie de notre être ; et c’est auprès d’eux qu’elle retourne, non pas avec le corps, mais après qu’elle a été débarrassée du corps, qu’elle s’en est complètement séparée, et que, devenue pure et chaste, il ne lui reste rien de la chair mortelle. L’âme sèche, dit Héraclite, est la plus parfaite, et elle s’élance du corps comme l’éclair de la nue ; mais celle qui s’est détrempée avec le corps, et qui s’est rendue toute charnelle, semblable à une épaisse et ténébreuse vapeur, s’enflamme difficilement, et s’élève avec peine. Gardons-nous donc d’envoyer au ciel avec l’âme, contre leur nature, les corps des hommes vertueux, mais seulement leurs vertus et leurs âmes : c’est par là que naturellement, en vertu des lois d’une justice divine, ils ne manqueront pas, croyons-le bien, d’être changés d’hommes en héros, de héros en génies. Et, quand il y a pacification parfaite et complète sanctification ; quand ils ont fui, comme les nouveaux initiés, toutes les passions, tous les désirs d’une chair terrestre et mortelle, alors ils sont mis au rang des dieux, non par un décret public, mais en réalité, et pour cause légitime, et ils jouissent de la condition la plus belle et du suprême bonheur.

Le surnom de Quirinus, donné à Romulus, a, selon les uns, la même signification que le nom de Mars. D’autres le font venir de celui de Quirites, que portent les Romains. Suivant d’autres, enfin, les anciens nommaient quiris le fer d’une pique ou la pique même, et Quiritis la statue de Junon, qu’on portait au bout d’une pique. On appelait Mars la pique consacrée dans le palais du roi ; et ceux qui s’étaient distingués dans les combats recevaient une pique pour prix de leur valeur. Romulus fut donc surnommé Quirinus, parce qu’il était un favori de Mars, ou bien encore un dieu armé de la pique. Il y a un temple dédié à ce dieu sur la colline appelée, de son nom, le mont Quirinal.

Le jour auquel il disparut s’appelle Fuite du peuple, et nones Capratines[76], parce qu’on fait, ce jour-là, un sacrifice hors de la ville, près du marais de la Chèvre : la chèvre, en latin, se dit capra. Quand on sort pour le sacrifice, on prononce à hauts cris un certain nombre de noms romains, tels que Marcus, Lucius, Caïus, pour imiter ce qui se passa à cette déroute, et comment ils s’appelaient les uns les autres, dans leur trouble et leur frayeur. Suivant d’autres, ce n’est pas l’imitation d’une fuite, mais de l’empressement de gens qui font diligence ; et voici la raison qu’ils donnent. Quand les Gaulois, qui s’étaient rendus maîtres de Rome, en eurent été chassés par Camille, la ville avait bien de la peine à se remettre de l’état d’épuisement où elle était réduite. Plusieurs peuples du Latium marchèrent en armes contre elle. Livius Postumius, qui les commandait, vint camper en vue de Rome, et il envoya dire, par un héraut, que les Latins voulaient renouer l’ancienne alliance, qui commençait à s’affaiblir ; qu’il fallait que les deux nations s’unissent entre elles par de nouveaux mariages : si on leur envoyait un certain nombre de filles et de jeunes veuves, il y aurait paix et amitié, comme autrefois on s’était accommodé, et aux mêmes conditions, avec les Sabins. À cette proposition, les Romains se troublèrent. Si, d’un côté, ils craignaient la guerre, ils voyaient, de l’autre, que, livrer des femmes, c’était se mettre sous la dépendance absolue des Latins, Dans cette perplexité, une esclave nommée Philotis, ou Tutola, selon d’autres, vint leur conseiller de ne prendre ni l’un ni l’autre parti, mais d’employer la ruse, pour éviter et de faire la guerre, et de livrer de pareils otages. La ruse consistait à envoyer aux ennemis Philotis elle-même, avec les plus belles esclaves, vêtues en femmes de condition libre : la nuit, Philotis élèverait, du camp des ennemis un flambeau allumé ; les Romains alors sortiraient en armes, et ils surprendraient les Latins endormis. Le projet fut adopté, et les ennemis donnèrent dans le piège. Philotis éleva le flambeau, du haut d’un figuier sauvage. Elle avait étendu par-derrière elle des couvertures et des tapis, afin que les ennemis ne pussent voir la lumière, tandis qu’elle brillerait aux yeux des Romains. Dès que ceux-ci l’aperçurent, à l’instant ils sortirent, fort empressés, et, afin de s’animer encore, s’appelant les uns les autres à plusieurs reprises. Ils surprirent les ennemis à l’improviste, et les taillèrent en pièces. C’est pour conserver le souvenir de cette victoire qu’ils célébreraient la fête de la Fuite du peuple ; et ils appelleraient ce jour les nones Capratines, du mot caprificus, qui signifie, chez les Romains, un figuier sauvage. Ce jour-là, on donne aux femmes un festin hors de la ville, à l’ombre de branchages de figuier. Les servantes vont quêtant à la ronde, et folâtrant ; puis elles se frappent et se jettent des pierres, pour imiter celles qui vinrent alors en aide aux Romains dans la bataille, et combattirent à leurs, côtés. Mais peu d’historiens admettent cette tradition. Au reste, cette manière de s’appeler les uns les autres en plein jour, cette sortie de la ville pour aller sacrifier près du marais de la Chèvre, s’accordent mieux, ce semble, avec la première opinion ; à moins, toutefois, que les deux événements ne soient arrivés au même jour, à des époques différentes[77].

Quoi qu’il en soit, Romulus disparut d’entre les hommes, à l’âge de cinquante-quatre ans, et dans la trente-huitième année de son règne.



  1. Le mot grec ῥώμη signifie force.
  2. C’est ainsi que Plutarque nomme le frère de Romulus ; mais les auteurs latins l’appellent Rémus.
  3. Suivant Dacier, il faudrait lire Thémis.
  4. Écrivain inconnu.
  5. Presque aussi peu connu que Promathion. Péparèthe était une des Cyclades.
  6. Le plus ancien des historiens latins, contemporain d’Annibal, et qui avait écrit des Annales, dont il ne reste presque rien. Mais les récits de Fabius se retrouvent, et fort embellis sans doute, dans l’admirable ouvrage de Tite-Live.
  7. Picus, un des anciens rois du Latium, que les Romains adoraient comme des dieux, passait pour avoir été changé en pivert.
  8. Ou plutôt Larentalia et Larentinalia.
  9. Du mot velum, voile.
  10. Colonie d’Albe, dans le Latium, à douze milles de Rome.
  11. Ruma. Voyez plus haut.
  12. Le mot manipulus signifie proprement poignée, boite, javelle, etc.
  13. Plutarque est le seul qui parle de cette divinité, et son erreur est évidente. Il y avait un temple et un asyle, voilà tout, mais pas de dieu Asyle.
  14. C’était un fort sur le mont Palatin.
  15. Ici Plutarque suit l’orthographe ordinaire : d’après le nom qu’il donne à Rémus, il faudrait Romonium. D’autres désignent l’emplacement choisi par Rémus tout le nom de Rémurie ou Rémorie.
  16. Ce mot semble une contraction de reginarium, qui peut signifier habitation royale.
  17. Vers tiré d’une pièce aujourd’hui perdue.
  18. Pomaerium, c’est-à-dire post-mœrum ou post-murum.
  19. Le 21 avril. C’était en l’an 753 avant J.-C, suivant l’opinion la plus probable et la plus généralement reçue.
  20. La fête, consacrée par le christianisme, se célèbre toujours.
  21. C’était la fête des bergers. Palès était la déesse des pâturages.
  22. C’est-à-dire les commencements de mois. Les Grecs suivaient le système lunaire.
  23. C’est le mois Élaphébolion, correspondant en partie au mois d’avril.
  24. Il était, suivant d’autres, de Claros ou de Colophon.
  25. Le contemporain et l’ami de Cicéron.
  26. Legio à legendo ; le mot lego signifie choisir.
  27. Cette dernière étymologie est la seule qui soutienne l’examen : patres et patricii sont des mots qui portent leur explication en eux-mêmes.
  28. C’est l’historien Fabius Pictor.
  29. Historien latin qui vivait environ un siècle avant J.-C.
  30. Le fils du roi de Mauritanie vaincu par César. Il fut élevé à Rome, et le fit estimer comme historien.
  31. D’un mot grec qui signifie assemblée.
  32. Auteur d’une Histoire des Ombriens, mais qui est d’ailleurs inconnu.
  33. J’ignore si cet écrivain est connu autrement que par la mention de Plutarque.
  34. Je suis la leçon οὕτω τότε. La leçon vulgaire οὔπω donne un sens inadmissible, et en contradiction avec plusieurs passages de Plutarque même.
  35. Cette origine est plus que douteuse. Les Sabins étaient tout simplement des montagnards, et, comme tels, des hommes habitués à une vie sobre et dure et à tous les genres de courage.
  36. Ou plutôt du mot ferre, fero, porter.
  37. L’étymologie proposée par Plutarque est fausse.
  38. C’est l’historien Denys d’Halicainasse.
  39. C’est-à-dire Tarquin l’Ancien.
  40. Celui dont Plutarque a écrit la Vie.
  41. C’est-à-dire, ici, l’empereur Auguste.
  42. Orateur romain contemporain du vieux Caton.
  43. Ce n’est plus le célèbre capitaine. Celui-ci se nommait Antigonus Caristius, et il vivait sous Ptolémée Philadelphe. Il avait écrit une Histoire d’Italie et un recueil d’Histoires merveilleuses.
  44. Poëte grec, d’ailleurs fort peu connu, qui avait composé une Histoire d’Italie en vers.
  45. Le lac, selon Tite-Live, devait son nom au dévouement d’un citoyen romain qui s’y était jeté pour obéir à un oracle ; et Varron dit qu’on l’appela Curtius, parce qu’un consul de ce nom l’avait entouré d’un mur.
  46. C’est-à-dire du nom de la ville de Cures.
  47. Plutarque dit κομίρε. Il est probable, en effet, que la forme primitive de ce verbe fut cumire ou comire. Mais le Comice ne dut son nom qu’aux élections qui s’y faisaient du temps de la république.
  48. Ces nombres sont un peu exagérés : il γ eut rarement des légions de six mille fantassins, et elles n’eurent jamais plus de quatre cents chevaux.
  49. On peut croire ce qu’on veut de cette dernière étymologie.
  50. Junon, ainsi nommée à cause d’un avertissement salutaire qu’elle avait donné aux Romains : monere signifie avertir.
  51. D’autres disent qu’il voulait marquer l’espace pour un augure.
  52. Jules César.
  53. Voyez plus bas dans ce volume.
  54. C’est-à-dire un bouclier rond.
  55. On la célébrait au printemps. Le nom de matrones était la qualification des femmes mariées, et se prenait toujours en bonne part.
  56. Poëte grec, inconnu d’ailleurs.
  57. Le poëte, ici, dit Remus et non pas Romus.
  58. Caïus Acilius Glabrio, qui fut tribun du peuple l’an de Rome 556. Il avait écrit en grec une histoire de Rome intitulée Annales.
  59. C’est-à-dire les sacrifices de chiens, conduits d’abord en cérémonie.
  60. J’ai adopté la correction qui fait dépendre τέκνων de ὑποβολῇ. Quant à la qualification de très-dure, σφοδρός, que Plutarque donne à la loi, c’est sans doute parce que tout l’avantage était du côté du mari.
  61. Ville du Latium, à seize kilomètres de Rome.
  62. Ou Lanuvium, autre ville du Latium, voisine de la précédente.
  63. Ainsi nommé parce qu’on y purifiait les troupes.
  64. C’est-à-dire le 13 du mois.
  65. C’est-à-dire la porte par où on allait à Férentum, ville du Latium.
  66. Habitants de Camérium, dans le Latium.
  67. C’est-à-dire le 1er du mois.
  68. Denys d’Halicarnasse dit qu’il fit dresser sa statue à côté du char.
  69. C’est-à-dire le sacrifice en reconnaissance de cent hommes tués.
  70. Cette explication est un faux sens : septempagium veut dire les sept bourgs ou les sept villages. Plutarque s’est souvent trompé sur la signification des expressions latines ; car, de son propre aveu, il ne connaissait qu’imparfaitement la langue des Romains.
  71. Au mois d’octobre, les ides étaient le 15.
  72. En réalité, le mot ligare ne tomba point en désuétude, et il s’employait concurremment avec alligare.
  73. La première étymologie est la plus vraie.
  74. C’est-à-dire le 7 du mois : les nones étaient huit jours avant les ides, et les ides de juillet étaient le 15, comme dans les mois de mai et d’octobre.
  75. Le deuxième Africain, fils de Paul-Émile.
  76. Ou plutôt Caprotines, suivant l’orthographe ordinaire.
  77. Tous les détails qui précèdent se retrouvent dans la Vie de Camille.