Wikisource:Extraits/2016/43

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Frère Gilles, L’héritage maudit 1919

I


Toc, toc, toc !…

— Entrez ! cria le père Braise.

La porte s’ouvrit toute grande et Cyprien Lachance qui parut sur le seuil fut salué par un concert de : « Bonsoir ! bonsoir ! »

— Il ne manquait plus que toi, s’écria Philias Ouellette, en recevant le paletot du nouveau venu.

— Tu ne serais pas canadien pure laine, reprit Johnny Bellefeuille, si tu n’aimais pas la tire de la Sainte-Catherine.

— On peut toujours être certain, ajouta Philippe Marion, que ce n’est pas le goût de la tire qui l’amène.

— Et ce n’est pas non plus tante Mérance qu’il cherchait d’un coup d’œil, en entrant, poursuivit Arthur Lafresnière d’un ton gouailleur.

Un immense éclat de rire accueillit cette boutade.

Cyprien ne répondit d’abord à toutes ces railleries que par un « bonsoir la compagnie », avec un petit air de supériorité où il y avait bien quatorze onces de mépris pour deux de bienveillance.

C’était un jeune homme blond, bien planté, avec des traits de première classe et une expression de seconde qui n’annonçait rien de bon.

Après avoir relevé avec suffisance les pointes de son avantageuse moustache, il allait enfin condescendre à se mêler à la conversation, lorsque Bellefeuille dit à mi-voix :

— On n’a pas encore vu Céline, ce soir.

— En parlant du soleil, riposta Thanase Lamoureux, on en voit les rayons.

En effet, France, l’homme engagé, se levait des marches de l’escalier où il était assis, pour permettre à la jeune fille de descendre. Le plaisir anticipé de la réunion allumait un éclair de joie dans l’œil noir de Céline ; son teint lumineux ressortait admirablement sous l’auréole de sa chevelure brune où elle avait piqué un nœud de ruban cramoisi. Lafresnière se pencha vers Cyprien, et le poussant du coude lui dit à voix basse :

— Belle fille ! ce soir, trouve pas ?

Cyprien feignit de ne pas entendre, mais il se redressait d’une manière affectée, comme s’il eût voulu faire sur Céline une impression éternelle. Celle-ci s’approcha du groupe des jeunes gens, en souriant d’un air aisé ; elle leur souhaita la bienvenue, par quelques paroles banales, et après un regard peut-être moins banal sur Cyprien, elle se dirigea vers la chambre voisine où plusieurs jeunes filles étaient déjà rassemblées. Tante Mérance en sortit aussitôt, en disant sur un ton à faire trembler les carreaux :

— Si vous demeurez tous plantés là comme des statues de sel, avec vos f… pipes au bec, les jeunesses s’ennuyeront là-dedans, et ce serait bien de valeur ! À quoi sert de fafiner… allons, un peu de dévouement…

Avec des cris répétés de « on y va », les garçons, toujours avides de dévouement de ce genre, se ruèrent vers la porte, comme s’il se fût agi d’une attaque à la baïonnette. En un clin-l’œil, il ne resta plus dans la cuisine qu’une demi-douzaine d’anciens, groupés autour du père Braise qui discutait avec eux engrais chimique et arrosage. Dans la grand’chambre où les jeunes gens pénétrèrent, ils furent accueillis par des voix aussi pointues que joyeuses. Il s’y trouva, comme par enchantement, une place libre auprès de chacune des jeunes filles ; et avec la même promptitude, ces places furent occupées, à la grande satisfaction de tous et de toutes. Une conversation en chasse-croisée qui s’établit aussitôt, ne tarda pas à remplir le local d’une rumeur plus que sonore.

Céline qui, sans trop savoir comment, se trouvait assise près de Cyprien, à côté de la table, y prit l’album de famille et fit brûler sa lumière pour son compagnon, ce qui veut dire dans le langage ordinaire : lui donna des explications auxquelles celui-ci semblait prendre un intérêt des plus vifs.