Voltaire d’après les travaux récens

La bibliothèque libre.
Voltaire d’après les travaux récens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 353-387).

VOLTAIRE
D’APRÈS LES TRAVAUX RÉCENS

I. Œuvres complètes de Voltaire, publiées par M. Louis Moland, 1877. — II. Voltaire, six conférences par M. D.-F. Strauss, 1876. — III. Voltaire et la société au dix-huitième siècle, par M. Gustave Desnoiresterres, 8 vol. — IV. Voltaire, by general E.-B. Hamley. 1878. Blackwood.

C’était vers 1739, non plus déjà dans les premiers jours, mais dans la première ardeur encore de cette mémorable correspondance entre un prince royal de Prusse et le plus fameux des beaux esprits français d’alors. De Berlin ou de Rheinsberg à Cirey, l’ordinaire entretenait un commerce de coquetterie réglée. Jamais amans du bel air, dans les ruelles d’autrefois, n’avaient échangé complimens mieux tournés, déclarations plus galantes ni madrigaux plus précieux. Frédéric était jaloux de la belle, de l’incomparable Emilie qu’il appelait assez irrévérencieusement « la Du Châtelet. » Voltaire maudissait par avance les grandes affaires et les soucis d’état, qui, tôt ou tard, menaçaient de ravir son prince aux lettres, aux petits vers et à la philosophie. Le futur conquérant de la Silésie, le héros cauteleux et retors qui devait un jour démembrer la Pologne, s’exerçait à réfuter Machiavel en attendant l’heure propice de le commenter par les armes. Et le même rare écrivain dont on a conçu l’étrange fantaisie de faire l’un des ancêtres de notre démocratie égalitaire fatiguait la souplesse de sa plume à chercher, pour un amour-propre royal, des flatteries inédites et des adulations qu’il n’eût encore prodiguées dans l’antichambre d’aucun cardinal ministre ou dans le boudoir d’aucune favorite régnante. Macaulay, que les usages de la franchise anglaise dispensent de ménager les termes, a recommandé quelque part la lecture de cette correspondance aux inexpérimentés qui voudraient « se perfectionner dans l’art ignoble de la flatterie. » Qui sut jamais, en effet, mieux flatter que Voltaire, plus hardiment, plus ingénieusement ? Les plus renommés courtisans du grand roi, les Dangeau, les La Feuillade ou les D’Antin, auprès d’Arouet ne sont que des novices, fades complimenteurs, apprentis qui s’essaient dans un art qui ne fait que de naître, et les pires tribuns du peuple, adulateurs grossiers, n’ont jamais trouvé, pour louer l’idole qu’ils méprisent autant qu’ils la redoutent, des accens plus pénétrans, une éloquence plus persuasive que Voltaire pour célébrer « le Trajan » qui régnait à Versailles, « le Salomon » du Brandebourg, ou sa rivale de pouvoir et de gloire, « la Sémiramis » du Nord. D’ailleurs ni Salomon, ni Sémiramis ne demeuraient en reste : il faut en convenir. Il n’a été donné ni à tous les rois, ni à toutes les impératrices d’avoir dans leur jeu politique un Voltaire : ceux-ci du moins, « Luc et Catau, » comme il les appelait dans ses accès de gaîté familière, eurent sur Trajan la supériorité de savoir s’en servir. Ils trompèrent ce grand trompeur, et sous la plume du philosophe les douloureux partages de 1772 devinrent pour l’Europe des encyclopédistes une époque dans l’histoire du fanatisme et une ère dans l’histoire de la tolérance.

Ce qui semble avoir d’abord conquis, séduit, enchanté Frédéric, c’est précisément ce qui n’a pas cessé d’étonner la postérité : l’universalité de Voltaire. « Je doute, lui écrivait-il, s’il y a un Voltaire dans le monde : j’ai fait un système pour nier son existence. Non, assurément, ce n’est pas un seul homme qui fait le travail prodigieux qu’on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l’élite de l’univers. Il y a des philosophes qui traduisent Newton, il y a des poètes héroïques, il y a des Corneille, il y a des Catulle, il y a des Thucydide, et l’ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire, comme l’action de toute une armée s’attribue au chef qui la commande. » On ne saurait mieux dire,. Il est vrai : qu’un seul homme ait pu suffire à tant de soins et d’occupations si diverses, une seule tête à tant d’idées, une seule main à tant d’œuvres, rien de semblable encore ne s’était rencontré ni depuis ne s’est retrouvé dans l’histoire, non, pas même en Samuel Reimarus, quoi que le docteur Strauss ait jadis essayé d’en faire croire à son altesse royale Alice, princesse de Grande-Bretagne et d’Irlande. Quel genre en effet n’a pas abordé Voltaire ? Quelle tâche n’a pas entreprise et menée jusqu’au bout sa prodigieuse activité ? Sans doute moins profond que les uns, nullement poète en dépit de quinze ou vingt volumes de vers, moins bienfaisant surtout que les autres, mais combien supérieur à tous, et sans excepter les plus grands, par la mobilité du génie, la diversité des œuvres et surtout l’étendue d’influence exercée sur son temps !

Toutefois il n’est peut-être besoin d’y regarder ni longtemps ni de très près pour soupçonner que cette grande activité n’a pas été véritablement féconde, ni même cette influence aussi souveraine qu’on le croirait d’abord. Sous tant de formes changeantes, et sous tant d’aspects multipliés, il n’est toujours qu’un seul Voltaire en scène. C’est comme un premier moment de surprise, d’éblouissement, d’illusion. Vingt personnages : un Newton, un Corneille, un Thucydide, un Catulle, selon le mot de Frédéric, ajoutons un homme du monde et presque un grand seigneur, un bel esprit de ruelles et de salons, un courtisan, un diplomate, un homme d’affaires, un journaliste, que sais-je encore ? un fabricant de bas de soie et de montres de Genève, un fondateur de villes, passent tour à tour sous nos yeux, mais,

… Variæ eludant species atque ora…


Ce sont autant d’ingénieux déguisemens qu’avec une incomparable prestesse le même acteur a revêtus tour à tour, non pas certes par amour de son art, ni surtout pour son plaisir, mais pour entendre retentir à son oreille le murmure des approbations mondaines et le tumulte des applaudissemens populaires, pour obéir à l’opinion de son siècle et parvenir à la dominer enfin à force de l’avoir flattée.

La société plus que libertine du Temple ou la cour licencieuse du régent ne demandent qu’un poète lauréat, comme on dirait en Angleterre, ou, comme dit le régent, « un ministre au département des niaiseries ? » trop heureux de racheter à ce prix ses premières incartades, le fils du bonhomme Arouet se présente et fait son entrée dans le grand monde par cette porte basse. Un public parisien, le plus amoureux du théâtre qu’il y ait eu peut-être dans l’histoire d’aucune littérature, cherche un poète favori qui remette en honneur l’antique tragédie tombée de Pradon en Campistron et de Campistron en Lamotte ? l’auteur d’Œdipe entre en lice et fait valoir bruyamment ses titres à l’héritage vacant. Les derniers tenans d’une vieille querelle se lamentent et déplorent qu’à l’éternel Homère des anciens les modernes ne puissent opposer un seul poète épique ? Voltaire compose la Henriade, sans négliger ce soin nécessaire d’en démontrer les beautés au lecteur français dans son Essai sur le poème épique. Les gens du monde et les femmes de cour se plaignent de ne pouvoir supporter la lecture de l’histoire dans les lourds in-folio de Scipion Dupleix ou de Mézeray ? l’Histoire de Charles XII paraît, qu’on se dispute comme un roman, bientôt suivie de l’Essai sur les mœurs. Le goût de la science et de la philosophie se répand, le siècle entier tourne à la physique, et les marquises donnent à la géométrie tout ce que les pompons leur laissent de loisir ? le châtelain de Cirey chante les cieux de Newton et disserte sur la Nature du feu. Le vent souffle à l’économie politique ? il écrit l’Homme aux quarante écus. L’irréligion gagne et de jour en jour se propage ? il écrit son Dictionnaire philosophique et lance le célèbre mot d’ordre. La révolution se prépare ? les brochures succèdent aux brochures, les diatribes aux pamphlets, et c’est encore lui qui partout porte les premiers coups. Ai-je bien dit, les premiers coups ? Non, car partout et toujours il attend que l’opinion soit faite et que de la complicité du public il puisse retirer un surcroît de gloire et de popularité ; le plus impitoyable railleur, le plus hardi, le plus insolent même, si vous ne regardez qu’à ses œuvres, mais le plus prudent des hommes, d’autres ont dit, comme la duchesse de Choiseul, « le plus poltron et le plus pitoyable, » si vous ne regardez qu’aux circonstances de leur publication.

Dans leurs histoires de la littérature française, assez d’autres ont rendu justice à l’inimitable écrivain, modèle et désespoir de ceux qui l’ont suivi. C’est l’homme que nous voudrions essayer de montrer ici, le plus habile à gouverner la plus-étonnante fortune littéraire qui fut jamais, le plus âpre à défendre les moindres prérogatives de sa royauté conquise, et qui, pour tout dire d’un mot, des innombrables abus de l’ancien régime n’attaqua pas un seul qu’il n’en eût d’abord tiré lui-même tout le profit qu’on en pouvait tirer.


I

« Je ne dirais pas ici qu’Arouet fut mis à la Bastille pour avoir fait des vers très effrontés, sans le nom que ses poésies, ses aventures et la fantaisie du monde lui ont fait. » Qui ne connaît cette mention sommaire et dédaigneuse, la moins dédaigneuse des deux, jetée par Saint-Simon dans ses Mémoires, entre la nouvelle du mariage d’un marquis d’Harcourt avec une demoiselle de Barbezieux et le souvenir, orgueilleusement détaillé, de la mort d’un palatin de Birkenfeld, ami du noble duc ?

C’est en effet de là, pour nous comme pour Saint-Simon, c’est de ce premier embastillement que date l’histoire publique de Voltaire. De nombreux auteurs ont pris fort inutilement la peine de nous raconter les premières équipées de l’enfant de famille, ses premières amours avec Olympe Dunoyer, ses premiers vers pour « un invalide » et pour « sa tabatière » confisquée par le P. Porée, ses succès de collège et sa première éducation, sans oublier la discussion de ce problème délicat, savoir, si François-Marie Arouet naquit le 20 février ou le 22 novembre 1694, à Paris ou au bourg de Châtenay. Mais c’est peut-être une plaisanterie que d’écrire à l’occasion de Voltaire une biographie du P. Tournemine. Je ne vois pas même qu’il nous intéresse beaucoup de remonter la généalogie des Arouet jusqu’en 1525 et jusqu’à Jacqueline Marcheton, femme d’Hélénus Arouet, tanneur à Saint-Jouin-de-Marnes. Parmi tant de détails, un seul fait importe : c’est qu’Arouet eut pour parrain l’abbé de Châteauneuf, qui le conduisit de bonne heure chez la vieille Ninon de l’Enclos et l’introduisit quelques années plus tard dans la société du Temple, dans la dangereuse camaraderie des Vendôme et des Chaulieu.

L’enfant n’était pas encore « décrassé. » Le nom bourgeois du payeur des épices de la chambre des comptes ne l’importunait pas encore comme un souvenir fâcheux de roture. Au surplus, si modeste que fût son origine, il en porta toujours très haut l’orgueil. C’était pour lui la suprême injure que de traiter un lieutenant de police de « fripon de la lie du peuple » ou son évoque savoyard de « fils et petit-fils de maçon. » Il était « maigre, long, sec et décharné, » ce sont ses propres expressions ; l’air d’un « satyre, » ajoute un rapport de police. Le front était haut, les yeux étincelaient de malice, les lèvres minces, fines, serrées, semblaient dessinées pour le sarcasme, le buste inclinait légèrement en avant, comme déjà prêt à l’attaque. Toute sa personne aisée, soignée, coquette, parfumée « à l’essence de giroufle, » avec des recherches et des élégances féminines, respirait le désir de plaire, et la liberté, la vivacité familière d’un homme né pour le monde. À voir sa physionomie « naturellement insolente » et dès qu’on avait entendu le son de cette voix, habile à toutes les inflexions, mais jusque dans l’éloge imperceptiblement ironique, on devinait un maître passé dans cet art difficile et aristocratique de la conversation mondaine qui fut le triomphe des salons du xviiie siècle. Il n’en ignorait pas le pouvoir, et longtemps après, quand il pouvait avec un légitime orgueil se comparer intérieurement aux plus illustres du siècle précédent, ce n’était pas sans complaisance qu’il rappelait leur gaucherie, leur sécheresse d’entretien, la triste figure qu’ils faisaient sitôt qu’ils posaient la plume : « Mon père avait bu avec Corneille : il me disait que ce grand homme était le plus ennuyeux mortel qu’il eût jamais vu, » ou encore : « Ma mère, qui avait vu Despréaux, disait de lui que c’était un bon livre et un sot homme. » Il ne tirait pas moins vanité de ses manières et de son éducation, quand au fort de ses querelles avec Jean-Jacques, parmi les plus violentes injures et les plus odieuses provocations, il rappelait durement à l’auteur de l’Émile que « pour élever un jeune homme, il faudrait commencer par avoir été bien élevé. » C’est que Voltaire n’était pas de ces penseurs solitaires qui vivent en eux-mêmes et comme de leur propre substance. Nulle part il ne se sentait plus à l’aise ni mieux inspiré qu’au milieu du mouvement, de l’agitation, du tourbillon des élégances mondaines, à Saint-Ange, chez les Caumartin ; à Vaux-Villars, chez la maréchale ; à la table des grands seigneurs et des rois philosophes ; dans la libre et nombreuse intimité des actrices à la mode ou des grandes favorites, roulant avec le torrent des courtisans dans les galeries de Versailles ou de Fontainebleau « comme un petit pois vert, nous dit Piron dans son style haut en couleur plus qu’un cru de Bourgogne, comme un petit pois vert à travers les flots de Jean-Fesse, » ou bien encore, aux jours de première représentation, quand il allait, comme le Gabriel Triaquero du roman de Lesage, « de loge en loge, présenter modestement sa tête aux lauriers dont les seigneurs et les dames s’apprêtaient à la couronner. »

C’est là son élément. Tout ce qui brille le séduit, l’attire et le retient. Sans doute il a failli se fourvoyer d’abord. Dupe de son inexpérience, il a cru, par une illusion commune à la jeunesse, que l’opposition, — si ce mot peut avoir un sens en 1716, — menait à la fortune, que la satire et l’épigramme étaient le plus court chemin vers la réputation et la gloire. Mais comme il en est promptement et pour longtemps revenu ! comme il a su réparer son erreur ! avec quelle prestesse et quelle sincérité ! C’est à peine s’il sort de la Bastille qu’il dédie sa tragédie d’Œdipe à Madame, duchesse d’Orléans, avec quelle grâce dans le mensonge et quelle dignité spirituelle dans la flatterie : « Si l’usage de dédier ses ouvrages à ceux qui en jugent le mieux n’était pas établi, il commencerait par votre altesse royale. » Au régent, il demande en grâce « de vouloir bien entendre quelque jour des morceaux d’un poème épique sur celui de ses aïeux auquel il ressemble le plus. » Le moyen de lui garder rancune ? Il fait mieux : il tâche à s’insinuer dans la société des roués et des maîtresses du prince. Il rend service, et pour ces fêtes quelque peu scandaleuses qui font gronder d’indignation bourgeoise les Marais et les Barbier, c’est lui qui s’offre pour composer les petits vers dont la jolie Mme d’Averne ou toute autre régalera l’oreille du maître. C’est le destin d’Arouet. Il est né courtisan. Il a des madrigaux pour Mme d’Averne ; il en aura pour Mme de Prie, la plus spirituelle de ces maîtresses déclarées dont l’histoire galante côtoiera l’histoire politique du règne, jusqu’autour où Mme de Pompadour les confondra l’une avec l’autre ; il en aura pour la duchesse de Châteauroux ; il en aura pour Mme de Pompadour ; âgé de quatre-vingts ans, il en aura pour la Du Barry :

C’est assez aux mortels d’adorer votre image,
L’original était fait pour les dieux !
Les dieux ! Louis XV et ses prédécesseurs sans doute, le comte du Barry peut-être et la légion des amans de la Belle Bourbonnaise ! Le patriarche de Ferney n’y regardait pas de si près. Il avait de bonne heure médité cette leçon de la duchesse de Bourgogne, que sous les reines ce sont les hommes qui gouvernent, mais que ce sont les femmes sous les rois et sous les régens. Il poursuivait à la fois fortune, honneurs et popularité. Il allait donc à la popularité par les lettres, par le théâtre surtout, dont les succès l’enivraient encore jusque dans sa vieillesse ; il allait aux honneurs par les ministres et les favorites, à la fortune par les traitans.

Il y avait un personnage, en effet, qu’en ce temps-là l’auteur d’Œdipe et de Marianne flattait plus sincèrement encore qu’il ne faisait aucune maîtresse royale : c’était le cardinal Dubois, qu’il ne balançait pas à louer en vers par-dessus le cardinal de Richelieu lui-même et qu’il suppliait en prose « de l’employer à quelque chose. » Mieux encore, à force de zèle il provoquait les bontés de l’éminence et lui donnait d’abord un court échantillon de ses talens de policier diplomatique en lui déterrant quelques renseignemens sur un obscur comparse de la finance et de la politique, « Salomon Lévy, juif, natif de Metz. » Il se croyait né pour la diplomatie. Et le même homme qui plus tard, dans la seconde préface de Zaïre, devait louer à si grand fracas, l’Angleterre d’avoir fait du marchand Falkener un ambassadeur à Constantinople de sa majesté britannique, savait bien que dans le siècle précédent ni les Colbert, ni les Louvois n’avaient grandi sur les genoux d’une duchesse ; il savait bien que Dubois, fils lui-même d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, avait fait de l’acteur Destouches un chargé d’affaires à Londres de sa majesté très chrétienne. En 1788, ces coups d’encensoir à Dubois ne laissèrent pas d’embarrasser les éditeurs de Kehl, — Condorcet et Beaumarchais. — Ils mirent une note aux vers de Voltaire, comme quoi « Fontenelle et Lamotte avaient loué Dubois avec autant d’exagération. » Là-dessus, tous éditeurs, commentateurs et biographes de renchérir à l’envi : c’était une dure nécessité des temps que ces flatteries aux puissans du jour ; l’homme de lettres à peine émancipé de sa condition subalterne avait encore besoin d’appuis, de protecteurs, de patrons influens ; — c’était le prix dont on payait la liberté de penser et la permission de parler à peu près comme on pensait. Ils oublient que ni nos grands hommes du XVIIe siècle n’ont rabaissé leur talent à ces honteux usages, ni les Montesquieu, les Buffon, les Rousseau, les Diderot ou les D’Alembert au XVIIIe siècle. Pourquoi donc le seul d’entre tous qui se soit dérobé derrière l’anonyme toutes les fois qu’il y avait quelque danger à courir serait-il recevable à dissimuler ses bassesses sous ce prétexte trompeur et cette fausse excuse ? Mais le vrai, c’est que, pour Voltaire, le soin de sa dignité ne venait qu’après celui de sa fortune, comme le souci de son art ne passait qu’après celui de sa popularité.

Parfois sans doute, heureusement pour nous, dans sa longue carrière, il lui est arrivé de sentir le démon de l’artiste et du poète se réveiller, s’agiter, se démener en lui, quand il composait Zaïre par exemple, ou Tancrède. On n’a pas impunément reçu de la nature tant de dons prodigieux, l’inépuisable fécondité d’invention, la plus rare faculté d’assimilation qui fut peut-être jamais, l’intelligence la plus ouverte et la plus curieuse, la plus brillante imagination, la sensibilité la plus prompte, l’esprit le plus étincelant, le goût le plus difficile et le plus exquis, la plume la plus souple, également agile et libre dans le vers et dans la prose : Voltaire a donc écrit quelquefois pour la postérité. Chose singulière, qu’il n’ait pas laissé peut-être de monument plus durable de sa gloire littéraire que ce même théâtre aujourd’hui beaucoup trop et injustement dédaigné. Car c’est là que sont les chefs-d’œuvre du talent poétique de Voltaire, bien plus que dans la Henriade, ou dans les Epitres, ou dans les Discours sur l’homme, ou dans ces poésies légères si souvent déparées par de singulières inadvertances de goût, d’étranges grossièretés de langage, qu’il lui déplaisait d’ailleurs, pour beaucoup de raisons, de voir figurer dans la bibliothèque de ses œuvres et dont il disait sans mentir : « Je suis bien fâché qu’on ait imprimé Ce qui plaît aux dames et l’Éducation des filles ; c’est faner de petites fleurs qui ne sont agréables que quand on ne les vend pas au marché. » Mais l’intrigue de quelques-unes de ses tragédies, mais les catastrophes de Zaïre, de Tancrède ou de son « Américaine Alzire, » sont parmi les plus romanesques, les plus dramatiques et les plus sincèrement émouvantes qu’il y ait à la scène. Zaïre est de 1732 : et le luxe des décors n’y fera rien, non plus que la prétendue vérité des costumes ou les grands éclats de voix ; elle est encore moins vieille qu’Hernani, plus jeune cependant de presque tout un siècle. Mais pour quelques œuvres conçues dans une heure d’inspiration poétique, portées avec amour, enfantées dans la fièvre de l’enthousiasme et dans l’orgueil de la fécondité, combien d’Œdipe composés pour se donner l’honneur d’une victoire facile sur le vieux Corneille, de Mort de César pour faire la leçon à Gilles-Shakespeare, ou, s’il est permis de le nommer après ces grands noms, combien de Catilina pour éclipser les inoffensifs succès des dernières œuvres de Crébillon, a pour faire en huit jours ce que Crébillon avait mis vingt-huit ans à achever ! » C’est bien ici le vrai Voltaire, le Voltaire tout en nerfs et tout en vanité, jaloux de tous les applaudissemens qui ne vont pas à lui, le Voltaire que la popularité de Jean-Jacques empêchera de dormir, le Voltaire qui n’a jamais oublié l’inquiétude que lui avait donnée le succès de l’Esprit des lois, et qui dans ses derniers jours n’hésitera pas à mettre publiquement un chevalier de Chastellux au-dessus de Montesquieu. Toutefois, dans ce grand monde qu’il fréquentait, ce n’étaient pas seulement des satisfactions d’amour-propre que poursuivait Voltaire. S’il recherchait des amitiés illustres, il ne négligeait pas de contracter des amitiés solides. Ce grand homme était un homme d’argent, très soigneux de ses intérêts, très habile à les faire valoir, très âpre à les défendre. Lui reprocher ce soin de sa fortune serait une pure sottise. Il hérita de son père environ 5,000 ou 6,000 livres de rente, il en possédait. 80,000 vers 1740, il en laissa près de 160,000 à sa mort, en 1778 : les dieux en soient loués ! Il n’est pas nécessaire que dans une société bien ordonnée les lettres conduisent leur homme à l’hôpital. Peut-être même importerait-il à la dignité de tous que ni poètes ni prosateurs n’eussent jamais vécu, ceux-ci, plus besoigneux ou plus avides, aux gages du libraire, ceux-là, plus vaniteux et moins patiens au travail, dans la domesticité du grand seigneur ou dans la clientèle du financier. Voltaire a aimé l’argent, non, pour l’argent, ni même pour les plaisirs qu’il procure, mais comme voie abrégée de parvenir à tout, pour l’indépendance qu’il garantit et ce droit de presque tout oser qu’on lui reconnaissait déjà dans le XVIIIe siècle. Trop de petitesses et de vilenies, qu’il est aussi superflu que facile de relever dans l’histoire de son ménage, témoignent plutôt de la vivacité de ses nerfs ou de l’âcreté de sa bile que de son avarice ou de sa cupidité. Car enfin, cet homme si préoccupé de son temporel et si « curieux du denier dix » ouvrait volontiers sa bourse, et qui voulait y puisait. Je ne parle pas de cette hospitalité de Ferney, si largement ouverte à tout venant : ce n’était là qu’une nécessité d’état, pour ainsi dire, une manière de tenir son rang, d’étendre son influence, d’affermir sa royauté littéraire. Mais il aimait à rendre service, et la preuve en est écrite à chaque page de sa volumineuse correspondance. Il prêtait, il donnait. Ses droits d’auteur, pour l’ordinaire il en faisait présent aux comédiens français, à quelque ami besoigneux, comme Thieriot, à quelque jeune écrivain d’espérance comme D’Arnaud, comme La Harpe. Ses lettres à l’abbé Moussinot sont semées de phrases comme celles-ci : « Quand D’Arnaud vient emprunter trois francs, il faut lui en donner douze, » ou encore : « Je vous prie, si vous avez de l’argent à moi, de donner cent livres à M. Berger, qui vous rendra cette lettre, et si vous ne les avez pas, de vendre vite quelqu’un de mes meubles, pour les lui donner. »

Malheureusement, quant aux moyens qu’il prit pour édifier cette grosse fortune, il fut bien l’homme qu’il était en tout, tirant d’abord les marrons du feu, sauf ensuite à crier au voleur, quand il fut une fois rassasié. Ce grand redresseur de torts, courtisan des frères Pâris, gagna leur faveur en commettant contre la chambre de justice, instituée dans les premiers jours de la régence, une ode plus plate que les plus plates de Jean-Baptiste Rousseau. Ce fut même à titre de client des Paris qu’il eut le bonheur d’échapper aux ardeurs de cette fièvre de l’or que Law inocula deux ans à la nation tout entière. Ce grand railleur des financiers traversa le corridor de la tentation et commença par tripoter dans les vivres et dans les fournitures militaires, s’interposant dans les marchés, brassant ces affaires que l’on négocie sous le manteau, recevant force pots-de-vin, et tondant de près les fournisseurs que lui livraient ses bons amis de cour. Si l’infanterie de Rosbach n’avait « ni subsistances ni souliers, » si la moitié de la cavalerie « manquait de bottes » et si l’armée ne vivait « que de maraudes exécrables, » c’est un ministre qui parle ainsi, n’est-il pas plaisant d’apprendre que Voltaire en a sa part de responsabilité ? Bien plus, l’auteur de l’Homme aux quarante écus fut une façon d’accapareur, en son temps, et, comme un simple roi de France, il spécula sur les grains, à son heure, c’est-à-dire sinon sur la famine, au moins sur la disette. Mieux vaudrait pour sa réputation qu’il eût rançonné ses libraires. Sans doute il prêtait beaucoup : aux grands seigneurs par préférence et sur bonne hypothèque. Les Guise, les Richelieu, figurèrent parmi ses débiteurs, et l’on doit même à la vérité de convenir qu’ils ne payaient pas leurs arrérages avec une très scrupuleuse exactitude. Les apologistes de parti-pris n’insistent guère que sur ce chapitre de ses opérations de finances : trop heureuse occasion de médire d’un Guise ou d’un Richelieu. Mais le capital que Voltaire plaçait de la sorte, et presque toujours en viager, spéculant sur son apparence maladive et sur sa santé chancelante, peut-être fallait-il bien qu’il l’eût gagné quelque part, puisqu’il ne l’avait pas trouvé dans la succession paternelle. Il y a dans le Barbier de Séville une réplique célèbre de Figaro. Le comte Almaviva lui explique brièvement le service qu’il rend à la morale en enlevant Rosine au docteur Bartholo : « Faire à la fois le bien public et particulier, chef-d’œuvre de morale, en vérité, monseigneur. » Voltaire a décidément excellé dans cet art délicat ; mais à cent ans de distance, il convient d’ouvrir les yeux et de reconnaître que ce précurseur des principes de 1789 avait une singulière façon de faire fortune.

Je cherche en vain : de quelque côté que je le regarde, je vois un homme qui tourne au vent du jour, d’ailleurs qui ne fréquente que chez les grands, qui ne prend ses amours même que dans un monde aristocratique et non pas un enfant, mais un homme de vingt-cinq ans sonnés qui ne s’effraie guère de la quarantaine, si seulement elle est portée par une maréchale de Villars. Du moins l’incomparable Emilie n’avait-elle guère que vingt-huit ans quand ils nouèrent cette liaison célèbre. On connaît le portrait que nous a laissé d’elle Mme du Deffand : « grande et sèche, le visage aigu, le nez pointu, de petits yeux vert de mer, la bouche plate, les dents clair-semées et extrêmement gâtées. » Mais enfin, elle avait été jadis aimée des Guébriant et des Richelieu, c’en fut assez pour le grand homme dont on a pu dire « qu’il eût donné tout son génie pour avoir de la naissance. » Car peut-être le fils d’Arouet par désœuvrement et comme par oubli de grand seigneur qui se commet avec de « petites espèces, » eût-il aimé, mais à coup sûr il n’eût pas épousé cette Nanette, « pie-grièche et harengère, » qu’épousa Pantophile Diderot, encore moins cette malheureuse fille d’auberge qui fut la Thérèse de Jean-Jacques. Eût-il seulement repoussé, comme le fit Protagoras d’Alembert, l’insigne honneur d’être avoué publiquement le bâtard d’une chanoinesse de Tencin ?

Cependant il approchait de la quarantaine. Il était riche, mais, malgré tous ses efforts et déjà beaucoup de bassesses, mal en cour ; illustre, mais encore discuté, mais encore balancé même sur la scène française par Crébillon, par Marivaux ; fort répandu dans le plus grand monde, mais jugé sévèrement et parfois cavalièrement traité. C’est alors que, « las de la vie oisive et turbulente de Paris, de la foule des petits-maîtres, des cabales des gens de lettres, des bassesses et du brigandage des misérables qui déshonoraient la littérature, » — lisez : des auteurs de la foire qui parodiaient ses pièces et qu’on laissait faire, ou des feuillistes qui critiquaient ses vers et qu’on laissait dire, — il prit la résolution « d’aller passer plusieurs années à la campagne pour y cultiver son esprit loin du tumulte du monde. » Qu’il y eût quelque dépit et presque du découragement dans cette résolution, c’est ce que prouve sa correspondance. « Il vient un temps, écrit-il à Mlle Quinault, il vient un temps, aimable Thalie, où le goût du repos et le charme d’une vie retirée l’emportent sur tout le reste… Il faut une ivresse d’amour-propre et d’enthousiasme. C’est un vin que j’ai cuvé et que je n’ai plus envie de boire. » Mais il s’y mêlait plus de calcul encore que de dépit sincère et moins d’amour certainement pour Emilie que de politique. Voltaire savait le monde, il connaissait la vie, il avait une expérience déjà longue de la société de son temps et de son pays, il se flatta que l’éloignement lui rendrait en considération tout ce qu’il sacrifiait de popularité banale, et c’est pourquoi, « n’ayant besoin ni pour sa fortune, qui était faite, de cultiver ses protecteurs, ni de solliciter des places, qu’on lui refusait, ni de négocier avec des libraires, » qui le persécutaient de leurs importunités, il partit pour Cirey.


II

Ce sont de singulières amours que celles de Voltaire et de Mme du Châtelet, amours du XVIIIe siècle, impudemment affichées, amours de tête, où ni le cœur ni les sens même n’eurent beaucoup de part, échange d’un caprice de poète et d’une fantaisie de marquise. Il ne nous reste de leur correspondance intime que quelques lignes mutilées : « Voici des fleurs et des épines que je vous envoie, écrit Voltaire en 1736. Je suis comme saint Pacôme qui, récitant ses matines sur sa chaise percée, disait au diable : Mon ami, ce qui va en haut est pour Dieu, ce qui tombe en bas est pour toi. Le diable c’est Rousseau, et pour Dieu, vous savez bien que c’est vous. » Le badinage pourra sembler un peu grossier : il est toutefois dans le meilleur goût du XVIIIe siècle et dans la manière accoutumée de Voltaire. L’abbé de Voisenon, qui connaissait les huit gros volumes où Mme du Châtelet avait pris un plaisir de femme à réunir les lettres de Voltaire amoureux, nous apprend qu’elles contenaient « plus d’épigrammes contre la religion que de madrigaux pour sa maîtresse. » Nous n’avons pas de peine à l’en croire. Mme du Châtelet aima-t-elle moins modérément ? On le dit et il est vrai que pendant longues années, au seul nom de Voltaire les expressions passionnées s’échappaient de sa plume. Pourtant, quand cette muse de quarante ans tomba dans les bras de ce capitaine des gardes du roi Stanislas, Saint-Lambert, moins célèbre pour avoir chanté les Saisons que pour avoir enlevé Mme du Châtelet à Voltaire et traversé la passion de Jean-Jacques pour Mme d’Houdetot, comme on voit que son affection pour Voltaire n’en fut pas altérée, et qu’en changeant de nature elle ne diminua pas de vivacité ni ne changea seulement de langage, on hésite et l’on se prend à douter. Était-ce bien de l’amour ? Telle est en effet l’étrange perversion des sentimens au XVIIIe siècle qu’il est rare que l’on sache de quel nom les nommer. Ce sont des cas psychologiques, des singularités morales que l’on essaierait en vain de définir et de caractériser d’un seul mot : les sentimens de Mme du Deffand pour Horace Walpole par exemple, ou de Mme Geoffrin pour Stanislas Poniatowski. Ce n’est pas précisément de l’amour, mais c’est plus toutefois que de l’amitié, quelque chose de journalier, d’inégal, de personnel et de jaloux comme l’amour, je ne sais quoi d’indulgent et de protecteur, d’uni, de constant comme l’amitié ; l’égoïsme de l’amour, enveloppé de toutes les formes de l’amitié, l’exigence de la passion, dissimulée sous un masque d’indifférence et sous une affectation de politesse mondaine. Telles furent encore les amours de Mlle de Lespinasse et de D’Alembert, telles aussi les amours de Voltaire et de Mme du Châtelet.

Quoi qu’il en soit, ce serait injustice que de refuser à la marquise une part heureuse, une part glorieuse dans l’histoire de la vie et des travaux de Voltaire. Il trouva d’abord à Cirey cet asile sûr et ce refuge en pays étranger dont il avait si souvent besoin pour se mettre à l’abri des orages que son imprudence amoncelait périodiquement sur sa tête : orages prévus, imprudence calculée, qui ne manqua jamais de tourner au plus grand profit de sa gloire ou de ses intérêts. C’était sa manière de ranimer l’attention languissante et de passionner l’opinion, « de tenir, comme il le disait, ses bons Parisiens en haleine. » Mais surtout le service qu’Emilie rendit à son poète, ce fut de discipliner cette verve si prodigue et de régler en quelque sorte les dépenses de son inspiration comme elle faisait celles de leur commun ménage, avec parcimonie. Voltaire n’avait guère travaillé jusqu’alors que pour le monde. Quelques préfaces de tragédies, l’Histoire de Charles XII et les Lettres philosophiques étaient tout ce qu’il eût encore écrit de prose. De son séjour en Angleterre, il avait rapporté sans doute une certaine admiration pour Shakespeare, qu’il avait tenté dans Zaïre d’accommoder aux convenances de la scène française, — une certaine liberté de pensée, contractée dans la société des Bolingbroke et qui s’était précisément essayée dans les Lettres philosophiques, — une certaine façon de plaisanter, libre, froide, hautaine, mauvaise, dont il avait trouvé le modèle dans la manière de Swift, dans les Voyages de Gulliver et dans le Conte du tonneau. C’est de là que procèdent Zadig, mais surtout Micromégas et Candide. L’influence, les conseils, l’exemple de Mme du Châtelet, fixèrent ce qu’il y avait encore de vague et de flottant dans la pensée de Voltaire. En lui inspirant le goût de la science et de la philosophie, ce fut la singulière élève de Clairaut et de Maupertuis à qui revint l’honneur de transformer le poète en physicien et le tel esprit en philosophe. En effet, c’est à Cirey que Voltaire composa tous ses écrits scientifiques, dont quelques-uns ne sont nullement indignes de mémoire ; c’est à Cirey qu’il aborda la métaphysique, dont il revint si promptement, mais qu’il ne traversa pas sans profit, c’est enfin à Cirey qu’il écrivit son Siècle de Louis XIV, et qu’il rassembla, qu’il distribua, qu’il ordonna les matériaux de son Essai sur les mœurs des nations, modèle d’un art nouveau d’écrire l’histoire avec agrément, que l’on ignorait avant lui, que l’on affecte trop de mépriser aujourd’hui. L’Essai sur les mœurs n’a pas cessé d’être un livre bon à consulter en même temps que facile à lire ; et je ne sais si le Siècle de Louis XIV, après cent ans passés, ne demeure pas dans notre langue le précis le plus clair, le tableau le plus vivant de ce grand règne, s’il ne contient pas le jugement le plus vrai, le plus juste, le plus français qu’on en ait porté. Si l’art du portrait consiste moins à reproduire jusqu’aux plus minces détails de la physionomie des hommes, des choses et des lieux qu’à dégager, pour le mettre en pleine lumière, un trait unique et caractéristique, la majesté naturelle de Louis XIV, la noblesse des mœurs de cour, le goût désintéressé des œuvres de l’esprit, ni les Historiettes cyniques de Tallemant des Réaux, ni les bilieux Mémoires de Saint-Simon n’ont ajouté beaucoup à la connaissance que Voltaire nous avait donnée du XVIIe siècle. Il est regrettable que ce beau livre ne soit pas composé plus fortement et qu’il n’y ait pas de centre à cette galerie de tableaux si brillans. C’est qu’il manquait à Voltaire quelques-unes des parties de l’historien. Sa critique était ordinairement sûre, son érudition même était de bon aloi, mais il avait une tendance malheureuse à rabaisser, à dégrader les choses humaines, et jusque dans l’histoire il restait le poète de la Pucelle. Il était rebelle à l’étonnement, réfractaire à l’admiration. Il professait volontiers que les plus grands effets proviennent des plus petites causes et que les caprices des hommes gouvernent souverainement le cours de l’histoire. « Si l’on pouvait confronter Suétone avec les valets de chambre des douze césars, écrit-il hardiment, pense-t-on qu’ils seraient toujours d’accord avec lui ? et en cas de dispute quel est l’homme qui ne parierait pas pour les valets de chambre contre l’historien ? » et c’est là le dernier mot de sa philosophie de l’histoire. Il n’a pas le sens des grandes choses.

Aussi bien n’avait-il ni cette patience au travail, ni cette puissance de concentration, ni cette faculté d’éloquence familière et soutenue qui sont les premières qualités du grand historien. La solitude prétendue de Cirey, peuplée bientôt d’hôtes de toute sorte, les soucis, les tracas d’une grosse fortune à gérer, les obligations quotidiennes de la plus volumineuse correspondance que jamais homme ait entretenue, l’étonnante mobilité d’une imagination qui passait, sans effort, avec la même aisance, de l’installation d’un cabinet de physique à la composition d’une tragédie comme Alzire, Mérope ou Sémiramis, d’une diatribe contre un Desfontaines à quelque recherche d’ingrate ou de profonde érudition, de la rédaction d’un sommaire de la Vie et des pièces de Molière à quelque curiosité d’histoire naturelle sur les glossopètres ou les cornes d’Ammon ; ajoutez les inquiétudes quotidiennes, et renouvelées comme à plaisir, d’un homme qui spéculait sur la persécution de ses vers et de sa prose ; avec cela les mille et une intrigues d’une vanité dévorante qui briguait à la fois des flatteries, des honneurs et des faveurs à la cour du roi Stanislas, des décorations et des pensions à Berlin, des prix à l’Académie des sciences, une place à l’Académie française, des fonctions auprès du cardinal Fleury, des charges à la cour de Versailles, tant d’occupations si diverses ne laissaient guère à Voltaire le long loisir des œuvres fortes et rendait singulièrement difficile à Mme du Châtelet le gouvernement de son philosophe. Le philosophe en effet ne pouvait se consoler d’avoir quitté Paris. En vain la marquise avait orné le temple de toutes les recherches du luxe et des mille inventions de ce superflu si nécessaire à Voltaire, en vain elle enveloppait le dieu de tous les soins d’une affection dévouée, jalouse, presque tracassière, en vain les visiteurs affluaient : la pensée de Voltaire, à tire d’aile, s’envolait toujours vers Paris, et sa vive imagination lui retraçant cette vie turbulente et oisive qu’il avait blasphémée, ces petits-maîtres qu’il avait calomniés, les soupers, ces salons dont il était l’enfant gâté, cette cour de Versailles dont il rêvait toujours de forcer l’entrée malgré les ministres et malgré la répugnance de Louis XV, il n’était diplomatie, ruse ou malice qu’il ne mît en usage pour réparer le passé, pour ménager le présent, pour préparer l’avenir.

Un moment il put croire qu’il touchait au but et qu’une grande fortune commençait pour lui. Depuis qu’il était en correspondance avec le prince royal de Prusse, il avait imaginé de tourner au profit de ses ambitions la bienveillance active dont il croyait voir la promesse écrite à chaque ligne des lettres de Frédéric. Il faisait donc sonner très haut ses relations avec la Prusse, assez haut pour qu’à Paris même on en eût été choqué comme d’un défaut de convenances et d’un excès de courtisanerie. C’est qu’il comptait bien que le roi n’oublierait pas en montant sur le trône le grammairien du prince royal, et qu’Achille, comme il l’appelait, se ferait honneur et plaisir de ménager, la paix de Voltaire avec Nestor, Nestor le dispensateur de toutes les grâces, le vieux et timide cardinal de Fleury. Sur les entrefaites, Frédéric devient roi, le dernier des Habsbourg meurt d’indigestion, la France porte au trône impérial un électeur de Bavière, la guerre de la succession d’Autriche commence. L’événement de la lutte engagée dépend du parti que prendra Frédéric. Voltaire saisit avidement l’occasion, il écrit au cardinal, et le voilà parti pour Berlin, officieusement chargé de sonder les projets du roi de Prusse. Il échoue : sa pétulance et son indiscrétion ne réussissent pas à pénétrer le secret de Frédéric ; le cardinal ne semble pas croire que l’intention de rendre service suffise à mériter récompense : qu’importe ! Il s’est juré de les conquérir, et, pour réparer sa maladresse, d’offrir au roi de Prusse de lui dédier Mahomet, et de chanter la victoire de Molwitz et de supplier sa majesté « de lui envoyer un exemplaire du manifeste imprimé de ses droits sur la Silésie, » de lui écrire enfin des lettres assez fortes pour soulever dans Paris l’indignation publique et le mépris universel. En même temps il communique au cardinal le manuscrit de ce même Mahomet et lui fait tenir des extraits de sa correspondance et de ses conversations avec le roi de Prusse, il fait savoir à Versailles « qu’il cultive le goût naturel du prince pour la France, » et Nestor se laisse gagner comme les autres, et Voltaire montre dans Paris une lettre du cardinal : « Vous êtes tout d’or, monsieur ; j’ai fait part de votre lettre au roi qui en a été fort content. » En effet, il est devenu puissant : il fait arrêter des parodies, supprimer des libelles, emprisonner des libraires. C’est sa manière, quand il en eut user, de répondre aux critiques et de punir l’insolence. Jusqu’à son dernier jour, il aura quelque peine à comprendre qu’un gouvernement bien réglé permette aux Desfontaines, aux Fréron, aux La Beaumelle d’écrire contre un Voltaire. Aussi, quand il briguera l’entrée de l’Académie française et de l’Académie des sciences, ne sera-ce pas seulement vanité d’homme de lettres et gloriole de poète, ni même plaisir de triompher de la cabale et de l’emporter sur un évêque, c’est que les académies « sont des asiles contre l’armée des critiques hebdomadaires, que la police oblige à respecter les corps littéraires. » Nous en devons l’aveu naïf au plus naïf des biographes : j’ai nommé Condorcet.

Voltaire était dans une passe heureuse. La mort du cardinal même, bien loin d’ébranler son crédit naissant, vint l’affermir et l’étendre encore. On le voit de nouveau presque chargé de négocier le retour du roi de Prusse à l’alliance française, et s’il ne parvient pas, malgré des flatteries, libres jusqu’à la grossièreté, à se concilier les bonnes grâces de la duchesse de Châteauroux, l’année suivante, sous le ministère du marquis d’Argenson, son ancien camarade au collège de Clermont, on le retrouve rédigeant des déclarations, des manifestes, des dépêches, des Représentations aux états généraux de Hollande, ou des lettres du roi à la tsarine Elisabeth.

Sa faveur monte au comble quand Mme de Pompadour devient maîtresse en titre. Il l’avait connue quand elle n’était encore que Mme d’Étioles, dans ce monde élégant de traitans, de partisans et de fermiers-généraux qu’il fréquentait toujours avec assiduité. Même il avait reçu ses confidences et bien avant la cour il avait eu le secret des nouvelles amours de Louis XV. Il n’était pas homme à laisser échapper l’occasion. On avait déjà payé son opéra de la Princesse de Navarre d’un brevet d’historiographe de France avec deux mille francs d’appointemens. Il voulait mieux encore. Son Poème de Fontenoy et son Temple de la Gloire lui valurent une charge de gentilhomme ordinaire de la chambre. Ce ne sont pas des chefs-d’œuvre que le Temple de la Gloire ou le Poème de Fontenoy. Pourtant ne disons pas, avec certains apologistes, que Voltaire paya la faveur royale en la même monnaie de cour que Louis XV payait les vers du premier poète de son temps. Le Poème de Fontenoy ne vaut rien, la charge de gentilhomme ordinaire ne valait pas moins de soixante mille livres du temps, et nous savons qu’indépendamment de tant de menus suffrages attachés par l’étiquette et les mœurs à toute charge de cour, Voltaire ne méprisait pas l’argent. Aussi bien il était là dans son élément naturel ; c’était avec délices qu’il respirait cet air de cour, ne souffrant que de ne pouvoir gagner les sympathies de Louis XV, et ce ne fut pas sans un déchirement de cœur qu’il dut renoncer à faire sa partie dans le concert de louanges qui s’élevait encore, à ce moment du siècle, sur les pas du Bien Aimé. Le charme avait été si puissant, la séduction si enivrante, qu’en quittant la cour de Versailles et de Fontainebleau ce fut à la petite cour de Sceaux qu’il alla chercher asile, chez la duchesse du Maine, de la cour de Sceaux à la cour de Nancy, chez le bon roi Stanislas, de la cour enfin de Stanislas, quand il eut perdu Mme du Châtelet, à la cour de Berlin.

Déjà, depuis dix ans, pour attirer Voltaire dans cette caserne enchantée de Potsdam, Frédéric n’avait rien négligé, pas même les moyens déshonnêtes, comme d’inventer en soupant quelque noirceur capable d’interdire à Voltaire tout espoir de retour à Paris et de séjour en France, comme de faire courir copie de ces lettres où le poète, avec l’imprudence ordinaire d’un diseur de bons mots, mettait à sa plume la bride sur le cou. Deux fois Voltaire avait failli céder aux instances du roi bel esprit, mais deux fois l’affection, l’habitude, avaient triomphé de la vanité, deux fois il avait sacrifié Frédéric à Mme du Châtelet, le roi philosophe au « grand homme en jupons. » Même après la mort de la marquise, il hésita quelque temps encore, et sans doute il restait Français, s’il n’eût pas perdu dans la même année 1750 les bonnes grâces de Marie Leczinska, reine de France, pour avoir loué sans mesure Mme de Pompadour, et la faveur de Mme de Pompadour pour ne l’avoir pas louée d’un air assez respectueux. Il partit donc, et le 10 juillet 1750 il arrivait à Potsdam, où Frédéric le logeait dans le même appartement qu’avait occupé l’année précédente le maréchal de Saxe. « Astolphe ne fut pas mieux reçu dans le palais d’Alcine. »

Il serait facile aujourd’hui d’incriminer les relations de Voltaire et de Frédéric. Dépouiller phrase par phrase leur longue correspondance, relever impitoyablement, à cent ans de distance, avec un soin jaloux, tant d’expressions qui blessent l’amour-propre national même le moins susceptible, exploiter contre Voltaire l’irritation de nos récens et douloureux souvenirs, la besogne serait aisée, mais la tactique peu généreuse et l’accusation déloyale. On aimerait à coup sûr, pour la dignité même de Voltaire et son patriotisme, qu’il eût eu le courage d’opposer le même refus respectueux aux sollicitations du roi de Prusse que Gresset par exemple, et que D’Alembert. Mais enfin Voltaire n’est pas ici le seul coupable ou plutôt le seul blâmable, et, quoique l’on criât dans les rues de Paris une caricature qui le représentait emmitouflé de fourrures : « Voici Voltaire, avec son bonnet de peau d’ours ! à six sols le fameux Prussien ! » cependant l’opinion publique était complice de son admiration pour le vainqueur de Molwitz et de Friedberg. C’était alors en effet le moment de la crise, l’heure prochaine de la rupture entre l’ancienne et la nouvelle France. Le vieil édifice monarchique s’effondrait, les ruines s’amoncelaient sur les ruines, et c’était à des étrangers, au maréchal de Saxe et au comte de Lowendahl, qu’était échu l’honneur de remporter les dernières victoires, Fontenoy, Raucoux, Lawfeld, Berg-op-Zoom. Bientôt même les défaites de la royauté de Versailles allaient cesser d’être les défaites de la France. Paris entier s’égaiera de Rosbach et s’en réjouira presque comme d’un triomphe de l’esprit nouveau sur les traditions surannées que le gouvernement de Louis XV essaie vainement de maintenir et de défendre contre le flot révolutionnaire montant. La guerre de sept ans va donner ce spectacle, peut-être unique dans l’histoire, d’un peuple presque heureux de sa propre honte et faisant en quelque manière cause commune contre son propre gouvernement avec les ennemis de sa puissance et de sa gloire. On sait que rien n’a contribué plus sûrement à la grandeur subite de la Prusse et de la Russie que cette lamentable division de la France contre elle-même. Voltaire, ici comme partout, ne fit que s’abandonner à l’irrésistible courant de l’opinion. « Je m’étais livré au plaisir de dire à votre majesté combien elle est aimée dans le pays que j’habite, écrivait-il des Délices, en octobre 1757, mais je sais qu’en France elle a beaucoup de partisans. Je sais très positivement qu’il y a bien des gens qui désirent le maintien de la balance que vos victoires avaient établie… Permettez-moi seulement de penser que, si la fortune vous était entièrement contraire, vous trouveriez une ressource dans la France… » Il disait vrai : Frédéric au XVIIIe siècle semble vraiment n’avoir eu d’ennemis en France que Soubise, quand il l’eut battu, l’abbé de Bernis, qu’il avait raillé, la marquise de Pompadour, qu’il avait insultée grossièrement, et Louis XV, qu’il avait joué. Voltaire avait tout pardonné.

Jamais cependant fierté n’avait été soumise à de plus humiliantes épreuves, jamais orgueil n’avait dévoré de plus cruels affronts. On eût dit que Frédéric, naturellement dur et blessant, se fût fait un jeu de pousser à bout cet amour-propre irritable, comme s’il eût voulu mesurer ce qu’un Voltaire était capable de supporter en silence pour l’honneur d’être cru, non pas même le confident, mais le familier d’un roi. Il se vengea sur l’homme, il se vengea sur le chambellan de sa majesté prussienne des témoignages d’admiration qu’il ne pouvait refuser et du tribut d’éloges que jusqu’au dernier jour il ne cessa d’acquitter au poète, à l’historien, au publiciste de Ferney. Voltaire accepta tout. Non pas qu’il ne connût de longue date et qu’il n’eût jugé son Frédéric. Vingt autres à sa place eussent même gardé l’éternelle rancune des leçons qu’il avait déjà reçues. Toutes les fois en effet qu’il avait essayé de sortir de son rôle de bel esprit et de correspondant littéraire, Frédéric, en quatre mots, l’y avait ramené promptement. « Faites des vers, mon cher Voltaire, » lui disait-il en post-scriptum, et c’était toute sa réponse aux sollicitations parfois indiscrètes que Voltaire lui adressait, et Voltaire ne soufflait mot. Un autre jour, il le chargeait de lui recruter une troupe dramatique « pour le comique et pour le tragique, bonne et complète, les premiers rôles doubles, » et la troupe n’était pas plus tôt formée, les arrangemens pris, le départ convenu, que l’imprésario, tout grand homme qu’il fût, recevait un contre-ordre bien net, bien catégorique, et là-dessus de redoubler de protestations, d’offres et de sermens. Ou bien encore, par faveur singulière, on le priait de surveiller l’impression de l’Anti-Machiavel, et quand le livre, corrigé, refait, expurgé par Voltaire, commençait à se débiter, Frédéric désapprouvait l’édition publiquement et « donnait pour cet effet un article pour les gazettes. » C’était aussi par la gazette que répondait Voltaire en y faisant imprimer un sommaire des droits de sa majesté le roi de Prusse sur Herstall. On n’est pas plus accommodant. Il ne fit pas moins bonne figure aux grands airs de raillerie dédaigneuse dont Achille accueillit, à deux reprises, ses prétentions diplomatiques, car ce fut comme un négociateur de comédie que le traita Frédéric, répondant à des propositions par des plaisanteries et des impertinences, et ne prenant qu’à peine le soin, dans les grandes occasions, de dédommager l’amour-propre du poète par quelques témoignages d’affection et quelques mots d’amitié. On a peine à comprendre qu’instruit par de telles expériences Voltaire ait osé s’aller établir à Berlin. Ne prévoyait-il pas ce que l’avenir lui ménageait là-bas d’humiliations nouvelles, ou son incurable vanité l’aveuglait-elle jusque-là qu’à force de gentillesses et de courtisanerie il se flattât de triompher du caractère de Frédéric ?

Il donna dans le piège. « 150,000 soldats victorieux, écrivait-il à D’Argental, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté ! Qui le croirait ? » Mais l’enchantement des premiers jours ne tarda pas à se dissiper. Il ne faut pas dire avec le docteur Strauss que la faute en fut entièrement à Voltaire et que Frédéric « l’aurait supporté et choyé avec la magnanimité d’un roi autant qu’avec l’indulgence d’un ami. » Non ! le siège de Frédéric était fait. Il avait besoin de Voltaire « pour l’étude de l’élocution française, » c’est lui-même qui le dit, ajoutant avec son cynisme ordinaire : « On peut apprendre de bonnes choses d’un scélérat : je veux savoir son français. » Sa magnanimité lésina sur les frais. Son indulgence mesura parcimonieusement au poète le café, le sucre et la chandelle. Et, s’il le choya, ce fut comme on fait une pièce rare ou quelque animal favori. Mais il faut convenir que Voltaire, de son côté, ne faillit pas à commettre une seule des fautes qui pouvaient affermir Frédéric dans ces dispositions.

Réflexions imprudentes et mordantes à l’adresse du roi lui-même, plaisanteries, personnalités injurieuses à l’adresse des membres de son académie, exigences tyranniques et déplacées, intervention maladroite, indiscrète dans les affaires qui le regardaient le moins, étalage vaniteux d’un crédit dont le roi lui refusait la réalité, spéculations douteuses, tripotages d’argent, procès scandaleux, rien n’y manqua. Frédéric perdit patience, et dans les premiers jours de 1751 peu s’en fallut que, comme un serviteur infidèle, Voltaire ne fût chassé des états de sa majesté prussienne. Mais il avait tant de soumissions, il maniait si bien le langage de la flatterie, son repentir amoureux se traduisait par tant de caresses et de câlineries que le roi s’apaisa pour une première fois et que la concorde parut un instant rétablie. Le moyen de résister à cet illustre écrivain, le plus illustre de l’Europe, qui trouvait dans les maladies mêmes du prince et jusque dans les remèdes qu’il faisait une façon de renouveler la banalité des flagorneries ordinaires ? « Sire, vous avez des crampes, et moi aussi ; vous aimez la solitude, et moi aussi ; vous faites des vers et de la prose, et moi aussi ; vous prenez médecine, et moi aussi ; de là je conclus que j’étais fait pour mourir aux pieds de votre majesté. » Et quand il avait tourné quelqu’un de ces billets bien humbles, quand il avait à ce prix acheté son pardon, il prenait la plume pour écrire à Paris : « Figurez-vous combien il est plaisant d’être libre chez un roi, de penser, d’écrire, de dire tout ce qu’on veut. La gêne de l’âme m’a toujours paru un supplice. Savez-vous que vous étiez des esclaves, à Sceaux et à Anet ? oui, des esclaves en comparaison de la liberté que l’on goûte à Potsdam, avec un roi qui a gagné cinq batailles. » Car c’était là le vrai motif de tant de patience. Il voulait qu’à Paris, il voulait qu’à Versailles surtout on crût qu’il vivait dans la confiance d’un roi, qu’il jouissait à Berlin de toutes les grâces, de toutes les faveurs, de tout le crédit que lui disputait encore son ingrate patrie. Trop heureux si là-bas, au bruit de ces mensonges qu’il suppliait D’Argental et Mme du Deffand de répandre, quelque Fréron en crevait de dépit dans sa peau ! Voilà ce qu’il est si difficile de pardonner à Voltaire, voilà quand et comment il a manqué de patriotisme : non pas quand il a chansonné nos défaites, non pas même quand il en a complimenté Frédéric, mais quand, aux dépens de la France comme aux dépens de la vérité de l’histoire, il a vanté dans les Frédéric et dans les Catherine un libéralisme, une tolérance, un respect des droits de la pensée, dont ni l’un ni l’autre n’ont jamais donné le moindre témoignage. Malo periculosam libertatem. Il vaut mieux courir les risques d’être vingt fois embastillé que d’abdiquer toute dignité d’homme aux pieds d’un Frédéric, et que de grimacer, sous les outrages redoublés, un perpétuel sourire de complaisance et d’adoration. Mais quel roi de France traita donc jamais un malheureux homme de lettres, je dis le plus obscur, le plus humble, le moins défendu contre l’arbitraire par l’éclat de sa réputation, comme Frédéric traita Voltaire ? Et qui des deux eut à subir le plus de honteuses et d’humiliantes persécutions, du gentilhomme ordinaire de sa majesté très chrétienne ou du chambellan de sa majesté prussienne ? qui des deux permit à Voltaire la plus fière et la plus noble attitude ou de Frédéric ou de Louis XV ? du cynique amphitryon des soupers de Potsdam ou du royal amant de la marquise de Pompadour ?

Et pourtant Voltaire n’était pas encore au bout de ses épreuves. On connaît sa lamentable dispute avec Maupertuis, président de l’Académie des sciences de Berlin, la célèbre Diatribe du docteur Akakia, la colère de Frédéric, le libelle outrageux brûlé dans les carrefours de Berlin par la main du bourreau, Voltaire se confondant en dénégations d’abord, puis en protestations sans mesure d’obéissance et de servilité, souscrivant enfin ce triste et fameux billet, rédigé de la main même du roi : « Je promets à sa majesté que, tant qu’elle me fera la grâce de me loger au château, je n’écrirai contre personne, soit contre le gouvernement de France, soit contre les ministres, soit contre d’autres souverains ou contre des gens de lettres illustres, envers lesquels on me trouvera rendre les égards qui leur sont dus. Je n’abuserai point des lettres de sa majesté et je me gouvernerai d’une manière convenable à un homme de lettres qui a l’honneur d’être chambellan de sa majesté et qui vit avec des honnêtes gens. » Hélas ! qu’étaient devenus les beaux jours d’autrefois ! Berlin, cette capitale dont Frédéric promettait de faire « le temple des grands hommes ? » et le Voltaire de jadis, cette âme fière « qui n’avait pu plier son caractère à faire sa cour au cardinal Fleury ? » Tout était fini pour cette fois. Voltaire comprit qu’il ne ramènerait pas Frédéric. Il lui renvoya donc son cordon et sa clé de chambellan, le roi les lui retourna, mais toute confiance était évanouie, les « repas de Platon » étaient maintenant des « soupers de Damoclès, » la honte, le dépit, l’inquiétude, la crainte même, tout se réunissait pour hâter le départ du poète : le 26 mars 1753, à la parade, Voltaire prit congé de Frédéric pour ne plus le revoir. Le roi se vengea brutalement. On sait comment il fit arrêter à Francfort Voltaire et Mme Denis, qui venait de rejoindre son oncle. Les Mémoires de Voltaire, l’un des plus merveilleux pamphlets qu’il ait écrits, ont rendu justement immortel le nom du résident Freytag et son accent tudesque : « Monsir, c’être l’œuvre de poéshie du roi mon très gracieux maître. » Le docteur Strauss veut bien nous apprendre qu’en fait le rapport officiel dudit Freytag était d’une « orthographe irréprochable. » Tant mieux pour Freytag, mais son irréprochable orthographe n’excuse pas la brutalité de son gracieux maître, et si Voltaire n’avait jamais tiré d’un plus violent outrage de plus coupable vengeance, un Français lui pardonnerait aisément.

Les trois ans qu’il venait de passer auprès de Frédéric ne lui avaient pas été d’ailleurs inutiles. D’abord leurs disputes avaient fixé l’attention de l’Europe, et le retentissement, de leurs querelles avait égalé la réputation du poète à la réputation du roi. De cette intimité royale, dont il avait payé si chèrement le prestige, Voltaire sortait homme public. Pour les contemporains, dont le grand nombre ne connaît pas le détail des choses ni ne s’en inquiète, il avait reçu là comme une consécration solennelle de son pouvoir, il était émancipé de la condition d’homme de lettres, et désormais, avec les princes, avec les rois, avec les impératrices, il sembla qu’il eût pris rang et qu’il traitât d’égal à égal. Peut-être aussi dans la conversation de Frédéric, et voyant tous les jours à l’œuvre ce fondateur de la grandeur prussienne, avait-il complété, sous ce terrible maître, son éducation politique. C’est là sans doute, à Potsdam, à Berlin, qu’il avait puisé cette science de la réalité, cette défiance des idées et des maximes générales, ce souci de l’exactitude et cette précision du langage, qui sont, comme historien, son vrai titre de gloire et de supériorité. Frédéric, au moins quand il dépouillait l’homme de lettres, écrivait de ce style d’affaires, irrégulier, mais toujours lucide, incorrect, mais toujours nerveux, souvent prétentieux, mais toujours agissant, dont l’Histoire de mon temps est un excellent modèle : Voltaire se mit à son école et s’appropria, de génie les qualités du manuscrit dont il corrigeait la grammaire. Mais ce furent surtout ses qualités de polémiste et de pamphlétaire que les libres propos des soupers de Potsdam aiguisèrent. Auprès de Frédéric, il se perfectionnai dans l’art de mentir sans scrupule, de plaisanter avec cynisme, dans cet art difficile de prolonger, de soutenir le sarcasme, et dans cette habitude honteuse de n’adorer que le succès et de ne respecter que la victoire. Dans cette grande caserne, il acheva d’enrichir son vocabulaire, déjà si riche en injures, des expressions, des polissonneries et des gros mots du corps de garde. C’est là qu’il apprit à qualifier un Rousseau de « bâtard du chien de Diogène et de la chienne d’Erostrate, » un La Beaumelle, un Fréron, dans des termes que l’on n’oserait pas transcrire, et qu’il échangea pour une licence toute soldatesque cette aristocratie de langage et cette élégance de style dont il avait donné le ton jadis aux salons de Paris. On peut croire enfin que les exemples et les leçons du roi de Prusse exercèrent leur influence naturelle sur cette rage antichrétienne dont le patriarche de Ferney allait bientôt se sentir emporté. « S’il avait voulu faire ce qu’il m’avait autrefois tant promis, écrivait plus tard Voltaire à D’Alembert, prêter vigoureusement la main pour écraser l’inf…, je pourrais lui pardonner. » C’est en effet dans une lettre de Frédéric, datée de 1759, qu’on rencontre pour la première fois le célèbre mot d’ordre : « écrasez l’infâme. »

Il fallait avant tout se remettre de tant de secousses. Voltaire hésita quelque temps sur le choix d’une résidence. Retourner à Paris, il y songea d’abord, et se flatta que l’intervention du marquis d’Argenson et de Mme de Pompadour vaincrait l’antipathie du roi ; pourtant il ne tarda pas à reconnaître que c’eût été risquer beaucoup. Non pas à la vérité qu’il y pût courir de pires dangers que les Rousseau, les Diderot, les D’Alembert et tant d’autres. Les mœurs étaient assez douces en France, le pouvoir assez faible, l’opinion publique assez forte pour qu’un écrivain du renom de Voltaire, approchant de la soixantaine et déjà cruellement éprouvé, n’eût à redouter aucune violence. Ce qu’il craignait plutôt, c’était de compromettre son prestige, car quel rôle jouerait-il, quel rang tiendrait-il sur cette scène qu’une génération nouvelle remplissait du tumulte et de l’encombrement de son activité, — la génération des encyclopédistes, jalouse, envahissante, bruyante, au fond assez mal disposée pour un ex-chambellan du roi de Prusse, un gentilhomme ordinaire du roi de France, un familier des ministres et des maîtresses ? Et puis on l’admirait alors à Paris beaucoup moins qu’à Berlin ou qu’à Gotha. Quelques amis zélés, quelques prôneurs intéressés me pouvaient pas empêcher qu’on y jugeât l’homme sévèrement et ses œuvres très librement. La plupart pensaient comme Diderot pensait encore près de dix ans plus tard : « Cet homme incompréhensible, écrivait-il à Mlle Volland, a fait un papier qu’il appelle un Éloge de Crébillon. Vous verrez le plaisant éloge que c’est : c’est la vérité, mais la vérité offense dans la bouche de l’envie. Je ne saurais passer cette petitesse-là à un si grand homme. Il en veut à tous les piédestaux… Il aura beau faire, beau dégrader, je vois une douzaine d’hommes chez la nation qui, sans s’élever sur la pointe du pied, le passeront toujours de toute la tête. Cet homme n’est que le second dans tous les genres. » Nul en effet ne s’y trompait alors, et pour atteindre ce premier rang qu’on lui disputait, pour devenir le chef des encyclopédistes, pour amener Diderot, D’Alembert et tous les garçons de la boutique encyclopédique à n’être plus, selon le mot de Mme du Deffand, que « la livrée de Voltaire, » il y fallut toute son incomparable adresse à flatter les amours-propres, toute son habileté souveraine à prendre le vent de l’opinion, cet art enfin de faire profit de tout et d’intéresser à la fois à sa gloire Frédéric et Marie-Thérèse, Catherine et Stanislas Poniatowski, Choiseul et la Du Barry, Diderot et Richelieu, D’Alembert et Mme du Deffand, Turgot et Necker, Beaumarchais et le président Maupeou, cette aristocratie qu’il choyait et cette « canaille » qu’il méprisait. Et ce fut pourquoi, après avoir changé plusieurs fois de résidence, il vint fixer enfin son séjour ou plutôt sa cour à Ferney : loin de Paris, pour ne pas laisser prendre aux envieux la mesure de sa grandeur, en territoire étranger, pour dérober sa grosse fortune et sa prudente personne à la responsabilité de ses actes.


III

Depuis que Voltaire avait quitté la France, dans le court espace de quelques années, le siècle, comme un décor de théâtre, avait tourné brusquement sur lui-même. Les sourdes hostilités religieuses qui, dans les derniers jours du siècle de Louis XIV et sous la régence elle-même, avaient à peine dépassé les bornes du sanctuaire, avaient gagné tout un peuple et commençaient maintenant d’éclater en guerre ouverte. Au carnaval de 1756, le divertissement à la mode était de se déguiser en évêque, en moine, en religieuse. Déjà même l’agitation menaçait de devenir politique, « le fanatisme, selon le mot de Barbier, était général dans Paris contre l’autorité souveraine, » et l’idée de résistance armée, de révolte, de révolution devenait populaire. « Le peuple dans les halles commençait à parler de lois fondamentales et d’intérêts nationaux[1], » et les esprits clairvoyans, dans ces signes avant-coureurs de quelque catastrophe, avaient peine à reconnaître les marques promises de l’avènement du siècle de la philosophie. Les écrivains, avec autant d’habileté que d’empressement, saisirent l’occasion qui leur était offerte, et se précipitèrent, tête baissée, dans la lutte. Ce fut Diderot qui donna le signal, en mettant sur chantier cette grande entreprise de l’Encyclopédie ; Rousseau suivit avec ses deux célèbres discours.

Voltaire était alors à Berlin, donnant la dernière main à son Siècle de Louis XIV, plus occupé d’éloigner D’Arnaud de la cour de Potsdam ou de faire jouer à Paris Rome sauvée que de travailler à détruire la superstition. C’est à peine s’il écrivit des Délices quelques brochures, plus inquiet de recouvrer les bonnes grâces de Mme de Pompadour et d’achever la ruine de La Beaumelle et de Fréron que de « jeter les semences » de cette révolution et que de préparer « ce beau tapage » dont il parle dans une lettre demeurée justement fameuse. Les philosophes ne furent pas les ouvriers de la révolution. Ils en hâtèrent l’explosion, ils en étendirent la portée, peut-être même, en parlant aux hommes de leurs droits sans jamais parler de leurs devoirs, contribuèrent-ils à donner aux événemens ce caractère de violence et de brutalité sauvage qui devait déshonorer la révolution, pourtant ils ne firent que suivre le mouvement, ils ne le donnèrent pas. Mais Voltaire fut le dernier d’entre tous à prendre enfin son parti. Quand il vit que toutes les ressources conjurées de l’ancien régime ne prévaudraient pas contre l’impulsion révolutionnaire, quand il comprit qu’à vouloir s’opposer au torrent il perdrait sa popularité, mais surtout quand il trembla que Rousseau, « ce garçon horloger, » ne lui ravît cette royauté littéraire dont il avait jeté les fondemens, il entra dans la mêlée. Le Sermon des cinquante et le Testament du curé Meslier sont les deux premières brochures où Voltaire, selon l’expression de Condorcet, « attaqua de front la religion chrétienne, à laquelle jusqu’alors il n’avait porté que des attaques indirectes. » On ne saurait souhaiter à Voltaire un plus maladroit ami que Condorcet : c’est lui qui nous avertit en effet que le Sermon des cinquante fut une réponse de Voltaire à la Profession de foi du vicaire savoyard. Le succès de l’Emile importunait Voltaire : moins jaloux de toute renommée, peut-être eût-il encore attendu, car, parmi tous les philosophes, le seul qui n’eût rien à risquer était le plus timide. Tandis qu’on jetait Diderot à la Bastille, et que Jean-Jacques, décrété de prise de corps, fuyait vers la frontière, le châtelain de Ferney donnait la comédie sur son théâtre, bâclait en huit jours quelque rapsodie tragique pour se ménager un « alibi nécessaire, » et lançait des brochures anonymes qu’il désavouait effrontément à la moindre apparence de danger.

Le Sermon des cinquante et le Testament du curé Meslier marquent dans l’histoire de Voltaire la dernière transformation de l’incomparable comédien. Le voilà désormais enrôlé dans la bande encyclopédique, et pendant près de vingt ans désormais vont partir de Ferney ces innombrables pamphlets dont la seule énumération remplirait un volume, ces paroles ailées et ces lettres agiles, cette merveilleuse Correspondance dont la moitié peut-être n’est pas parvenue jusqu’à nous, l’acte d’accusation le plus terrible qu’aucun homme ait laissé derrière soi, mais aussi le plus admirable modèle qu’il y ait dans aucune langue de cet art d’écrire si simplement qu’un méchant billet d’affaires se grave dans le souvenir, si vivement qu’on a peine à suivre l’écrivain, si spirituellement qu’on est tenté de lui tout pardonner, et qu’il faut fermer le livre pour combattre le charme et reprendre la liberté de son jugement. Jamais sans doute, dans un corps de soixante-dix ans, usé de travaux et perclus de souffrances, l’activité de l’esprit n’a gouverné plus souverainement.

Cependant il ne faut pas s’y tromper : jusqu’au dernier jour, c’est un rôle que joue Voltaire. Le plus aristocrate et le plus arrogant de nos grands écrivains n’abdique dans son château de Ferney ni l’arrogance de sa vanité, ni l’aristocratie de ses dédains.. Il signe toujours « gentilhomme ordinaire du roi. » Il tranche du seigneur justicier. Ses secrétaires ne mangent pas à sa table. Jamais sa correspondance n’a été plus active avec le cardinal de Bernis, le même qu’il avait jadis surnommé « la bouquetière du Parnasse, » avec le maréchal de Richelieu, quoique le grand seigneur daigne à peine répondre aux protestations de dévoûment et de respect du philosophe, avec Mme du Deffand, l’intime ennemie des encyclopédistes, mais aussi l’amie du duc et de la duchesse de Choiseul et l’oracle des salons aristocratiques de Paris, avec Frédéric, encore que le héros des soupers de Potsdam n’ait guère plus de respect pour le patriarche qu’il n’en avait jadis pour le chambellan, avec Catherine, encore que coupable de tous les crimes qui flétrissent le nom d’un prince et souillée de toutes les hontes qui déshonorent une femme. Qu’importe à Voltaire, ne sont-ils pas rois, cardinaux, ducs et duchesses ? Que faut-il davantage ? Ni les encyclopédistes, ni les déclamateurs de l’école de Rousseau ne le détacheront de ce monde où jadis il reçut les premières leçons de cet « art de plaire » qu’il a recommandé quelque part « comme le premier devoir de la vie, » de ce monde pour lequel il a vécu, répétant le vers du poète :

Principibus placuisse viris non ultima laus est,


de ce monde enfin dans la familiarité, dans l’adoration duquel il veut mourir. N’en garde-t-il pas jusqu’à son dernier jour les plus étroits préjugés ? « Monseigneur, écrit-il un jour au chancelier Maupeou, je commence par vous demander pardon de ce que je vais avoir l’honneur de vous écrire. Vous avez méprisé avec tous les honnêtes gens du royaume plus d’un libelle écrit par la canaille et pour la canaille… Cependant il y a des calomnies… et quand on en connaît les auteurs, quand ils mettent eux-mêmes leur nom à la tête d’une brochure, j’ose croire qu’il est permis de vous en demander la suppression. » Sans doute il s’agit de quelque injure grave, quelqu’un de ces outrages que l’irritable vieillard prodigue lui-même si libéralement à ses ennemis, à ses adversaires, à ses contradicteurs ? Point, mais un nommé Clément a prétendu que Voltaire était le neveu du pâtissier Mignot ; il a même osé prétendre que l’abbé Mignot, conseiller de grand’chambre au parlement Maupeou, neveu de Voltaire, était le petit-fils de ce même pâtissier, et voilà le parlement intéressé à venger l’amour-propre généalogique des Arouet et des Mignot. Car toutes les fois qu’il peut employer contre ses ennemis une arme plus brutale ou plus dangereuse que le sarcasme et le rire, Voltaire n’a garde d’y manquer. Il était bien jeune encore qu’insulté par le comédien Poisson au foyer de la Comédie-Française et refusant une réparation qu’on lui offrait par les armes, il se servait de son crédit naissant pour faire emprisonner son adversaire, « un homme de sa considération ne se battant pas contre un comédien. » Fidèle à cette sage tactique, il commençait en toute circonstance par faire appel au bras séculier. C’est Fréron qu’il essaie de faire jeter au For-l’Évêque ou dont il fait interdire les feuilles, c’est La Beaumelle dont il dénonce au prince de Condé « le livre abominable » en suppliant son altesse sérénissime de dire un mot à M. de Saint-Florentin pour « qu’on prévienne une nouvelle édition du volume où ce coquin « ose outrager le prince, » C’est De Brosses qu’il empêche d’arriver à l’Académie française en envoyant à D’Alembert une déclaration par laquelle il renomme au titre d’académicien si on lui donne le président pour confrère. C’est Rousseau qu’il dénonce en ces termes à l’insolence de -quelque bretteur : « Vous auriez dû ne pas dire que la noblesse d’Angleterre est la plus brave de l’Europe. Un gentilhomme tel que vous doit sentir que c’est là un point délicat. Vous savez que le roi a plus de noblesse dans ses armées que l’Angleterre n’a de soldats en Allemagne : je serais fâché qu’il se trouvât quelque garde de sa majesté qui prît vos expressions à la lettre. » Ne parvint-il pas dans ses derniers jours à faire composer le département de la librairie de censeurs « qui n’auraient pas voulu approuver une critique littéraire de M. de Voltaire, disant qu’on ne devait la regarder que comme un libelle diffamatoire parce qu’elle ne pouvait être que l’ouvrage de la passion ? » Telle était la liberté selon le vœu de Voltaire, telle était sa haine de toute contrainte et de tout despotisme. Nul ne fut d’humeur plus tyrannique parce que nul ne fut plus aristocrate, aristocrate dès le berceau, aristocrate jusqu’à la mort, aristocrate depuis les pieds jusqu’à la tête. Il faut voir de quel style moqueur, avec quelle verve méprisante il a parlé de la « canaille » en cent endroits de sa correspondance, et non pas dans ses lettres aux grands de ce monde, aux rois et aux princes, mais dans ses lettres « aux frères, » dans ses lettres à D’Alembert, dans ses lettres à Damilaville, ce commis au bureau des vingtièmes, facteur de l’Encyclopédie, qui n’attendait de l’avènement de la philosophie que la place de directeur-général des vingtièmes. Il faut l’entendre plaisanter les « garçons perruquiers du parterre, » et ce fou de Jean-Jacques, écrivant à Genève « à son marchand de clous et à son cordonnier, » et ce « pauvre peuple, qui ne sera jamais que le sot peuple. » Qui ne connaît ces lignes célèbres : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire : ils mourraient de faim avant d’être philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorans… quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu ; » ou celles-ci : « C’est à mon gré le plus grand service qu’on puisse rendre au genre humain de séparer le sot peuple des honnêtes gens pour jamais, et il me semble que la chose est assez avancée. On ne saurait souffrir l’absurde insolence de ceux qui vous disent : Je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre blanchisseuse ; » et celles-ci encore, qui peuvent servir de conclusion à la philosophie politique de Voltaire : « Bénissons cette heureuse révolution qui s’est faite dans l’esprit de tous les honnêtes gens depuis quinze ou vingt années ; elle a passé mes espérances. A l’égard de la canaille, elle restera toujours canaille, je ne m’en mêle pas. Je cultive mon jardin, mais il faut bien qu’il y ait des crapauds ; ils n’empêchent pas mes rossignols de chanter. » Ce fut pourtant cette canaille qui lui fit en 1778, quand il revint à Paris pour mourir, qui lui fit cette ovation triomphale et qui se pressait à travers les rues sous les roues de son carrosse en criant de ses milliers de voix : « Vive le défenseur des Calas ! »

Le défenseur des Calas ! En effet, une ou deux fois dans une vie de quatre-vingt-quatre ans, la générosité, le courage et l’éloquence de l’émotion l’emportèrent sur la prudence habituelle de Voltaire, — quoiqu’à vrai dire, si l’on mesure le courage aux dangers qu’il affronte, Voltaire ne risquât rien, pas même sa tranquillité, à prendre la défense des Calas, de Sirven ou de La Barre, et quoiqu’on ait singulièrement exagéré le rôle de Voltaire, passionnément dénaturé le caractère du premier tout au moins de ces tristes procès. Parce que Voltaire a détourné les questions dans son fameux Traité de la tolérance, parce qu’il s’est fait une arme contre les parlemens, contre le clergé, contre la religion, des faits subsidiaires de la cause, ou parce que, dans l’affaire du chevalier La Barre et du crucifix d’Abbeville, l’épouvante lui donna de l’éloquence, est-ce une raison pour saluer en lui l’apôtre de la tolérance et le précurseur des libertés modernes ? « Il n’y a de grandes actions, a dit La Rochefoucauld, que celles qui sont l’effet d’un grand dessein. »

Jusqu’alors en effet, c’était, comme on dit, d’un air assez dégagé que Voltaire avait touché cette question de la tolérance. « Je suis fâché, disait-il un jour à propos de Vanini, je suis fâché qu’on ait cuit ce pauvre Napolitain. » Il lui semblait d’ailleurs mauvais « qu’on persécutât des idiots qui aimaient le prêche. » Et n’était-ce pas à la veille de l’affaire des Calas qu’il écrivait à D’Argental : « Le monde est bien fou, mes chers anges. Pour le parlement de Toulouse, il juge ; il vient de condamner un ministre de mes amis à être pendu, trois gentilshommes à être décapités et cinq ou six bourgeois aux galères ; le tout pour avoir chanté des chansons de David. Ce parlement de Toulouse n’aime pas les mauvais vers. » Quels cris d’indignation ne pousserait-on pas, si c’était dans un écrivain du siècle de Louis XIV, dans la correspondance de Mme de Sévigné, par exemple, qu’on retrouvât une semblable phrase ! On apprend cependant à Genève que Calas, accusé d’avoir assassiné son fils, vient d’être roué par arrêt du parlement de Toulouse. Il n’y a là qu’une épouvantable erreur judiciaire. On a fait un crime à Calas du suicide de son fils ; avec une odieuse précipitation, on lui a instruit son procès, et, sans lui laisser seulement le temps de rassembler les élémens de sa défense, on l’a conduit à l’échafaud. Moins prévenus contre un protestant, dont le fils passait pour vouloir se convertir à la religion catholique, les juges de Toulouse eussent pris sans doute le temps de mieux informer. La triste nouvelle soulève l’indignation de la grande cité protestante. Voltaire voit « tous les étrangers indignés, tous les officiers suisses protestans déclarer qu’ils ne combattront pas de grand cœur pour une nation qui fait rouer leurs frères sans aucune preuve. » C’est alors seulement qu’il intervient, et qu’il juge le moment favorable « pour devenir l’idole de ces faquins de huguenots, » comme il en donnait quelques mois auparavant le conseil au maréchal de Richelieu, « vu qu’il est toujours bon d’avoir pour soi tout un parti. » Sans doute, une fois la procédure de réhabilitation introduite, Voltaire se donnera tout entier, se dévouera corps et âme à la cause des Calas. Son sujet l’entraînera, l’emportera, l’élèvera jusqu’à l’éloquence, mais non pas jusqu’à l’oubli de soi-même, car l’affaire « intéressera toute l’Europe, » car Paris et la France retentiront du nom de Voltaire, car l’applaudissement universel et l’admiration publique le soutiendront dans sa tâche ; mais il faut l’enthousiasme et la naïveté de Diderot pour s’écrier : « Oh ! mon amie, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait de l’âme, de la sensibilité, que l’injustice le révolte, et qu’il sente l’attrait de la vertu. Eh ! que lui sont les Calas ? qui est-ce qui peut l’intéresser pour eux ? quelle raison a-t-il de les défendre ? » C’est dommage que Diderot n’ait pu lire la lettre que Voltaire adressait le 30 janvier 1763 à M. Thiroux de Crosne, maître des requêtes et chargé du rapport : « Ou le fanatisme a rendu une famille entière coupable d’un parricide, ou il a fasciné les yeux des juges jusqu’à faire rouer un père de famille innocent. » C’est-à-dire, de toutes manières l’occasion est unique « d’écraser l’infâme, » et nous nous en emparons. Voilà ce qui « intéressait » Voltaire pour les Calas et voilà ce qui « l’intéressa » plus tard pour les Sirven. Lui-même a grand soin de noter dans ses lettres que M. le duc de Choiseul et Mme la duchesse de Grammont et Mme de Pompadour furent « enchantés » du Traité de la tolérance. S’il avait tout Paris, toute la France et toute l’Europe avec soi, de quel rare courage et de quelle rare vertu fit-il donc preuve ? Ne changeons pas les noms des choses. L’erreur des juges de Toulouse leur était personnelle, et Voltaire se fût soucié médiocrement des Calas ou des Sirven s’il n’avait pas discerné d’abord le moyen de s’armer de leur condamnation comme d’une machine de guerre contre tout ce qu’il détestait. Mais je ne croirai jamais qu’il fût ému jusque dans les entrailles, l’homme qui semait de plaisanteries indécentes non-seulement son Traité de la tolérance, mais son mémoire même pour Jean Calas, et qui se préparait à intervenir au procès de Lally, quelques années plus tard, en s’adressant en ces termes à d’Alembert : « Vous souciez-vous beaucoup du bâillon de Lally et de son gros cou, que le fils aîné de monsieur l’exécuteur a coupé fort maladroitement pour son coup d’essai ? »

Son rôle fut-il beaucoup plus généreux et beaucoup plus hardi dans la cruelle affaire du chevalier de La Barre ? Un jeune et malheureux fanfaron d’impiété, le chevalier de La Barre et deux de ses amis, d’Étallonde de Morival et Moisnel, que « six mois de Saint-Lazarre » eussent assez punis, ayant gardé leur chapeau sur le passage de la procession du saint-sacrement, avaient été condamnés à mort, et le premier, après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire, exécuté par arrêt du 28 février 1766. Au cours de la procédure, il fut avancé que la lecture des encyclopédistes et du Dictionnaire philosophique avait aidé sans doute à la dépravation des coupables, et lors des débats, La Barre, interrogé sur les propos impies qu’en diverses circonstances il était accusé d’avoir tenus, répondit « que ces propos impies étaient en récitant des vers qu’il avait pu retenir de la Pucelle d’Orléans, livre attribué au sieur de Voltaire, et de l’Épitre à Uranie, ne croyant pas que cela pût tirer en conséquence. » Voltaire prend peur. « Etes-vous homme à vous informer, écrit-il à D’Alembert, de ce jeune fou nommé M. de La Barre et de son camarade ? .. On me mande qu’ils ont dit à leur interrogatoire qu’ils avaient été induits à l’acte de folie qu’ils ont commis par la lecture des encyclopédistes… La chose est importante, tâchez d’approfondir un bruit si odieux, si dangereux ; » et le même jour à Damilaville : « On me mande, mon cher frère, une étrange nouvelle. Les deux insensés, dit-on, qui ont profané une église en Picardie ont répondu dans leurs interrogatoires qu’ils avaient puisé leur aversion pour nos saints mystères dans les livres des encyclopédistes et de plusieurs philosophes de nos jours… Ne pourriez-vous remonter à la source d’un bruit si odieux et si ridicule ? » Le bruit grossit et se confirme. Il n’attend pas d’informations nouvelles pour écrire à l’abbé Morellet : « Vous savez que le conseiller Pasquier a dit en plein parlement que les jeunes gens d’Abbeville qu’on a fait mourir avaient puisé leur impiété dans la lecture des ouvrages des philosophes modernes… Y a-t-il jamais rien eu de plus méchant et de plus absurde que d’accuser ainsi ceux qui enseignent la raison et les mœurs d’être les corrupteurs de la jeunesse ? » Puis enfin, quand il apprend qu’on a brûlé le Dictionnaire philosophique sur le bûcher du malheureux enfant, ses terreurs éclatent : « Mon cher frère ; mon cœur est flétri. Je me doutais qu’on attribuerait la plus sotte et la plus effrénée démence à ceux qui ne prêchent que la sagesse et la pureté des mœurs. Je suis tenté d’aller mourir dans une terre où les hommes soient moins injustes. Je me tais, j’ai trop à dire. » En effet, il quitte Ferney pour se rendre aux eaux de Rolle. C’est là seulement qu’il commence à reprendre un peu de courage, quand il a reçu le Mémoire à consulter pour le sieur Moisnel et autres accusés, rédigé par les avocats du barreau de Paris, et qu’il est assuré qu’on peut élever la voix sans rien craindre et flétrir publiquement l’assassinat juridique de La Barre. Il est vrai qu’une fois remis de son épouvante, avec son audace habituelle, il ne manquera pas une occasion de parler des « Busiris en robe » et de ces « barbaries qui feraient frémir des sauvages ivres. » Il faudra même que ce soit Frédéric, auquel il a recommandé d’Étallonde, qui le rappelle à la modération et qui lui donne une dernière leçon. « Je ne connais point ce Morival dont vous me parlez. Je m’informerai après lui pour savoir de ses nouvelles. Toutefois, quoi qu’il arrive, étant à mon service, il n’aura pas le triste plaisir de se venger de sa patrie. » Certes, s’il ne s’agissait ici que d’un artiste, d’un poète, d’un écrivain, peut-être hésiterait-on à le juger si sévèrement. En France que ne pardonne-t-on pas au génie ! Aussi bien que nous importe la vie privée de La Fontaine, de Molière ou de Racine ? Ils ont écrit les Fables, le Misanthrope et le Tartuffe, Bajazet et Athalie ; c’est assez, et si notre indiscrétion va fouiller leur histoire, il est entendu par avance que toutes leurs fautes, toutes celles du moins qui n’entament pas la vulgaire probité, nous les excuserons. Mais, quand on a travaillé comme Voltaire, pendant soixante ans à jouer un rôle sur la scène de l’histoire, et que, dédaignant les paisibles jouissances de l’artiste, on a tout fait pour devenir homme public, quand on a tout mis en œuvre, jusqu’aux pires moyens, pour confondre l’histoire de tout un grand siècle avec sa propre histoire, ce n’est plus l’écrivain seulement, c’est l’homme qui nous appartient et qui nous appartient tout entier. On ne divise pas Voltaire. Il faut prendre parti : l’applaudir, si vraiment il a mis les plus rares facultés qu’un homme ait reçues de la nature au service de la justice et de la vérité ; le blâmer, s’il n’en a, presque en toute circonstance, usé que dans son intérêt, dans l’intérêt de sa sécurité, de sa fortune, de sa réputation. Mais comment le juger, si, possédé de cette « rage de tout détruire sans rien édifier » qui exaspérait Rousseau, il n’a su qu’accumuler des ruines en laissant aux générations suivantes le soin de reconstruire ce qu’il avait jeté bas ?

Car ce fut sa suprême habileté que de mourir à temps. Déjà l’audace de ses propres disciples commençait à l’effrayer. Quand Condorcet fit paraître la Lettre d’un théologien à l’abbé Sabatier, le patriarche écrivit à l’abbé de Voisenon : « Il y a dans cette brochure des plaisanteries qui ont réussi et sur la fin une violence qu’on appelle de l’éloquence ; mais il y a une folie atroce à insulter cruellement tout le clergé de France à propos d’un abbé Sabatier. L’auteur prend ma défense, j’aimerais mieux être outragé que d’être ainsi défendu. » C’est qu’il avait marqué très nettement dès l’avènement de Louis XVI la borne où il prétendait s’arrêter. « Je l’estime trop, disait-il en parlant du nouveau roi, pour croire qu’il puisse faire tous les changemens dont on nous menace. » En effet, cette rage de remontrances et cette ardeur de réformes faisait trembler le vieil athlète. Il s’étonnait avec douleur qu’on osât dire que les rois tiennent leur autorité du peuple. « Le roi tient sa couronne de soixante-cinq rois ses ancêtres. » Déjà, quand avait paru le livre du baron d’Holbach, le Système de la nature, non content de le maltraiter très fort dans sa correspondance, il en avait entrepris une réfutation raisonnée. Sauf en religion, conservateur en toutes choses, il était resté déiste en métaphysique. Toute son aristocratie se soulevait, se révoltait contre ce matérialisme grossier dont il pouvait voir chaque jour se multiplier les adeptes. Et puis son ardeur d’autrefois s’apaisait, s’éteignait doucement. Son irritabilité même l’abandonnait. « Je me suis tant moqué de Fréron, disait-il, qu’il est bien juste qu’il me le rende, » et de loin en loin, dans la correspondance des dernières années, passait comme un souvenir mélancolique : « Il faut donc que je vous dise, mon cher ange, que, si Mme du Deffand se plaint de moi par un vers de Quinault, je me suis plaint d’elle par un vers de Quinault aussi. Je crois qu’actuellement nous sommes les seuls en France qui citions aujourd’hui ce Quinault, qui était autrefois dans la bouche de tout le monde. » Ainsi sur la fin de cette vie tant agitée, il se faisait comme un grand apaisement, précurseur de l’éternel silence.

Ce fut son retour à Paris qui le tua. Le 30 mai 1778, dans cette grande ville où il avait si peu vécu, mais qu’il avait tant amusée, tant passionnée, et qui venait de le recevoir comme jamais ni nulle part n’avait été reçu souverain victorieux, il expira. On n’a sur ses derniers instans que peu de renseignemens, assez précis pourtant et assez authentiques pour qu’il soit inutile de discuter les légendes grotesques qui courent encore une certaine littérature, et pour pouvoir affirmer que, si dans sa longue existence il trembla plus d’une fois devant le danger, cependant il fut calme, digne et brave envers la mort.


IV

S’il est un homme dans notre histoire qui par ses qualités comme par des défauts soit vraiment l’homme de son siècle et de sa race, à coup sûr Voltaire fut cet homme. Honneur bien rare, gloire singulière, et que bien peu partagent avec lui. Dans la plupart des hommes, comme il arrive un âge où les linéamens du corps et les traits de la physionomie se fixent pour ne plus varier, ainsi vient un temps où l’esprit cesse de s’étendre, et l’intelligence, le génie même, de se renouveler. Quand Corneille, encore jeune, eut écrit le Cid et Polyeucte, comme s’il se fût lui-même enfermé dans un cercle magique, vainement essaya-t-il d’en sortir, et pendant près d’un demi-siècle, mécontent de lui, mécontent des autres, jaloux de Molière et jaloux de Racine, il ne put que se recommencer. Voltaire à quatre-vingt-quatre ans conservait encore toute l’ardeur du jeune homme, toute son avidité de connaître, toute son impatience d’agir. A peine de loin en loin, quelque plainte et quelque regret du temps passé, quelque semblant d’insouciance du présent et d’incuriosité de l’avenir trahissaient-ils le vieillard. Tel il était jadis quand, à la deuxième représentation de son Œdipe, il paraissait sur la scène, portant la queue de la robe du grand prêtre, tel il était encore quand, à la sixième représentation d’Irène, se penchant sur une foule en délire, d’une voix étranglée par les larmes, il jetait cette exclamation : « Français ! voulez-vous donc me faire mourir de plaisir ? « C’était le 30 mars 1778 ; il venait d’entrer dans sa quatre-vingt-cinquième année. Et pendant ces soixante années de gloire ininterrompue, par un privilège plus rare encore, ce génie si librement ouvert à toutes les influences, à toutes les nouveautés du dehors, était resté lui-même, imprimant fortement sa marque à tout ce qu’il effleurait seulement, et réalisant ainsi dans l’infinie diversité de son œuvre l’unité du caractère et du génie. Il n’est pas cependant, comme la critique étrangère a pris plus d’une fois un malin plaisir à le prétendre, comme l’a prétendu Goethe lui-même, « le plus grand écrivain qu’on puisse imaginer parmi les Français. » S’il est vrai que la profondeur de la conception, que la perfection de la forme, que l’émotion et la sincérité du sentiment aient fait défaut à Voltaire, d’autres les ont possédées, dans l’histoire de notre littérature et de notre race, d’autres à qui n’a manqué presque aucune des qualités du génie de Voltaire et qui, par un accord heureux, n’ont oublié d’y joindre ni la décence du langage, ni la probité du caractère, ni la dignité de la vie. Dans le siècle précédent, un grand homme a représenté son temps comme Voltaire a fait le sien, et résumé pour ainsi dire en lui, sous leur forme la plus parfaite, jusqu’aux moindres qualités de ses illustres contemporains : j’ai nommé Bossuet.

Voltaire et Bossuet se ressemblent par plus d’un point : ils différent l’un de l’autre comme le XVIIIe siècle diffère du XVIIe. L’un et l’autre ils ont été le plus grand nom de leur temps et la voix la plus écoutée ; l’un et l’autre ils ont parlé comme personne cette langue lumineuse du bon sens, également éloignée de la singularité anglaise et de la profondeur germanique ; l’un et l’autre ils se sont moins souciés de l’art que de l’action, de charmer que de persuader ou de convaincre et de gagner des esprits à leur cause ; l’un et l’autre enfin, partout où de leur temps quelque controverse s’est émue, quelque conflit élevé, quelque grande bataille engagée, comme si le sort du combat n’eût dépendu que de leur présence, ils sont venus, et ils ont vaincu ; mais l’évêque n’a pris les armes que pour soutenir, défendre et fortifier ; le courtisan de Frédéric et de Catherine II n’est entré dans la lutte que pour détruire, dissoudre et pour achever les déroutes que d’autres avaient commencées. Bossuet n’a combattu que pour les choses qui donnent du prix à la société des hommes : religion, autorité, respect ; Voltaire, sauf deux ou trois fois peut-être, n’est intervenu que dans sa propre cause et n’a bataillé soixante ans que dans l’intérêt de sa fortune, de son succès et de sa réputation. Et le prêtre du XVIIe siècle a vu plus loin et plus juste que le pamphlétaire du XVIIIe, car, ayant traversé comme les autres les angoisses du doute et sué, dans le secret de ses méditations, l’agonie du désespoir, il a compris que, toutes choses qui tiennent de l’homme étant imparfaites, c’était trahir la cause elle-même de l’humanité que de dénoncer au sarcasme, au mépris, à l’exécration les maux dont on n’avait pas le remède. Aussi le premier, quand il a vu la mort approcher, a-t-il pu s’endormir dans la paix d’une haute et loyale conscience ; le second, de son vivant même, a pressenti l’heure où ses disciples se retourneraient contre lui.

Au foyer de la Comédie-Française, on voit une admirable statue de Voltaire. C’est le Voltaire de Ferney, chargé d’années, exténué par l’âge, amaigri, mais éternellement jeune par la flamme du regard et la vie du sourire. Tout son corps se porte en avant et semble provoquer la lutte. On dirait que le sculpteur l’a surpris dans son attitude familière, au moment où le « bon Suisse » va lancer contre un adversaire qu’on devine quelqu’une de ces plaisanteries mortelles qui clouent à terre un ennemi. Ses mains mêmes, longues et maigres, crispées sur les bras du fauteuil, ne semblent attendre qu’un signal pour soulever et lancer tout le corps d’une seule détente. C’est bien là le vrai Voltaire, imparfaite, ébauche de sa personne peut-être, mais portrait vivant et parlant de ses œuvres. Allez voir maintenant au Louvre le portrait de Bossuet par Rigaud. Le prélat est en pied, vêtu des ornemens sacerdotaux. Le visage est plein, les lignes en sont fermes et nettes, dans les yeux et sur les lèvres un léger sourire dont la sérénité, dont la douceur étonnent. On se figurait un Bossuet plus sévère. L’attitude est d’un corps tout entier rejeté en arrière, prêt à la lutte aussi, mais à cette lutte qu’on attend de pied ferme, non pas à cette lutte qu’on provoque et qu’on défie. C’est le calme de la force qui s’est éprouvée par l’expérience et la sérénité d’une inébranlable conviction contre laquelle rien d’humain ne saurait prévaloir.

Considérez-les lentement, attentivement, ce portrait et cette statue : ce ne sont pas seulement deux hommes, ce sont deux siècles de notre histoire, ce sont deux formes du génie français, ce sont aussi, grâce à la haute signification des modèles, dans le marbre de Houdon et sur la toile de Rigaud, deux faces de l’esprit humain que l’art a fixées pour jamais.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez le livre curieux de M. Rocquain : l’Esprit révolutionnaire avant la révolution. Paris, 1878.