Wikisource:Extraits/2014/1

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Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, Les Acteurs de bonne foi — édition 1825

LES ACTEURS
DE BONNE FOI.



Scène I

ÉRASTE, MERLIN
MERLIN

Oui, monsieur, tout sera prêt ; vous n’avez qu’à faire mettre la salle en état. À trois heures après midi, je vous garantis que je vous donnerai la comédie.

ÉRASTE

Tu feras grand plaisir à madame Amelin, qui l’attend avec impatience ; et, de mon côté, je suis ravi de lui procurer ce petit divertissement. Je lui dois bien des attentions. Tu vois ce qu’elle fait pour moi ; je ne suis que son neveu, et elle me donne tout son bien pour me marier avec Angélique que j’aime. Pourrait-elle me traiter mieux, quand je serais son fils ?

MERLIN

Allons, il en faut convenir, c’est la meilleure tante du monde, et vous avez raison ; il n’y aurait pas plus de profit à l’avoir pour mère.

ÉRASTE

Mais, dis-moi, cette comédie dont tu nous régales, est-elle divertissante ? Tu as de l’esprit ; mais en as-tu assez pour avoir fait quelque chose de passable ?

MERLIN

Du passable, monsieur ? Non, il n’est pas de mon ressort. Les génies comme le mien ne connaissent pas le médiocre ; tout ce qu’ils font est charmant ou détestable ; j’excelle ou je tombe, il n’y a jamais de milieu.

ÉRASTE

Ton génie me fait trembler.

MERLIN

Vous craignez que je ne tombe ? mais rassurez-vous. Avez-vous jamais acheté le recueil des chansons du pont Neuf ? Tout ce que vous y trouverez de beau est de moi. Il y en a surtout une demi-douzaine d’anacréontiques, qui sont d’un goût ! …

ÉRASTE

D’anacréontiques ! Oh ! Puisque tu connais ce mot-là, tu es habile, et je ne me méfie plus de toi. Mais prends garde que madame Argante ne sache notre projet ; madame Amelin veut la surprendre.

MERLIN

Lisette, qui est des nôtres, a sans doute gardé le secret. Mademoiselle Angélique, votre future, n’aura rien dit. De votre côté, vous vous êtes tu. J’ai été discret. Mes acteurs sont payés pour se taire ; et nous surprendrons, monsieur, nous surprendrons.