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Alexander Kielland, Le Presbytère dans La Revue hebdomadaire, T. 39, 1895, p. 772-788.

Traduction Marie Quillardet 1895


LE PRESBYTÈRE

[1]


NOUVELLE



C’était à croire que le printemps ne viendrait jamais. Pendant tout le mois d’avril il y eut des gelées de nuit, et le vent du nord souffla sans interruption. Cependant, le soleil étant très chaud au milieu du jour, les grosses mouches commencèrent à bourdonner et l’alouette assura à haute voix que l’on était en plein été.

Mais l’alouette est un être auquel on ne peut pas se fier. Oubliant aux premiers rayons du soleil qu’il avait gelé très fort dans la nuit, elle montait en chantant dans la lande, jusqu’à ce qu’elle se rappelât qu’elle avait faim. Elle redescendait alors en tournoyant, et venait s’abattre comme un caillou sur le sol.

Le vanneau allait à petits pas, l’air songeur, plongeant de temps en temps la tête entre les touffes de bruyère. Il n’avait pas grande confiance dans l’alouette, lui. Quelques canards sauvages fouillaient plus loin dans une fourmilière, et le plus vieux disait aux autres que tant qu’on n’aurait pas eu de pluie, il ne fallait pas croire au printemps.

Le vieux canard avait raison. La pluie arriva, froide d’abord, peu à peu plus chaude, et enfin le soleil se montra pour tout de bon. Un vrai soleil de printemps, réchauffant l’air depuis le matin jusque bien avant dans la nuit qui était tiède et humide.

Bientôt régna partout une extrême activité. Tout était en retard, il fallait bien rattraper le temps perdu. Les feuilles jaillirent des bourgeons gonflés, les petites fleurettes prirent leur élan, frétillant sur leurs tiges vertes, et les collines de bruyères qui regardaient la mer se couvrirent de teintes claires.

Seul le sable du rivage resta jaune comme auparavant. Il n’a pas de fleurs pour se parer ; il n’a que les touffes disséminées des herbes marines dont les longues tiges molles se courbent sous le vent. Les pieds battus par la vague, les mouettes se promenaient sur la grève, sérieuses, la tête baissée et le ventre en avant, comme de vieilles dames dans un chemin boueux.

En haut dans la lande, le vanneau volait en battant des ailes. Le printemps était venu si soudainement sur lui qu’il n’avait pas eu le temps de trouver où faire son nid, et avait déposé ses œufs au beau milieu d’un champ.

  1. Le petit conte de Kielland que nous donnons ici fait partie d’une série de Nouvelles qui furent très goûtées dans les pays scandinaves et ont été traduites en Allemagne et en Angleterre, comme d’ailleurs la plupart des œuvres de l’auteur. Alexandre Kielland est né à Stavanger en 1847. Il appartient à ce quatuor d’écrivains célèbres dont les noms sont inséparables du mouvement norvégien actuel. C’est, avec Ibsen, Björnsön et Lie, l’un des auteurs les plus caractéristiques de la Norvège contemporaine. Mais il nous la fait connaître moins par les côtés pittoresques qu’au point de vue social. Ses œuvres sont surtout remarquables par l’observation et l’analyse, la critique satirique et l’humour, sous la parfaite élégance de la forme. Outre les Nouvelles, Kielland a publié un grand nombre de romans d’études sociales parmi lesquels nous citerons : Le capitaine Worse, étude du milieu sectaire norvégien ; Garman et Worse, l’un de ses plus beaux romans ; Else, petite nouvelle qui a été traduite en français ; la Fête de la Saint-Jean, sorte de pamphlet politique, etc., etc. Kielland a pris une part active aux querelles politiques si ardentes en Norvège depuis quelques années. Aussi ne lui avait-on pas alloué la petite pension que sous le nom de « Digtergage » — salaire du poète — le gouvernement norvégien alloue aux écrivains les plus éminents du pays. C’est à cette occasion que Björnsön, indigné, refusa de recevoir la sienne. Mais les choses se sont arrangées depuis, et Kielland a été nommé en 1891 aux fonctions de bourgmestre à Stavanger, sa ville natale. M. L. Bernardini, dans la série d’études publiées par la Revue hebdomadaire en décembre 1893, janvier et février 1894, sous le titre « En Scandinavie », a consacré à Kielland et à son œuvre un chapitre auquel nous renvoyons les lecteurs (Revue hebdomadaire, n° du 10 février 1894).