Vol de papillons/Le Fauteuil de ma Grand’Mère

La bibliothèque libre.

Le Fauteuil de ma Grand’Mère




A ussi loin que me reportent mes souvenirs d’enfance, je vois la grande croisée aux vitres étroites, s’ouvrant sur le jardin où je jouais insoucieuse avec ma petite sœur, ou nous poursuivions sous l’ardeur du soleil les papillons aux ailes brillantes. Une vigne l’entourait de ses rameaux serrés ; en automne de lourdes grappes pendaient devant elle, et montant sur les genoux de l’aïeule assise dans sa grande bergère, je me hissais jusqu’aux grains dorés et les mordais de mes dents pointues comme celles d’une jeune souris. La chambre était située au second étage, et non seulement de cette croisée on plongeait sur toutes les allées, sur la pelouse où traînaient les branches élégantes d’un jeune sapin, mais on apercevait à droite la colline chargée de pommiers, qui s’inclinait gracieuse, et la verdure des arbres de la côte plus lointaine qui fermait comme un rideau cette riante perspective.

J’avais cinq ans ; je m’asseyais chaque jour sur un petit tabouret aux côtés de ma grand’mère, je lui enfilais ses aiguilles avec une dextérité dont j’étais extrêmement fière, j’écoutais ses histoires, je lui en lisais même en ânonnant parfois quelque peu, mais la chère femme était indulgente et affirmait que la Belle au Bois dormant, prenait un intérêt tout nouveau, en passant par ma bouche.

Ce n’était pas une aïeule comme on en voit souvent, aux cheveux tout blancs, à la voix douce, à la taille courbée, avec quelque chose dans toute leur personne d’effacé comme un rêve ; non, celle-ci était très droite encore, et son tour de cheveux foncés donnait même une teinte un peu dure à son visage. Ce tour avait eu de cruelles péripéties, elle l’avait brûlé un jour en le faisant chauffer dans le four du poële, mais, ainsi qu’au couteau de Jeannot on fait remettre un manche, elle avait fait remplacer les boucles cuites et… c’était toujours le même. Je la vois encore coiffée d’un bonnet à fleurs, enveloppée d’un petit châle fond noir à fantastiques dessins verts et rouges, ses accessoires comme tabatière, mouchoir de poche, étui à lunettes déposés de chaque côté de sa bergère sur deux chaises ad hoc, où ils se rencontraient avec l’étui, le coton, les ciseaux, reprisant à grands points les torchons que Thérèse, notre cuisinière, était loin de ménager à son gré.

J’entrais dans cette chambre chaque matin, et m’avançant vers l’alcôve toujours sombre, je disais un timide : bonjour, grand’mère, puis je m’échappais au plus tôt.

À cette heure-là, j’accomplissais un devoir que je trouvais presque pénible, car mon imagination peuplait de gnômes plus ou moins effrayants les profondeurs de cette alcôve, et je songeais malgré moi, en contemplant ma grand’mère en bonnet de nuit, à l’une des fées des contes de Perrault ou de Madame d’Aulnoy, fées non pas malfaisantes, certes, mais un peu malicieuses pour ne pas dire despotes.

Dès que ma grand’mère était habillée, tout changeait, et elle devenait pour moi la fée la plus bienfaisante du monde.

J’accourais sans me faire prier, et contemplais toujours avec la même admiration la manière plus qu’originale dont elle faisait son lit. C’était encore l’époque des lits de plume, et chaque matin elle nivelait les inégalités du sien à l’aide d’une aune en bois noirci par l’usage, et qui restait en permanence à son chevet.

Je la regardais arroser ses pots de fleurs, essuyer les lourds chandeliers d’argent qui garnissaient sa cheminée, donner un coup de plumeau au guerrier casqué qui surmontait sa pendule, attiser le feu de troisième vicaire qui brûlait dans son foyer durant l’hiver, ou s’assurer pendant l’été que Jésus et la Samaritaine qui se parlaient éternellement sur le devant de cheminée, n’avait pas trop souffert de la fuite du temps, et je soupirais d’aise, lorsque tout inspecté, tout bien en place, elle me permettait de m’asseoir dans sa bergère, tandis qu’elle humait amoureusement la tasse de café au lait qu’on lui servait à heure fixe.

Cette bergère en velours d’Utrecht rouge, une vraie bergère Louis XVI, qui avait peut-être vu bien des marquises appuyer leurs têtes mignonnes sur son dossier mollet, m’intriguait singulièrement ; j’avais lu les « Contes à ma fille », et à l’instar du fauteuil du grand père, je me figurais qu’elle pourrait bien avoir un double fond ; aussi, lorsque je restais seule dans la chambre, je la tâtais de tous les côtés, m’imaginant qu’un ressort caché allait partir à l’improviste, et qu’une couronne de roses blanches, un bracelet, un éventail allait apparaître à mes regards charmés. Mais j’en fus pour mes recherches et pour ma curiosité, car je n’y découvris jamais, au grand jamais, la plus minuscule cachette.

Je touchais à ma huitième année lorsque se passa le fait suivant que je n’ai jamais oublié ; il est resté bien longtemps un de mes plus riants souvenirs d’enfance ; il s’y mêle aujours d’hui, lorsque ma pensée s’y reporte, une nuance très vive d’attendrissement.

J’avais comme compagnon de jeux un jeune garçon de douze ans nommé Henry Coustou ; c’était l’enfant le plus intelligent qui fut au monde ; doué pour la musique d’une remarquable façon, avec cela lutin et espiègle au possible. Nous nous plaisions beaucoup ensemble et notre plus grand bonheur, lorsque la pluie tombant à verse, nous empêchait de courir dans le jardin, était de regarder des livres d’images sur la table de ma grand’mère, dans la chambre de celle-ci, et sous sa haute surveillance. Henry me faisait sur chaque « bonhomme » un miraculeux boniment, et je riais aux grands éclats de ses impossibles histoires.

Un lundi de Pâques, il faisait un temps à ne pas mettre un dromadaire à la porte ; nous étions très absorbés dans notre distraction préférée, lorsque la vieille Rosalie, la bonne qui nous a vues naître, vint dire à ma grand’mère que la comtesse de Houtmar était au salon, et désirait vivement la voir.

On ne pouvait songer à laisser en plan madame la Comtesse, d’autant que ma mère était sortie, et mon père à ses affaires.

— Je descends, Rosalie, dit ma grand’mère, mais alors vous allez rester avec les enfants ?

— Oh ! impossible, madame, Hermance dort et je ne peux la quitter ; mais M. Henry est très raisonnable, et il fera bien attention à Berthe ; n’est-ce pas, M. Henry ?

— Cent fois oui, Rosalie ; vous pouvez en être sûre. Et voilà ma grand’mère et Rosalie qui sortent l’une derrière l’autre, la seconde suivant la première, comme dans la chanson des trois poules qui vont aux champs.

Henry m’expliquait avec sa malice habituelle l’histoire du géant Galifron ; lorsque, arrivé au moment où le prince Charmant épouse la Belle aux cheveux d’or, il me dit tout à coup :

— Quand tu seras grande, te marieras-tu, Berthe ?

— Mais certainement, toutes les demoiselles se marient, n’est-ce-pas ?

— Oh ! non, pas toutes… mais c’est que si tu te maries un jour, il y a longtemps que je veux te demander cela, voudras-tu de moi pour ton prince Charmant !

— Mais tu n’es pas du tout un prince charmant, puisque tu t’appelles Henry Coustou ?

— C’est une façon de parler cela, Berthe ; enfin, voudras-tu de moi pour ton mari quand tu seras grande ?

— Je ne sais pas trop ; tu es très gentil, mais tu n’as pas de moustaches.

— Oh ! mais, j’en aurai Berthe, je te promets que j’en aurai !…

— Bien sûr ? bien vrai ?

— Bien vrai, bien sûr…

— Alors, je pense que je me déciderai à t’épouser, mais tu seras très complaisant, tu m’aideras à habiller mes poupées, et tu me raconteras toujours des histoires ?

— Absolument tout ce que tu voudras, mais tu sais, c’est pour de bon que je demande cela ; tu n’oublieras pas ?

— Oh ! non, c’est bien promis !

— Attends, dit Henri, pour que je sois sûr que tu te souviendras de ta promesse, je vais faire comme mon grand cousin, le jour où il a demandé Mlle  Dinard en mariage ; c’était dans la forêt, tu sais, près de la vieille fontaine… j’étais assis sur l’herbe et j’entendais toutes leurs paroles.

— C’est juré, Marguerite, c’est pour la vie, disait mon cousin en lui prenant la main, et elle répondit : « C’est juré, c’est pour la vie ! » Alors, en souriant, il tira un couteau de sa poche, et grava sur un arbre un A et un M, Armand et Marguerite, puis au-dessous il dessina un cœur enflammé, et il ajouta : « Nous reviendrons voir cet arbre quand nous serons mariés… » et ils sont mariés, et je suis bien sûr qu’ils iront voir l’arbre..

Et, ce disant, Henry, tira vivement un canif de sa poche,

— Mais, Henry, que veux-tu faire ? lui dis-je, nous ne sommes pas dans la forêt il n’y pas d’arbres ici…

— C’est vrai, attends, je vais graver un B et un H sur le montant de la croisée.

— Malheureux ! et ma grand’mère qui l’a fait repeindre il y a un mois, mais elle nous mettrait à la cave pour sûr !…

Henry réfléchit une seconde, mais s’écria : « J’ai trouvé ! » et s’approchant derrière la bergère, il incrusta avec son canif sur le côté du montant en bois de droite, un H et un B qui avaient assez bonne façon.

— Mon Dieu, Henry, mais cela se verra, et…

— Non, non, sois bien tranquille… Ah ! le cœur à présent, puis les flammes, puis la date… Mais tandis qu’il commençait les premières arabesques destinées à faire flamber nos sentiments, le pas un peu pesant de ma grand’mère retentit dans l’escalier.

Broust !… leste et preste, le canif refermé, remis en poche, les deux enfants très tranquillement assis à regarder Saint-Eloi gourmander le brave Dagobert, tout cela se fit en moins de temps que je n’en mets à le dire.

Mon aïeule promena autour d’elle un regard investigateur, mais ne découvrant rien d’insolite, elle se déclara satisfaite, et nous octroya deux biscuits de Reims légèrement poussiéreux pour faire la dinette.

— Je finirai les flammes un autre jour, me dit tout bas Henry, en m’embrassant au départ, que cela ne t’empêche pas surtout de songer à ce que tu m’as promis !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut la dernière fois que nous jouâmes ensemble ; on l’envoya au collège dans une ville éloignée, je ne l’ai jamais revu. Ma grand’mère mourut six ou huit mois après ce jour-là ; je ne dirai rien des impressions lugubres de ces heures, elles se sont à jamais gravées dans ma mémoire !

Mes parents quittèrent le pays pour aller demeurer à Paris ; on vendit la vieille demeure et le jardin chéri que je regardais comme un paradis de délices ; on se défit aussi de plusieurs choses encombrantes, et au milieu d’elles, la vieille Rosalie, par une erreur qu’elle déplorait encore de longues années plus tard, laissa comprendre la grande bergère Louis XVI ! Je la regrettai vivement, j’y pensai longtemps avec amertume, mais ensuite le temps fit son œuvre, et j’avoue qu’un jour arriva, où je ne me souvenais plus que très vaguement de son existence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mon cher ami, j’ai vraiment du malheur ! Toutes les fois qu’à une vente je guigne un vieux meuble, bon ! un nouvel amateur arrive. Pan !… une surenchère, et comme avant tout je suis raisonnable, je reste Gros-Jean comme devant.

Mon mari, qui ne s’appelle pas Henry Coustou, car malgré mes serments j’ai manqué à la foi jurée, sourit dans ses moustaches (il en a), du petit air ironique qui lui est familier. Lorsque je me mets sur ce chapitre, là se bornent en général ses compliments de condoléances.

L’année dernière — il y a, hélas ! de longues années du lundi de Pâques dont il a été question plus haut, — je me promenais à Trouville même, sur la place du Marché, ne songeant à nulle autre chose qu’à regarder la mer splendide et le ciel azuré, lorsque j’entends derrière moi une voix qui crie : « À vingt francs… vingt francs… personne ne dit mot ?… C’est vu et entendu, à vingt francs ?… Adjugé. — Je me retourne brusquement et je vois sur une grande table plusieurs meubles d’une incontestable vétusté. Ah ! pour le coup, me dis-je, j’aurai bien du malheur si aujourd’hui, où il n’y a que trois chats à la vente, je ne réussis pas à quelque chose.

On détacha du petit tas un grand fauteuil qui me plaisait assez, le velours d’Utrecht rouge qui le garnissait était froissé, passé, mais non déchiré, le coussin du milieu ne manquait pas de plumes ; bref, il m’allait ce grand fauteuil.

— À cinq francs…

Cinq francs, me dis-je, risquons-nous ! Après des enchères successives à vingt-cinq centimes l’une, l’objet de mes désirs me fut adjugé pour dix francs ! Je triomphais !… Et vite un commissionnaire, vite portez-moi ceci à la maison.

J’accompagne le précieux meuble, et après avoir payé le porteur, je cours chercher mon mari et la vieille Rosalie encore ingambe malgré ses quatre-vingt-dix ans, pour leur faire admirer mon acquisition.

Mon seigneur et maître daigna trouver que je ne l’avais pas payé trop cher, j’étais enchantée, mais jugez des sentiments qui me bouleversèrent, lorsque je vis ma vieille bonne joindre les mains, et que je l’entendis s’écrier :

— Ah ! ciel de Dieu, ma fille, Jésus béni !… C’est le fauteuil de ta grand’mère !…

— Le fauteuil de ma grand’mère !… mais tu rêves, Rosalie…

— Oh ! que non, continua-t-elle en s’animant ; c’est bien cela, c’est bien lui, tout y est ; la forme des pieds, le dessin du velours, tout, jusqu’au morceau dépareillé du milieu du dossier !…

J’hésitais à le reconnaître, lorsque tout à coup ma mémoire s’illumina ; m’agenouillant près du vieux meuble, je cherchai tout émue la place où Henry avait tracé nos initiales, il y avait de si longs jours déjà ! Je les trouvai sans beaucoup de peine, effacées, mais bien reconnaissables encore ; au-dessous, le cœur se distinguait imperceptiblement ; mais la flamme unique que le canif de l’enfant avait incrustée, avait complètement disparu, et je ne pus m’empêcher de me dire en souriant avec mélancolie, tandis que je déposais un baiser sur la bergère de l’aïeule, qu’elle n’avait allumé qu’un feu de paille…

Noël-Bazan.