Wikisource:Extraits/2015/12

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Lucien de Samosate, Le Songe iie siècle

Traduction Eugène Talbot 1866

LE SONGE


J’avais cessé depuis peu d’aller aux écoles, et j’étais déjà grand garçon, lorsque mon père tint conseil avec ses amis sur ce qu’il ferait de moi. Le plus grand nombre fut d’avis que la profession des lettres demandait beaucoup de travail et de temps, des frais considérables, une fortune brillante : or, nos ressources étaient fort minces, et nous allions avoir besoin, avant peu, d’un secours étranger. Si, au contraire, j’apprenais quelque métier, je pourrais tout d’abord me procurer le nécessaire, et ne plus vivre à la charge de la famille, à l’âge que j’avais. Bientôt même je serais agréable à mon père, en apportant quelque argent à la maison.

Le point d’une seconde délibération fut de savoir quel est le métier le meilleur, le plus facile à apprendre, le plus digne d’un homme libre, celui enfin dont les instruments sont le plus à portée et qui suffit le plus vite aux besoins. Chacun se mit à louer tel ou tel art, suivant son humeur ou ses connaissances ; mais mon père jetant les yeux sur mon oncle maternel, qui assistait au conseil, et qui passait pour un statuaire habile et un excellent ouvrier en marbre : « Il n’est pas convenable, dit-il, qu’un autre ait la préférence quand vous êtes là : prenez-moi ce garçon, ajouta-t-il en me désignant, emmenez-le et faites-en un bon tailleur de pierre, un bon ajusteur, un bon sculpteur ; il le peut, et il a pour cet art, vous le savez, d’heureuses dispositions naturelles. » Mon père jugeait ainsi d’après de petites figures que je faisais avec de la cire. En effet, quand je revenais de l’école, je prenais de la cire, et j’en façonnais des bœufs, des chevaux, et, par Jupiter ! même des hommes, le tout fort gentiment, au goût de mon père. Ce talent m’avait jadis attiré quelques soufflets de mes maîtres ; mais aujourd’hui il devenait un sujet d’éloges et le signe d’une heureuse aptitude ; et de là naissaient les plus belles espérances, que j’allais apprendre mon métier au plus vite avec une si belle disposition à la statuaire !

Bientôt arriva le jour de commencer l’apprentissage, et je fus confié à mon oncle, enchanté, ma foi, de mettre la main à l’œuvre : en effet, je ne voyais là qu’un divertissement agréable, un moyen de me distinguer parmi ceux de mon âge, quand on me verrait sculpter des dieux, et faire de jolies statuettes, soit pour moi, soit pour qui je voudrais. Mais il m’arriva ce qui arrive toujours aux débutants ; mon oncle me mit un ciseau entre les mains, et m’ordonna de tailler légèrement une tablette de marbre placée devant moi, en me rappelant le proverbe : « Œuvre commencée est à moitié faite[1]. » L’inexpérience me fit porter un coup trop fort, et la tablette se brisa : mon oncle, tout en colère, saisissant une courroie, qui se trouvait à sa portée, me donna une leçon si rude, un avertissement si violent, que je fus initié au métier par des pleurs.

Je m’enfuis à la maison, en sanglotant et les yeux pleins de larmes

  1. Le proverbe grec est littéralement : « Le commencement est la moitié du tout. » On attribue cet hémistiche à Hésiode. Horace a dit de même : « Dimidium facti, qui cœpit, habet, » Ep. I, II, v. 40. Cf. Ovide, Ars amator., 1, v. 610.