Wikisource:Extraits/2013/25

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Charles Dickens, Vie et aventures de Nicolas Nickleby 1839

Traduction Paul Lorain 1885


CHAPITRE PREMIER.
Introduction générale.

Il y avait une fois, dans un coin du Devonshire, un digne gentleman du nom de Godefroy Nickleby, qui avait attendu un peu tard pour se décider à se marier. Comme il n’était ni assez jeune ni assez riche pour aspirer à la main de quelque héritière, il avait épousé, par pure affection, une vieille inclination. La dame, en le prenant, n’avait pas eu non plus d’autre motif. Ce n’est pas la première fois que l’on voit deux personnes, qui ne peuvent pas se permettre de jouer de l’argent, prendre néanmoins les cartes et se faire vis-à-vis pour jouer tranquillement ensemble une partie de pur agrément.

Peut-être des esprits chagrins, qui se plaisent à tourner en ridicule la vie matrimoniale, me reprocheront-ils de n’avoir pas plutôt comparé ce couple modeste à deux champions de nos boxes anglaises qui, voyant les fonds bas et les souteneurs rares, aiment mieux, par un goût chevaleresque pour leur art, se mesurer ensemble, pour le seul plaisir de s’entretenir la main. Et je ne puis disconvenir que, sous un certain rapport, la comparaison ne s’appliquerait pas mal ici. Car, de même que les deux héros de la boxe font circuler, après la lutte, un chapeau à la ronde pour recevoir de la générosité des spectateurs le moyen d’aller se régaler ensemble, de même M. et Mme Godefroy Nickleby, une fois la lune de miel disparue, jetèrent autour d’eux un regard soucieux sur le monde, pour envisager les chances qu’il pourrait leur offrir d’ajouter quelque chose à leurs ressources, le revenu de M. Nickleby, au moment de son mariage, flottant entre quinze cents et deux mille francs de rente au plus.

Il y a bien assez de monde sur la terre, bon Dieu ! Et particulièrement à Londres, où M. Nickleby faisait alors sa résidence, on n’entend guère se plaindre du défaut de population. Eh bien ! on ne saurait croire combien on peut regarder longtemps dans toute cette foule, sans y découvrir le visage d’un ami. Ce n’est pourtant que trop vrai. M. Nickleby en fit l’expérience. Il eut beau regarder, regarder tant, que ses yeux en devinrent aussi tristes que son cœur, pas un ami n’apparut, et lorsque, fatigué de chercher, il ramena ses regards sur son intérieur, il n’y trouva pas grande consolation à ses recherches infructueuses. Un peintre, qui a trop longtemps fixé la vue sur des couleurs éblouissantes, a la ressource de rafraîchir ses yeux troublés en les reportant sur quelque teinte plus foncée et plus sombre, mais, pour M. Nickleby, tous les objets qui s’offraient à ses regards étaient d’un noir si lugubre qu’il aurait été charmé d’y trouver plutôt, au risque d’en être ébloui, quelque contraste éclatant.

Enfin, au bout de cinq ans, lorsque Mme Nickleby eut fait présent de deux fils à son époux, et que ce gentleman dans l’embarras, préoccupé de la nécessité de pourvoir à la subsistance de sa famille, songeait sérieusement à aller prendre une assurance sur la vie pour le premier trimestre, et puis à se laisser choir après cela par accident du haut de la fameuse colonne, il reçut un matin par la poste une lettre bordée de noir qui l’informait que son oncle, M. Ralph Nickleby, venait de mourir, et lui avait laissé en totalité son petit avoir, montant à la somme de cent vingt-cinq mille francs.