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Henri Roullaud, Le Chien et le Mendiant dans Album Universel (Monde Illustré) — Montréal 17 novembre 1906


Le Chien et le Mendiant
Nouvelle canadienne inédite, par Henri Roullaud

Au grand nord, dans le canton de la Minerve, au milieu de la forêt, s’élevait la ferme des Robin.

Les Robin étaient la suite d’une vieille famille normande, dont un des plus vivaces rameaux avait pris au pays depuis près de 200 ans.

C’étaient de bien braves gens, les Robin, mais un peu rustres, mais un peu sauvages. Ils s’étaient modelés sur la grande et fière nature au milieu de laquelle ils vivaient. Accoutumés à la lutte et à la souffrance, ils ne s’attendrissaient pas exagérément sur les douleurs d’autrui, songeant qu’il appartenait à chacun de se défendre, d’utiliser pour sa préservation les précieux moyens de résistance que la Providence a prodigués à chacun de nous et qui sont : l’énergie, le courage, l’initiative, et un confiant abandon en la volonté divine. Aussi passaient-ils pour des farouches alors qu’ils n’étaient que des résignés.

Ils étaient poètes aussi ; et cette qualité qui améliore les civilisés, les éloignait davantage du monde, eux, les primitifs.

Comme ils la trouvaient belle, leur forêt ! L’été, lorsqu’elle déployait son faste royal et révélait toute son âme ténébreuse dans la paix profonde des calmes nuits ! Pas un frémissement, pas un frisson des branches n’annonçait une vie apparente : elle paraissait immobile dans sa beauté séculaire, morte avant d’être couchée sur le sol. Et pourtant les vieux arbres, mêlant leurs vertes chevelures, demeuraient droits et forts, ayant cette vie muette des choses qui gardent l’énigme de leur joie ou de leur tristesse. Et ce silence des bois recueillis, effrayant pour tous, était, pour les Robin, plein d’une incomparable majesté.

L’hiver, lorsque la grande voix du vent hurlait en fanfares de tempête à travers les troncs dénudés qui claquaient sous la morsure impitoyable du froid, l’immense forêt dormante se mettait parfois en mouvement ; elle se débattait contre les souffles géants qui la glaçaient, secouait les givres étreignants qui gelaient sa sève, et l’on eût dit une montagne en marche.

Les sommets de ses arbres gigantesques tressaillaient, s’entrechoquaient, secouaient la neige encore molle, la précipitaient sur le sol épaissi, et les milliers de branches sèches, se heurtant, avaient des sons de castagnettes fêlées ou de grelots mélancoliques, sonnant affolés dans la nuit.

Çà et là, au milieu des clairières, les Robin avaient établi leurs réserves. Ici, sous un toit