William Shakespeare (Victor Hugo)/II/IV

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A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, éditeurs (p. 363-391).
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Deuxième partie

LIVRE IV

CRITIQUE


I


Toutes les pièces de Shakespeare, deux exceptées, Macbeth et Roméo et Juliette, trente-quatre pièces sur trente-six, offrent à l’observation une particularité qui semble avoir échappé jusqu’à ce jour aux commentateurs et aux critiques les plus considérables, que les Schlegel, et M. Villemain lui-même, dans ses remarquables travaux, ne notent point, et sur laquelle il est impossible de ne point s’expliquer. C’est une double action qui traverse le drame et qui le reflète en petit. A côté de la tempête dans l’Atlantique, la tempête dans le verre d’eau. Ainsi Hamlet fait au-dessous de lui un Hamlet ; il tue Polonius, père de Laërtes, et voilà Laërtes vis-à-vis de lui exactement dans la même situation que lui vis-à-vis de Claudius. Il y a deux pères à venger. Il pourrait y avoir deux spectres. Ainsi, dans le Roi Lear, côte à côte et de front, Lear, désespéré par ses filles Goneril et Regane, et consolé par sa fille Cordelia, est répété par Glocester, trahi par son fils Edmond et aimé par son fils" Edgar. L’idée bifurquée, l’idée se faisant écho à elle-même, un drame moindre copiant et coudoyant le drame principal, l’action traînant sa lune, une action plus petite sa pareille ; l’unité coupée en deux, c’est là assurément un fait étrange. Ces doubles actions ont été fort blâmées par les quelques commentateurs qui les ont signalées. Nous ne nous associons point à ce blâme. Est-ce donc que nous approuvons et acceptons comme bonnes ces actions doubles ? Nullement. Nous les constatons, et c’est tout. Le drame de Shakespeare, nous l’avons dit le plus haut que nous avons pu dès 1827 [1], afin de déconseiller toute imitation, le drame de Shakespeare est propre à Shakespeare ; ce drame est inhérent à ce poëte ; il est dans sa peau ; il est lui. De là ses originalités absolument personnelles ; de là ses idiosyncrasies, qui existent sans faire loi.

Ces actions doubles sont purement shakespeariennes. Ni Eschyle, ni Molière ne les admettraient, et nous approuverions Eschyle et Molière.

Ces actions doubles sont en outre le signe du seizième siècle. Chaque époque a sa mystérieuse marque de fabrique. Les siècles ont une signature qu’ils apposent aux chefs-d’œuvre et qu’il faut savoir déchiffrer et reconnaître. Le seizième siècle ne signe pas comme le dix-huitième. La renaissance était un temps subtil, un temps de réflexion. L’esprit du seizième siècle était aux miroirs ; toute idée de la renaissance est à double compartiment. Voyez les jubés dans les églises. La renaissance, avec un art exquis et bizarre, y fait toujours répercuter l’Ancien Testament dans le Nouveau. La double action est là partout. Le symbole explique le personnage en répétant son geste. Si, dans un bas-relief, Jéhovah sacrifie son fils, il a pour voisin, dans le bas-relief d’à côté, Abraham sacrifiant son fils. Jonas passe trois jours dans la baleine et Jésus passe trois jours dans le sépulcre, et la gueule du monstre avalant Jonas répond à la bouche de l’enfer engloutissant Jésus.

Le sculpteur du jubé de Fécamp, si stupidement démoli, va jusqu’à donner pour réplique à saint Joseph, qui ? Amphitryon.

Ces contre-coups singuliers sont une des habitudes de ce grand art profond et cherché du seizième siècle. Rien de plus curieux en ce genre que le parti qu’on tirait de saint Christophe. Au moyen âge et au seizième siècle, dans les peintures et les sculptures, saint Christophe, le bon géant martyrisé par Dèce en 250, enregistré par les bollandistes et imperturbablement admis par Baillet, est toujours triple. Occasion de triptyque. Il y a d’abord un premier Porte-Christ, un premier Christophore, c’est Christophe, avec l’enfant Jésus sur ses épaules. Ensuite, la vierge grosse est un Christophe, puisqu’elle porte le Christ ; enfin, la croix est un Christophe ; elle aussi porte le Christ. Le supplice répercute la mère. Ce triplement de l’idée est immortalisé par Rubens dans la cathédrale d’Anvers. Idée doublée, idée triplée, c’était le cachet du seizième siècle.

Shakespeare, fidèle à l’esprit de son temps, devait ajouter Laërtes vengeant son père à Hamlet vengeant son père, et faire poursuivre Hamlet par Laërtes en même temps que Claudius par Hamlet ; il devait faire commenter la piété filiale de Cordelia par la piété filiale d’Edgar, et, sous le poids de l’ingratitude des enfants dénaturés, mettre en regard deux pères misérables, ayant perdu chacun une des deux espèces de la lumière, Lear fou et Glocester aveugle.


II


Quoi donc ! pas de critiques ? Non. Pas de blâme ? Non. Vous expliquez tout ? Oui. Le génie est une entité comme la nature et veut, comme elle, être accepté purement et simplement. Une montagne est à prendre ou à laisser. Il y a des gens qui font la critique de l’Himalaya caillou par caillou. L’Etna flamboie et bave, jette dehors sa lueur, sa colère, sa lave et sa cendre ; ils prennent un trébuchet, et pèsent cette cendre pincée par pincée. Quot libras in monte summo ? Pendant ce temps-là le génie continue son éruption. Tout en lui a sa raison d’être. Il est parce qu’il est. Son ombre est l’envers de sa clarté. Sa fumée vient de sa flamme. Son précipice est la condition de sa hauteur. Nous aimons plus ceci et moins cela ; mais nous, nous taisons là où nous sentons Dieu. Nous sommes dans la forêt ; la torsion de l’arbre est son secret. La sève sait ce qu’elle fait. La racine connaît son métier. Nous prenons les choses comme elles sont, nous sommes de bonne composition avec ce qui est excellent, tendre ou magnifique, nous consentons aux chefs-d’œuvre, nous ne nous servons pas de celui-ci pour chercher noise à celui-là ; nous n’exigeons pas que Phidias sculpte les cathédrales, ni que Pinaigrier vitre les temples ; le temple est l’harmonie, la cathédrale est le mystère ; ce sont deux modes différents du sublime ; nous ne souhaitons pas au Munster la perfection du Parthénon, ni au Parthénon la grandeur du Munster. Nous sommes bizarre à ce point que nous nous contentons que cela soit beau. Nous ne reprochons pas l’aiguillon à qui nous donne le miel. Nous renonçons à notre droit de critiquer les pieds du paon, le cri du cygne, le plumage du rossignol, la chenille du papillon, l’épine de la rose, l’odeur du lion, la peau de l’éléphant, le bavardage de la cascade, le pépin de l’orange, l’immobilité de la voie lactée, l’amertume de l’océan, les taches du soleil, la nudité de Noé.

Le quandoque bonus dormitat est permis à Horace. Nous le voulons bien. Ce qui est certain, c’est qu’Homère ne le dirait pas d’Horace. Il n’en prendrait pas la peine. Cet aigle trouverait charmant ce colibri jaseur. Je conviens qu’il est doux à un homme de se sentir supérieur et de dire : Homère est puéril, Dante est enfantin. C’est un joli sourire à avoir. Écraser un peu ces pauvres génies, pourquoi pas ? Être l’abbé Trublet et dire : Milton est un écolier ; c’est agréable. Qu’il a d’esprit celui qui trouve que Shakespeare n’a pas d’esprit ! Il s’appelle La Harpe, il s’appelle Delandine, il s’appelle Auger ; il est, fut ou sera de l’Académie. Tous ces grands hommes sont pleins d’extravagance, de mauvais goût et d’enfantillage. Quel beau décret à rendre ! Ces façons-là chatouillent voluptueusement ceux qui les ont ; et, en effet, quand on a dit : Ce géant est petit, on peut se figurer qu’on est grand. Chacun a sa manière. Quant à moi, qui parle ici, j’admire tout, comme une brute.

C’est pourquoi j’ai écrit ce livre.

Admirer. Etre enthousiaste. Il m’a paru que dans notre siècle cet exemple de bêtise était bon à donner.


III


N’espérez donc aucune critique. J’admire Eschyle, j’admire Juvénal, j’admire Dante, en masse, en bloc, tout. Je ne chicane point ces grands bienfaiteurs-là. Ce que vous qualifiez défaut, je le qualifie accent. Je reçois et je remercie. Je n’hérite pas des merveilles de l’esprit humain sous bénéfice d’inventaire. A Pégase donné, je ne regarde point la bride. Un chef-d’œuvre est de l’hospitalité, j’y entre chapeau bas ; je trouve beau le visage de mon hôte. Gilles Shakespeare, soit. J’admire Shakespeare et j’admire Gilles. Falstaff m’est proposé, je l’accepte, et j’admire le empty the jordan. J’admire le cri insensé : un rat ! J’admire les calembours de Hamlet, j’admire les carnages de Macbeth, j’admire les sorcières, « ce ridicule spectacle, » j’admire the buttock of the night, j’admire l’œil arraché de Glocester. Je n’ai pas plus d’esprit que cela.

Ayant eu récemment l’honneur d’être appelé « niais » par plusieurs écrivains et critiques distingués, et même un peu par mon illustre ami M. de Lamartine [2], je tiens à justifier l’épithète.

Achevons par une dernière observation de détail ce que nous avons spécialement à dire de Shakespeare.

Oreste, ce fatal aîné de Hamlet, n’est point, nous l’avons dit, le seul lien entre Eschyle et Shakespeare ; nous avons indiqué une relation, moins aisément perceptible, entre Prométhée et Hamlet. La mystérieuse intimité des deux poëtes éclate, à propos de ce même Prométhée, plus étrangement encore, et sur un point qui, jusqu’ici, a échappé aux observateurs et aux critiques. Prométhée est l’aïeul de Mab.

Prouvons-le.

Prométhée, comme tous les personnages devenus légendaires, comme Salomon, comme César, comme Mahomet, comme Charlemagne, comme le Cid, comme Jeanne d’Arc, comme Napoléon, a un prolongement double, l’un dans l’histoire, l’autre dans le conte. Or, le prolongement de Prométhée dans le conte, le voici :

Prométhée, créateur d’hommes, est aussi créateur d’esprits. Il est père d’une dynastie de Dives, dont les vieux fabliaux ont conservé la filiation : Elfe, c’est-à-dire le Rapide, fils de Prométhée, puis Elfin, roi de l’Inde, puis Elfinan, fondateur de Cléopolis, ville des fées, puis Elfilin, bâtisseur de la muraille d’or, puis Elfinell, le vainqueur de la bataille des démons, puis Elfant, qui construisit Panthée tout en cristal, puis Elfar qui tua Bicéphale et Tricéphale, puis Elfinor le Mage, une espèce de Salmonée qui fit sur la mer un pont de cuivre sonnant comme la foudre, non imitabile fulmen œre et cornipedum pulsu simularat equorum, puis sept cents princes, puis Elficléos le Sage, puis Elféron le Beau, puis Obéron, puis Mab. Admirable fable qui, avec un sens profond, rattache le sidéral au microscopique et l’infiniment grand à l’infiniment petit.

Et c’est ainsi que l’infusoire de Shakespeare se relie au géant d’Eschyle.

La fée, traînée sur le nez des hommes endormis dans son carrosse plafonné d’une aile de sauterelle, par huit moucherons attelés avec des rayons de lune et fouettés d’un fil de la vierge, la fée atome, a pour ancêtre le prodigieux Titan, voleur d’astres, cloué sur le Caucase, un poing aux portes Caspiennes, l’autre aux portes d’Ararat, un talon sur la source du Phase, l’autre talon au Validus-Murus bouchant le passage entre la montagne et la mer, colosse dont le soleil, selon que le jour se levait ou se couchait, projetait l’immense profil d’ombre tantôt sur PEurope jusqu’à Corinthe, tantôt sur l’Asie jusqu’à Bangalore.

Du reste, Mab, qui s’appelle aussi Tanaquil, a toute l’inconsistance flottante du rêve. Sous le nom de Tanaquil, elle est la femme de Tarquin l’Ancien et elle file pour Servius Tullius adolescent la première tunique qu’ait mise un jeune romain en quittant la robe prétexte ; Obéron, qui se trouve être Numa, est son oncle. Dans Huon de Bordeaux, elle se nomme Gloriande et a pour amant Jules César, et Obéron est son fils ; dans Spenser, elle se nomme Gloriana, et Obéron est son père ; dans Shakespeare, elle se nomme Titania, et Obéron est son mari. Titania, ce nom rejoint Mab au Titan, et Shakespeare à Eschyle.


IV


Un homme considérable de notre temps, historien célèbre, orateur puissant, un des précédents traducteurs de Shakespeare, se trompe, selon nous, quand il regrette, ou paraît regretter, le peu d’influence de Shakespeare sur le théâtre du dix-neuvième siècle. Nous ne pouvons partager ce regret. Une influence quelconque, fût-ce celle de Shakespeare, ne pouvait qu’altérer l’originalité du mouvement littéraire de notre époque. — « Le système de Shakespeare », dit, à propos de ce mouvement, l’honorable et grave écrivain, « peut fournir, ce me semble, « les plans d’après lesquels le génie doit désormais travailler. » Nous n’avons jamais été de cet avis, et nous avons pris les devants pour le dire il y a quarante ans [3]. Pour nous Shakespeare est un génie et non un système. Nous nous sommes expliqué déjà sur ce point, et nous nous expliquerons encore plus au long tout à l’heure, mais, disons-le dès à présent, ce que Shakespeare a fait est fait une fois pour toutes. Il n’y a point à y revenir. Admirez ou critiquez, mais ne refaites pas. C’est fait.

Un critique distingué, mort depuis peu, M. Chaudesaigues, accentue encore ce reproche : « On a, dit-il, restauré Shakespeare sans le suivre. L’école romantique n’a point imité Shakespeare. C’est là son tort. » C’est là son mérite. On l’en blâme ; nous l’en louons. Le théâtre contemporain est ce qu’il est, mais il est lui-même. Le théâtre contemporain a pour devise : Sum, non sequor. Il n’appartient à aucun « système ». Il a sa loi propre, et il l’accomplit. Il a sa vie propre, et il en vit.

Le drame de Shakespeare exprime l’homme à un moment donné. L’homme passe, ce drame reste, ayant pour fond éternel la vie, le cœur, le monde, et pour surface le seizième siècle. Il n’est ni à continuer, ni à recommencer. Autre siècle, autre art.

Le théâtre contemporain n’a pas plus suivi Shakespeare qu’il n’a suivi Eschyle. Et sans compter toutes les autres raisons que nous indiquerons plus loin, quel embarras, pour qui voudrait imiter et copier, que le choix entre ces deux poètes ! Eschyle et Shakespeare semblent faits pour prouver que les contraires peuvent être admirables. Le point de départ de l’un est absolument opposé au point de départ de l’autre. Eschyle, c’est la concentration ; Shakespeare, c’est la dispersion. Il faut applaudir l’un parce qu’il est condensé, et l’autre parce qu’il est épars ; à Eschyle l’unité, à Shakespeare l’ubiquité. A eux deux ils se partagent Dieu. Et, comme de telles intelligences sont toujours complètes, on sent dans le drame un d’Eschyle se mouvoir toute la liberté de la passion, et dans le drame répandu de Shakespeare converger tous les rayons de la vie. L’un part de l’unité et arrive au multiple, l’autre part du multiple et arrive à l’unité.

Ceci éclate avec une saisissante évidence, particulièrement quand on confronte Hamlet avec Oreste. Double page extraordinaire, recto et verso de la même idée, et qui semble écrite exprès pour prouver à quel point deux génies différents faisant la même chose font deux choses différentes.

Il est aisé de voir que le théâtre contemporain a, bien ou mal, frayé sa voie propre entre l’unité grecque et l’ubiquité shakespearienne.


V


Écartons, pour y revenir plus tard, la question de l’art contemporain, et rentrons dans le point de vue général.

L’imitation est toujours stérile et mauvaise.

Quant à Shakespeare, puisque Shakespeare est le poëte qui nous occupe, c’est, au plus haut degré, un génie humain et général, mais, comme tous les vrais génies, c’est en même temps un esprit idiosyncratique et personnel. Loi : le poëte part de lui pour arriver à nous. C’est là ce qui fait le poëte inimitable.

Examinez Shakespeare, approfondissez-le, et voyez quelle résolution il a d’être lui-même. N’attendez aucune concession de son Moi. Ce n’est pas, certes, l’égoïste, mais c’est le volontaire. Il veut. Il donne à l’art ses ordres, dans les limites de son œuvre, bien entendu. Car ni l’art d’Eschyle, ni l’art d’Aristophane, ni l’art de Plaute, ni l’art de Machiavel, ni l’art de Calderon, ni l’art de Molière, ni l’art de Beaumarchais, ni aucune des formes de l’art, vivant chacune de la vie spéciale d’un génie, n’obéiraient aux ordres donnés par Shakespeare. L’art ainsi entendu, c’est la vaste égalité, et c’est la profonde liberté ; la région des égaux est aussi la région des libres.

Une des grandeurs de Shakespeare, c’est son impossibilité d’être modèle. Pour vous rendre compte de son idiosyncrasie ouvrez la première venue de ses pièces, c’est toujours, d’abord et avant tout, Shakespeare.

Quoi de plus personnel que Troïlus et Cressida ? Une Troie comique ! Voici Beaucoup de bruit pour rien, une tragédie qui aboutit à un éclat de rire. Voici le Conte d’hiver, pastorale drame. Shakespeare, dans son œuvre, est chez lui. Voulez-vous voir un despotisme, voyez sa fantaisie. Quelle volonté de rêve ! quel parti pris de vertige ! quel absolutisme dans l’indécis et le flottant ! le songe emplit à tel point quelques-unes de ses pièces que l’homme s’y déforme et y est plus nuage qu’homme. L’Angelo de Mesure pour mesure est un tyran de brouillard. Il se désagrège et s’efface. Le Léontès du Conte d’hiver est un Othello qui se dissipe. Dans Cymbeline, on croit que Jachimo va devenir Iago, mais il fond. Le songe est là partout. Regardez passer Mamilius, Posthumus, Hermione, Perdita. Dans la Tempête, le duc de Milan a « un brave fils » qui est comme un rêve dans le rêve. Ferdinand seul en parle, et personne que lui ne semble l’avoir vu. Une brute devient raisonnable, témoin le constable Lecoude de Mesure pour mesure. Un idiot a tout à coup de l’esprit, témoin Cloten de Cymbeline. Un roi de Sicile est jaloux d’un roi de Bohême. La Bohême a des rivages. Les bergers y ramassent des enfants. Thésée, duc, épouse Hippolyte, amazone. Obéron s’y mêle. Car ici c’est la volonté de Shakespeare de rêver ; ailleurs il pense.

Disons plus, là où il rêve, il pense encore ; avec une profondeur autre, mais égale.

Laissez les génies tranquilles dans leur originalité. Il y a du sauvage dans ces civilisateurs mystérieux. Même dans leur comédie, même dans leur bouffonnerie, même dans leur rire, même dans leur sourire, il y a l’inconnu. On y sent l’horreur sacrée de l’art, et la terreur toute-puissante de l’imaginaire mêlé au réel. Chacun d’eux est dans sa caverne, seul. Ils s’entendent de loin, mais ne se copient pas. Nous ne sachons pas que l’hippopotame imite le barrissement de l’éléphant.

Entre lions on ne se singe pas.

Diderot ne refait pas Bayle ; Beaumarchais ne calque pas Plaute, et n’a pas besoin de Dave pour créer Figaro. Piranèse ne s’inspire point de Dédale. Isaïe ne recommence pas Moïse.

Un jour, à Sainte Hélène, M. de Lascases disait : Sire, puisque vous avez été maître de la Prusse, à votre place, j’aurais pris dans le tombeau de Potsdam, où elle est déposée, l’épée du grand Frédéric et je l’aurais portée. — Niais, répondit Napoléon, j’avais la mienne.

L’œuvre de Shakespeare est absolue, souveraine, impérieuse, éminemment solitaire, mauvaise voisine, sublime en rayonnement, absurde en reflet, et veut rester sans copie.

Imiter Shakespeare serait aussi insensé qu’imiter Racine serait bête.


VI


Entendons-nous, chemin faisant, sur un qualificatif fort usité de toutes parts, profanum vulgus, mot d’un poëte accentué par les pédants. Ce profanum vulgus est un peu le projectile de tout le monde. Fixons le sens de ce mot. Qu’est-ce que le profane vulgaire ? L’école dit : C’est le peuple. Et nous, nous disons : C’est l’école.

Mais d’abord définissons cette expression, l’école. Quand nous disons l’école, que faut-il sous-entendre ? Indiquons-le. L’école, c’est la résultante des pédantismes ; l’école, c’est l’excroissance littéraire du budget ; l’école, c’est le mandarinat intellectuel dominant dans les divers enseignements autorisés et officiels, soit de la presse, soit de l’état, depuis le feuilleton de théâtre de la préfecture jusqu’aux Biographies et Encyclopédies vérifiées, estampillées et colportées, et faites parfois, raffinement, par des républicains agréables à la police ; l’école, c’est l’orthodoxie classique et scolastique à enceinte continue, l’antiquité homérique et virgilienne exploitée par des lettrés fonctionnaires et patentés, une espèce de Chine soi-disant Grèce ; l’école, c’est, résumées dans une concrétion qui fait partie de l’ordre public, toute la science des pédagogues, toute l’histoire des historiographes, toute la poésie des lauréats, toute la philosophie des sophistes, toute la critique des magisters, toute la férule des ignorantins, toute la religion des bigots, toute la pudeur des prudes, toute la métaphysique des ralliés, toute la justice des salariés, toute la vieillesse des petits jeunes gens qui ont subi l’opération, toute la flatterie des courtisans, toute la diatribe des thuriféraires, toute l’indépendance des domestiques, toute la certitude des vues basses et des âmes basses. L’école hait Shakespeare. Elle le prend en flagrant délit de fréquentation populaire, allant et venant dans les carrefours, « trivial », disant à tous le mot de tous, parlant la langue publique, jetant le cri humain comme le premier venu, accepté de ceux qu’il accepte, applaudi par des mains noires de goudron, acclamé par tous les rauques enrouements qui sortent du travail et de la fatigue. Le drame de Shakespeare est peuple ; l’école s’indigne et dit : Odi profanum vulgus. Il y a de la démagogie dans cette poésie en liberté ; l’auteur de Hamlet « sacrifie à la canaille ».

Soit. Le poëte « sacrifie à la canaille ».

Si quelque chose est grand, c’est cela.

Il y a là au premier plan, partout, en plein soleil, dans la fanfare, les hommes puissants suivis des hommes dorés. Le poëte ne les voit pas, ou, s’il les voit, il les dédaigne. Il lève les yeux et regarde Dieu ; puis il baisse les yeux et regarde le peuple. Elle est tout au fond de l’ombre, presque invisible à force de submersion dans la nuit, cette foule fatale, cette vaste et lugubre souffrance amoncelée, cette vénérable populace des déguenillés et des ignorants. Chaos d’âmes. Cette multitude de têtes ondule obscurément comme les vagues d’une mer nocturne. De temps en temps passent sur cette surface, comme les rafales sur l’eau, des catastrophes, une guerre, une peste, une favorite, une famine. Cela fait un frémissement qui dure peu, le fond de la douleur étant immobile comme le fond de l’océan. Le désespoir dépose on ne sait quel plomb horrible. Le dernier mot de l’abîme est stupeur. C’est donc la nuit. C’est, sous de funèbres épaisseurs derrière lesquelles tout est indistinct, la sombre mer des pauvres.

Ces accablés se taisent ; ils ne savent rien, ils ne peuvent rien, ils ne demandent rien, ils ne pensent rien ; ils subissent. Plectuntur Achivi. Ils ont faim et froid. On voit leur chair indécente par les trous des haillons ; qui fait ces haillons ? la pourpre. La nudité des vierges vient de la nudité des odalisques. Des guenilles tordues des filles du peuple tombent des perles pour la Fontanges et la Châteauroux. C’est la famine qui dore Versailles. Toute cette ombre vivante et mourante remue, ces larves agonisent, la mère manque de lait, le père manque de travail, les cerveaux manquent de lumière ; s’il y a là dans ce dénûment un livre, il ressemble à la cruche, tant ce qu’il offre à la soif des intelligences est insipide ou corrompu. Familles sinistres.

Le groupe des petits est pâle. Tout cela expire et rampe, n’ayant pas même la force d’aimer ; et, à leur insu peut-être, tandis qu’ils se courbent et se résignent, de toutes ces inconsciences où le droit réside, du sourd murmure de toutes ces malheureuses haleines mêlées, sort on ne sait quelle voix confuse, mystérieux brouillard du verbe, arrivant syllabe à syllabe dans l’obscurité à des prononciations de mots extraordinaires : Avenir, Humanité, Liberté, Égalité, Progrès. Et le poëte écoute, et il entend ; et il regarde, et il voit ; et il se penche de plus en plus, et il pleure ; et tout à coup, grandissant d’un grandissement étrange, puisant dans toutes ces ténèbres sa propre transfiguration, il se redresse terrible et tendre au-dessus de tous les misérables, de ceux d’en haut comme de ceux d’en bas, avec des yeux éclatants.

Et il demande compte à grands cris. Et il dit : Voici l’effet ! Et il dit : Voici la cause ! Le remède, c’est la lumière. Erudimini. Et il ressemble à un grand vase plein d’humanité que la main qui est dans la nuée secouerait, et d’où tomberaient sur la terre de larges gouttes, brûlure pour les oppresseurs, rosée pour les opprimés. Ah ! vous trouvez cela mauvais, vous autres. Eh bien, nous le trouvons bon, nous. Nous trouvons juste que quelqu’un parle quand tous souffrent. Les ignorances qui jouissent et les ignorances qui subissent ont un égal besoin d’enseignement. La loi de fraternité dérive de la loi de travail. S’entre-tuer a fait son temps. L’heure est venue de s’entr’aimer. C’est à promulguer ces vérités que le poëte est bon. Pour cela, il faut qu’il soit peuple ; pour cela, il faut qu’il soit populace ; c’est-à-dire qu’apportant le progrès, il ne recule pas devant le coudoiement du fait, quelque difforme que le fait soit encore. La distance actuelle du réel à l’idéal ne peut être mesurée autrement. D’ailleurs traîner un peu le boulet complète Vincent de Paul. Hardi donc à la promiscuité triviale, à la métaphore populaire, à la grande vie en commun avec ces exilés de la joie qu’on nomme les pauvres ! le premier devoir des poëtes est là. Il est utile, il est nécessaire que le souffle du peuple traverse ces toutes-puissantes âmes. Le peuple a quelque chose à leur dire. Il est bon qu’on sente dans Euripide les marchandes d’herbes d’Athènes et dans Shakespeare les matelots de Londres.

Sacrifie à « la canaille », ô poëte ! sacrifie à cette infortunée, à cette déshéritée, à cette vaincue, à cette vagabonde, à cette va-nu-pieds, à cette affamée, à cette répudiée, à cette désespérée, sacrifie-lui, s’il le faut et quand il le faut, ton repos, ta fortune, ta joie, ta patrie, ta liberté, ta vie. La canaille, c’est le genre humain dans la misère. La canaille, c’est le commencement douloureux du peuple. La canaille, c’est la grande victime des ténèbres. Sacrifie-lui ! sacrifie-toi ! laisse-toi chasser, laisse-toi exiler comme Voltaire à Ferney, comme d’Aubigné à Genève, comme Dante à Vérone, comme Juvénal à Syène, comme Tacite à Méthymne, comme Eschyle à Gela, comme Jean à Pathmos, comme Élie à Oreb, comme Thucydide en Thrace, comme Isaïe à Asiongaber ! sacrifie à la canaille. Sacrifie-lui ton or, et ton sang qui est plus que ton or, et ta pensée qui est plus que ton sang, et ton amour qui est plus que ta pensée ; sacrifie-lui tout, excepté la justice. Reçois sa plainte ; écoute-la sur ses fautes et sur les fautes d’autrui. Écoute ce qu’elle a à t’avouer et à te dénoncer. Tends-lui l’oreille, la main, les bras, le cœur. Fais tout pour elle, hormis le mal. Hélas ! elle souffre tant, et elle ne sait rien. Corrige-la, avertis-la, instruis-la, guide-la, élève-la. Mets-la à l’école de l’honnête. Fais-lui épeler la vérité, montre-lui la raison, cet alphabet, apprends-lui à lire la vertu, la probité, la générosité, la clémence. Tiens ton livre tout grand ouvert. Sois là, attentif, vigilant, bon, fidèle, humble. Allume les cerveaux, enflamme les âmes, éteins les égoïsmes, donne l’exemple. Les pauvres sont la privation ; soit l’abnégation. Enseigne ! rayonne ! ils ont besoin de toi, tu es leur grande soif. Apprendre est le premier pas, vivre n’est que le second. Sois à leurs ordres, entends-tu ? Sois toujours là, clarté ! Car il est beau, sur cette terre sombre, pendant cette vie obscure, court passage à autre chose, il est beau que la force ait un maître, le droit, que le progrès ait un chef, le courage, que l’intelligence ait un souverain, l’honneur, que la conscience ait un despote, le devoir, que la civilisation ait une reine, la liberté, et que l’ignorance ait une servante, la lumière.

  1. Préface de Cromwell.
  2. « Toute la biographie quelquefois un peu puérile, un peu niaise même, de l’évêque Myriel. » LAMARTINE. Cours de littérature. Entretien LXXXIV, p. 385.
  3. Préface de Cromwell.