Voyage dans l’Abyssinie méridionale

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VOYAGE
DANS
L’ABYSSINIE MÉRIDIONALE.

JOURNAL INÉDIT DE M. ROCHET D’HÉRICOURT.

Les alternatives de prospérité et de décadence, d’éclipses et de retours de fortune, qui affectent la vie des peuples semblent aussi atteindre parfois et transformer certaines zones de territoire. On croirait les voir, après un long sommeil, se réveiller et tressaillir, comme si elles avaient, dans le repos des siècles, retrouvé les élémens d’une nouvelle fécondité. Plusieurs contrées présentent de nos jours le phénomène de cette renaissance, et, dans le nombre, il faut placer au premier rang la mer Rouge et l’isthme de Suez.

Le rôle que joua le bassin arabique, dans l’enfance de la navigation, ne fut pas sans éclat et sans importance. En dehors même des souvenirs bibliques et des traditions miraculeuses qui s’y rattachent, cette mer fut le siége d’un grand mouvement commercial et maritime. Les flottes de Salomon la sillonnèrent dans toutes les directions. Elles partaient d’Asiongaber pour se rendre à Ophir, pays de la poudre d’or, dans les ports sabéens, où elles recueillaient l’encens et les aromates, aux îles de Tyros et d’Arados, célèbres par leurs pêcheries de perles. Par Adulis, le golfe Arabique se mettait en communication avec Axoum et le royaume de Méroë, par Thapsacus avec le haut-Euphrate, par Ocenis, Cané et Aden avec toute la presqu’île asiatique, par Azania et Ptolémaïs avec le littoral africain. Les voiles de Juda et d’Israël franchirent même ces limites, s’il faut en croire Mannert et Heeren ; elles visitèrent les bords du Gange et les grands archipels de l’Océan indien. On sait avec quel faste la reine de Saba parcourut ces rivages, et quels riches présens encombraient ses vaisseaux. Les Pharaons et les Ptolémées ne laissèrent pas à leur tour cette mer inactive, et Arsinoë, la Suez actuelle, fut le point de départ de divers périples, qui eurent pour objet tantôt les côtes de l’Asie, tantôt celles de l’Afrique. Sous les kalyfes, ce mouvement de navigation ne s’arrêta point, et la jonction des deux mers, devant laquelle le génie moderne semble hésiter, fut réalisée, assure-t-on, par un souverain fatimite, à l’aide d’un canal qui unissait Suez au Nil. Ainsi, l’activité du bassin arabique semblait survivre aux chutes d’empires et aux révolutions de dynasties. Pour le frapper d’impuissance, il fallut que Vasco de Gama, doublant le cap des Tempêtes, ouvrit aux flottes marchandes la route maritime de l’Inde.

Voici qu’aujourd’hui, la vapeur aidant, les chances tournent de nouveau. L’isthme et les deux mers qui le baignent se couvrent de paquebots rapides. Une seconde fois les habitudes commerciales se déplacent, et un agent mécanique bouleverse la carte routière du globe. L’Europe a renoué ses communications avec l’Inde par les eaux arabiques. Les dépêches, les passagers, les marchandises précieuses ont déjà adopté cette voie ; le cap de Bonne-Espérance est condamné au service le plus vulgaire. Le vrai lien entre l’Angleterre et le Bengale est désormais l’isthme de Suez : la fortune passe de ce côté ; les plans de Leibnitz et d’Albuquerque triomphent des découvertes de Vasco. Bombay est à quarante jours de Londres, et la vie entre la métropole et sa gigantesque vassale a redoublé d’énergie avec les moyens de circulation. Le temps ne peut qu’ajouter à ce résultat. Le perfectionnement des transports, l’amélioration de la viabilité, les travaux d’art venant en aide à la nature, enfin l’union des deux mers, complèteront une révolution que nous avons vu commencer et que consacreront les siècles. On peut déjà deviner quelle activité merveilleuse règnera dans ces parages quand ils seront témoins de tout le mouvement de l’Europe vers l’Inde, de l’Inde vers l’Europe. Les prévisions les plus poétiques seraient ici au dessous de la réalité.

Avec quelle intelligence l’Angleterre a pressenti cet avenir, et comme elle cherche à le faire incliner dans le sens de son intérêt ! À peine pouvait-on entrevoir la possibilité d’une communication régulière par l’Égypte et la Syrie, que des agens anglais étaient sur les lieux, les uns au nom et sous les ordres de leur gouvernement, les autres obéissant à des inspirations particulières et à cet instinct d’entreprises qui n’abandonne jamais le peuple le plus remuant du globe. Dès 1828, le colonel Chesney remontait l’Euphrate avec un bateau à vapeur, en éclairait la navigation, puis reconnaissait le cours de l’Oronte et son embouchure dans les mers de Syrie. Le plan du pays, avec ses reliefs, ses accidens, ses moindres détails, était dressé par des ingénieurs qui y ajoutaient le tracé des lignes navigables et des lignes de fer. En même temps de grands travaux d’hydrographie se poursuivaient dans la mer Rouge et donnaient naissance à une carte, chef-d’œuvre de méthode et de patience, dont l’amirauté a voulu vainement se réserver l’usage exclusif. Ainsi, des deux côtés, l’Angleterre cherchait à assurer ses positions. Depuis ce premier éveil, chaque année a été marquée d’un empiètement nouveau. Vers l’Euphrate deux villes importantes, deux riches entrepôts, Mascate et Bassora, n’ont pu résister à son influence et repousser son patronage. Vers la mer Rouge, elle a pris possession d’Aden, qui en est la clé, et qu’un chef arabe lui a cédé, sans coup férir, à prix d’argent. Le pavillon anglais a bientôt flotté sur tous les comptoirs du bassin arabique ; et, si récemment le chérif de Moka a eu le courage de protester contre cet emblème d’oppression prochaine, il est à croire qu’il expiera cruellement ce moment de révolte et l’expulsion d’un consul que Calcutta et Londres lui imposaient.

Il ne faut pas chercher ailleurs le mobile qui a fait agir l’Angleterre dans le traité du 15 juillet. L’autorité que la France et les idées françaises s’étaient ménagée en Égypte pesait au cabinet de Londres et inquiétait sa politique. Si l’occupation armée de l’isthme de Suez n’était pas encore possible, il importait du moins à nos rivaux que son gardien fût un homme dévoué, un de ces souverains médiatisés et nominaux comme ceux qui règnent dans les Indes. Méhémet-Ali se refusant à accepter ce rôle, l’Angleterre ne pouvait hésiter. Son intérêt lui conseillait de faire un exemple, et le triomphe de sa politique a été d’y intéresser trois puissances de l’Europe. Il se peut que cette alliance soit éphémère, mais le coup n’en est pas moins porté. Saint-Jean-d’Acre a encore une garnison anglaise qui chaque jour en améliore l’armement et les ouvrages de défense ; des colonels, des majors de l’armée d’invasion parcourent le pays, examinent les fortifications, révèlent les points stratégiques. C’est surtout vers le littoral arabique que se dirige le principal effort, et, aujourd’hui que Méhémet-Ali a évacué les villes saintes, on peut dire que les échelles maritimes situées entre Yambo et Moka n’ont réellement plus de maître. Une tentative violente sur ces ports, qui bordent le chemin de l’Inde, est donc à la fois indiquée par la politique et favorisée par la circonstance. Elle aura lieu, et, négligé par la France, dominé par l’ascendant anglais, Méhémet-Ali n’y opposera sans doute qu’une résistance inefficace.

Jusqu’ici les vues des Anglais semblent toutefois s’être concentrées sur le littoral arabique ; ils ont négligé la côte opposée, la côte abyssine. Sur ce point, par une exception assez rare, notre influence domine, notre nom passe avant le leur. Cela tient à divers voyages aventureux que depuis dix ans des Français y ont exécutés. Le gouverneur du Tigré, Oubi, semble avoir gardé d’eux et de leur nation une impression favorable, et, s’il est vrai que quinze jeunes Abyssiniens soient maintenant en route pour la France, on pourrait croire à la réalité et à la sincérité de ces dispositions. Les races qui habitent les plateaux élevés du Samen, de l’Amhara et du Tigré ont d’ailleurs plus d’un point d’affinité avec les races européennes, et leur caractère se rapproche surtout du nôtre. Le christianisme, tempéré par des coutumes bibliques, y règne depuis un temps immémorial. Les mœurs sont douces, faciles, le caractère grave et sûr. Oubi, qui commande à dix mille cavaliers et à vingt mille fantassins, se chargerait, dit-on, d’assurer la tranquillité de la côte, et de protéger les comptoirs européens qui pourraient s’y fonder. Il l’a offert, il tiendra parole. La plage est fiévreuse : mais quelques soins conjurent le danger, qui d’ailleurs n’existe plus à un mille dans les terres. Les mouillages abrités, les rades spacieuses, les havres naturels, abondent, surtout à l’ouverture de la mer Rouge. On pourrait s’y établir, créer un commerce avec l’intérieur, et attirer, par la perspective de débouchés certains, les caravanes qui sillonnent le milieu de l’Afrique. On tiendrait ainsi en respect la cupidité anglaise, et à l’occupation de l’un des côtés du canal arabique, on répondrait par l’occupation de l’autre côté. Peut-être est-ce là un projet hardi et qui a besoin d’être éclairé par des études plus sérieuses que ne le sont les impressions des voyageurs, mais il est digne de fixer l’attention du gouvernement. Nos agens consulaires dans la mer Rouge, et l’un d’eux surtout, M. Fresnel, observateur si judicieux, seraient d’un précieux secours pour la direction de cette enquête.

L’Abyssinie septentrionale n’est plus, d’ailleurs, couverte d’un voile impénétrable. Depuis un siècle elle a été traversée à peu près dans tous les sens : des missionnaires luthériens s’y sont fixés, des Européens l’habitent. Les premiers voyages connus remontent aux Portugais et à Pierre de Covilham, qui demeura à Gondar et ne revit plus sa patrie. Le père Alvarez séjourna à son tour près de six années dans les états abyssins, et de retour en Europe, vers 1540, y publia une relation dans laquelle il ne faut puiser qu’avec défiance. Pendant le cours de ce siècle, l’Abyssinie fut livrée, pour ainsi dire, à des auxiliaires portugais dont ses rois avaient accepté les services contre les musulmans. À la suite des soldats avaient marché des missionnaires de l’ordre des jésuites, qui s’étaient emparés du pouvoir religieux pendant que les généraux imposaient une dictature militaire. C’est à cette époque qu’il faut rattacher plusieurs édifices d’un style évidemment européen qui se rencontrent dans les principales villes du Tigré et du Samen. D’autres monumens appartiennent à une civilisation antérieure, qui, suivant les uns, coïncidait avec celle de l’Égypte, et suivant d’autres remontait à l’établissement des Juifs en Abyssinie vers l’an 600 avant notre ère. Il est inutile d’ajouter que ce sont là de simples hypothèses, quoiqu’elles aient donné lieu à des recherches curieuses et à d’ingénieuses analogies.

Parmi les explorateurs qui se rattachent à la période portugaise, il en est trois qu’il serait injuste d’oublier. L’un, le père Fernandez, poussa ses découvertes jusque dans l’Anaria ou Narea, le Djingiro et le Cambat, c’est-à-dire vers des états de l’Afrique centrale que personne n’a revus après lui. Il espérait rejoindre ainsi l’Océan indien et aboutir à Mélinde, mais des obstacles insurmontables le forcèrent à revenir sur ses pas. Le second, le père Paëz, découvrit le premier les sources du Nil bleu ; le troisième, le père Lobo, erra long-temps chez les Gallas pour se dérober aux recherches des rois abyssins, et a laissé un intéressant récit de ses aventures. Après eux il se fait une lacune, et il faut arriver à la dernière année du XVIIe siècle pour retrouver en Abyssinie un Européen, le médecin Poncet, envoyé par le consul de France pour guérir le roi de Gondar d’une maladie cutanée. Poncet remplit l’objet de sa mission et parcourut le pays avec tous les honneurs dus au sauveur du prince. Sur son récit, Lenoir du Roule voulut partir en 1704, mais il fut massacré, dans le Sennaar, avec toute sa suite, devant le palais du melek ou roi du pays. De du Roule à Bruce il y a un nouveau vide, mais de Bruce jusqu’à nous les tentatives abondent. Le célèbre voyageur écossais n’a pourtant été surpassé ni par ceux qui l’ont précédé, ni par ceux qui l’ont suivi : sa relation est encore le document le plus exact, le plus complet qui existe sur l’Abyssinie. Le principal mérite de MM. Combes et Tamisier est de l’avoir copié quelquefois ; leur plus grand tort est de ne l’avoir pas copié plus souvent. Bruce entra en Abyssinie par le Tigré, franchit le Tacazzé, affluent du Nil, traversa les montagnes de Lamalmon, les plateaux du Woggora, et arriva à Gondar. Le souverain qui y résidait l’accueillit avec bienveillance et lui donna toutes les facilités nécessaires pour explorer la contrée. Bruce visita le lac de Tazna, la plus vaste nappe d’eau qui existe dans ces montagnes, et, gagnant les rives du Nil, il crut avoir trouvé la source de ce fleuve près du village de Ghich. C’était en effet la source du Nil bleu (Bahr-el-Azrek) ; mais la source du Nil blanc (Bahr-el-Abiad), c’est-à-dire la plus importante et la plus lointaine, restait encore à trouver. Le mystérieux problème subsiste donc, même après Bruce. Le voyageur fut plus heureux dans son travail sur les chroniques abyssines ; travail dont l’érudition a défrayé presque toutes les relations postérieures.

Salt succéda à Bruce, et ne fit guère que suivre le même itinéraires à deux reprises différentes. Seulement, averti par les dangers que son devancier avait courus, il évita de retourner par le Sennaar et de se confier aux sables du désert libyque. Ses excursions ne dépassèrent pas le Tigré, et son livre se compose plutôt de commentaires que de découvertes. Les détails en sont pourtant finement touchés, et l’observation n’y manque pas de délicatesse. À son voyage se rattachent ceux de lord Valentia, de Nathaniel Pearce et de Coffin : ces deux derniers se fixèrent dans le pays vers 1810. Coffin y vit encore : marié à une indigène, il habite tantôt Adoua, tantôt Devra-Damo, tantôt Gondar. M. Samuel Gobat, missionnaire de la société biblique de Londres, le rencontra en 1830, et en 1838 MM. Dufey et Aubert eurent avec lui des relations assez fréquentes. Durant ces dix dernières années, les voyages dans ces plateaux africains se sont succédés presque sans interruption. Nous venons de citer M. Gobat, qui y séjourna trois ans, et MM. Dufey et Aubert, dont la relation n’a pas été imprimée ; il faut y ajouter M. Rüppel, savant géologue et minéralogiste, M. Schimper, naturaliste allemand, le baron de Katte, MM. Graffs et Isenberg, pasteurs anglicans, M. Lefèvre, officier de marine, M. Kilmayer, M. Wellsted, M. d’Abadie, dont les vues sont plus particulièrement tournées vers la propagande catholique, enfin MM. Combes et Tamisier, qui ont récemment écrit sur l’Abyssinie un livre de compilations mêlées à quelques observations personnelles.

Puisque le nom de ces deux jeunes voyageurs se rencontre ici, on nous permettra d’exprimer le regret qu’ils n’aient pas pris leur rôle plus au sérieux. Avec un sentiment plus vrai des choses, ils n’auraient pas entrepris de corriger Bruce et Salt et auraient rendu plus de justice à ces voyageurs intelligens qu’ils ne faisaient guère que reproduire. La jeunesse n’excuse pas les appréciations légères, surtout quand elles portent sur des autorités respectables et consacrées. Plus d’une fois, pour donner plus de relief à leurs aventures, MM. Combes et Tamisier ont exagéré les obstacles qu’ils rencontraient, les difficultés qu’ils avaient à vaincre ; ils ont pris souvent les démonstrations inoffensives des naturels pour des menaces réelles, leurs petites ruses pour de la violence, et donné à l’invention une part trop grande dans les scènes de leur itinéraire. Le succès d’une relation ne se puise que dans les faits mêmes, et c’est surtout quand on est dépourvu du sentiment de l’art et de la forme qu’il faut se défier des écarts de l’imagination. MM. Combes et Tamisier ne se sont pas assez défendus de cet écueil, et un coup d’œil jeté sur des rapports plus récens prouve combien leur observation a été superficielle. Ainsi ils assurent avoir vu à Arkeko un naïb du nom d’Hetman, « bel homme, disent-ils, et plein de majesté. » Il n’y a jamais eu à Arkeko de naïb de ce nom : celui qui y commandait lors de leur passage se nommait Yaha-Aga, vieillard sec, maigre et maladif. Ainsi, dans le chiffre de six mille habitans qu’ils donnent à Gondar après M. Rüppel, ils demeurent de deux tiers au moins au-dessous de la vérité : la ville musulmane seule compte près de dix mille habitans. Tout l’ouvrage est semé d’erreurs pareilles. Les parties les plus irréprochables sont celles où les auteurs copient Salt et Bruce, et encore ont-ils le tort de défigurer d’une manière tout-à-fait arbitraire l’orthographe des noms que ces savans n’avaient adoptée qu’après des études approfondies et un long séjour sur les lieux. La carte de Salt elle-même n’a été appropriée à leur livre qu’avec des travestissemens dont aucun n’est sérieusement justifié.

On le voit, les parties de l’Abyssinie qui confinent à la mer Rouge n’ont pas manqué de visiteurs récens, vrais ou colorés, exacts ou pittoresques. Mais l’Abyssinie méridionale, celle qui débouche, par le pays des Adels, sur le golfe d’Aden, était bien moins fréquentée et bien moins connue. Limitée au nord par des annexes de l’empire de Gondar, au sud par les états de l’Afrique centrale, entourée sur presque tous les points d’une ceinture de tribus indépendantes, Gallas, Saumalis ou Adels, cette portion de l’Abyssinie est le siége d’un royaume important, celui de Choa, dont le souverain balance en autorité les rois ou les chefs qui règnent dans la zône supérieure du Beghemder, du Samen et du Tigré. Ni Bruce, ni ceux qui le suivirent, ne se sont avancés jusque-là. L’un des titres de MM. Combes et Tamisier est d’avoir osé y pénétrer sur les traces des Portugais ; mais, soit pour l’aller, soit pour le retour, ils ont suivi la route de Massouah et des plateaux intermédiaires, et ils n’ont pas cru devoir s’aventurer au travers du pays des Adels pour aboutir à l’un des trois ports arabes situés au sud du Bab-el-Mandel, Barbara, Zeïla et Toujourra. Cette prudence s’explique. L’opinion locale s’accordait à représenter cette voie comme impraticable, infestée de meurtriers, pleine de périls. Les tribus qui occupent cette zône sont de race danakile ou adel, nom que les Portugais ont composé des deux mots ad-ali. Il restait donc à s’assurer si cet itinéraire était aussi sombre, ces peuples aussi farouches qu’on le disait. Ce problème géographique séduisit le courage de M. Rochet d’Héricourt, qui résolut d’entrer dans le Choa par ce chemin, presque au même moment où le jeune Dufey le prenait pour en sortir. Dufey est mort en Arabie, à son retour, en ne laissant que des notes tracées à la hâte ; M. Rochet d’Héricourt a écrit un journal que nous avons sous les yeux, et qu’il compte livrer à la publicité. C’est à ce document, inédit encore, que nous empruntons les détails qui vont suivre.

Arrivé à Suez, le 25 février 1839, M. Rochet n’y séjourna que le temps nécessaire pour trouver une caïque arabe qui le conduisit à Moka. Cette navigation sur des barques non pontées n’est pas sans périls, mais elle permet de mieux saisir, de mieux reconnaître les paysages de la côte. Le passage des paquebots anglais est d’ailleurs fixé à des prix si excessifs, que beaucoup de voyageurs préfèrent les caboteurs indigènes, dont les conditions sont plus discrètes. Il en coûta à M. Rochet vingt-neuf talaris (le talari vaut 5 francs), pour aller de Suez à Moka. Les diverses échelles du littoral arabique se succédèrent bientôt sous ses yeux. Il vit El-Torra, hameau composé de vingt maisons en ruines et peuplé de Cophtes, mais dont le port doit jouer un rôle dans le mouvement commercial de l’Inde vers l’Europe ; il toucha à Yambo, station des pèlerins qui se rendent à Médine, et arriva le 13 avril à Djedda, la ville la plus importante du golfe Arabique. L’activité de ce marché ne semble pas suivre une progression ascendante, et les revenus de la douane, qui, en 1831, s’étaient élevés à 450,000 talaris environ (2,100,000 francs), n’ont pas dépassé, en 1838, 260,000 talaris (1,300,000 francs). À Djedda, M. Rochet changea de bâtiment, et, après avoir mouillé à Hodeïda, entrepôt qui acquiert de l’importance, il aborda au port de Moka, où il devait séjourner pendant un mois. Toute cette ligne du littoral arabique est trop connue, elle a été trop souvent décrite pour nous arrêter long-temps : il faut se hâter d’arriver à la partie du voyage où M. Rochet marche sur son propre terrain.

Cependant il n’est pas sans intérêt de constater ici à l’aide de quels procédés les Anglais cherchent à fonder dans ces mers leur prépondérance commerciale et politique. Comme une intervention directe de leur part effraierait les chefs turcs ou arabes qui se partagent le gouvernement du pays, ils ont soin d’y envoyer, comme représentans et précurseurs, des banians hindous, race d’hommes doués au plus haut degré de l’esprit de commerce, et qui, membres d’une sorte de corporation marchande, disposent de vastes ressources et d’un immense crédit. Au moyen de tels agens, l’Angleterre s’empare des affaires de la contrée et les soumet à son influence. Ces banians, en leur qualité d’armateurs, salarient et gouvernent la population maritime, à l’aide des raïs ou capitaines qui leur sont dévoués. En même temps, des bricks de guerre promènent le pavillon anglais sur toutes ces eaux, et, quand il le faut, en imposent le respect par l’emploi de la force. C’est ainsi que nos rivaux savent, de longue main, ménager leur avénement et préparer leur domination.

Durant son séjour à Moka, M. Rochet avait pris des renseignemens sur les moyens de poursuivre son voyage. Parmi les routes qui conduisent au royaume de Choa, on lui cita celle du pays des Adels comme la plus courte, mais aussi comme la moins sûre. Des cavaranes arabes la parcouraient de temps à autre ; mais on ne citait point encore d’Européen qui eût pris cette voie. Loin de détourner notre voyageur, cette considération l’affermit dans son dessein. Il loua une barque qui allait mettre à la voile pour Toujourra, l’un des ports qui servent d’entrepôt à l’Abyssinie méridionale, franchit le célèbre détroit de Bab-el-Mandel, et, le 4 juin, après trois jours de traversée, débarqua sur la plage africaine. L’aspect du paysage n’avait rien d’outrageant : jamais grève plus morne ne s’offrit au regard. Quelques huttes sur un sol blanchâtre au premier plan, et dans le lointain des monts volcaniques disposés de l’est à l’ouest en gradins dépouillés, voilà Toujourra. Du reste, peu ou point de végétation ; quelques arbustes étiolés se montraient seuls de loin en loin comme pour faire ressortir cette aridité désolante.

Toujourra obéit à un sultan qui gouverne en maître les trois cents huttes de ce village. M. Rochet fut conduit en sa présence, et eut à s’expliquer sur ses projets. Quand le sultan les connut, il éleva objections sur objections, et déclara qu’avant le retour des pluies, le chemin du pays des Adels n’était pas praticable. En effet, les sources du désert se trouvant taries, il y aurait eu de l’imprudence à s’y aventurer. Notre voyageur s’installa donc tant bien que mal dans une cabane à peine close et sous une atmosphère de 40 à 48 degrés de chaleur. Toujourra est peuplé de musulmans livrés au commerce et à la navigation des côtes : les caravanes de l’Abyssinie méridionale y viennent échanger les denrées africaines contre les produits de l’Arabie. Le principal trafic est celui des esclaves. La rade est vaste sans être sûre : cependant le fond est de bonne tenue. Aucune culture n’anime les environs, ce qui oblige les habitans à tirer les denrées de première nécessité, soit de l’intérieur de l’Afrique, soit des côtes de l’Yémen.

Les naturels de Toujourra se rapprochent moins, par leurs habitudes, de la turbulence passionnée des Arabes que de l’esprit calculateur du banian hindou. Une sobriété extrême, une économie sordide, les caractérisent. Ils ont proscrit le plaisir de la pipe comme trop coûteux, mais ils se permettent, de loin en loin, la prise de tabac. Leur générosité va parfois jusqu’à offrir quelques grains de la pincée qu’ils retiennent fortement entre les doigts, jamais jusqu’à mettre à la discrétion du prochain la bourse qui leur sert de tabatière. Leur costume, des plus simples, consiste en deux pièces d’étoffe, l’une pour se draper, l’autre pour se couvrir : ils ne se coiffent pas du turban et laissent croître leur chevelure naturellement frisée. Les femmes, qui jouissent d’une liberté inconnue dans presque tous les pays musulmans, portent de vastes blouses et nattent leurs cheveux avec un certain soin ; elles vont le visage découvert. L’intérieur des habitations offre peu de meubles : quelques vases pour recevoir le lait, des plians en osier ou en courroies de cuir que l’on nomme sevir, parfois aussi des nattes de diverses couleurs, ouvrage des femmes, enfin le bouclier et la lance, armes obligées des naturels, voilà le luxe ordinaire de leurs chaumières. Le sultan lui-même n’est guère plus favorisé sous ce rapport que ses administrés, et la cabane qu’il loua à notre voyageur ne se distinguait point par l’élégance de son mobilier. Il est vrai qu’après avoir élevé ses prétentions jusqu’à trois cents talaris, il finit par réduire à huit le prix de son hospitalité. Sous un chef qui possède à ce point l’instinct du commerce, il est impossible que les sujets ne soient pas d’habiles brocanteurs.

Quelques formes tutélaires limitent le pouvoir de ce sultan ; quand il s’agit d’un cas grave, le village entier délibère, et la majorité fait loi. Toujourra s’attribue en outre une part de suzeraineté sur le royaume des Adels ; mais ce n’est là qu’une autorité nominale. Les Adels ou Danakiles forment une collection de tribus indépendantes les unes des autres, et qui n’ont de commun que le nom ! Chacune d’elles obéit à son ras, comme les Bédouins obéissent à leurs cheiks. Diverses analogies rapprochent ces nomades africains des nomades asiatiques. La loi du sang ou du talion se retrouve chez eux avec son caractère implacable. Ils ont aussi horreur de la vie sédentaire et promènent leurs tentes sur les divers points de ce désert, toujours à la recherche des eaux ou des pâturages. Du reste, ils sont plus avides que sanguinaires, plus fourbes que cruels.

Les environs de Toujourra semblent porter l’empreinte d’un grand bouleversement volcanique, surtout vers une gorge qui conduit à la montagne de Debenet. La plus grande partie des arbrisseaux qui parent cette gorge aride sont des gommifères très chétifs, dont le sommet se termine en éventail. On y rencontre aussi l’arbre empoisonneur, qui a reçu des indigènes le nom de soummi. Sa grosseur est celle de nos chênes d’Europe ; son écorce est raboteuse et rougeâtre, ses feuilles elliptiques ressemblent à celles du citronnier. Un animal qui broute ce feuillage, ce qui arrive quelquefois, meurt, dix minutes après, dans d’horribles convulsions. Cet arbre fournit aux Bédouins le poison de leurs flèches. Ils en pilent les racines, les font bouillir avec de l’eau, puis ils en tirent une sorte d’extrait. Quand la substance vénéneuse est bien préparée, elle doit décomposer le sang à vue d’œil et en changer la couleur. Les Bédouins trempent leurs flèches dans cette matière, et une seule immersion suffit pour les rendre mortelles.

Dans les premiers jours d’août, quelques orages ayant rempli les réservoirs du désert, M. Rochet put enfin quitter Toujourra et s’acheminer vers l’Abyssinie méridionale. Deux guides l’accompagnaient ; l’un était un Bédouin danakile, l’autre un musulman du littoral. À une grande distance du rivage, le paysage garde encore toute sa sévérité : une suite de sommets nus fatigue l’œil par leur monotonie et semble enchaîner le voyageur aux mêmes sites. De Toujourra au royaume de Choa, la direction générale est sud-sud-ouest. La petite caravane franchit ainsi Ambado, Doulloule, Gabtima et Daffaré, sans que la végétation et la configuration de la contrée eussent subi de grands changemens. La pluie commençait à tomber par torrens, et plus d’une fois elle força notre voyageur à suspendre sa marche. Étendant alors deux peaux de bœuf, l’une comme matelas, l’autre comme couverture, il attendait que le ciel eût fermé ses écluses, et retrouvé son azur. Plus il avançait dans la direction d’un grand lac salé que fréquentent les caravanes danakiles, plus la lave prenait le dessus dans la formation des terrains. Après une halte sur les bords de ce lac, où quelques Bédouins grossirent sa caravane, M. Rochet poursuivit son voyage et arriva à l’embranchement des chemins de Choa et d’Aoussa. Aoussa, qui ne se trouvait alors qu’à treize lieues de distance, est la ville principale du pays des Adels ou Danakiles. Au dire des naturels, elle se compose de quinze cents chaumières et compte six mille ames de population. Les habitans, adonnés au commerce et à l’agriculture, trouvent un moyen d’irrigation naturelle dans les débordemens périodiques d’un grand lac qui, à l’instar du Nil, féconde et engraisse les terres. On ajoute qu’à l’extrémité du lac se trouve une écluse pour retenir les eaux jusqu’à ce que le sol soit convenablement imbibé. L’excédant va déverser dans un étang situé à trois lieues plus bas. Grâce à ce système, les champs environnans se couvrent de magnifiques récoltes, et Aoussa peut fournir du dourah presque à toute la contrée.

M. Rochet laissa à sa droite le chemin d’Aoussa et vint coucher à Nehellé, sur la route de Choa. Nehellé a une source d’eau chaude qui marque 33° au thermomètre de Réaumur. Plus loin, à Segadarra, existe une mine de cuivre carbonaté dans une couche d’argile ferrugineuse. À Abi-Joussouf, le voyageur reçut la visite du chef de la tribu Debenet, qui lui fit présent de quelques provisions et reçut en échange des pièces d’étoffes, des rasoirs, un couteau et un miroir. Cet homme fut si enchanté de ces dons, qu’il voulut lui-même servir d’escorte à l’Européen. Rien de curieux jusqu’à Haoullé, où se trouvent, au pied d’une montagne composée de granit, de trachyte et de basalte, quatorze sources d’eau thermale dont quatre bouillonnent au point que les Bédouins y font cuire leurs alimens au bain-marie. Ces naturels attribuent à ces eaux sulfureuses de grandes vertus médicinales ; ils les croient souveraines pour toutes les maladies. La plus grande source a cent soixante-sept pieds de circonférence sur trois à quatre de profondeur.

Dans ces solitudes, les journées se suivent et se ressemblent. Les seuls êtres vivans qu’on y rencontre sont des hyènes tachetées qui rôdent sans relâche autour des caravanes. La nuit, elles viennent enlever les provisions sous la tête même des Bédouins endormis. À Hasen-Mera, le chef de l’endroit conseilla au voyageur de prendre une escorte, afin d’éviter une embuscade de Gallas-Itou qui l’attendaient à quelques lieues de là avec des intentions hostiles. M. Rochet ne se refusait pas à accepter ce secours, mais il voulait que les marchands de sel qui faisaient partie de la caravane contribuassent à la dépense dans la proportion de l’intérêt qu’ils avaient à la sécurité commune. Les débats de cette grave affaire durèrent deux jours au bout desquels il fut décidé que l’on accepterait l’escorte et que les frais en seraient prélevés à raison de tant par tête de chameau. Le séjour à Sasen-Méra fut d’ailleurs marqué par une suite de fêtes. Le campement se composait de trois à quatre cents individus, et chaque soir, au coucher du soleil, la danse commençait. Les Bédouins s’étant formés en cercle, l’un d’eux entonnait une chanson que les autres répétaient en cœur. Alors, se serrant l’un contre l’autre, ils trépignaient des pieds et battaient des mains ; puis ils allaient recueillir les témoignages d’approbation des femmes et des jeunes filles qui assistaient à ce spectacle.

Au-delà de ce point, la caravane de M. Rochet présentait une masse importante. Elle s’accrut encore à Bourdouda de vingt-une personnes, ce qui la portait à cent individus environ. Ce nombre était suffisant pour conjurer toutes les attaques. La physionomie du pays avait changé. Ce n’était plus la région aride et volcanique des environs de Toujourra, mais des plaines couvertes d’une riche verdure naturelle. Ces terres, que les Bédouins négligent, se prêteraient aux plus magnifiques cultures. Aujourd’hui elles sont le domaine des éléphans, des zèbres et des chamois. Rien ne saurait donner une idée du gibier qu’elles recèlent. On y voit des gazelles, des lièvres, des autruches, des troupeaux de pintades, des francolins, pigeons verts d’Abyssinie, plusieurs rolliers africains à longue queue, des veuves du Cap, des cardinaux de plusieurs variétés, des pernoptères, et autres oiseaux magnifiques. Quand on les traverse, on croirait, au milieu de ce luxe de créatures vivantes, assister au premier réveil de la création ; l’homme seul y manque.

Sur le territoire des Modéitos, l’une des plus farouches tribus de la contrée, on retrouve les couches de basalte, et la nature change encore d’aspect. Cependant tous les arbustes n’ont pas disparu, et çà et là on remarque, tantôt une agave filamenteuse, tantôt un aloès, tantôt un de ces grevias dont les fruits jaunes et rouges, de la grosseur d’un pois, contiennent un miel végétal excellent. Ce fut aussi sur ce plateau que notre voyageur tua une antilope comparable, pour les dimensions, à un beau cerf d’Europe. À la halte du soir, ce magnifique gibier fut dépecé et rôti sur un gril improvisé. Les biftecks d’antilope, préparés de cette façon, sont, au dire de M. Rochet, un mets exquis. Il faut l’en croire, sauf toutes les réserves qui accompagnent désormais les biftecks inconnus. Cette chère homérique semble d’ailleurs avoir été l’occasion d’une aventure nocturne. Les reliefs du repas attirèrent ce soir-là, en plus grand nombre que de coutume, les hyènes ou les loups-tigrés, pour adopter la dénomination du voyageur. La lune éclairait ce spectacle, et c’était le cas de faire payer à ces animaux les insomnies qu’ils avaient occasionnées depuis le commencement du voyage. M. Rochet ajusta le premier qui s’offrit à lui et le tua : il voulut aller le ramasser, mais déjà trois compagnons du mort se disputaient cette proie. Le voyageur fit feu de nouveau et ne fut pas moins heureux ; une seconde hyène tomba et alla mourir dans les broussailles, où elle fut sans doute aussi dévorée par le reste de la bande. Notre adroit chasseur désirait couronner cette lutte par un troisième succès. Il tenait en arrêt une hyène énorme que cachait un buisson touffu, lorsque l’animal, trompant sa vigilance, s’élance pour le surprendre par derrière. Le cri d’un Bédouin avertit heureusement M. Rochet ; il se retourne, tire et frappe, à trois pas de distance, la hyène, qui tomba raide morte : c’était une nuit féconde en trophées.

La caravane arriva enfin sur les bords de l’Hawache cours d’eau important qui peut passer pour la limite naturelle des états de Choa. À l’époque des grandes pluies, l’Hawache déborde et couvre le pays ; mais dans son étiage, il ne conserve pas au-delà d’un mètre de profondeur. Rien n’est plus beau que la vallée où coule cette rivière, et la magnificence du site frappe surtout comme contraste, quand on vient de traverser le triste désert du pays des Adels. L’aspect d’une végétation vigoureuse donne un avant-goût des cultures du territoire de Choa. Pour la première fois on entendit rugir le lion, et M. Rochet ne déguise pas l’impression profonde que fit sur lui ce rugissement. Les animaux de la caravane semblaient, à cette voix, agités d’un tremblement convulsif. Dans ces plaines où le gibier abonde, le lion se défend contre l’homme, mais ne l’attaque pas. Il se promène devant les caravanes d’un air majestueux et d’un pas tranquille ; puis, quand il a fièrement passé en revue, il disparaît. L’Abyssin est habitué à ces allures impériales ; il s’en accommode, et moyennant ce pacte tacite, lions et naturels vivent fort bien ensemble.

L’Hawache n’ayant ni pont ni barques, ce n’était pas une petite besogne que de le faire franchir à une nombreuse caravane. On improvisa de petits radeaux avec du bois sec que l’on parvint à maintenir au-dessus de l’eau au moyen d’outres gonflées. Des nageurs poussèrent les radeaux d’une rive à l’autre, et, de cette façon, les bagages comme les marchandises traversèrent la rivière sans avarie. Restaient encore les femmes. On leur plaça des outres sous les aisselles ; puis, à l’aide d’une corde passée autour des reins on leur donna la remorque exactement comme à des navires. Ce devait être un curieux spectacle, que celui de ces amphitrites, dont le buste nu s’élevait au-dessus de l’onde, et que des nageurs, faisant l’office de tritons, entraînaient sous des voûtes de verdure. M. Rochet assure qu’à lui seul il a ainsi promené sur les flots dix Abyssiniennes. Il ne pouvait faire un plus galant début et une entrée plus chevaleresque dans le Choa. Le lendemain, la caravane se reposait de ses fatigues à Tiannou, village dépendant de ce royaume. C’était le 29 septembre 1839, cinquante-sept jours après le départ de Toujourra.

Notre voyageur venait de parcourir les cent lieues de désert qui forment ce que l’on nomme le royaume d’Adel. Huit tribus, comprenant une population de soixante-dix mille ames, occupent ce territoire. Les Bédouins de la tribu Ad-Ali, qui campent aux environs de Toujourra, sont noirs et de taille moyenne ; ils ont des cheveux crépus et le front découvert comme la plupart des Danakiles ; ce sont des musulmans fort relâchés. La tribu Debenet se rapproche davantage de la zone centrale ; la loi du sang est strictement observée chez elle. La tribu Achemali vient ensuite, et se distingue par des mœurs plus douces ; celle de Buéma a des habitudes farouches, et se rattache aux Ad-Ali par le type ; les Hasen-Meras composent la plus belle race de cette contrée, et pourront un jour la dominer ; les Ras-Bidar sont un mélange de noirs, de cuivrés et de basanés ; les Takaïdes, qui bordent les rives de l’Hawache, passent pour fort enclins au vol et à l’assassinat. Enfin, les Saumalis, qui occupent les montagnes situées au nord du désert d’Adel, ont sur les autres tribus tous les avantages que donne une organisation supérieure unie à un courage éprouvé. Les Danakiles sont des peuples pasteurs ; ils n’ont aucune industrie, et leur commerce se borne à la fonction de conducteur de caravanes. Les femmes sont fort belles dans ces tribus, elles n’ont, dans leurs traits, aucune trace du caractère nègre. L’ovale du visage est régulier, les lignes sont assez pures ; Les yeux ont de l’éclat, les dents sont d’une blancheur éclatante. Une peau de bœuf assouplie leur sert de vêtement, et laisse presque toujours le buste à découvert. Tous les habitans du pays d’Adel parlent le même dialecte, dialecte particulier qui n’est ni l’arabe, ni l’amharic, ni le galla. On retrouve chez eux le mot de kabile, formé de gobayl (tribu), mot usité dans l’Atlas comme dans l’Arabie, et qui pourrait rattacher ces nomades épars, quelles que soient les distances qui les séparent, à une origine commune.

M. Rochet touche enfin au but ; il entre dans le royaume de Choa : ses efforts n’ont pas été vains. À la richesse, à la symétrie des cultures, il reconnaît sur-le-champ un pays civilisé. La main de l’homme y est non-seulement patiente, mais intelligente, et l’on a beaucoup ajouté à la plus admirable nature. Tiannou élève ses toits coniques du sein d’un massif verdoyant, la plaine étale au loin ses richesses, et des montagnes chargées de forêts occupent toutes les lignes de l’horizon. À quelque distance du village, le voyageur vit venir à lui un chef abyssin : c’était le lieutenant du gouverneur qui le conduisit, avec les plus grands égards, dans une habitation où il devait attendre les ordres du roi de Choa. Dès ce jour, la table de l’Européen fut largement défrayée ; on tua un bœuf en son honneur, on lui servit de l’hydromel, du très bon pain et du miel excellent. Son habitation, comme toutes celles de l’Abyssinie, était construite en palissades de bois parfaitement jointes et crépies à l’intérieur à l’aide d’un mélange de terre et de sable blanchâtre. Ces demeures sont cylindriques : le chaume qui les surmonte se termine en cône. Basses, quoique assez spacieuses, elles n’ont point de fenêtres et reçoivent le jour par une large porte d’entrée. Au-delà du seuil règne une galerie circulaire qui fait le tour de la maison ; le corps de logis se divise en compartimens qui débouchent sur ce corridor. Au centre se trouve une espèce de rotonde qui sert à la fois de salle de réception, de salle à manger et de cuisine. L’ameublement est de la plus grande simplicité : le sérir, pliant en cuir qui sert à la fois de lit et de siége, en est le principal élément. Des armures suspendues aux murailles, des vases en terre cuite d’une forme très élégante, des paniers en osier finement tressé, complètent ce mobilier. Un petit jardin clos de haies accompagne ordinairement les habitations ; des bananiers, des mimosas, les ombragent, et cette verdure les pare mieux que ne pourrait le faire la main des hommes.

Les ordres du roi étaient arrivés. Sahlé-Salassi, souverain de Choa, attendait le voyageur européen ; le gouverneur du district devait lui servir d’introducteur et de guide. On partit le lendemain et l’on parcourut le pays le plus accidenté, le plus pittoresque du monde, des Alpes sous le tropique. Tantôt les mules se frayaient un chemin au milieu de montages de basalte ou de ravins qu’animaient des eaux vives, tantôt elles traversaient des champs de thèfle (petite graine dont on fait un pain mucilagineux), des carrés de dourah, d’orge, de lin, de fèves, de coton, ou de cannes à sucre gigantesques. Sur bien des points, la plaine ressemblait à une immense corbeille de fleurs. Les jasmins, les roses, emplissaient l’air de parfums ; des plantes grasses, prodiguées le long des sentiers, récréaient l’œil par leurs beaux fruits rouges et jaunes. Sur les hauteurs, des bouquets de coussotiers offraient, à cette époque de l’année, un spectacle merveilleux. Haut et vaste comme un chêne, cet arbre produit de longues grappes de fleurs, grappes coniques, de toutes nuances, vertes, pourprées, fauves, se mêlant et foisonnant sur les mêmes branches.

Vers la fin du deuxième jour, M. Rochet arriva à Angolala, résidence du roi. L’habitation du souverain ne se distingue de celles de ses sujets que par ses dimensions. De vastes cours, fermées par de hautes palissades, lui servent d’avenue. Cet espace était alors occupé par les officiers, les gouverneurs, les soldats et l’essaim des curieux. Le voyageur traversa cette foule, et fut introduit dans une salle circulaire, où se pressaient deux cents individus armés d’énormes flambeaux qui inondaient l’enceinte de torrens de lumière. Le roi, à l’approche de M. Rochet, se leva, lui prit les deux mains, les serra affectueusement, et lui demanda des nouvelles de sa santé. Sahlé-Salassi, souverain de Choa, est dans la maturité de l’âge : son port a de la majesté, sa figure est d’une régularité parfaite : sa chevelure noire, frisée avec soin, est relevée et fixée sur le sommet de sa tête. Il est fâcheux seulement qu’une ophtalmie incurable l’ait privé de l’œil gauche. Un air de bienveillance et de gravité respire dans les traits de ce prince. Son costume, drapé à la romaine, ajoutait encore à cet ensemble plein de dignité. Une pièce d’étoffe de coton, d’une blancheur éclatante, et bordée de bandes rouges, l’enveloppait de ses plis et flottait avec grace. Quand M. Rochet se fut assis auprès de lui, Sahlé-Salassi lui adressa plusieurs questions, lui parla de la France et de son roi, de nos lois, de notre système de gouvernement, de notre état militaire, de nos arts mécaniques. Ce dernier point semblait surtout l’intéresser. Après une heure d’entretien, il congédia son hôte, et le fit ramener dans la maison qu’il lui avait destinée. Là un excellent souper et un bon lit formé de peaux d’hippopotame achevèrent de remettre le voyageur et de réparer les fatigues du désert.

Désormais M. Rochet était le commensal, l’ami de Sahlé-Salassi. Le lendemain, le roi le reçut sur son trône, qui se compose de peaux de bœuf superposées, et d’une espèce d’appendice qui sert à la fois de dôme et de dossier. Une étoffe de satin rouge à bandes jaunes recouvre le siége, une autre de soie bleue brochée d’or garnit le baldaquin. La conversation fut reprise au point où on l’avait laissée la veille. Le roi parla à son hôte de l’infortuné Dufey, qui avait quitté le Choa quelques mois auparavant, et qui se mourait alors sur les côtes d’Arabie. Il revint ensuite sur les procédés industriels de l’Europe, sur la manière dont on fabriquait les canons, les fusils, les sabres. Ses questions étaient toujours posées de la manière la plus judicieuse, et il paraissait entrer parfaitement dans l’esprit des explications qui lui étaient fournies. M. Rochet se donna même le souci de l’initier au jeu de notre mécanisme constitutionnel, en lui détaillant le rôle des deux chambres et l’équilibre des trois pouvoirs. C’étaient là de très graves problèmes pour un Abyssin : il paraît que le roi de Choa y prit quelque intérêt. Cependant il apprécia mieux encore divers présens que notre voyageur s’était empressé de lui offrir : un moulin à poudre, trois fusils doubles, six pistolets, deux sabres, des instrumens de chimie et de mathématiques. En retour de ces objets, le soir même le roi envoya à son hôte trois chevaux et une mule sellés et bridés. Sahlé-Salassi ne s’était pas montré moins généreux envers le jeune Dufey. Au moment des adieux, il l’avait conduit dans la casauba où il dépose ses trésors, et lui avait dit : « Que veux-tu pour ton voyage ? demande. » Dufey hésitait ; enfin il parla de cent talaris, qui lui furent comptés sur-le-champ. Le roi ne se contenta pas de cela ; il y ajouta un anneau d’or d’une valeur au moins double, et il reprit : « Tu vas traverser un pays de voleurs. Attache cet anneau à ta jambe et entoure-le de bandes imprégnées de miel ; on croira que tu as une plaie ; personne n’y touchera. » Voilà comme on allie en Abyssinie la générosité à la prudence, et un riche présent à un bon conseil.

La magnificence de Sahlé-Salassi ne s’exerce pas seulement vis-à-vis des étrangers ; elle défraie encore les officiers de sa maison dans des festins qui rappellent ceux d’Homère. Notre voyageur assista à plusieurs de ces galas de cour dans lesquels la poudre de piment rouge jouait un rôle essentiel. Le repas était servi sur de grandes tables en osier, élevées de deux pieds au-dessus du sol. Sur ces tables figuraient sept ou huit vases énormes, remplis de viandes, diversement apprêtées ; puis, entre les plats, des piles gigantesques de galettes, faites les unes avec de la farine de blé, les autres avec celle de thèfle. Parmi ces vases, les uns contenaient de petits morceaux de bœuf découpés et saupoudrés de piment ; d’autres, des gigots de mouton qui, détachés par petites bandes retenues à l’os, ressemblaient à un martinet à plusieurs branches. Ailleurs des quartiers de veau nageaient dans une sauce pimentée ou dans de la graisse fondue. Quelquefois même on remplaçait ces viandes à demi cuites par de la viande crue ou brondo, que les Abyssins mangent avec délices en la trempant dans du piment. Pour boisson, on servait de l’hydromel et une autre liqueur fermentée assez semblable à la bière.

Dans ces repas, les convives s’accroupissent autour de la table, sur le sol tapissé d’herbe fraîche, les jambes croisées à la manière des Turcs. Le banquet dure près de quatre heures et comprend trois séries de convives qui s’en approchent à tour de rôle. La première série se compose des principaux officiers et gouverneurs de province, la seconde des officiers subalternes et gouverneurs de village, la troisième des soldats, ouvriers, laboureurs, hommes de peine. Ainsi Sahlé-Salassi donne à dîner à tout son peuple. Quant à lui, assis sur son trône, il préside au repas sans y prendre part. À ses côtés, des musiciens entretiennent un tapage infernal en jouant, les uns de la trompette, les autres de la flûte ; des chanteurs et chanteuses ajoutent au bruit en y mêlant leurs voix, tandis que le bouffon du prince égaie l’auditoire par ses saillies.

M. Rochet habitait Angolala depuis trois semaines, lorsque le roi lui offrit de l’accompagner dans une expédition fiscale vers le pays des Gallas de l’ouest. L’armée abyssinienne se trouve bientôt en campagne. Vingt mille cavaliers armés de lances et cinq cents soldats avec des fusils à pierre la composaient. Le roi, monté sur une magnifique mule, couverte d’un caparaçon d’or marchait à leur tête. Il portait de larges braies de soie verte, avec une ceinture de satin rouge à laquelle était suspendu un sabre recourbé dont le fourreau était garni en argent. Drapé dans une pièce d’étoffe que recouvrait une peau de lionne, il avait l’aspect le plus noble, le plus martial. Douze écuyers portant un bouclier garni d’argent, et six prêtres que distinguait le turban sacerdotal, s’avançaient à ses côtés. La maison du roi, les femmes, les eunuques, la musique, le bouffon, venaient ensuite. C’était la guerre antique, comme nous venons de voir le repas antique. Il n’y avait pas jusqu’aux livres sacrés qu’on ne crût devoir faire figurer dans ces circonstances. Un cheval, entouré d’un peloton de fantassins, ouvrait la marche, portant, dans un panier recouvert d’un drap rouge, les livres saints des trois églises d’Aukobar : Séné Mariam (Sainte-Marie), Séné Marquose (Saint-Marc), Séné Mikaël (Saint-Michel). Ainsi défilaient les phalanges d’Aaron sous la sauvegarde de l’Arche d’alliance.

Cette armée abyssinienne, montée sur d’excellens chevaux, offrit un beau coup d’œil quand les premiers rayons du matin vinrent dorer ses vingt mille lances. Elle se dirigea vers le nord-ouest, traversa une petite rivière, puis entra sur le territoire des Gallas qui s’empressèrent de se soumettre aux approches de cette formidable cavalerie. On poussa l’excursion jusqu’au Nil. Sur ce point, le fleuve coulait dans un lit de soixante-dix mètres de large sur trois mètres de profondeur. On visita le couvent de Devra-Libanos ; puis, revenant sur ses pas, le roi fit sa rentrée solennelle à Angolala. Ces tribus gallas, qu’on venait de visiter sont des idolâtres qui ont emprunté diverses pratiques à l’islamisme et à l’évangile. Ils observent scrupuleusement le dimanche, et invoquent Dieu ce jour-là pour obtenir d’abondantes moissons. Les formes extérieures de leur culte sont bizarres : ils placent sous leurs bras, hommes et femmes, quelques poignées d’herbes vertes, puis ils prennent un petit bâton que l’homme tient par un bout, la femme par l’autre, après quoi les couples ainsi liés, dansent en rond autour d’un arbre sacré en criant : Aouqué, c’est-à-dire, « Dieu, veille sur nos troupeaux, sur nos moissons, etc. » Les Gallas passent d’ailleurs pour la plus belle race de l’Afrique. D’une haute taille ; cuivrés plutôt que noirs, avec le front large, le nez aquilin, les traits réguliers, les lèvres bien proportionnées, ils sont aussi bons cavaliers que bons agriculteurs, et se rendraient bientôt maîtres de la contrée, s’ils pouvaient s’entendre ; mais, isolés et attaqués en détail, ils se voient obligés de subir la loi des rois abyssins. Les femmes gallas sont de fort belles créatures, renommées dans ces plateaux pour leurs formes à la fois élégantes et vigoureuses.

La rentrée du roi à Angolala, au retour de sa pacifique campagne, ne s’accomplit pas sans de grandes cérémonies religieuses. Aux portes de la ville, il ceignit son diadème en argent incrusté d’or, et dans cet appareil il fut reçu par le clergé, qui bénit ses armes. Les soldats, à leur tour, défilèrent devant les prêtres et retournèrent dans leurs quartiers. La religion chrétienne, dominante en Abyssinie, y a conservé des formes simples comme celles qui prévalurent dans les premiers âges de l’église. Elle y est si profondément enracinée, que le nom même d’une grande division du pays, Amhara, est synonyme de chrétien. Le rite local est le rite cophte, et se rattache au schisme des monophysites. Les Abyssins croient à la Trinité, mais ils ne reconnaissent en Jésus-Christ qu’une nature, la nature humaine. Leur culte d’adoption est celui de la Vierge (Sené Mariam), qui, en qualité de mère du Christ, a, disent-ils, plus de droits que son fils à la vénération des fidèles. Ils baptisent les enfans en les lavant de la tête aux pieds dans de l’eau bénite, et leur passent ensuite une chemise blanche : ce baptême est renouvelé chaque année, et le 18 janvier toute la population va se baigner à cette intention dans la rivière. La circoncision se pratique sur les hommes et sur les femmes. Quoique le mariage soit ordinairement béni par les prêtres, il n’est pas rare que les naturels se passent de cette cérémonie. Le samedi et le dimanche sont deux jours fériés consacrés aux exercices religieux. Il y a dans ce rite deux carêmes, l’un de quarante jours qui précède Paques, l’autre de dix-huit jours pendant l’Avent. L’un et l’autre sont observés avec une fidélité scrupuleuse ; tant qu’ils durent, les fidèles ne font qu’un repas par vingt-quatre heures et après le coucher du soleil : la viande, le laitage, les œufs, sont interdits : il faut se contenter de légumes à l’huile ou au piment.

Les prêtres sont ordonnés par un évêque cophte que le patriarche du Caire envoie à Gondar, et de qui relève tout le clergé local. Aujourd’hui ce poste est vacant, et l’église n’a plus de supérieur. Cela vient de ce qu’à chaque extinction l’Abyssinie devait, de temps immémorial, payer un tribut au patriarche du Caire, afin d’obtenir de lui l’installation d’un nouveau prélat. Or, au décès du dernier évêque, le patriarche a voulu élever des prétentions exorbitantes, et les Abyssiniens ont refusé de s’y soumettre. Les chrétiens de l’Amhara se résignent à recevoir un chef spirituel, mais ils ne veulent pas être rançonnés à cette occasion. Pour peu que cette lutte dure encore, l’Abyssinie apprendra sans doute à se passer de la médiation du Caire, et organisera dans son sein une église indépendante. Comme architecture, les édifices consacrés au culte n’ont pas une grande valeur : ceux qui sont dignes de quelque attention ont été bâtis par des ouvriers portugais, à l’époque où les jésuites gouvernèrent les plateaux de l’Amhara. Les autres se composent de constructions circulaires, avec un toit conique surmonté d’une croix, le tout bâti dans le même style que les autres habitations. Une vaste salle avec un petit autel au fond recouvert d’une nappe d’étoffe de soie, tel est l’intérieur d’une église. Quelques-unes de ces églises sont crépies de plâtre blanc ou badigeonnées de peintures grossières. On n’y voit de siéges d’aucune espèce ; le sol est en terre battue.

Peu de temps après l’expédition vers les bords du Nil, M. Rochet fut invité à se rendre, avec le roi, à Ankobar, qui a été long-temps la capitale du Choa. Cette ville, comme son nom l’indique[1], formait jadis l’extrême limite du royaume du côté de l’est : à la suite d’une extension de territoire, elle est devenue presque centrale. Son site est des plus heureux : bâtie en amphithéâtre sur une montagne boisée, elle présente, avec ses toits coniques, l’aspect d’une agglomération de ruches encadrées dans un fond de verdure. Les maisons du roi dominent cet ensemble ; on découvre de là un pays mollement ondulé, coupé de bouquets d’ifs vigoureux qui ont le port de nos sapins d’Europe. Notre voyageur s’établit dans l’un de ces belvédères contigu au palais même du souverain.

Cependant Sahlé-Salassi songeait à tirer parti de la présence du visiteur européen. Parmi les cadeaux qu’il avait reçus se trouvait un moulin à poudre, et il était impatient de voir fonctionner cette machine. M. Rochet alla au-devant de ses désirs : avec le secours de quelques charpentiers du pays, il fit construire un hangar propre à cette manutention, se procura facilement du nitre, qui abonde sur divers points, et du soufre d’une qualité excellente, puis il se mit à l’œuvre. Au bout de quelques jours, il obtint de la poudre fine, ce qui jeta le roi dans une joie inexprimable. Jusqu’alors les artificiers arabes n’avaient pu, faute de connaître les moyens de purification, fabriquer que de la grosse poudre ; le procédé de M. Rochet était donc pour eux une véritable découverte. Une seconde surprise fut la fabrication du sucre en pain. Roi d’une contrée où la canne atteint les plus beaux développemens, Sahlé-Salassi se voyait obligé de tirer de Moka sa petite provision de sucre raffiné. Notre voyageur voulut l’affranchir de cette servitude. Il fit fabriquer par les potiers d’Ankobar vingt formes en terre. On coupa les cannes, on les écorça, on les pila dans des mortiers, et le roi mit lui-même la main à besogne. La trituration achevée, on plaça le tout dans de fortes toiles de coton que l’on soumit à la presse. Le jus coula, fut filtré dans un capuchon de laine, puis soumis à l’évaporation et à la cuisson, enfin versé dans les formes à cristalliser. Quelques jours après ; la matière fut retirée des formes, et, quoique médiocrement blanche, elle n’en avait pas moins la solidité voulue et toutes les qualités essentielles, pour un bon emploi. Ces deux expériences frappèrent d’étonnement le roi et ses sujets, et dès ce moment l’industrieux étranger fut placé dans l’opinion à un haut degré d’estime.

Il n’y eut plus dès-lors de fête où il ne fût prié. Un jour, le roi lui dit « Rochet, nous allons mettre ton adresse à l’épreuve. Viens avec moi chasser aux gourezas » Ces gourezas sont des singes d’une agilité extrême, et qui semblent mettre le chasseur au défi. Or, Sahlé-Salassi se pique d’être un tireur adroit, et, en effet, il fit plus d’une fois ses preuves devant son hôte. La partie, comme on le pense, fut acceptée, et il en résulta une sorte de gageure. Le rendez-vous de chasse était dans une forêt de cèdres et d’oliviers sauvages située à trois lieues d’Ankobar On y arriva vers le milieu de la matinée. Les singes abondaient, on les voyait de loin s’élancer d’un arbre à l’autre, grimper, effrayés, vers le sommet des cèdres, avec la conscience du danger qui les menaçait. La chasse fut ouverte, et chacun eut la liberté de la suivre à sa fantaisie ; seulement, à un signal donné, il fallait se retrouver au point du départ. Quand ce moment fut venu, les chasseurs se présentèrent avec leur gibier. Le roi était vaincu ; M. Rochet apportait deux singes, et Sahlé-Salassi n’en avait qu’un à lui opposer. Aussi ce dernier s’exécuta-t-il sur-le-champ, en donnant à l’heureux tireur une fort belle mule. Telle est la règle des chasses royales en Abyssinie. Dans cette excursion, M. Rochet reconnut un arbuste saponifère nommé indote, qui sert à la fabrication d’un savon en usage dans le pays. C’est un végétal peu élevé dont les branches commencent à un demi-pied du sol, et s’étendent horizontalement. L’écorce en est d’un vert lisse argentin, les feuilles sont elliptiques ; les grappes, allongées, sont pleines de graines attachées au pédoncule commun et assez semblables à la graine du pavot. Quand le fruit est mûr, on le récolte, on le fait sécher, on le pulvérise dans un mortier en bois, pour en tirer une pâte qui écume comme le savon, et blanchit le linge.

Le roi emmena encore M. Rochet avec lui dans une campagne contre les Gallas du sud-ouest, sur la ligne de l’Hawache, où nul Européen n’avait encore pénétré. L’armée se mit en marche le 24 janvier 1840, et eut à essuyer en route un de ces ouragans de sauterelles qui interceptent les rayons du soleil, et rappellent l’une des sept plaies historiques de l’Égypte. Quatre jours après, elle était en face de l’ennemi, et engageait avec lui une affaire d’avant-garde. Des deux parts, les combattans montrèrent de la fermeté et du courage. Les cavaliers de Choa entonnèrent leur chant national puis, brandissant leurs lances, s’élancèrent au petit galop sur les Gallas. Arrivés à quatre-vingts pas l’un de l’autre, les deux partis se précipitèrent au combat avec un acharnement sans exemple. Une grêle de javelots siffla dans les airs, et de nombreuses victimes jonchèrent le champ de bataille. Mais ce n’était pas tout : aux yeux de ces peuples, une victoire n’est complète que lorsqu’on possède un trophée qui en fasse foi. Les Arabes de l’Atlas coupent les têtes, les Kabyles les oreilles ; les Abyssins tiennent à constater la virilité des vaincus, et ils pratiquent de temps immémorial l’émasculation des ennemis morts. Ces insignes vont ensuite parer la porte de leurs demeures, sans que la pudeur publique en soit blessée. C’est l’usage. Un guerrier qui n’a pas en sa possession au moins une de ces dépouilles est fort peu considéré dans le pays. Il est astreint à se faire raser les cheveux tous les mois ; il n’est qu’un homme incomplet. Celui, au contraire, qui fournit cette preuve de courage personnel, acquiert le droit de porter les cheveux longs, la chevelure tressée ou nattée, tous signes distinctifs d’une certaine position militaire et sociale.

Les Gallas n’avaient pas pu soutenir le choc : à la suite de cette escarmouche, ils se replièrent, laissant sur la place quarante-trois des leurs : il est vrai que l’armée de Choa comptait de son côté trente morts. Enfin, une capitulation fut conclue, et, au lieu de donner la chasse aux hommes, le roi et ses officiers purent poursuivre les buffles sauvages. M. Rochet profita de cette diversion pour se rendre avec une escorte aux sources de l’Hawache, qu’il trouva et reconnut au milieu des marais situés au sud d’Ankobar. Ainsi, il y aurait erreur dans les cartes, qui font dériver ce cours d’eau du lac de Saouë. L’armée devait d’abord porter la guerre vers ce point éloigné, où se trouvent, au dire des naturels, les manuscrits les plus précieux de toute l’Abyssinie ; mais la soumission complète des Gallas arrêta les vainqueurs à mi-chemin.

Après ces reconnaissances de détail, il ne reste plus qu’à examiner, avec M. Rochet, le royaume de Choa dans son ensemble. Les provinces qui composent cet état forment une contrée à peu près circulaire, ayant cent lieues environ de diamètre. Cette surface présente cinq principaux systèmes de montagnes : la première chaîne, celle d’Ankobar, allant du sud au nord, pénètre dans la province des Gallas-Ouello, enclave de Gondar, et s’abaisse progressivement du côté du pays des Adels ; la seconde, parallèle à celle-ci et distante de quarante lieues, est la chaîne des Garogorfou ; une troisième chaîne, oblique à l’égard de celles qui précèdent, va de l’est-sud-est à l’ouest-sud-ouest ; elle paraît renfermer les pics les plus élevés du système ; une quatrième chaîne, les monts Moguère, court de l’est à l’ouest sur une étendue de vingt lieues ; enfin, une dernière chaîne, celle des Soddo-Gallas, complète cette orographie.

Parmi les cours d’eau du royaume de Choa, on compte le Nil, qui en effleure la frontière ; l’Hawache, la plus importante rivière du pays, qui va se perdre dans le lac d’Aoussa ; le Robie Ouanze, qui s’échappe du pied de l’Indotto, et se jette partie dans l’Hawache, partie dans le Nil ; enfin, le Thia-Thia et l’Aaoudé, affluens de l’Hawache. Les lacs de Saouë, Léado, El-Lobellou et Mafoute, sont aussi des réservoirs qui ne manquent pas d’importance. Le terrain du royaume de Choa est, en général, de formation primitive ; mais, vers le pays des Adels, les accidens volcaniques se présentent. À dix-neuf lieues à l’est d’Ankobar, existe un volcan en combustion appelé Dofané ; à huit lieues vers le sud-sud-est, on trouve des sources d’eau bouillante ; il s’en rencontre également sur divers autres points, et la route des Adels en est parsemée. On doit en induire que cette portion de l’Afrique a été le siége d’un feu interne qui n’est point encore éteint. La population entière du royaume de Choa peut s’évaluer à quinze cent mille ames.

Les Abyssins de Choa forment une belle race, d’une taille élevée et d’une constitution vigoureuse. Leur figure bronzée et presque noire se distingue par des traits réguliers, des yeux expressifs, un front bien modelé, une chevelure bien fournie. Leur physionomie, douce en général, ne manque ni de fermeté ni de noblesse. Leur costume se compose, comme on l’a vu, d’un large pantalon, d’une ceinture et d’une taube, grande pièce de coton dans laquelle ils se drapent. Les femmes ajoutent à cette beauté du type la grace et la délicatesse des formes : leurs dents, d’un blanc de lait, tranchent avec le corail de leurs lèvres et la couleur de leur peau. Une blouse et des caleçons composent tout leur ajustement ; le grand luxe est d’y joindre des bracelets d’étain, un collier de verroterie et des boucles d’oreille composées de petites sphères d’argent. Les musulmanes portent la tunique bleue et les cheveux tressés ; les chrétiennes, la chevelure courte et frisée, avec la tunique blanche.

Les manières d’un Abyssin de haut rang sont celles d’un Européen bien élevé ; il y a en lui une distinction naturelle qui supplée au travail de l’éducation. Grave, sincère, judicieux, il a conservé quelque chose de cette raison supérieure qui régna si long-temps dans le monde antique. Auprès d’une civilisation matérielle fort arriérée, il s’est ménagé, comme contre-poids, une culture intellectuelle qui étonne. Bloqué par l’islamisme et replié sur lui-même, ce peuple a su garder sa foi intacte, comme les oasis conservent leur verdure au milieu des sables du désert. Quand un Européen arrive sur ces plateaux après avoir traversé les populations fanatiques et farouches de l’Asie et de l’Afrique musulmanes, il est à la fois surpris et charmé de rencontrer cette tolérance, cette sûreté de relations, cette bienveillance, cette franchise, cette sérénité. Ce peuple constitue dans l’Orient une anomalie vivante, ou plutôt il y représente le vieil Orient, à qui nous devons tant de choses, la religion, l’histoire, la poésie.

Ne flattons personne : ce peuple a ses défauts ; il est intéressé, avide de gain, parfois indolent et de mœurs très relâchées. Cette dernière tendance lui a été reprochée surtout. Il est vrai que, dans l’Abyssinie septentrionale, la vertu d’une femme n’est pas une chose qu’on évalue bien haut, et les peuples du Tigré la croient, dit-on, suffisamment indemnisée par le simple don d’une chemise. Nous pensons que, même pour cette zone, les aventures galantes ont été l’objet de beaucoup d’exagérations ; mais, ce qu’il y a de certain dans tous les cas, c’est qu’à Choa les choses ne se passent point ainsi. Sans affecter du rigorisme, on y respecte du moins les convenances ; les mariages se contractent régulièrement, et le roi seul a le droit d’avoir des concubines. Quant aux liaisons secrètes, il en existe sans doute à Choa, et comment pourrait-il en être autrement, dans un pays où il n’y a pas de courtisanes[2], et où ce nom même n’a point d’équivalent ? Mais ces liaisons sont moins fréquentes qu’on ne le croit, et le mystère dont on cherche à les couvrir indique seul le caractère qu’on y attache.

Le gouvernement de Choa est absolu dans toute l’acception de ce mot. La seule autorité réelle réside dans le souverain et dans les hommes qu’il se substitue. Il n’y a point de grand seigneur, à proprement parler ; l’aristocratie de sang est inconnue. Le roi seul fait et défait les nobles, c’est-à-dire s’entoure de dignitaires dévoués, et congédie ceux dont les services ne lui conviennent plus. Ce régime, qui paraît, au premier coup d’œil, despotique, est tempéré par des habitudes populaires qui ont de profondes racines dans le pays. Le rôle du roi est celui d’un patriarche, et sa puissance est avant tout paternelle. Le chef de l’état n’est en réalité que le chef d’une grande famille ; et l’on a vu que, quand il donne un festin, c’est son peuple entier qu’il traite. Cependant, à côté du roi, existe un pouvoir constitué à l’état de caste, celui du clergé ; mais il est l’objet d’une surveillance sévère. Les prêtres sont chargés de l’enseignement, et cette fonction leur assure une grande influence dans la direction des esprits.

Les Abyssins de Choa écrivent avec des roseaux, comme les Arabes. Très ignorans en fait de science, ils cultivent avec ardeur la littérature. Sahlé-Salassi passe pour l’un des meilleurs poètes de son royaume, et les bons improvisateurs ne sont pas rares à Ankobar et à Angolala. L’organisation militaire est très simple dans le pays de Choa : on n’y compte qu’un petit nombre de troupes permanentes, formées en grande partie d’esclaves achetés par le roi. Le reste de l’armée se compose de tous les hommes qui peuvent monter à cheval. Sur un ordre du souverain, on en voit accourir vingt, trente, quarante mille : dans un cas urgent, cent mille cavaliers se lèveraient, car la guerre est une véritable passion pour ces peuples belliqueux. Ces escadrons improvisés sont soutenus par la troupe d’élite qui forme la garde du roi, corps d’hommes choisis, disciplinés et d’un courage à toute épreuve. Parmi les chefs abyssins, celui de Choa est incontestablement en première ligne pour la puissance militaire. Le Tigré compte plus de fantassins, mais ils sont encore armés de fusils à mèche, qui se posent sur une fourchette volante comme autrefois les mousquets de rempart. Sahlé-Salassi a moins d’infanterie, mais elle est exercée et se sert de fusils à pierre. Quant à la cavalerie, le royaume de Choa marche sans rival sur ce point, et les Gallas seuls, s’ils se liguaient, pourraient balancer son armée pour le courage et pour le nombre.

La propriété est reconnue dans le Choa, consacrée, entourée de toutes les garanties. Des contributions perçues au nom du roi servent à l’entretien de sa maison, de ses dignitaires, des officiers de sa garde. Quand ses revenus présentent un excédant, Sahlé-Salassi le distribue aux pauvres. M. Rochet le vit donner un jour sept mille bœufs à ses sujets. Sa fortune particulière est colossale pour le pays ; son domaine est immense. Ses produits en denrées et en bétail suffisant et au-delà à ses dépenses, il thésaurise chaque année et recueille trois cent mille talaris en impôts et en droits de passage sur les caravanes. Ces sommes reposent dans un caveau creusé dans la montagne et situé à trois lieues au nord d’Ankobar. Sahlé-Salassi y conduisit le voyageur français. L’argent y est entassé dans des jarres placées sur deux rangs : à vue d’œil, on pouvait y compter deux cents jarres, contenant chacune de cinq à six mille talaris. Jusqu’ici les souverains faisaient fondre les écus quand la jarre était pleine, de manière à convertir en lingots l’argent monnayé ; mais Sahlé-Salassi n’a pas tardé à comprendre que c’était là une perte gratuite, un anéantissement de valeurs, et il conserve maintenant les talaris tels qu’on les verse dans les coffres.

La richesse véritable du royaume de Choa, c’est son agriculture. Grace au climat, on y fait chaque année deux moissons de céréales. Tous les six mois, des pluies abondantes viennent féconder les plaines, et le soleil achève ce que l’eau a commencé. Les arbres sont toujours verts sur ces plateaux ; deux fois par an ils portent des fruits et des fleurs. La culture du sol est d’ailleurs partout dans l’état le plus élémentaire, les terres sont naturellement si fécondes, qu’elles n’ont pas besoin d’engrais. Les Abyssins labourent avec la charrue antique, qui ouvre à peine un léger sillon. Les produits bisannuels sont le blé, l’orge, le thèfle, le dourah, les fèves et le lin. Le coton et le lin que l’on recueille pour le tissage sont de la plus belle qualité. L’indigo croît naturellement à l’état sauvage, et le caféier réussirait à souhait. Les étoffes se tissent par les méthodes les plus simples ; le fer se forge à la catalane, et les femmes excellent à tresser des paniers d’osier.

Le commerce de Choa, limité à des échanges intérieurs, n’a pas encore pu pendre un grand essor. Son éloignement de la mer et les difficultés du chemin qui l’en séparent sont les motifs les plus réels de cette langueur. Cependant au sud-ouest du Choa existe un pays musulman, l’Harrar, qui entretient avec la côte, et surtout avec les ports de Barbara et de Zeïla, un mouvement très actif de caravanes Depuis que ce débouché a été ouvert, les marchands de l’intérieur de L’Afrique ont négligé les marchés du Choa et pris le chemin de l’Harrar. La population industrieuse de ce petit état s’est ainsi emparée du commerce de l’Afrique ; chaque jour elle visite le Cambat, le Djingiro, l’Anaria, et pénètre, à ce que l’on assure, jusqu’à la région équatoriale. De quel intérêt ne serait-il pas de nouer des relations avec un peuple qui fraie des voies si nouvelles au commerce et à la science !

Les maladies les plus fréquentes qu’on l’on rencontre dans l’Abyssinie méridionale sont la lèpre, la syphilis et le ténia. La lèpre est assez commune dans le Choa, à cause de la tolérance du roi qui n’interdit pas l’entrée de ses frontières aux malheureux atteints de cette affection hideuse. La syphilis y est fréquente sans être dangereuse. La variole y exerce aussi quelques ravages ; mais l’affection la plus singulière de ces contées, c’est le ténia ou ver solitaire. Tous les Abyssins y sont sujets. On attribue cette endémie à l’usage de la viande crue, du piment et du pain de thèfle, qui est très mucilagineux. Heureusement la nature a placé le remède à côté du mal. Une infusion de la fleur du coussotier suffit pour expulser le ténia, seulement il faut recommencer sur de nouveaux frais au bout de deux mois. Ainsi la vie de l’Abyssin s’écoule toute entière dans une lutte contre le ver solitaire. Les étrangers qui séjournent dans le pays ou qui le traversent ne se dérobent pas à ses atteintes.

Depuis cinq mois, M. Rochet habitait le Choa, et la bienveillance du roi à son égard ne s’était pas un instant démentie. Cependant, rien ne le retenait plus d’une manière sérieuse, et il résolut de partir. Le Choa n’était pour lui qu’une première étape vers l’intérieur de l’Afrique, et il voulait retourner en France pour y préparer cette entreprise. Il s’ouvrit donc à Sahlé-Salassi, qui essaya d’abord de le retenir, et qui, le trouvant inébranlable, voulut au moins le charger de divers cadeaux pour le roi des Français. M. Rochet fit ses adieux à tous ses amis de l’Abyssinie, puis il alla voir la reine-mère dans sa résidence de Debrabrame, vieille capitale ruinée comme Tegoulet, et qui n’offre pas plus que cette dernière de traces des édifices dont parle la relation très suspecte du père Alvarez.

Quand les préparatifs du départ furent achevés, Sahlé-Salassi fit remettre au voyageur les présens qu’il destinait à sa majesté Louis-Philippe. C’étaient deux beaux manuscrits in-folio sur parchemin, ouvrages écrits en gnèse (éthiopique), dont l’un, intitulé Sanhesar, renferme l’histoire des saints de l’Abyssinie, et l’autre, appelé Fatâ Negueuste, c’est-à-dire le jugement des rois, est tombé du ciel, à ce que prétendent les Abyssins, sous ce règne de l’empereur Constantin ; puis, avec ces deux ouvrages, un très beau cheval sellé et bridé, un bouclier en cuir d’hippopotame, garni en argent, deux lances royales, un sabre courbe avec un fourreau plaqué d’argent, un bracelet et un cercle en argent, une peau de mélas ou panthère noire, doublée de satin rouge et une peau de lionne sans doublure, toutes deux servant de manteau ; enfin une pièce d’étoffe. Ces divers cadeaux étaient accompagnés d’une lettre adressée au roi des Français, et qui fut dictée par Sahlé-Salassi à un officier de sa cour, en présence de M. Rochet. Quand cette missive fut prête, on l’enveloppa d’une couverture de satin rouge, et on la remit au voyageur ; en voici la traduction[3] :


Negueuste Sahlé-Salassi roi de Choa, à Louis-Philippe,
roi des Français
.

« Je vous envoie ce message après avoir entendu parler de votre grandeur par M. Rochet ; mon cœur est déjà porté vers vous et désire votre amitié. Il est d’usage qu’entre personnes éloignées les présens en soient les premiers gages. Je vous envoie donc quelques objets de mon pays. Ces objets sont un bouclier, un sabre, un anneau d’argent et un bracelet de guerrier, une taube, une peau de panthère noire, une peau de lionne, deux lances, un cheval, deux livres appelés, l’un Sankesar, l’autre Fatâ Negueuste. Je ne regarde pas ces choses comme des présens dignes de vous, mais comme des objets de curiosité. Ce sont des produits de notre industrie que je vous fais parvenir.

« Je ne puis contracter avec vous l’amitié qui naît du regard et de la parole, mais seulement celle de l’écriture, puisque nous ne pouvons nous voir. Mais nos yeux seront les caractères tracés par la plume, et notre parole, celle de Rochet à qui j’ai confié ma pensée. Renvoyez-le-moi bientôt, et lorsqu’il viendra, dites-lui ce que vous voulez avoir de mon pays et que l’on ne trouve pas dans le vôtre. Je m’empresserai de satisfaire vos désirs et de vous renvoyer à mon tour cette personne.

« Que la bénédiction de Dieu notre père, que celle de Jésus-Christ notre sauveur soient avec nous.

« Sahlé-Salassi,
« Roi de Choa. »

Cette lettre, dont l’authenticité est hors de doute, atteste chez le monarque abyssin un sentiment réel des convenances, un grand fonds de bon sens, de gravité, de dignité. Ses procédés pour M. Rochet furent jusqu’au bout d’une délicatesse extrême. La veille du départ, il le fit appeler, et, se mettant à sa discrétion, il lui demanda ce qu’il désirait pour son voyage. M. Rochet n’abusa pas de la générosité royale, et se contenta d’accepter deux cents talaris en espèces, et une valeur de trois cents talaris en ivoire qu’il réalisa sur le marché de Moka. Notre voyageur quitta les états de Choa le 4 avril 1840.

Son second passage dans le pays stérile et désert des Adels ne fut signalé par aucun incident remarquable. La caravane dont il faisait partie se composait de 750 Bédouins, de 240 esclaves et de 1,250 chameaux chargés de blé, de dourah, de café, de cire, d’ivoire et de peaux de bœuf : elle se déployait sur une ligne immense et présentait un spectacle imposant. Sur le lac d’El-Lobellou on vit des hippopotames que l’on chercha vainement à tuer : la balle glissait sur leur peau comme sur une cuirasse. Ni le bruit, ni le choc des projectiles ne semblaient les troubler ; ils continuaient à fendre les flots du lac par escadrons, plongeant et reparaissant par intervalles, et lançant en l’air de petites colonnes d’eau qui retombaient en gerbes. Plus loin on rencontra la rivière de l’Hawache, alors dans son étiage, que l’on franchit facilement.

On se trouvait dans la saison sèche, et les réservoirs du désert étaient presque tous taris. Ce fut là une des souffrances les plus cruelles de cette traversée. Heureusement, à peu de journées de l’Hawache, cette grande caravane se sépara : le gros des Bédouins prit la route de l’Harrar, et il ne resta plus autour du voyageur que trente-deux compagnons de route. Si M. Rochet n’avait pas suivi un itinéraire bien arrêté, il aurait profité d’une occasion aussi précieuse pour visiter le pays d’Harrar, curieux à connaître, et dont l’émir semblait favorablement disposé en faveur de l’Européen. La ville d’Harrar, au rapport des Bédouins de la caravane, peut compter quarante mille habitans. Ses maisons, construites avec plus d’art que celles des pays abyssins, sont en pierre, élevées d’un étage, blanchies à la chaux, et couronnées d’une terrasse à l’orientale. Elle est à une distance de cinquante lieues de Barbara, et de trente seulement de Zeïla.

Dans les dix derniers jours de route à travers ces âpres solitudes, l’eau manqua absolument, et il fallut creuser le sable jusqu’à dix pieds de profondeur pour se procurer quelques verres d’une boisson bourbeuse. M. Rochet demeura soixante heures sans porter une goutte d’eau à ses lèvres. Enfin, quittant la caravane et forçant sa marche, il parvint à Toujourra exténué de fatigue. Quelques jours après, il s’embarqua pour Zeïla et Barbara, où il comptait trouver une barque qui put le conduire à Aden. Zeïla est un point important de cette côte : quatre mauvais canons la défendent. Elle a deux ports, l’un pour les embarcations du pays, placé sous la ville ; l’autre, pour les gros navires, situé un peu plus au sud, et où des bâtimens de trois cents tonneaux trouvent un bon mouillage. Cinquante Bédouins, armés de fusils à mèche, composent la garnison de Zeïla. Naguère ce port relevait du gouverneur de Moka, qui y percevait un tribut ; mais dans l’état de désorganisation où se trouvent aujourd’hui les pouvoirs de l’Yémen, Zeïla demeure abandonnée à elle-même. C’est un marché intéressant où les caravanes de l’intérieur de l’Afrique versent quelques marchandises. Cependant, sous ce rapport, Zeïla est bien inférieure à Barbara, qui, d’octobre en février, offre le spectacle d’une foire importante, fréquentée par les banians de l’Inde. Dix à douze gros bricks sous pavillon anglais viennent y prendre des cargaisons, et l’on assure que ce commerce donne lieu à des transactions nombreuses, source d’un bénéfice considérable. C’est l’Harrar qui approvisionne le marché de Barbara.

Arrivé à Aden, le 2 mai, M. Rochet ne semble pas y avoir éprouvé les tracasseries auxquelles un autre Français, M. Lombard, s’est trouvé récemment en butte. Le capitaine Jenkins, commandant en second de la place, se montra bienveillant et affable à son égard. La ville d’Aden est défendue dans une portion de l’enceinte par des rochers volcaniques qui forment un rempart naturel. Le gouverneur, le capitaine Henze, y a ajouté au nord une muraille crénelée. Une citadelle imposante, placée sur un îlot, complète ce système de défense. La population d’Aden est de six cents ames ; la garnison anglaise compte deux mille soldats. Avec une force pareille et une puissante artillerie, cette ville n’a rien à redouter des escarmouches des Arabes. Le plus cruel ennemi de l’occupation anglaise, c’est le climat. Les fièvres des tropiques déciment les cadres des régimens ; l’affreuse plaie de l’Yémen ulcère les jambes des soldats. C’est à peine si l’on parvient à se procurer pour boisson une eau malsaine et saumâtre. Hors des murs de la ville, il n’y a de sûreté pour personne : les Arabes massacrent impitoyablement les promeneurs isolés. Conserver Aden est donc pour l’Angleterre une tâche laborieuse ; mais ce point importe à sa domination ; et l’on peut être assuré qu’elle s’y maintiendra contre tous les obstacles.

Après un court séjour dans cette forteresse anglaise, notre voyageur regagna la mer Rouge, et revit Moka et Djedda. Dans ce dernier port, il fut accueilli de la manière la plus bienveillante par M. Fresnel, notre agent consulaire, dont la distinction égale l’érudition. Au dire de M. Rochet, les connaissances de ce consul dans la langue arabe sont telles, que les chérifs des villes saintes viennent parfois le consulter sur les passages du Koran qui présentent un sens obscur et se prêtent à des interprétations douteuses. On comprend quelle influence doit donner à un fonctionnaire une science si éprouvée, unie au caractère le plus honorable. Djedda fut la dernière halte de M. Rochet dans la mer Rouge, il s’embarqua pour Suez, et remit les pieds sur le sol de l’Égypte, après douze mois de courses aventureuses.

Tel est l’itinéraire de M. Rochet. Il mérite, à divers titres, d’être étudié, et fournira sans doute des documens utiles à la géographie. Rien n’était plus incertain, dans les traités et sur les cartes, que la position de ce royaume de Choa, dont l’existence est entièrement distincte de celle de l’Abyssinie septentrionale, et qui a sa force propre, sa physionomie, son caractère. Ce qu’en disent Maltebrun et M. Balbi est à la fois erroné et incomplet. On peut s’en assurer par une simple comparaison avec les renseignemens que renferme ce travail. La carte de Salt, qui semble avoir servi de calque aux cartes plus récentes, est une œuvre de pure fantaisie, quant à la délimitation générale et au gisement des villes. Salt n’était point allé dans le Choa, et il a dû tracer ses lignes géographiques un peu au hasard, en s’aidant des vieux auteurs portugais. Ainsi, le cours de l’Hawache, que M. Rochet a éclairé, se trouve entièrement fautif chez Salt. La latitude du lac d’Aoussa, dans lequel cette rivière va se perdre, doit être reportée à deux degrés environ vers le nord. M. Rochet a pu s’assurer de cette différence, et il l’eût mieux précisée, s’il avait eu à sa disposition des instrumens astronomiques. Mais ce voyageur n’est pas homme à s’en tenir là. Dans une première excursion, il a indiqué la topographie, à peu près inconnue, du désert des Adels ; il veut retourner dans cette contrée encore pleine de mystères. Au sud du Choa s’étend une suite de plateaux dont le père Fernandez semble seul avoir eu connaissance. Ce sont le Cambat, le Djingiro, l’Anaria, improprement nommé Narea, qui, en acceptant comme vraies les indications actuelles des cartes, devrait toucher aux fabuleuses montagnes de la Lune. Vers le sud-ouest du Choa gît un pays beaucoup plus connu, celui d’Harrar, dont il a été question, mais d’où le fanatisme religieux a jusqu’ici éloigné les voyageurs. M. Rochet veut parcourir ces régions ignorées, et asseoir enfin cette portion de la carte d’Afrique sur autre chose que des hypothèses. Cette fois, il part avec des instrumens de précision, que l’Académie des Sciences lui a fait remettre à la suite d’un rapport où les résultats géologiques de son voyage sont savamment appréciés. Notre voyageur rêve plus encore ; il ose se promettre de traverser l’Afrique dans sa largeur, en allant de l’Abyssinie à la côte de Gabon. C’est une ambition bien grande, bien dangereuse ; mais une semblable disposition d’esprit n’en mérite pas moins les sympathies de l’opinion et les encouragemens de l’état.

Il est aussi d’une bonne politique d’accréditer, à l’aide de nos voyageurs, l’influence française dans cette contrée. En retour des présens que le roi du Choa a envoyés au roi des Français, M. Rochet portera d’autres présens. Notre gouvernement a songé déjà à une alliance avec les souverains dont les états débouchent sur la mer Rouge. Oubi, gouverneur du Tigré, nous semble dévoué, et un agent consulaire, M. Alexandre Deboutin, occupe la résidence de Massouah. La corvette la Favorite est en route pour la station des mers arabiques et de l’Océan Indien ; notre commerce lui-même s’éveille, et des armemens se préparent pour cette destination ; enfin, la propagande religieuse se mêle à ces divers efforts, et M. d’Abadie, actuellement sur les lieux, y oppose l’apostolat catholique à la prédication luthérienne. Pour que l’Abyssinie entière soit influencée dans le même sens, il importe qu’on agisse également sur le royaume de Choa, qui, par l’Harrar et le pays des Adels, aboutit au golfe d’Aden. Réunis dans un intérêt commun, ces divers états pourraient armer deux cent mille cavaliers, et descendre au besoin dans la vallée de l’Égypte pour s’y opposer aux empiétemens de la politique anglaise.

Un but commercial des plus importans pourrait en outre se rattacher à cette négociation. On a parlé d’établir des paquebots à vapeur entre l’île Bourbon et l’isthme de Suez. Ce serait un grand effort pour un résultat limité. Il faut accroître l’importance de nos colonies dans les mers des Indes, avant de songer à ce dispendieux service, et il serait puéril d’avoir le luxe d’un commerce dont nous n’avons pas les élémens. Que cette ligne de paquebots se fonde, soit, mais qu’elle se féconde en même temps. Madagascar est à nous : la date, les souvenirs, les sacrifices, les traités politiques, tout y protège nos établissemens. Le climat seul nous en a éloignés jusqu’ici ; mais, en cherchant une zone salubre, et Madagascar en renferme plusieurs, cet obstacle disparaîtrait. Cette île, dont le sol est des plus riches, offrirait à la fois un grand foyer de production, un entrepôt considérable et une suite d’excellens mouillages qui suppléeraient à l’insuffisance des rades de l’île Bourbon. Barabara et Zeïla, entrepôts des pays d’Harrar et de Choa, pourraient à leur tour ressortir de ce mouvement d’affaires et entrer dans cette combinaison : Massouah, comme port du Tigré et du Samen, complèterait le nombre des échelles intermédiaires. Ainsi, d’une part tous les produits coloniaux, de l’autre les objets précieux que fournit l’intérieur de l’Afrique, défraieraient avantageusement cette ligne qui aboutirait, par l’isthme de Suez, à la Méditerranée et à nos ports français.

Il est temps d’y songer : quand le monde entier s’agite, notre pays ne peut pas demeurer seul immobile. Au milieu des grandes ambitions, des prétentions insatiables qui se produisent, il est impossible de mettre sa gloire à regarder les autres agir. Les puissances de l’Europe rêvent toutes à un agrandissement de territoire ou un développement de commerce ; plusieurs aspirent à ces deux conquêtes. Loin de cacher leurs projets, elles les poursuivent à visage découvert, sans tenir compte des existences qu’elles doivent briser sur leur chemin. L’Angleterre assure partout ses positions ; c’est à la France de songer aux siennes. La politique l’exige, les intérêts le commandent. Un cordon de surveillance britannique enlace aujourd’hui l’Égypte et la Syrie ; on bloque ces deux provinces à la fois par la mer Rouge et par la Méditerranée. Si notre gouvernement pouvait rompre sur quelque point, par des alliances politiques ou commerciales, les mailles de ce réseau, il agirait dans la limite de son droit et dans une juste prévision de l’avenir. Comme représailles de la brusque occupation d’Aden, on pourrait acheter à vil prix, sur la côte abyssinienne, un îlot facile à fortifier, et qui deviendrait le siége d’une station navale. À l’ombre de cette protection, le commerce de nos ports irait tenter avec plus de confiance la fortune de ces marchés lointains, et notre pavillon deviendrait familier à ces parages. Contenir l’Angleterre dans l’Orient, la suivre dans les mers dont elle rêve la suprématie, voilà quel doit être aujourd’hui notre principal effort ; et si l’empire de l’islamisme n’est plus qu’une dépouille, prouvons par notre attitude qu’on n’en disposera pas sans compter avec la France.


Louis Reybaud.
  1. Anko, bois ; bar, péage. C’est à Ankobar qu’on percevait les droits de péage. Presque toutes les géographies écrivent Ankober au lieu d’Ankobar. C’est une erreur à rectifier.
  2. MM. Combes et Tamisier ont commis une erreur en traduisant ouichema par le mot courtisane. Ouichema est un nom amical, que l’on peut donner à toute femme sans que la chose se prenne en mauvaise part.
  3. Cette traduction a été faite par M. Lefèbvre, officier de marine, qui a habité l’Abyssinie ; c’est celle qui a été présentée au roi.