Wikisource:Extraits/2016/14

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Jeanne Marais, Le Reflet sur la vitre dans Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche 4 mai 1919



COINS DE PARIS


LE REFLET SUR LA VITRE


Le jeune homme et la jeune fille, un peu cérémonieux, marchaient au milieu du trottoir, côte à côte, sans oser parler, ils avaient épuisé la série de banalités et craignaient d’exprimer des propos personnels.

En arrière, deux couples âgés, leurs parents respectifs, les suivaient admirant d’un regard attendri ce jeune couple qu’ils avaient fiancé.

La jeune fille était d’une beauté rare et d’une élégance parfaite. Son fiancé, un peintre de talent, avait été subjugué, dès qu’il l’avait vue, par cette pureté de lignes, cette figure sans défaut, cette harmonie des gestes qui faisait vivre la grâce. À présent, il réfléchissait, inquiet :

« Comme ç’a été vite !… En somme, je ne la connais pas. Je l’ai rencontrée dans une soirée : aussitôt, des importuns se sont intéressés à notre bonheur ; on s est dépêché de nous séparer en nous rapprochant trop rapidement ; des tiers s’empressaient d’annoncer officiellement notre amour, sans me laisser le temps de le lui déclarer. Résultat : je l’épouse dans trois semaines… et je ne sais rien de son âme. » Il s’apercevait qu’il ignorait tout d’elle, — sauf son visage. Mais il s’encourageait en la contemplant : peut-on être sotte, quand on sourit avec les lèvres de Mona Lisa ? Mesquine, avec le profil d’une vierge pérugine ? Vulgaire, lorsqu’on a le galbe d’une grande dame de Largillière ?

Cependant, il cherchait un indice qui lui révélât la mentalité de cette belle silencieuse. Elle semblait préoccupée. Un mince sillon se creusait entre ses sourcils. Soudain, elle s’immobilisa devant une boutique : c’était le magasin de Wertheim, le fameux marchand de tableaux. Un Degas y était exposé ; et la jeune fille paraissait hypnotisée en face de cette toile.