Zeïtoun/Histoire

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Traduction par Archag Tchobanian.
Mercure de France (p. 25-175).


PREMIÈRE PARTIE

HISTOIRE DE ZEÏTOUN



I

L’ORIGINE DE ZEÏTOUN ET SA FONDATION


Le nom de la ville de Zeïtoun n’est jamais cité dans les chroniques du temps des rois roupéniens[1]. On ne le trouve pour la première fois que dans un manuscrit du XVIe siècle, c’est-à-dire postérieure à la chute de la royauté roupénienne. Et, en effet, cette ville n’existait pas pendant la période de l’indépendance arménienne de la Cilicie. Ceux qui devaient fonder la ville de Zeïtoun se trouvaient en ce temps établis dans la plaine, à Ané et à Ané-Tsor. Les chroniqueurs arméniens ont mentionné Ané qui, vers la fin du XIIe siècle, était gouverné par le seigneur Héri ; de même, ils ont souvent mentionné le district d’Arékine, qui est limité par la vallée, d’Ané-Tsor.

L’endroit où Zeïtoun se trouve aujourd’hui devait être alors un lieu de villégiature pour les gouverneurs d’Ané ; et probablement il s’appelait Kegh (village). Jusqu’à présent, les Zeïtouniotes donnent ce nom à leur ville, et n’emploient le mot de Zeïtoun qu’en parlant à un étranger. Ce sont les Turcs qui ont donné ce nom (qui veut dire, en turc, olive), à cause des bois d’olivier qui existaient là en grand nombre. La ville trahit d’ailleurs une construction relativement récente. Il n’y a que la forteresse de Zeïtoun qui porte une marque d’antiquité ; elle est située à l’ouest de la ville, sur un escarpement rocheux très élevé ; elle a été reconstruite en partie dans ce siècle, mais on voit encore sur les rochers les restes de la vieille forteresse.

Deux siècles avant la chute de la royauté roupénienne, des Turcomans, des Persans et d’autres tribus musulmanes étaient venus s’établir dans diverses parties de la Cilicie. Les Caraman s’étaient installés à l’ouest de la Cilicie, entre l’Iconie et les districts arméniens de l’environ. Les Ramadan avaient obtenu des rois roupéniens le droit de faire paître leurs troupeaux en hiver dans la plaine d’Adana et en été sur les hauteurs du Taurus. Les Varchak s’étaient établis entre Dsamentav, Vahga et Gaïdin. Les Zulcadir ou Dulghadir étaient devenus très puissants du côté de Marache.

Quelques-unes de ces tribus se contentèrent de régner isolément dans leurs régions ; mais les autres, unies aux Arabes, leurs coreligionnaires, attaquaient sans cesse les Arméniens, jusqu’à ce qu’ils eurent détruit la royauté roupénienne.

Peu de temps après la chute de cette royauté, les Zulcadir se rendirent maîtres de Marache, d’Albisclan, d’Androun et de Gaban, qui étaient alors celles des régions de la Cilicie où les Arméniens étaient le plus nombreux. Persécutés et torturés par ces races musulmanes, la plupart des habitants arméniens des plaines se virent obligés d’émigrer à l’étranger ou de se réfugier dans des sites difficiles ou bien autour de forteresses inaccessibles. C’est à cette époque que la ville de Zeïtoun a été constituée.

Voici la tradition par laquelle les Zeïtouniotes racontent la fondation de leur ville :

— Au moment où la royauté roupénienne agonisait, les Zeïtouniotes se trouvaient encore à Ané-Kahkig (petite ville Ané) et à Ané-Tsor (vallée d’Ané). Les Zulcadir vinrent attaquer Ané, et après un combat acharné, remportèrent la victoire, s’emparèrent de la petite ville et l’incendièrent. Les Arméniens, sans se décourager, se retirèrent vers le nord sur les collines nommées Saghir, y dressèrent, des tentes noires et se mirent à chanter le récit du combat, tout en nettoyant leurs armes. Le chef des Turcomans avait envoyé un espion pour aller voir ce qu’étaient devenus les Arméniens ; il les croyait écrasés de désespoir et d’épouvante, après tant de pertes considérables. L’espion revint tout stupéfait : « Maître, dit-il, ces chiens de Giaours ont des figures toutes joyeuses, ils dansent et chantent sous leurs tentes, et ils nettoient leurs armes ». Le chef turcoman devient furieux à cette nouvelle, et marche encore une fois sur les Arméniens, avec l’intention de les détruire complètement. Le combat recommence, plus acharné. Les Turcomans l’emportent encore. Les Arméniens se réfugient au pied du mont Bérid, là où se trouve le Zeïtoun actuel ; ils tombent là, dénués de tout, sans avoir même de quoi manger ; cette fois, ils ont perdu, même leurs tentes. Ils en improvisent avec des feuillages, et s’asseyant dessous, sans aucun découragement, toujours décidés à résister, ils recommencent à chanter leurs chansons de guerre, en tapant sur quelques casseroles qui leur restent, à défaut du violon qu’ils ont perdu. Le chef turcoman envoie encore son espion, qui revient raconter ce qu’il a vu. Le chef, admirant l’indestructible vitalité des Arméniens, s’écrie : « Je crois qu’il est impossible de subjuguer ces hommes ; quel dommage qu’ils ne soient pas musulmans ! » Et, levant son camp, il part.

Zeïtoun devient alors un nid de braves. La tradition se conserve, devient éternelle. L’histoire de cette petite ville fondée par une poignée de combattants, n’est qu’une longue suite de luttes.


II.

LE GÉNÉRALISSIME HÉTOUM
ET LA PRINCESSE ZARMANOUHI.


Léon VI de Lusignan, le dernier roi de la Cilicie arménienne, tomba captif aux mains des Arabes en 1375, et fut emmené à Alep avec sa femme, sa fille et son maréchal favori le Français Sohier Doulcart. D’Alep, il fut envoyé au Caire, près du Sultan d’Égypte. Les Musulmans d’Égypte étendirent dès lors leur domination sur les Arméniens de Cilicie.

Selon les traditions des Arméniens de Zeïtoun et de Hadjin, Léon VI fut assiégé dans la forteresse de Gantchi, pendant neuf mois. Une partie de ses soldats prirent la fuite ; les autres se livrèrent avec lui, et furent égorgés par l’ennemi à l’entrée de la gorge de Gantchi, tandis que leur roi était emmené comme captif.

Un de ceux qui échappèrent au massacre était le généralissime Hétoum. Celui-ci s’était distingué, par ses exploits, du temps de Constantin III, le prédécesseur de Léon VI ; il avait vaillamment mené le combat livré contre les Égyptiens à Tchoukour-Ova ; il tua leur commandant Eumer et remporta la victoire. Sous Léon VI, Hétoum eut encore une fois à combattre contre les Égyptiens, qui étaient venus assiéger Sis ; il les repoussa, et tua leur commandant Ali. Après que Léon VI eut été mené en captivité, Hétoum, avec sa bande de combattants, et accompagné de sa femme, Zarmanouhi, qui combattait avec lui, repoussa encore une fois les Égyptiens ; l’héroïque Zarmanouhi réussit, entre autres exploits, à faire captif le fils du Sultan. Hétoum fut tué par un traître ; alors sa femme se réfugia sur les montagnes de Goguisson et d’Ulnie ; elle y erra pendant cinq ans, sans se faire connaître, réunit autour d’elle trois cents des montagnards, et ayant avec elle son fils Kévork, attaqua la forteresse de Gaban, la prit et en chassa les Zulcadir. Elle continua ses combats, et, peu à peu, elle s’empara de Goguisson, de Gantchi, de Fournous, d’Arékine ; elle gouverna toutes ces régions pendant soixante-cinq ans, avec vaillance et sagesse[2].

Outre les quelques districts indépendants où régnait Zarmanouhi, il se trouvait en ces temps-là, dans les montagnes voisines, d’autres districts et plusieurs forteresses aux mains des Arméniens. Les Arabes n’avaient pas pu s’emparer complètement de la Cilicie ; ils avaient détruit la royauté arménienne, mais ils n’avaient pas réussi à subjuguer tous les chefs arméniens qui s’étaient réfugiés sur les montagnes et dans les forteresses et y avaient formé des principautés indépendantes. Le plus célèbre d’entre ces districts libres était Tsakhoud[3] avec ses deux fameuses forteresses Gobidar et Partser-Pert ; dans cette dernière était conservé le trésor des rois roupéniens. Jusqu’en 1467, les Arméniens étaient non seulement indépendants dans ces régions, mais selon le dire des chroniqueurs ottomans ils attaquaient les musulmans et les forçaient à leur payer un péage, jusqu’à ce que Chah-Suar, de la famille des Zulcadir, parvint à subjuguer ce district. Six ans après, les Arméniens de Partser-Pert s’insurgèrent et reconquirent leur indépendance. Mais, en 1485, les Ottomans les assujettirent définitivement et ravagèrent les environs. Les Arméniens de tous ces parages s’enfuirent vers les plateaux de Sarus, principalement autour de la forteresse de Hadjin. C’est à cette époque que Hadjin, ainsi que Zeïtoun, fut peuplé d’un grand nombre d’Arméniens, et ces deux districts, après plusieurs combats sanglants, devinrent deux centres d’indépendance arménienne en Cilicie.


III.

LES INVASIONS DE CHAH-SUAR. — LE RENFORCEMENT DE ZEÏTOUN


Zarmanouhi et ses fils avaient vaillamment gouverné Zeïtoun et ses environs pendant soixante-cinq ans, mais les Zulcadir du voisinage devinrent de plus en plus puissants et étendirent leur domination jusqu’à Césarée.

Les Européens ont donné le nom d’Alidouli ou Aladouli à l’ensemble de pays se trouvant sous le joug des Zulcadir[4]. Le plus hardi et le plus rusé des conquérants que cette famille produisit fut Chah-Suar. Le plus grand obstacle à l’agrandissement de cette domination turcomane, étaient les Arméniens du Taurus ; Chah-Suar déploya toutes ses forces pour les soumettre. Il commença par attaquer Pertous où se trouvaient en ce temps-là des Arméniens en grand nombre. Ceux-ci étaient les plus anciens des émigrés arméniens en Cilicie, et leur prince Kogh-Vassil (Vassil-le-Voleur) y régnait déjà avant que Roupen fût venu fonder une principauté arménienne. Pertous se trouvait derrière Marache ; les Arméniens étaient là comme une menace perpétuelle contre la capitale des Zulcadir ; et ils les empêchaient de marcher vers Albistan et prenaient le péage aux musulmans. Chah-Suar écrasa les Arméniens et ruina ce district ; les Arméniens se réfugièrent pour la plupart à Zeïtoun. Pour assurer sa capitale contre toute attaque, Chah-Suar fit venir plusieurs tribus turcomanes de Caraman et les établit à Marache où ils ont jusqu’à présent un grand quartier nommé Caramanli, et à Pertous, près de la forteresse Engouzoud, où se trouve encore un grand village portant le même nom.

Après Pertous, Chah-Suar dirigea ses armes contre Gantchi et Gaban. En 1435, après de longues et sanglantes luttes, il s’empara de Gaban. Les survivants de la population arménienne s’enfuirent avec leurs princes à Zeïtoun et à Hadjin. Une partie de cette population, composée de gens faibles et pauvres, resta toujours à Gaban, acceptant toutes les souffrances pour ne pas se séparer du sol natal. Ce fut la chute finale de Gaban, qui avait eu un si grand et glorieux passé. En même temps que Gaban, Gantchi aussi avait passé sous le joug turcoman.

Malgré ces déboires, les Arméniens du Taurus ne perdirent jamais leur amour de la liberté ; se refusant à accepter une vie d’asservissement, ils allèrent se grouper à Zeïtoun qui s’agrandissait de plus en plus. Là, ils livrèrent plusieurs batailles contre les musulmans des environs, et ils défendirent vaillamment leur district lorsque les ennemis venaient en nombre considérable pour détruire ce nouveau et dangereux nid de révolte. Les Zeïtouniotes n’allaient combattre loin de leur district que lorsqu’ils trouvaient à leur portée des bandes musulmanes dont les forces étaient proportionnées aux leurs ; mais lorsque des forces considérables et régulières venaient contre Zeïtoun, ils les attendaient près de leur ville et c’est là qu’ils livraient le combat. Ils ont d’ailleurs un proverbe : « Le grand combat, c’est celui que nous livrons près de notre ville ». Ils ne pouvaient pas faire autrement, car, depuis la chute de la royauté arménienne, ils n’avaient plus ni les munitions ni les préparatifs d’une armée régulière, ils formaient en quelque sorte des bandes de bachi-bozouks. Mais si pauvrement munis qu’ils fussent, ils ont toujours montré un dévouement héroïque pour défendre avec obstination leur foyer d’indépendance.

Les Zulcadir livrèrent plusieurs batailles pour s’emparer de Zeïtoun, mais la victoire resta toujours du côté des Zeïtouniotes. Depuis les jours historiques jusqu’à présent, une croyance inébranlable s’est formée parmi cette population sur l’indestructibilité de leur indépendance. Ils ont une maxime qui dit : « Notre ville ne peut pas nous être prise, notre ville est vakouf »[5].

Ainsi Zeïtoun devint un centre très puissant. Il n’était plus, comme avant, un village d’Arékine ; au contraire, Arékine, Gaban devinrent ses villages et Fournous, son hameau. Les princes et les châtelains s’établirent à Zeïtoun et, avec ceux qui s’y trouvaient déjà, gouvernèrent la ville et les villages des environs.

Ces princes appartenaient à des familles très anciennes qui ont produit pendant la royauté des hommes illustres dans l’armée.

La ville de Zeïtoun fut divisée en quatre quartiers dont chacun était gouverné par une des quatre familles princières, et les quatre ensemble gouvernaient la ville entière.

Voici les noms des quatre familles, classées selon leur ancienneté :

1o Les Sourénian, possesseurs de la forteresse de Zeïtoun, gouverneurs du quartier Sourénian ;

2o Les Apardian, gouverneurs du quartier Véri-Tagh ;

3o Les Chorvoïan, gouverneurs du quartier Boz-Baïr ;

4o Les Yaghoubian, gouverneurs du quartier Gargalar.

Les deux premières familles sont venues d’Ané et ont été les premières à s’établir dans le Kegh. Les Chorvoïan doivent être venus de Pertous, car tout en étant très puissants, ils n’ont eu aucun pouvoir sur les villages environnant Zeïtoun, et ils ont dirigé eux-mêmes tous les combats qui ont été livrés pour défendre les villages des environs de Pertous.

Après la prise de Gaban, les Zulcadir devinrent très puissants et conquirent tous les environs, excepté Zeïtoun. Un des chefs de la famille Zulcadir, Hassan-Bek, marcha jusqu’en Géorgie en 1465. Chah-Suar, qui était le frère de Hassan-Bek, assujettit d’abord les Turcomans du nom d’Abaner qui le gênaient, les repoussa vers le sud et ils se sont établis au nord de Païas, dans les hauteurs de l’Amanus, où ils se trouvent encore sous le nom d’Abalar.

Mais l’endroit qui devint le théâtre principal des invasions de Chah-Suar fut le district d’Androun, qui était en ce temps-là un des centres de la Cilicie où les Arméniens se trouvaient en grand nombre. Androun a été toujours une voie ouverte à toutes les invasions ; il mérite son nom qui, en arménien, veut dire sans-porte. Il forme l’unique passage du Taurus de l’ouest vers l’est ; et depuis les temps très anciens, les légions romaines et les armées byzantines sont passées par là pour aller contre les Persans et les Arabes.

Chah-Suar voulut posséder Androun pour avoir le chemin ouvert vers Sis, la capitale arménienne, et vers les plaines d’Adana. Des combats terribles eurent lieu, et le pays se vida de ses habitants arméniens qui se réfugièrent dans des endroits inaccessibles. Pour peupler le pays et pour neutraliser les forces des districts arméniens, Chah-Suar fit venir des Turcs à Androun. Il fonda le hameau de Kars-Zulcadrié dans le district arménien d’Amouda avec les émigrés turcs de Kars que son frère Hassan-Bek avait fait venir de Géorgie, et c’est pour cela que ce hameau prit le nom composite de Kars-Zulcadrié. De même, lorsqu’il prit Sis en 1468, pour affaiblir l’élément arménien, il y établit quelques milliers de Turcs qu’il fit venir de Damas.

Chah-Suar détruisit aussi plusieurs forteresses et couvents qui se trouvaient sur le Taurus et qui portaient des traces de constructions arméniennes ou chrétiennes. Il les détruisit pour faire perdre aux populations arméniennes leurs sentiments de nationalité et d’indépendance et pour les rendre incapables de s’insurger en les privant de leurs endroits fortifiés[6].

Encouragé par ces victoires, Chah-Suar se souleva contre les Memlouks d’Égypte, les vainquit et prit Damas en 1468. Le sultan Katiba envoya une grande armée contre Chah-Suar ; celui-ci ne put pas résister à cette force formidable, se réfugia en 1469 dans la forteresse Dsamentav (Zamanti) et après un siège prolongé il se rendit et fut amené en Égypte. Le sultan Katiba le fit pendre au Caire.

Pendant tous ces événements, une partie des Arméniens de la Cilicie avaient été massacrés ou pillés, et les autres s’étaient réfugiés dans des endroits inaccessibles. Le pays resta sans culture, et bientôt arrivèrent la peste et la famine ; celle-ci dura trois ans et fit plus de ravage que le feu et l’épée.

Avant la défaite de Chah-Suar, les janissaires ottomans étaient déjà une première fois entrés dans les régions occidentales de la Cilicie. S’avançant de plus en plus sur le Taurus, ils prirent aussi en 1473 la forteresse de Seg qui était l’ancienne forteresse de Fournous. Ils y laissèrent des gardiens, dont cent cinquante partirent bientôt jusqu’au port d’Aïas pour le défendre contre les Vénitiens qui étaient venus l’occuper avec l’aide des Persans et des Caramanli.

Après l’arrivée des Ottomans, les Zeïtouniotes trouvèrent des conditions plus favorables pour assurer leur indépendance, grâce à une politique habile et clairvoyante qu’ils pratiquèrent. Pour les Zeïtouniotes, le joug de leurs voisins les Zulcadir semblait bien plus insupportable et barbare que celui des Ottomans ; les Zulcadir voulaient assurer leur domination en supprimant les Arméniens, et c’est pour cela qu’ils livraient perpétuellement des combats autour de Zeïtoun. Les Ottomans, bien qu’ils fussent plus puissants et plus tyranniques, ne voulaient pas encore, et ne le pouvaient pas d’ailleurs, prendre en leurs mains toute l’administration du pays, ils voulaient seulement y obtenir une influence prépondérante ; et en ces temps-là, plus que les Arméniens, c’étaient les Turcomans qui devenaient le plus grand obstacle à l’extension de l’influence des Ottomans. Les Arméniens furent, pour ceux-ci, des alliés et des guides pour écraser les Turcomans.

Cependant quelques années après la mort de Chah Suar, à peine Zeïtoun avait-il commencé à élargir ses limites et à renforcer sa situation que des querelles intérieures éclatèrent.

Lorsque Gaban et Gantchi passèrent aux Turcomans, la grande famille princière qui régnait dans ces deux districts et qui possédait aussi celui d’Arékine, vint avec ses hommes se réfugier à Zeïtoun, dans le quartier de Véri-Tagh ; cette famille est celle qui s’appelle aujourd’hui Yéni-Dunia.

Quarante ans après, la lutte commença entre la famille nouvellement arrivée et les Apardian. Les nouveaux arrivants voulurent avoir la place prépondérante dans la ville de Zeïtoun ; la lutte fratricide dura pendant quelques semaines ; les Apardian furent massacrés par leurs rivaux qui avaient avec eux l’élément le plus fort du pays ; quelques jeunes garçons seulement furent sauvés de la famille Apardian.

Les autres familles princières, de peur que la même épée ne se tournât contre eux aussi, s’unirent pour terrasser les usurpateurs ; ceux-ci ne pouvant résister à tant de forces réunies, s’enfuirent en Égypte. Quarante-deux ans après, lorsque la tête du chef Ala-ed-Deuvlé, de la famille Zulcadir, fut envoyée par les Ottomans au sultan d’Égypte, les princes arméniens fugitifs retournèrent à Zeïtoun et s’établirent de nouveau dans le quartier de Véri-Tagh. Les Zeïtouniotes leur firent cette fois un accueil amical et donnèrent à leur famille le nom de Yéni-Dunia (mot composé turc qui signifie Nouveau-Monde) ; dès lors ce nom fut aussi donné au quartier de Véri-Tagh. Les Yéni-Dunia gagnèrent de plus en plus la sympathie des Zeïtouniotes par leurs bienfaits et leurs exploits ; ils restèrent jusqu’à la fin les princes les plus influents et les combattants les plus valeureux de Zeïtoun. Les survivants de la famille Apardian acceptèrent de s’assujettir aux Yéni-Dunia et perdirent leurs pouvoirs princiers de jadis. Depuis cette époque les familles princières de Zeïtoun furent classées, non pas selon l’ancienneté, mais selon le degré de vaillance et de puissance, et voici comment :

1o Les Yéni-Dunia ;

2o Les Sourénian ;

3o Les Chorvoïan ;

4o Les Yaghoubian.

Ala-ed-Deuvlé était le successeur de Chah-Suar. Les Ottomans étaient déjà définitivement devenus maîtres de la Cilicie occidentale ; mais dans la partie orientale les Zulcadir continuaient à régner. Le sultan Sélim, ayant conquis la Syrie, avait envoyé le généralissime Sinan-Pacha avec une grande armée contre Ala-ed-Deuvlé. Une grande bataille eut lieu dans la plaine de Goguisson ; les Zulcadir furent vaincus et la tête d’Ala-ed-Deuvlé fut envoyée au sultan d’Égypte en 1517.

Cette bataille a été si favorable dans ses suites pour les Arméniens qu’on peut présumer que les princes de Zeïtoun ont dû aider les Ottomans en envoyant leurs bandes à la bataille ou bien en poursuivant isolément les troupes des Zulcadir. Le sultan Sélim détruisit la domination absolue des Zulcadir et leur fit accepter sa suzeraineté, mais il ne devint maître du pays que nominalement et il choisit les gouverneurs de la province de Marache dans la famille des Zulcadir.

Après que la prédominance des Ottomans se fut établie en Cilicie, le district de Zeïtoun s’agrandit encore et s’étendit jusqu’à Gaban. Les quatre princes de Zeïtoun gouvernèrent leur pays en toute indépendance, à la condition seulement de payer aux gouverneurs ottomans un tribut de dix kissé aktché, c’est-à-dire cinq mille piastres. Selon une tradition, les princes de Zeïtoun, sous le sultan Suleïman, envoyèrent un prêtre à Constantinople qui renouvela officiellement les mêmes conditions. C’est à son retour que l’église de Sourp-Hagop fut construite à Zeïtoun (1545).

Les Zeïtouniotes ne payaient pas ce tribut ; ils ne le payaient que lorsqu’on les y forçait ou bien lorsque les valis ottomans s’adressaient à eux avec des mots flatteurs : « Notre gouvernement a besoin de votre assistance, etc ». Et encore ils ne le payaient qu’en donnant des chevaux ou des mulets boiteux et des bœufs malades.

Les princes de Zeïtoun jouissaient de toutes les conditions de princes indépendants, ils levaient eux-mêmes les impôts et n’envoyaient au gouvernement que ce qui leur plaisait.

Les maisons des princes servaient en même temps de caserne, de dépôt, d’hôtel, de tribunal et de bureau d’affaires politiques, mais elles n’ont jamais servi de prison, parce que dans le petit état démocratique de Zeïtoun on n’a jamais senti le besoin d’emprisonner quelqu’un. On punissait les coupables en les tuant simplement ou en les envoyant dans un couvent expier leurs fautes ou bien en les chassant de leur pays. Les princes étaient tout, juges, généraux, diplomates, commerçants, et ils avaient de vastes domaines où ils travaillaient eux-mêmes avec leurs serviteurs.

Les hommes du peuple, bien qu’après la chute de la royauté ils eussent perdu les titres et les uniformes militaires, avaient conservé l’esprit de discipline et la sobriété d’une armée régulière. Ils servaient dans les maisons des princes, travaillaient dans les champs, soignaient les chevaux, accompagnaient les princes dans leurs voyages et souvent se sacrifiaient pour exécuter leurs ordres.

En revanche, les maisons des princes étaient toujours ouvertes au peuple. Il y avait là une table commune où des centaines venaient manger tous les jours. Les pauvres y trouvaient toujours des secours et des emplois. Les princes dépensaient souvent toutes leurs richesses et exposaient même leur vie pour sauver un simple paysan.

Dans les familles princières le chef n’était pas toujours le plus âgé, mais souvent le cadet, lorsque celui-ci était le plus intelligent et le plus brave. Les plus vaillants d’entre les parents, les maires des villages et les chefs des familles patriarcales lui servaient de conseillers et d’état-major.

En temps de guerre, ou bien contre un danger quelconque, lorsque les parents des princes ou les maires des villages montent à cheval pour conduire le peuple, il y a peu de gens qui les suivent ; mais lorsque le prince lui-même, saute sur son cheval, le peuple, tout entier, depuis les enfants jusqu’aux vieillards, le suit éperdument, en abandonnant maison, famille, affaires[7].

Les qualités d’un prince ne se manifestent que pendant la guerre. Les princes ne restent jamais chez eux, ne se contentent pas de lancer des ordres ; pendant la guerre ils sont de vaillants commandants et de véritables combattants ; ils s’élancent les premiers vers l’ennemi et donnent au peuple l’exemple du dévouement et de la bravoure. Les princes qui se sont distingués par un patriotisme et une bravoure extraordinaires, deviennent comme des demi-dieux aux yeux du peuple. Les poètes populaires les immortalisent dans leurs chansons, et le peuple les mentionne dans toutes ses fêtes et banquets. Quant aux princes qui ont été lâches ou faibles, ils ne sont jamais cités ou bien ils sont mentionnés avec des injures.

Les Zeïtouniotes, entourés de nombreux ennemis ne se conservèrent que par cet esprit de discipline et de solidarité.

Si des querelles éclataient entre les familles princières, on s’adressait le plus souvent, pour arriver à une solution, à l’intervention du Catholicos de Sis ou à la décision d’un conseil d’arbitrage formé par les quatre familles.

Le clergé jouait à Zeïtoun, pour les affaires politiques, un rôle neutre ou passif. Bien que les Zeïtouniotes soient très religieux et estiment beaucoup les hommes du clergé, les princes ne permettent jamais aux ecclésiastiques de se mêler aux affaires politiques et d’exercer une influence sur les destinées du peuple. Dans cette petite démocratie, l’Église a été toujours séparée de l’État.

Le système de quatre princes à Zeïtoun n’est que la suite des quatre grands ministres de la royauté roupénienne. Le même système existait aussi à Hadjin, à Vahga, à Sis, à Païas et dans d’autres villes et villages de la Cilicie.

Après l’an 1500, Zeïtoun eut une période de culture et de prospérité pendant un siècle. Le pays était complètement aux mains des princes arméniens ; il s’enrichit par l’exploitation de ses excellentes et inépuisables mines de fer, que les Zeïtouniotes exportaient dans toutes les provinces de la Turquie ; ils s’en servaient aussi pour forger des armes et ils en fortifiaient leur indépendance et leur richesse. La culture des oliviers et des vers à soie était également une grande source de richesse. Les villages arméniens du Taurus se peuplèrent et s’enrichirent.

Ce qu’il y a de plus à remarquer dans ce siècle, c’est le mouvement intellectuel qui se développa à Zeïtoun et qui dura plus longtemps que cette ère de paix. Le couvent de Sourp-Asdvadsadsine, qui était d’abord tout petit, fut reconstruit et devint un grand séminaire. Les couvents célèbres de Sis, de Sev-Ler (Amanus), d’Androun et de Meds-Kar, étaient restés vides ou n’étaient plus que des ruines après la chute de la royauté. Des vartabeds[8] savants s’étaient réfugiés à Zeïtoun. Le nombre des membres de la communauté du couvent de Sourp-Asdvadsadsine s’élevait jusqu’à trente dont cinq ou six étaient des archevêques ou des évêques. Ce couvent fut un centre qui produisit un clergé éclairé et qui répandit un mouvement intellectuel dans toute la Cilicie. C’est de ce couvent que sortirent au XVIe siècle, trois catholicos de Sis, Siméon (1539), Lazare (1545) et Khatchadour (1570). Dans ce couvent avaient été composés des livres historiques, oratoires et didactiques ; malheureusement la plupart de ces livres ont été perdus ou brûlés pendant les combats ; mais il reste encore un assez grand nombre de manuscrits qui donnent une idée de ce mouvement littéraire. On voit dans les mémoires griffon nés sur les marges de ces manuscrits que la plupart des vartabeds de Zeïtoun sont allé faire leurs études dans le grand couvent de Sébaste, d’où devait sortir plus tard le célèbre abbé Mekhitar, le fondateur du couvent de Venise.

Le couvent Sourp-Garabed de Fournous eut aussi sa part dans ce mouvement d’art et de littérature. Dans ce couvent se trouvaient un grand nombre de manuscrits, parmi lesquels il y avait même des œuvres grecques très anciennes. Tous ces trésors furent anéantis par les Turcs pendant les événements de 1895.

Parmi les manuscrits du couvent de Zeïtoun il se trouve des copies d’Écritures Saintes très artistement exécutées, avec des enluminures d’un riche coloris. Mais le manuscrit le plus fameux de Zeïtoun, c’est le grand Évangile richement relié d’argent qui se trouve dans l’église de Sourp-Ohannès ; il s’appelle l’Évangile de Vassil ; il a été copié, au XIIe siècle, par l’ordre du prince Kogh-Vassil, et les princes de Boz-Baïr l’ont transporté de Pertous à Zeïtoun. Ce manuscrit est l’objet le plus précieux de Zeïtoun ; le peuple lui attribue une puissance miraculeuse ; il est le Palladium de Zeïtoun ; en temps de guerre ou dans des circonstances solennelles, les Zeïtouniotes font serment sur cet Évangile ; et pour tenir ce serment ils se sacrifient volontiers ; ils croient fermement que celui qui y serait parjure aurait éternellement perdu son âme.


IV.

LE RENFORCEMENT DES TRIBUS TURCOMANES. —
ABAZA. — L’AFFAIBLISSEMENT DE ZEÏTOUN.


Au commencement du XVIIe siècle, quelques tribus turcomanes et kurdes devinrent très puissantes en Cilicie, surtout dans les parties montagneuses, et réduisirent le pays à un état d’anarchie générale.

C’est en 1865 seulement que les Ottomans réussirent à pénétrer dans ces montagnes et à dominer ces tribus rebelles. Jusque-là, la domination ottomane n’était que nominale. Une lutte féodale s’était perpétuellement livrée dans ce pays tout le long de cinq siècles. Même dans la plaine, les communications étaient difficiles et les voyages pleins de dangers ; le pillage et le meurtre étaient devenus une chose normale. Chaque chef de tribu était le monarque absolu de son district. Parfois, dans des circonstances extraordinaires, ils envoyaient des présents aux chefs féodaux de Marache, pour gagner leur amitié et leur assistance ; ces présents se composaient presque toujours d’objets enlevés aux caravanes[9]. Il entrait très peu d’argent de ce pays dans le trésor du gouvernement. En ces temps-là, même les pachas et les fonctionnaires ne faisaient leurs fortunes qu’au moyen de pillages ou bien avec les présents qu’on leur envoyait pour les corrompre.

En temps de guerre, les chefs de tribu, sur l’invitation du gouverneur général, allaient avec leurs seymen (troupes irrégulières) au secours des troupes ottomanes. Parfois aussi, lorsque les circonstances leur étaient favorables, ils refusaient d’aller à l’aide des Turcs et se proclamaient indépendants. Leurs seymen se composaient de la foule des habitants des villes et des villages.

Les principales de ces tribus étaient les Djérid, les Rahanli, les Tédjirli, les Bozdoghan, les Djélikanli, les Avchar. Quelques-unes de ces tribus avaient, selon la tradition, une origine arménienne et ils conservent jusqu’à présent quelques rites chrétiens dans leurs cultes. À présent, les Djérid ont occupé les endroits se trouvant entre Kurde-Dagh et l’Amanus ; les Rahanli tiennent la plaine d’Amouk-Ova ; les Tédjirli demeurent aux extrémités septentrionales de l’Amanus ; les Bozdoghan à l’ouest de Zeïtoun ; les Djélikanli aux pieds de l’Amanus du côté de l’est, dans le district qui s’appelle maintenant Islahié, les Avchar au nord de Zeïtoun et les Varchak à l’ouest de Hadjin. Toutes ces tribus se composaient de pasteurs nomades. Pendant l’hiver ils descendaient dans les plaines chaudes de Tchoukour-Ova et d’Amouk-Ova, et au printemps ils montaient aux flancs des monts de Zeï toun, de Goguisson, d’Androun et de Hadjin, dont les beaux pâturages sont connus sous quelques noms spéciaux : Bin-Bougha, Kaz-Bel, Naldache, Odzoun-Yaïla, etc.

Les Bozdoughanli, qui étaient la tribu la plus voisine de Zeïtoun, devinrent très puissants. Leur chef Abaza domina toute la partie orientale du Taurus et étendit même sa puissance sur Marache, de 1615 à 1634, en y assujettissant les Zulcadir. Pendant les trente années du règne de ce tyran, le pays tout entier nagea dans le sang. Ce n’était pas pour des buts politiques mais pour assouvir ses instincts sauvages qu’il aimait à incendier, à massacrer et à piller toutes les populations du pays, des chrétiens comme les musulmans appartenant à des tribus ennemies.

C’est en ce moment que Gantchi, Gaban et Androun s’affaiblirent ; des Turcs s’établirent à Gantchi et près de Zeïtoun se fondèrent les villages turcs de Tanour et Deunghel. En même temps fut fondé le village turc de Gaban, qui devint l’endroit de villégiature et l’abri d’Abaza, après la mort duquel il resta encore la propriété de sa famille et l’antre de leurs brigandages.

Les pachas turcs voyant qu’Abaza devenait puissant, de peur qu’il ne fondât une nouvelle et dangereuse domination, le poursuivirent, finirent par l’arrêter et le décapitèrent en 1634.

Après sa mort, ses successeurs continuèrent sa tyrannie et opprimèrent le district d’Androun. Une famille du nom de Zulfahar opprimait en même temps, et avec plus de rigueur, le district d’Androun ; cette famille a des liens de parenté avec les Abaza ; elle existe jusqu’à présent et constitue une des forces principales des Zulcadir.

La lutte entre les tribus nomades et les Zeïtouniotes avait plutôt des causes économiques que politiques ; les tribus voulaient occuper les pâturages et les terrains des Zeïtouniotes et des Arméniens des environs ; la lutte fut longue et furieuse, et pendant ce temps-là les Arméniens s’affaiblirent et s’épuisèrent.

Le gouvernement turc contribua à leur affaiblissement. Les Zeïtouniotes se défendaient tout seuls contre un grand nombre, de tribus ; mais le gouvernement turc, en vue de les supprimer, envoyait des troupes régulières au secours des tribus turcomanes. C’est ce qui explique pourquoi les Zeïtouniotes livrèrent dans ce siècle plusieurs combats contre les troupes du gouvernement. Pendant toutes ces luttes, la ville de Zeïtoun resta toujours indépendante, mais sans pouvoir défendre ses environs. Un moment elle perdit même les magnifiques pâturages du mont Hérid, où vinrent s’établir les Tédjirli et les Bozdoghanli. Les Zeïtouniotes laissèrent passer librement ces tribus près de Zeïtoun et ne leur demandèrent plus de péage.

V.

LE RELÈVEMENT DE ZEÏTOUN.


Dès 1740, Zeïtoun se mit à recouvrer de nouveau sa force première. Les persécutions et les revers avaient fortifié le caractère des Zeïtouniotes et leur avaient appris que pour conserver leur position ils devaient imiter la conduite de leurs ennemis.

Jusque-là ils s’étaient contentés de défendre leur pays contre les attaques ; ils commencèrent à attaquer eux-mêmes les tribus ennemies. Les tribus turcomanes avaient, en ce moment, entre elles des conflits perpétuels et s’affaiblissaient les unes les autres ; les Zeïtouniotes en profitèrent pour les attaquer l’une après l’autre et les écraser, ayant toujours avec eux une de ces tribus qui les aidait pour anéantir les autres. En dix ans, ils nettoyèrent le mont Bérid de tous les Tédjirli, Djélikanli et Bozdoghanli qui s’y étaient établis.

Le défilé de Zeïtoun devint pour toutes ces tribus un passage d’enfer ; pendant l’été, les princes de Zeïtoun se tenaient avec leurs combattants à l’entrée de ce défilé et demandaient le péage aux passants avant de les laisser passer sous l’angle formé par deux épées que tenaient deux d’entre eux. Les épées faisaient tomber les têtes qui ne voulaient pas s’incliner en signe de soumission.

Après avoir délivré leurs terres, les Zeïtouniotes commencèrent à aller au secours des villages arméniens. Les tribus turcomanes eurent avec eux des combats sanglants pour ne pas leur céder les beaux pâturages qu’ils avaient conquis et pour ne pas perdre leur domination sur les villages arméniens ; mais ils furent vaincus et dispersés.

Vers la fin du XVIIIe siècle, les tribus n’osaient plus passer, en été, près de Zeïtoun ; elles avaient choisi les gorges de Képir et de Ghessek pour aller à Bin-Bougha et à Ouzoun-Yaïla. Les princes de Zeïtoun réussirent bientôt à devenir maîtres de ces gorges, aussi ils en firent une espèce de douane pour eux, et y demandèrent le péage aux Turcomans qui passaient par là.

Les Zeïtouniotes cessèrent de s’occuper de métiers agricoles, comme la culture de la soie et du coton ; ils se mirent à exploiter de nouveau les mines de fer et à cultiver les vignes ; le premier de ces métiers leur fournissait des armes et le second leur donnait du vin pour nourrir leur ardeur guerrière. Ils continuèrent toujours à avoir une grande estime pour les hommes instruits ; ils croyaient toujours que l’instruction ennoblit et agrandit l’homme ; mais ils étaient convaincus que dans leur situation, les lettres et les sciences n’étaient pas des nécessités indispensables et qu’elles pourraient même les affaiblir ; ce qu’ils mettaient par-dessus tout, c’était la vaillance. Les jeunes filles refusaient d’épouser les hommes qui n’étaient pas braves.

À cette époque, les Zeïtouniotes devinrent tellement riches et puissants qu’ils se mirent à étendre assez loin de leur pays leurs invasions ; ils allèrent surtout attaquer le district opulent d’Androun, ils attaquèrent trois fois les Bozdoghanli, incendièrent leurs villages et assouvirent les sentiments de vengeance séculaire qu’ils avaient contre eux. Ils répandirent l’effroi parmi les tribus turcomanes et devinrent pour elles des démons fabuleux.

Le gouvernement turc regarda d’un mauvais œil le renforcement des Arméniens et s’efforça à les subjuguer ; il excita contre eux toutes les tribus ; mais ses efforts furent vains ; les Zeïtouniotes étaient devenus trop puissants.

Pour donner une idée de la richesse de munitions qu’ils avaient en ce temps-là, nous n’avons qu’à citer ce vers d’un poème épique, antérieur à l’an 1860 :


Dans chaque maison, il y a sept sacs de poudre.


Chaque sac contenait quarante litres de poudre, donc chaque maison en avait 280 litres ; le litre, à Zeïtoun, équivaut à 3 kilos, cela faisait donc 850 kilos de poudre. Naturellement, les familles pauvres n’avaient pas, en temps ordinaire, plus de 2 ou 3 kilos ; en temps de guerre, les princes et les aghas distribuaient des munitions. Il y avait une cinquantaine de familles riches qui possédaient une grande quantité de poudre ; on a calculé qu’à Zeïtoun il se trouvait toujours, en ce temps-là, 42, 000 kilos de poudre. C’étaient les Zeïtouniotes eux-mêmes qui la fabriquaient, et elle était de la meilleure qualité. Pour le plomb, ils le trouvaient abondamment dans les mines qui existent aux environs de Zeïtoun, ils fabriquaient eux-mêmes les fusils qui, en ce temps-là, valaient mieux que ceux des troupes ottomanes, lorsque celles-ci n’étaient pas encore armées des fusils de Martini. Zeïtoun avec ses environs avait 15,000 combattants qui étaient tous armés. Cela présentait une force formidable. Et c’est ainsi qu’ils purent fermer quelque temps toutes les gorges devant les troupes ottomanes.

VI.

LES POÈTES POPULAIRES DE ZEÏTOUN.


Avec ses évêques érudits et ses vartabeds lettrés, Zeïtoun a eu toujours ses chanteurs populaires. Les premiers n’ont existé que pendant un siècle et demi ; les derniers ont toujours existé et existeront toujours. Si les premiers ont parlé plutôt à l’âme du peuple, s’ils lui ont chanté la vie future, les achough[10]ont été les interprètes de la vie présente et ils ont été l’organe des sentiments des Zeïtouniotes.

Les poèmes des achough sont nommés avetch par les Zeïtouniotes ; ils se séparent en deux catégories : les poèmes épiques et les poèmes pastoraux. Les poèmes épiques sont simplement la description des combats et des invasions des Zeïtouniotes, chantés en un style menaçant et fier.

La plupart de ces épopées sont dans une forme de dialogue entre le Turc et l’Arménien. C’est presque toujours le Turc qui commence à débiter ses menaces contre le Zeïtouniote ; il parle avec orgueil et vanité ; le Turc y paraît avec son caractère de morgue et de férocité en face du faible et du poltron, et d’hypocrite douceur, de suppliante lâcheté en face du fort. Le Zeïtouniote, au contraire, parle d’un ton assuré, franc et intrépide ; il s’exalte en se rappelant les exploits passés ; il a foi en l’assistance de Dieu et en la protection de ses rochers et de ses gorges, et il ne parle de sa bravoure qu’après le récit de sa victoire. Dans ces épopées paraissent les princes de Zeïtoun, chacun chanté selon ses qualités de vaillance et de dévouement. Après les princes, on voit en scène les maires des villages et les combattants héroïques. Parfois les avetch se tournent en diatribes contre les princes, au cas où ceux-ci ont été faibles ; ils décrivent leur lâcheté et couvrent leurs noms d’injures.

Les achough sont très nombreux à Zeïtoun ; avec le fusil et le couteau, ils ont un violon ; ils constituent la musique militaire de ces troupes arméniennes ; ils sont partout ; pendant la guerre, ils se jettent au cœur de la mêlée pour se battre eux-mêmes et pour voir de près les actes des héros qu’ils vont chanter. Chaque fois qu’une trêve interrompt le combat, ils accordent leurs violons et se mettent à chanter la guerre, à immortaliser les héros, à exalter les combattants. Et le plus grand rêve, la gloire suprême pour le Zeïtouniote, c’est de mériter que son nom soit chanté par un achough.

Après le combat, les achough sont assis au milieu du cercle des combattants, ou bien ils sont dans les maisons, entourés des familles princières. Leurs chants sont souvent interrompus de cris de joie et d’acclamations. Ces chanteurs ne ressemblent pas aux achough mélancoliques de certaines provinces de la Grande-Arménie qui, assis au coin des caravansérails ou bien autour du foyer paternel, appuyant la tête sur une main, tenant de l’autre un mouchoir, chantent les souffrances et la misère des émigrés, la douleur des veuves et des orphelins. Ici, les chanteurs ont devant eux du vin et de l’eau-de-vie en abondance ; quelqu’un tourne, sur le feu la viande passée à la broche, un autre fait le service, un troisième bande ses blessures, un quatrième nettoie ses armes, et les poètes, assis l’un en face de l’autre, chantent d’une voix vibrante. Un étranger se croirait dans une fête de noces, et ne pourrait pas penser que ces chanteurs et ceux qui les écoutent sont allés, ce jour-là même, exposer leur vie, et qu’ils ont perdu des amis et des parents. Le père, le frère ou le fils même de ceux qui sont morts dans le combat prennent part à cette fête héroïque ; mourir dans le combat est la chose la plus naturelle de la vie. Si quelqu’un veut consoler un Zeïtouniote en deuil, celui-ci répond : « Le combat n’est jamais gratuit », ou bien « le bœuf meurt, il laisse son cuir, le brave meurt, il laisse son nom » ; et ces deux expressions sont devenues proverbiales.

Les Zeïtouniotes chantent leurs avetch en temps de paix aussi, dans les festins, aux fêtes de fiançailles et de mariages, et pendant le pèlerinage. Parmi les villages de Zeïtoun, c’est Fournous qui produit le plus de poètes ; les gens de Fournous ont le goût plus affiné, le tempérament plus sensuel et passionné. Le maire de Fournous, Kévork Beldérian, est un achough célèbre, qui a composé un grand nombre de chansons amoureuses.

Malheureusement, il ne reste presque rien des anciens poèmes populaires de Zeïtoun. Les avetch actuels sont postérieurs à la défaite des tribus turcomanes par les Zeïtouniotes. Le plus ancien des poèmes qui sont conservés, c’est celui de Gharadje-Oghlan, où sont racontés les exploits de ce héros devenu légendaire qui s’écrie dans l’une des strophes les plus enflammées :

 
Je voudrais bien sauter sur mon cheval blanc,
Pour montrer comment on fait la guerre.

Parmi les fragments de poèmes anciens se trouvent aussi des chants sur le célèbre bandit Keur-Oghlou qui, bien que d’une race musulmane, a été toujours aimé et admiré par les Zeïtouniotes pour sa bravoure, son audace et sa ruse remarquables.

Les poèmes pastoraux sont composés dans un style plus doux et tracent des aventures amoureuses d’où l’élément héroïque n’est pas absent. Les amours y sont accompagnées de luttes sanglantes, et les enlèvements sont très fréquents. Les amoureux passent leur lune de miel sur les montagnes ou dans les défilés, dans une nature sauvage rude.

Les plus beaux d’entre ces poèmes amoureux sont l’Avetch du Bérid et l’Avetch du cheval. Le premier décrit les sites grandioses du mont Bérid, ses forêts pleines de chants d’oiseaux, ses sources pures, ses mines abondantes, la vie joyeuse en été et les isolements amoureux ; il se termine en présentant le Bérid comme une reine qui porte sur les pans de sa robe les deux villes d’Albisdan et de Zeïtoun.

L’Avetch du cheval est un poème d’une fierté incomparable. Un combattant cite les diverses variétés du coursier, sur chacune desquelles il trouve un défaut à reprendre ; il finit en préférant entre tous le cheval couleur de tourterelle ; il loue la longueur et l’épaisseur de sa crinière, la solidité de ses sabots, la souplesse et l’agilité de ses jambes, la fière cabrure de sa tête ; il le monte et s’élance à travers les plaines, vers les montagnes de la Cilicie, en décrivant les spectacles qui s’offrent à ses yeux et en rêvant la maîtresse idéale, la femme robuste et belle, dont les joues lui semblent « de la neige tachée de sang ». Il la trouve, la prend dans ses bras et monte vers les cimes neigeuses du Bérid en s’écriant :

« Ô mon aimée, au milieu des neiges si je te serrais toute nue dans mes bras, l’hiver serait pour moi changé en été ».


VII.

LA BATAILLE DE KALENDER-PACHA


Le gouvernement turc cherchait une occasion propice pour pénétrer dans Zeïtoun et l’assujettir. Cette occasion se présenta, bien que ses suites ne furent pas celles que désirait le gouvernement.

Vers la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, des querelles intérieures éclatèrent entre les princes de Zeïtoun et le peuple. Une des causes principales de ces querelles, c’étaient les Turcs nommés Hadjilar qui demeuraient à Zeïtoun ; ils avaient à peine une vingtaine de maisons, parlaient l’arménien et habitaient dans le quartier Sourénian. Les Sourénian, irrités contre ces Turcs, les chassèrent de leur quartier et les repoussèrent dans celui de Boz-Baïr ; les Arméniens de ce quartier ne voulurent pas les recevoir, et les chassèrent vers Gargalar où ils s’établirent définitivement. Ce fut une cause de dispute entre les divers quartiers arméniens. Le Zeïtouniote est aussi facilement excitable qu’il est à l’ordinaire enclin à la concorde. Les disputes se changèrent bientôt en un combat véritable ; Zeïtoun se divisa en deux partis, les Yéni-Dunia et les Sourénian d’un côté, les gens de Boz-Baïr et de Gargalar de l’autre. Pendant quelque temps ils s’entre-tuèrent ; le combat se prolongea et devint si acharné que les partis rivaux furent obligés de séparer Zeïtoun en deux par une cloison de bois et rompre les uns avec les autres toutes relations, même celles de parenté.

Ce conflit dura sept ans ; les gens de Boz-Baïr réussirent une fois à pénétrer dans la forteresse de Zeïtoun et massacrèrent la plus grande partie de la famille des Sourénian ; deux jeunes garçons furent seulement sauvés de ce massacre et perpétuèrent la famille, en la divisant en deux branches dont l’une garda le vieux nom de Sourénian et l’autre porta celui de Passilossian, du nom d’un de ces jeunes garçons. Les Yeni-Dunia et les Sourénian, qui étaient vaincus par l’autre parti, demandèrent l’assistance du gouvernement turc. Celui-ci, qui suivait avec joie cette lutte intérieure, pensa que l’occasion présentée était la plus propice et s’empressa d’envoyer une armée (1805) sous le commandement de Kalender-Pacha ; en même temps, le chef des tribus musulmanes d’Albisdan marcha contre Zeïtoun du côté du nord avec quelques milliers de bachi-bozouks. Kalender-Pacha ne réussit pas à entrer dans Zeïtoun ; les Arméniens de Boz-Baïr et de Gargalar le repoussèrent par une forte résistance, et il fut obligé de camper sur les collines se trouvant en face de la ville de Zeïtoun.

La guerre dura neuf mois ; Kalender-Pacha, voyant qu’il était impossible d’occuper Zeïtoun, essaya d’affaiblir les Zeïtouniotes en surexcitant leurs querelles intestines. Ainsi il s’unissait tantôt à l’un des deux partis et tantôt à l’autre. Il réussit en effet à attiser la lutte fratricide. Au bout de neuf mois, croyant que Zeïtoun n’avait plus aucune force, il exigea que les deux partis à la fois acceptassent de se soumettre au gouvernement et de payer un impôt de 20.000 piastres par an.

Devant le danger commun, les Zeïtouniotes oublièrent toutes leurs disputes futiles, se donnèrent la main tous ensemble. Ils comprirent le tort qu’ils avaient fait à la sécurité de leur petite patrie et à leur renommée morale. En une nuit ils étaient réconciliés ; ils démoliront la cloison séparatrice, s’embrassèrent et jurèrent sur le fameux Évangile de Vassil de chasser, pas plus tard que le lendemain, les ennemis qui menaçaient la Patrie et l’Église.

Vers le matin, Kalender-Pacha, qui ne savait rien de ce qui s’était passé la nuit, fut surpris par les Zeïtouniotes qui tous ensemble étaient venus attaquer ses troupes. Les Turcs eurent des pertes considérables, et s’enfuirent, Kalender en tête, jusqu’à Marache. Cette glorieuse victoire établit définitivement le lien de fraternité entre les quatre quartiers de Zeïtoun.

VIII.

MARACHE OCCUPÉ PAR LES ZEÏTOUNIOTES. —
LA GUERRE DE TCHAPAN-OGHLOU.


Après la bataille de Kalender-Pacha, les Zeïtouniotes devinrent plus puissants et furent complètement indépendants. Non seulement ils continuèrent à attaquer les villages musulmans des environs, mais dès 1810 ils se mirent à étendre leurs invasions jusqu’à Marache. Ils occupèrent deux fois cette ville, où ils restèrent pendant quelques semaines. Aujourd’hui il est presque impossible d’expliquer la haine qu’ont nourrie pendant des siècles l’un contre l’autre le Turc de Marache et l’Arménien de Zeïtoun ; ceux qui ont fait naître cette haine, c’étaient les Zulcadir.

À Marache, depuis des temps très anciens, à part les Zulcadir, il existait une autre famille féodale du nom de Béyazidli. La ville de Marache est divisée en deux par une petite vallée. Après l’établissement nominal de la prédominance ottomane, la partie orientale s’est soumise aux Zulcadir, et l’occidentale aux Béyazidli. Ces deux familles étaient ennemies et rivales par tradition et par intérêt. Le passage nommé Boghaz-Kessen, où se trouve à présent le marché de Marache, constituait la partie méridionale de la ville et n’était qu’une gorge boisée, il y a encore quarante ans. Tous les jours des crimes s’y commettaient ; les musulmans des deux partis s’entrégorgeaient. Les Zulcadir étaient des gens fanatiques, avares, oisifs, oppresseurs et pillards ; ils avaient sous leurs ordres toutes les tribus des environs et voulaient aussi dominer les Béyazidli. Ces derniers étaient des gens paisibles et travailleurs et comprenaient les intérêts réels de leur pays ; ils étaient convaincus que les Arméniens étaient l’élément le plus utile de ce pays. En outre, les Béyazidli avaient besoin de protéger les Arméniens, parce que ceux-ci présentaient physiquement et moralement une grande force, sans laquelle ils n’auraient jamais pu résister au joug tyrannique des Zulcadir. C’est pour cela qu’ils aimaient, flattaient et aidaient les Zeïtouniotes. Et aux époques où ils ont pu obtenir les faveurs des sultans de Constantinople et avoir l’influence prépondérante dans la ville de Marache, Zeïtoun a joui d’une situation prospère et paisible ; au contraire, lorsque les Zulcadir réussissaient à reconquérir leur prédominance, ce qui arrivait le plus souvent, ils faisaient tous leurs efforts pour amener une guerre contre Zeïtoun.

Après l’an 1815, Osman-Pacha, le chef des Béyazidli, écrasé par ses rivaux, appela les Zeïtouniotes à son secours ; ceux-ci acceptèrent volontiers sa proposition et marchèrent par milliers sur la grande et opulente ville de Marache. En descendant tout d’abord par le mont Akher-Dagh, ils tombèrent sur la vigne d’Ahmed-Pacha-Zulcadir qui se trouve à Ouloudjakh. Les femmes et les domestiques qui se trouvaient dans le palais s’enfuirent effrayés vers la ville. Ce jour-là on faisait la lessive au palais du pacha et on avait étendu le linge pour sécher sur les ceps de vigne ; les Zeïtouniotes ramassèrent le linge et passant les chemises et les caleçons au bout de leurs fusils, ils se jetèrent sur la partie orientale de la ville. Jusqu’à présent les vieillards arméniens et les Turcs Béyazidli racontent avec orgueil que les Zeïtouniotes ont déployé comme trophées les caleçons d’Ahmed-Pacha. Après être entrés dans la ville, ils massacrèrent un grand nombre des partisans d’Ahmed-Pacha, mirent les autres en déroute, et nommèrent Osman-Pacha gouverneur général du district.

Quelques années après, celui-ci fut encore vaincu par ses rivaux et se vit forcé d’appeler encore une fois les Zeïtouniotes à son secours ; ils vinrent de nouveau, remportèrent la victoire et demeurèrent pendant quelques semaines à Marache. Osman-Pacha, pour affirmer sa puissance et son prestige, ordonna aux Zeïtouniotes de forcer les chefs du parti rival à venir, tout déshabillés, se prosterner devant lui. Les Zeïtouniotes exécutèrent ponctuellement la volonté de leur ami : ils allèrent faire sortir les Zulcadir de leurs maisons, les déshabillèrent et les amenèrent devant le Pacha, qui leur dit orgueilleusement : « Apprenez désormais à vous soumettre ; j’ai derrière moi toute la montagne de Zeïtoun ; n’oubliez pas que les Zeïtouniotes sont mes amis ».

Le gouvernement turc voulut punir la conduite audacieuse des Zeïtouniotes et supprimer leur influence, qui s’étendait dans la province de Marache ; il envoya en 1819 une grande armée contre Zeïtoun, sous le commandement de Tchapan-Oghlou.

Tchapan-Oghlou était l’ami intime du Sultan Mahmoud ; c’était un tyran enragé qui fit même pendre un grand nombre de chefs de tribus musulmanes ; son nom est resté chez toutes les populations arméniennes et musulmanes de l’Empire ottoman comme synonyme de fléau.

Les Zeïtouniotes, loin d’avoir peur de cet homme redoutable, se défendirent vaillamment contre lui et mirent en fuite son armée.

IX.

PÈLERINAGE DES ZEÏTOUNIOTES


Dès les temps de la royauté roupénienne, les Arméniens de la Cilicie aimaient à aller chaque année par bandes nombreuses en pèlerinage à Jérusalem. Le plus précieux des présents faits au couvent de Saint-Jacques vient des pieux rois roupéniens. Les Zeïtouniotes, qui sont toujours restés très religieux, conservèrent cette coutume du pèlerinage, qui en même temps était pour eux une grande source de plaisir et d’intérêts. Aux temps où les bateaux à vapeur n’existaient pas encore, lorsque les voiliers étaient exposés à toutes sortes de risques, les Zeïtouniotes allaient par voie de terre en pèlerinage et ils gagnaient de l’argent en conduisant d’autres pèlerins sur leurs mulets. Depuis 1890, le pèlerinage a presque cessé à Zeïtoun à cause de l’appauvrissement de la population et par suite des persécutions politiques. Mais on y voit encore des vieillards qui portent sur leurs bras une longue rangée de tatouages indiquant le nombre de leurs pèlerinages, qui s’élèvent chez les uns jusqu’à trente.

Les Zeïtouniotes trouvaient l’occasion de prouver leur vaillance même pendant le pèlerinage. En passant par la Syrie, ils avaient toujours des rencontres avec des bandes turcomanes, arabes ou druzes, ils les mettaient en fuite et leur enlevaient le butin qu’ils allaient offrir au tombeau du Christ pour être purifiés de leurs péchés. C’est pourquoi les pèlerins arméniens, grecs ou syriens qui voulaient partir d’Alep ou de Marache pour Jérusalem, préféraient avoir des muletiers zeïtouniotes.

Les Zeïtouniotes avaient quelquefois recours à leurs armes, même près du Saint-Tombeau. Des pèlerins riches qui attendaient debout du matin jusqu’au soir dans l’église de Sourp Haroutioune, avaient de la peine, malgré tout ce qu’ils payaient aux vartabeds, à voir la lumière qui brûle sur le Tombeau, parce que les premières places étaient réservées aux Zeïtouniotes, comme aux « guerriers défenseurs de la lumière ». Les prêtres arméniens et grecs, qui tâchent, dans des buts intéressés, d’exciter le fanatisme et l’amour-propre du peuple, faisaient naître chaque année sur les Saints-Lieux un conflit entre les Grecs et les Arméniens. Les uns voulaient allumer leurs cierges avant les autres à la lumière du Tombeau, la querelle commençait et ne tardait pas à se changer en un combat sanglant ; les palicares grecs et macédoniens en venaient aux mains avec les Zeïtouniotes ; il y avait des morts et des blessés des deux côtés ; les Zeïtouniotes l’emportaient presque toujours.

Mais le pèlerinage le plus solennel et le plus agréable des Zeïtouniotes, c’était celui qu’ils faisaient chaque année au couvent Sourp-Garabed de Césarée ; ils y allaient par plusieurs centaines pendant les fêtes de la Transfiguration.

Le défilé était pittoresque et avait presque une allure épique. Vêtues d’intari en satin rayé, les vestons en drap brodé de filigranes d’or arrivant jusqu’à la ceinture, le visage recouvert d’une voilette, les pieds chaussés de souliers rouges, les cheveux séparés en plusieurs tresses liées par une rangée de pièces d’or, la plupart ayant à leurs ceintures des pistolets et des poignards enfoncés dans les baudriers d’argent : c’étaient les femmes de Zeïtoun qui allaient montées sur des mulets tout sonores de grelots.

Devant et derrière les mulets ou à leurs côtés, marchaient des jeunes hommes robustes ; ils avaient à leurs pieds des sabots légers et étroits ; des culottes de laine enveloppaient leurs jambes ; une ceinture rougeâtre serrait leur taille, contenait les pistolets et portait les poudrières de cuir ; de la ceinture pendaient les sabres longs d’un demi-mètre, à côté de petites boîtes à poudre et de sacs qui contenaient des balles : leurs bustes étaient recouverts de vestons en laine bariolée, les manches relevées jusqu’aux coudes ; et les manches très longues de leurs chemises, attachées par leurs bouts, passaient derrière leurs nuques ; à leur dos, du côté droit, se dressaient les fusils, ayant des canons d’un mètre de long, et des crosses plates en forme triangulaire ; ils portaient le fez tunisien, enveloppé de grands kefié de soie rouge, plusieurs fois enroulés, donnant un aspect terrible à leurs visages ; ils étaient tous de haute taille avec de blondes moustaches retroussées sur leurs figures alertes et jeunes[11] : c’étaient les braves de Zeïtoun.

Les princes de Zeïtoun accompagnaient la procession : ils étaient à cheval ; ils portaient de larges culottes plissées en drap brodé, le buste recouvert d’une tunique tissée de fils d’or sur laquelle brillaient les boutons en soie jaune ; ils avaient pour ceinture des châles de Lahore ou de Tripoli, des vestons en drap brodé d’or couvraient leur dos, et leurs armes se distinguaient parmi toutes les autres par leur qualité et par leurs ornements d’argent.

On voyait encore dans ce défilé les chanteurs avec leurs violons et leurs outres gonflées de vin ; des adolescents versaient le vin à tout le monde et les poètes chantaient les avetch du pays.

Le défilé s’arrêtait souvent en chemin, mais dès qu’il se remettait en marche, il regagnait bientôt le temps perdu ; les Zeïtouniotes sont de grands marcheurs.

Les pèlerins avaient souvent affaire avec des tribus turcomanes qu’ils rencontraient en chemin, et souvent ils leur prenaient les chevaux et les mulets, pour arriver plus vite au couvent de Sourp-Garabed.

Au couvent de Césarée, comme à Jérusalem, les vartabeds avaient parfois maille à partir avec les Zeïtouniotes ; ici encore les moines aimaient à louer très cher leurs cellules aux riches pèlerins de Constantinople et de Césarée ; les Zeïtouniotes ne trouvaient pour eux-mêmes que les écuries ; mais ils forçaient toujours les moines à coups de bâton et quelquefois de couteau, à leur donner de bonnes chambres.

Après être restés au couvent pendant une semaine, les Zeïtouniotes retournaient à leur pays, en interrompant souvent leur voyage par des combats avec des bandes musulmanes.

X.

ACHOUGH-DAVOUD. — IBRAHIM-PACHA
ET DÉLI-KÉCHICHE.


Après la bataille de Tchapan-Oghlou, Zeïtoun continua à conserver son indépendance. Quant aux Arméniens du district d’Androun, ceux-là jouirent d’une situation paisible, grâce à la bravoure des Zeïtouniotes et grâce aux chants d’un poète populaire arménien.

Ce poète qui s’appelait Achough-Davoud, vécut jusqu’à la moitié de ce siècle ; son nom est resté immortel chez les Arméniens comme chez les Turcs. Il a été un homme doux, sage, vénérable ; ses paroles et ses chants ont adouci la férocité des Zulfahar et des Abaza, dont il était aimé et respecté. Il a même donné son nom à un village arménien (Davoudenk), fondé en ces temps de troubles et qu’ont habité ses parents et ses amis.

De 1830 à 1840, lorsque Ibrahim-Pacha, le fils du grand Méhemmed-Ali, dominait toute la Cilicie, Zeïtoun conserva toujours son indépendance. Ibrahim qui, avant de conquérir un pays, allait souvent, déguisé, l’examiner de près, en passant par les monts d’Amanus, avait fait examiner les montagnes de Zeïtoun et s’était écrié : « Ces monts ne sont qu’un piège pour moi. »

En 1835, Ibrahim-Pacha essaya de s’emparer de Zeïtoun et de Hadjin, et envoya contre ces deux districts un régiment albanais. Mais à peine celui-ci était entré dans les gorges du Taurus, que les Zéitouniotes, ayant avec eux les Cozan-Oghlou, les repoussèrent victorieusement et désormais Ibrahim ne tenta plus de subjuguer le nid d’aigles.

Il avait même admis dans son armée un prêtre zeïtouniote qui s’était distingué par sa bravoure dans les luttes contre les Turcs et il l’avait nommé major. Ce prêtre s’appelait Der-Ohan Der-Hagopian, du quartier Gargalar de Zeïtoun ; mais les Arméniens et les Turcs le connaissent en général sous le surnom de Déli-Kéchihe[12].

Les vieillards turcs, kurdes, arabes, avchars et tédjirlis se rappellent encore avec épouvante et admiration la grande bravoure de cet homme et sa rare habileté à manier le cheval et les armes. Il avait une haine furieuse contre les musulmans et il en a tué un grand nombre pendant ses voyages.

Déli-Kéchiche resta pendant dix ans dans l’armée égyptienne et l’on dit même que plus tard il entra dans l’armée ottomane et alla se battre à Bagdad.

Les poètes de Zeïtoun ont chanté les exploits de cet homme dans l’Avetch de Déli-Kéchiche.

XI.

LA CHUTE DE HADJIN.


Vers 1840, dans la ville de Hadjin, il y eut un grand et désastreux changement : Hadjin avait été jusque-là un puissant centre arménien jouissant d’une demi-indépendance et qui avait toujours été comme le bras droit de Zeïtoun.

Au moment où Ibrahim-Pacha pliait toute la Cilicie sous son joug, les Cozan-Oghlou, profitant de la faiblesse du gouvernement turc, se soulevèrent contre lui, refusèrent de payer l’impôt et se proclamèrent maîtres indépendants des districts de Vahga, de Bozanti, de Sis et de Sarkhand. Un des chefs de cette tribu, Youssouf-Ahga, s’était emparé des villages de Keutune (Gaïdin) et de Ghernichen, se trouvant près de Hadjin. Il voulait se rendre maître de cette opulente ville de Hadjin qui en ce temps-là avait quatre mille maisons arméniennes et était gouvernée par ses princes arméniens. Le chef turcoman marcha trois fois avec des seymen nombreux contre Hadjin et, se postant sur le mont de Sourp-Sarkis, il se mit à faire pleuvoir des balles sur la ville. Les gens de Hadjin entrèrent dans la forteresse de Sourp-Asdvadsadsine qui se trouve en face du mont Sourp-Sarkis, ils résistèrent vaillamment et parvinrent à repousser les ennemis.

Youssouf-Agha, confus de sa défaite, se rendit à Marache pour demander l’assistance d’Ahmed-Pacha-Zulcadir. Celui-ci, connaissant la bravoure des Arméniens, songea qu’il valait mieux essayer de les subjuguer par la ruse que par la force. Il vint, feignant une amitié cordiale, passer l’été sur le mont Kirez, se trouvant à six heures de distance au sud de Hadjin. Il écrivit aux princes de cette ville et leur dit qu’il désirait les réconcilier avec Youssouf-Agha. L’un des princes, Hadji-Eghig soupçonna le piège et s’opposa tout d’abord à accepter l’invitation d’Ahmed-Pacha, mais entraîné par les autres princes, il se rendit avec eux,

LA VILLE DE HADJIN


n’ayant qu’une escorte de douze combattants, à la résidence du chef Zulcadir.

Ahmed-Pacha et Youssouf-Agha leur firent tout d’abord un accueil amical ; mais au bout de dix minutes, les seymen turcomans, qui étaient à l’affût, les entourèrent soudain et les garrottant de chaînes, les fourrèrent dans une prison. Le lendemain, un bourreau leur coupa la tête. On dit que Hadji-Eghig, avant de mourir, cria à la face de Youssouf : « Tu n’es qu’un fils de catin, et comme tu n’as pas réussi par l’épée, tu as eu recours au métier de ta mère. »

Les Arméniens de Hadjin, en perdant leurs princes, perdirent aussi leur force morale. La ville se trouva impuissante à résister aux Cozan-Oghlou qui y entrèrent et s’en emparèrent. L’administration de la ville resta toujours aux mains des notables arméniens, mais le joug tyrannique des Cozan-Oghlou pesa sur la ville, qui s’affaiblit et s’appauvrit de plus en plus.

Les Cozan-Oghlou essayèrent aussi d’attaquer Zeïtoun plusieurs fois, mais ils furent toujours repoussés. Ils finirent par se réconcilier avec les Zeïtouniotes et s’allièrent à la fin contre l’ennemi commun qui était le gouvernement turc.


XII.

LA BATAILLE D’AKDJA-PACHA


Vers 1849, les Kurdes d’Akdja-Dagh[13] s’étaient mis à faire des invasions dans les districts des environs, les ravageaient et pillaient, et menaçaient toute la province de Sivas. Le gouvernement turc voulut les soumettre. Le grand-vizir lui-même était venu de Constantinople, à la tête d’une armée considérable composée de cinquante mille soldats.

Les troupes ottomanes assiégèrent Akdja-Dagh de toutes parts et lui livrèrent un assaut furieux. Les Kurdes, fortifiés dans les montagnes et dans les gorges, les repoussèrent plusieurs fois. Les troupes ottomanes, écrasées et épuisées, se trouvaient incapables de recommencer la lutte. Mais il était indispensable d’assujettir les Kurdes, car leur victoire aurait enhardi toutes les tribus qui étaient déjà en révolte à se proclamer indépendantes du gouvernement turc.

Pour avoir raison des Kurdes rebelles, le gouvernement se vit obligé de s’adresser aux Zeïtouniotes et de demander leur assistance, avec des promesses de privilèges à accorder. Les Zeïtouniotes acceptèrent la proposition du gouvernement, à la condition que leurs troupes ne se mêleraient pas aux troupes ottomanes, et qu’ils combattraient isolément sous le commandement de leurs princes. Le grand-vizir consentit à cette condition, et la bataille commença entre Kurdes et Arméniens.

Déli-Kéchiche était en ce moment de retour de Bagdad, chargé d’ans et d’expérience. Les princes de Zeïtoun formèrent une troupe de quatre cents combattants et la confièrent au commandement de Déli-Kéchiche.

Du premier coup, les Zeïtouniotes grimpèrent sur la forteresse d’Akdja-Dagh et s’en emparèrent. Ils massacrèrent les Kurdes et enlevèrent tous leurs biens.

Tandis que les troupes ottomanes continuaient à être écrasées par les Kurdes dans d’autres endroits, les Zeïtouniotes, après avoir pris la forteresse, attaquèrent les Kurdes par derrière et leur firent subir des pertes considérables. Une panique se répandit parmi les Kurdes, qui se mirent à prendre la fuite. C’est alors seulement que les troupes turques entrèrent dans les monts d’Akdja-Dagh et prirent leur revanche en incendiant les maisons et en égorgeant les fuyards.

Le grand-vizir, émerveillé de l’habileté et de la bravoure des Zeïtouniotes, eut l’idée d’en former un régiment d’avant-garde dans son armée, pour assujettir les tribus rebelles. Déli-Kéchiche, apprenant l’intention du grand-vizir, ordonna à ses troupes de prendre le butin, et traversant l’armée ottomane pendant la nuit, il se rendit à Zeïtoun. Dès ce jour, Akdja-Dagh resta toujours soumis et garda une haine profonde contre les Zeïtouniotes.

Cette victoire rehaussa le prestige des Zeïtouniotes aux yeux des tribus musulmanes. Mais le gouvernement turc, au lieu de récompenser Zeïtoun pour le service qu’il avait rendu, voulut au contraire déployer tous ses efforts pour l’écraser.


XIII.

SULEÏMAN-PACHA. — KHOURCHID-PACHA.


Le gouvernement turc regardait toujours avec un grand mécontentement la puissance de Zeïtoun. Le gouverneur de Marache, Suleïman-Pacha concentra tous ses efforts à l’assujettir. Il avait donné l’ordre aux Turcs d’attaquer les Zeïtouniotes rencontrés loin de Zeïtoun, dans les villes et sur les chemins.

Les Zeïtouniotes résistèrent à toutes les menaces. Le gouvernement avait détaché la commune de Fournous du district de Zeïtoun et l’avait relié à celui de Yénidjé-Kalé, pour maîtriser au moins cette partie de Zeïtoun et pour la mettre sous impôts. Les princes de Zeïtoun ne voulurent pas accepter cet arrangement, ils chassèrent les percepteurs d’impôts et continuèrent à les lever eux-mêmes.

En 1857, un grand nombre de Circassiens, émigrant du Caucase, arrivèrent à Marache ; le gouverneur voulut les faire établir à Zeïtoun. Les montagnards arméniens repoussèrent cette proposition, et ils livrèrent même plusieurs combats avec les troupes ottomanes près du passage de Seg.

En ce moment, le gouvernement turc était devenu très orgueilleux ; c’était après la guerre de Sébastopol, et il avait la joie d’avoir vaincu le Russe, son ennemi traditionnel ; les grandes puissances d’Europe avaient été de son côté contre les « Moskof Giavours ». Il décida de soumettre le Zeïtoun ; il lui manquait un prétexte, qui ne tarda pas.

En 1858, vers la fin d’automne, un samedi, les Turcs de Marache assiègent la maison de l’agent consulaire anglais, M. Kirmani. Cet européen, qui était un homme honnête et bon, avait blâmé et insulté le juge turc pendant un jugement, pour sa partialité corrompue. Le juge irrité était allé, pour se venger, exciter le fanatisme de la populace musulmane ; un grand nombre de Turcs armés, vinrent assiéger la maison de « l’Inglis Giavour ». L’Anglais se défendit courageusement. Il avait déjà fait éloigner de la maison son enfant au moyen d’un Arménien. Il prit un fusil, il en donna un autre à sa femme, et tous les deux se mirent à tirer par les fenêtres sur la foule assemblée. Quatre ou cinq Turcs furent tués ; les autres, désespérant de pouvoir saisir tout vivants l’anglais et sa femme, mirent le feu à la maison, en croyant qu’ils se rendraient peut-être devant ce danger de mort imminent. Mais les deux Anglais continuèrent à tirer, et lorsque les flammes envahirent toute la maison, ils s’embrassèrent et se jetèrent dans le feu[14].

Lorsque les Zeïtouniotes apprirent que les Turcs avaient brûlé, à Marache, un Haï-Krisdoné[15] ils devinrent furieux et décidèrent de le venger.

En plein mois de décembre, traversant la neige qui s’élevait à une hauteur d’un mètre, ils passèrent par le mont d’Akher-Dagh, entrèrent à Marache massacrèrent un grand nombre de Turcs et retournèrent avec un riche butin.

Ce fut là le prétexte attendu par le gouvernement. En été 1859, Khourchid-Pacha fut envoyé à Zeïtoun avec une armée de 12, 000 soldats, qui vinrent camper pendant deux semaines au bord du Djahan, près du pont Vartabed. Khourchid-Pacha commença par proposer aux Zeïtouniotes de se rendre pacifiquement, sous la menace d’incendier et de détruire Zeïtoun s’ils ne se soumettaient pas. Les Zeïtouniotes ne furent pas effrayés de cette menace ; ils se postèrent derrière des barricades qu’ils construisirent en face de l’armée ottomane, aux sommets du mont Chembek et dans la vallée de Ghelavouz-Déré.

Khourchid-Pacha décida de commencer l’attaque, le 20 juin. Sans savoir que les Arméniens l’attendaient à l’affût, il entra avec son armée dans le long et profond défilé. Les Zeïtouniotes repoussèrent d’abord les bachi-bozouks qui venait du côté méridional de Chembek, puis ils tombèrent sur l’armée, et l’attaquèrent de toutes parts ; en poussant de grandes et terribles exclamations, ils jetèrent la frayeur parmi les Turcs et se mirent à les tuer sans pitié. Aux premiers

UN COMBATTANT ZEÏTOUNIOTE


coups, Khourchid-Pacha prit la fuite ; les soldats, ayant subi des pertes considérables, se dispersèrent sur les montagnes et les collines et s’enfuirent jusqu’à Marache.

Après cette défaite, le gouvernement comprit qu’il était impossible de recommencer l’attaque avec des forces médiocres et se décida à attendre quelques années et à accumuler des forces considérables pour pouvoir anéantir définitivement Zeïtoun.

Un vartabed zeïtouniote, qui était en même temps un combattant et un achough, composa après la guerre un poème de victoire qui, jusqu’à présent est chanté à Zeïtoun sous le nom de « l’Avetch de Khourchid-Pacha ». Nous donnons ce poème en entier, avec la traduction française que nous en avons trouvée dans une étude de Victor Langlois[16].

  
Accourez, mes frères, venez entendre le récit de nos hauts faits, comment l’infidèle Khourchid, qui voulait nous anéantir, fut écrasé.
Écoutez, mes frères, le récit de l’agression de Khourchid-Pacha. Oh ! cette année-ci fut glorieuse pour nous !
L’impie était décidé à nous massacrer, afin d’enlever nos femmes, nos enfants et nos biens.

Mais qu’il ne compte plus sur ses milliers de soldats, qu’il tremble désormais devant nous et que ceux de Marach apprennent aussi à respecter la foi du Serment !
Salut à nos chefs qui nous conduisirent sur le champ de bataille, salut à nos sages gouverneurs qui veillent à notre sûreté, salut à nos valeureux princes, et vive notre pays !
En ce moment sublime, Iénidunian s’écrie : « En avant tous ensemble ! plus de crainte : je vous procurerai un riche butin ! »
Surénian reprend : « Je commande à mille guerriers qui vont courir à la mort pour défendre l’indépendance ; marchons à l’ennemi ! »
Kosroian crie à son tour : « Arrêtez, c’est à moi de marcher le premier à la tête, de mes guerriers ; c’est à vous de suivre mon exemple et de repousser l’invasion musulmane. »
Balian reprend : « Admirez mes braves, enviez et ma poudre et mon plomb, prenez tout et tirez juste ; mes biens, mes fusils et ma vie sont à la nation. »
Garabed le Kaia dit à son tour : « Libre montagnard, c’est à moi, gardien de Zeïtoun, de défendre le chemin de la liberté. À moi, mes fils, à moi ! Ayons foi en Dieu et montrons-nous dignes de nos ancêtres en abaissant l’orgueil d’un pacha exécré. »
« Mes greniers sont garnis de blé. Ne comptez plus sur des secours ; un pain par jour et combattons dix ans. Nous avons bien assez vécu ; il faut nous sacrifier au salut de nos frères. Dieu et la croix sont avec nous ! »


XIV.

LA BATAILLE D’AZIZ-PACHA.

L’INTERVENTION FRANÇAISE


Vers la fin de juillet 1862, il y eut un conflit entre les paysans turcs de Ketmen et de Béchen qui étaient en bonnes relations avec les Zeïtouniotes.

Un Turc de Ketmen ayant voulu s’approprier les terres d’un Turc de Béchen, celui-ci s’y opposa et il s’ensuivit une dispute dans laquelle un Turc de Béchen fut tué par les gens de Ketmen. Les Turcs de Béchen s’adressèrent à Kaia-Garabed, maire d’Alabache, qui jouissait partout d’une grande renommée de bravoure et de bonté. Il appartenait à une famille ancienne et exerçait une profonde influence sur ses paysans ; il avait conduit plusieurs combats, et dans l’espace de vingt-cinq années ayant repoussé les Turcs du sommet de Chembek jusqu’au village Kurtul, il avait élargi les limites d’Alabache à huit heures de distance, jusqu’au fleuve Djahan.

Le maire arménien se rendit avec quelques-uns de ses compatriotes à Béchen pour faire la justice. Les Turcs de Ketmen qui s’étaient mis à l’affût, les attaquèrent en chemin et l’un des Arméniens fut tué. Le Kaia Garabed s’adressa alors avec les Turcs de Béchen aux princes Yéni-Dunia de Zeïtoun auxquels tous ces villages étaient soumis. Tchil-Pacha Yéni-Dunia[17], prenant avec lui un bon nombre de combattants, se rendit à l’endroit du conflit. Les Turcs de Ketmen ne voulurent pas se soumettre et résistèrent ; le prince, furieux, attaqua les rebelles et les fit tous passer au fil de l’épée. Seul, le vrai coupable, Gui-Ali, celui qui était la cause de ce conflit, s’enfuit à Marache et se plaignit au gouverneur Aziz-Pacha.

Celui-ci, brûlant de colère, s’empressa de réunir l’Assemblée administrative dont les membres, Suleïman-Bek, Hadji-Eumer Effendi et Nédjib Effendi, appartenant tous les trois à la famille Zulcadir, étaient bien connus par leur fanatisme. Ils décidèrent d’envoyer une armée contre Zeïtoun.

Kévork Mouradian, un Arménien patriote, qui était l’homme le plus riche et le plus influent de Marache, et qui était très estimé et aimé par les Zeïtouniotes, informa tout de suite par des moyens secrets les princes de Zeïtoun de la décision des Turcs de Marache et leur donna même des conseils pour la conduite qu’ils avaient à tenir.

Les Turcs de Béchen envoyèrent à Marache une délégation pour justifier les Arméniens ; les princes de Zeïtoun communiquèrent à Aziz-Pacha un grand rapport où ils expliquaient leur conduite. Le gouvernement ne voulut rien entendre et ordonna aux quatre princes de se rendre à Marache pour donner des explications. Ceux-ci, comprenant que cette invitation n’était qu’un piège, ne voulurent pas aller à Marache et envoyèrent un rapport à M. Molinari, l’agent consulaire français, qu’ils priaient d’intervenir entre Aziz-Pacha et le Zeïtoun. M. Molinari alla parler au Pacha, qui répondit d’un ton de mépris : « Je veux en finir avec ces rebelles et avec ces assassins en les supprimant jusqu’au dernier. » Ce soir-là même, il reçut de Constantinople des ordres de marcher contre Zeïtoun sans délai, et avant de revoir M. Molinari, il envoya Djamous-Oghlou, le chef des Tédjirli avec son seymen de six mille cavaliers, qui vinrent le jeudi 19 août se camper près d’Alabache, à Islam-Pounari.

Le lendemain, les Tédjirli incendièrent les maisons arméniennes se trouvant à l’ouest du fleuve Gurédine et essayèrent à cinq reprises à traverser le fleuve, mais les deux défenseurs d’Alabache, le Kaia Garabed et le Kaia Mikaël, les repoussèrent avec une pluie de balles.

Les Turcs de Marache, excités, se mirent à menacer de massacrer les Arméniens de leur ville. Par ordre supérieur, un grand nombre de seymen de bachi-bozouks, des Kurdes, des Avchars, des Circassiens, près de 20,000, s’assemblèrent à Marache ; le gouvernement avait promis spécialement aux Circassiens de leur donner le Zeïtoun s’ils parvenaient à s’en emparer. Ceux-là ne connaissaient pas les Zeïtouniotes et croyaient que la victoire serait facile. Plusieurs

NAZARETH-SOURÉNIAN

Turcs de Marache avaient, vendu leurs maisons et acheté des mulets pour transporter, après la victoire, les femmes de Zeïtoun à Marache. Parmi les tribus turcomanes, les Cozan-Oghlou seulement refusèrent de se rendre à l’ordre du gouvernement ; « Les Zeïtouniotes, dirent-ils, sont de bons voisins et d’excellents alliés pour nous ; l’épée trempée dans leur sang pourrait plus tard tourner contre nous. » Les autres tribus ne furent pas aussi prévoyantes et préparèrent leur perte de leurs propres mains.

Le 21 août, Aziz-Pacha avec 30,000 soldats et bachi-bozouks, un grand nombre de mollahs et un canon, franchit le mont d’Akher-Dagh et campa près de la rivière de Pertous, en face du village Tchakhir-Déré de la commune d’Alabache.

À Zeïtoun, les princes tinrent un conseil et décidèrent de résister jusqu’à la fin pour défendre leur honneur et leur indépendance ; ils ne discutèrent que sur l’endroit où ils attendraient l’ennemi. Les trois princes citaient le fameux proverbe de Zeïtoun : « La grande bataille a toujours lieu tout près de Zeïtoun », et voulaient assembler tous les combattants de Zeïtoun et des environs pour se poster à l’entrée de leur ville. Seul le prince de Boz-Bair, Ghazaros Chorvoïan s’opposa à cette idée ; il voulait qu’on allât jusqu’à Tchakhir-Déré, non seulement pour chasser les ennemis, mais pour ne pas leur permettre d’incendier les villages arméniens. « Montrons, criait-il, que nous avons fait du progrès depuis nos aïeux. » Mais les autres princes, plus prévoyants et plus prudents, n’acceptèrent pas cette proposition. Le prince Chorvoïan persista dans son idée et se rendit tout seul à Tchakhir-Déré, avec 400 combattants de son quartier. Tehil-Pacha Yéni-Dunia le suivit jusqu’au mont Chembek pour défendre le couvent de Sourpe-Perguitch et le passage de Ghelavouz-Déré.

Les Arméniens de Boz-Baïr et d’Alabache se postèrent à Tchakhir-Déré, sur des collines terreuses, derrière des barricades ou des broussailles. Le 22 août, l’armée d’Aziz-Pacha traversa le Djahan et Djamous-Oghlou, passa la rivière de Gurédine. Ce dernier perdit un grand nombre de ses cavaliers sous les balles des Arméniens.

De trois parts, l’ennemi attaqua les Arméniens. Ceux-ci résistèrent vaillamment, mais l’ennemi était considérablement nombreux ; une immense fumée envahit bientôt l’étroite vallée. Le combat dura quatre heures, les Arméniens finirent par ne plus rien distinguer à cause de la fumée qui s’épaississait.

L’idée du prince de Boz-Baïr était plutôt héroïque que prudente. Il était certes impossible de pouvoir résister avec 800 personnes à une armée de 40,000 hommes, surtout étant postés sur des collines terreuses, sans gorges ni rochers, ayant un accès très facile. Et en effet au bout de quatre heures, les Turcs, bien qu’ils eussent perdu 1200 des leurs, parvinrent à monter par derrière au sommet des collines et à tirer d’en haut sur les Arméniens. Ceux-ci s’aperçurent alors qu’ils étaient perdus, et voulurent battre en retraite, mais il était trop tard.

La commune d’Alabache présente un labyrinthe de collines escarpées ; les habitants seuls connaissent tous les chemins cachés de ce pays ; ils peuvent aller dans six heures jusqu’à Zeïtoun, tandis que les Zeïtouniotes mettent ordinairement seize heures pour y arriver.

Cette fois encore, pendant la retraite, les Arméniens d’Alabache réussirent à prendre la fuite en prenant avec eux 300 Zeïtouniotes qui étaient dans leurs rangs. Soixante et onze combattants de Boz-Baïr, des plus jeunes et des plus courageux, se trouvèrent assiégés dans un détroit par un nombre considérable d’ennemis, et bien qu’ils eussent résisté avec un héroïsme désespéré, ils tombèrent tous sous les balles innombrables que les ennemis faisaient pleuvoir sur eux. Quelques-uns d’entre eux, qui avaient échappé à la mort, allèrent raconter à Zeïtoun l’admirable vaillance avec laquelle cette poignée de héros avait résisté pendant plus d’une heure contre tout un régiment. Le souvenir de ces martyrs de la liberté est religieusement conservé à Zeïtoun et dans les environs. Leurs corps sont enterrés à Tchakhir-Déré, là où ils tombèrent ; on y a placé des pierres informes en guise de tombeaux ; les grands cèdres qui s’y élèvent font penser à la taille gigantesque des héros qui y combattirent. Les femmes et les jeunes filles des villages y vont souvent en pèlerinage ; elles s’agenouillent, se signent et baisent les pierres avec ferveur.


Les troupes d’Aziz-Pacha avaient incendié le village de Tchakhir-Déré, puis toutes les maisons de la commune d’Alabache ; elles arrivèrent le soir dans la plaine de Tchermouk et y campèrent.

Le soir elles brûlèrent les villages d’Avakenk et de Kalousdenk, pillèrent le couvent de Sourp-Perguitch où elles détruisirent un grand nombre d’antiquités et de manuscrits.

La nouvelle de cette défaite plongea le Zeïtoun tout entier dans une grande tristesse. Tout le quartier de Boz-Baïr prit le deuil. Zeïtoun avait perdu en un jour 101 combattants, 71 de Boz-Baïr, 30 d’Alabache ; et jamais dans aucun combat, Zeïtoun n’avait eu une perte aussi considérable. Le prince Ghazaros s’était retiré dans sa maison, écrasé de honte et de douleur ; il se repentait de n’avoir pas suivi l’expérience ancestrale du pays. Cet homme vit jusqu’à présent ; vieillard octogénaire, il se rappelle parfois encore cette malheureuse journée dont il porte toujours le deuil ; mais jusqu’à présent il est l’un des hommes les plus aimés à Zeïtoun pour son ardent patriotisme.

Aziz-Pacha attendit quatre jours à Tchermouk ; il voulut d’abord inviter les Arméniens à se rendre pacifiquement ; il les croyait assez affaiblis pour accepter cette condition honteuse. Mais le désir de vengeance animait le Zeïtoun tout entier : les montagnards arméniens refusèrent la proposition et se décidèrent à livrer un combat définitif.

Le 25 août, les princes tinrent encore une fois un conseil et décidèrent que chaque soir un des quatre quartiers enverrait une centaine d’hommes pour garder le couvent de Sourp Asdvadsadsine ; ils décidèrent aussi de fixer des hommes pour la garde du passage de Zeïtoun.

MEGUERDITCH YAGHOUBIAN

Les Zeïtouniotes croyaient que l’ennemi n’arrivait que de deux côtés : Aziz-Pacha de Tchermouk par le chemin de Saghir, et Djamous-Oghlou par le chemin de Gargalar. Ils ne croyaient pas qu’ils étaient assiégés d’autres côtés aussi ; c’est pour cela qu’ils concentrèrent toutes les forces sur les deux principaux passages et ne mirent qu’une cinquantaine de combattants à l’entrée des gorges de derrière.

Une de ces petites troupes de garde était composée par les hommes du quartier Yéni-Dunia, et elle attendait près du couvent Sourp-Asdvadsadsine à l’entrée de la gorge d’Eridjk. Le soir même ils virent avec étonnement qu’Ahmed-Pacha Zulcadir venait du côté d’Albisdan avec 3.000 soldats et bachi-bozouks et campait dans la gorge étroite ; il ne croyait pas que les Zeïtouniotes y eussent placé des gardes, et comptait les surprendre le lendemain en entrant sans résistance à Zeïtoun du côté de l’est. Les cinquante Zeïtouniotes qui attendaient là décidèrent, sans consulter personne, d’attaquer pendant la nuit cette force considérable qui se trouvait en face d’eux.

Les soldats d’Ahmed-Pacha avaient allumé des feux, et au moment où ils préparaient leur pilav, les Arméniens se jetèrent sur eux de divers côtés en poussant des cris énormes, en faisant pleuvoir des balles. Les soldats, surpris et effrayés et croyant qu’ils étaient assaillis par quelques milliers d’ennemis, se mirent à s’enfuir sans aucune résistance ; les Arméniens les poursuivirent, tout en tirant sur eux, jusqu’à trois heures de distance : la plupart des Turcs se réfugièrent à Albisdan ; Ahmed-Pacha avait réussi à arriver avec sept soldats jusqu’au camp d’Aziz-Pacha, en passant par le pont de Vartabed. Le pilav resta aux Arméniens, qui s’en régalèrent ; ils trouvèrent aussi des armes et munitions en grande quantité, ainsi que des chevaux, des bestiaux et toutes sortes d’objets. La nouvelle de cette victoire se répandit bientôt à Zeïtoun et anima toute la population d’un grand enthousiasme, tandis qu’elle jetait le découragement et la peur parmi les troupes ottomanes.

Le lendemain, le jeudi 26 août, c’était la fête de l’Assomption. Les Zeïtouniotes sortirent des églises en nombreuses processions et en promenant partout le Khatch-Alem, cette fameuse image miraculeuse du Christ crucifié, ils se rendirent jusqu’aux collines de Saghir et d’Echek-Meïdani, pour aller au-devant de l’ennemi qui s’avançait contre eux. Un grand nombre des femmes de Zeïtoun accompagnaient les combattants. Mais les soldats d’Aziz-Pacha, au lieu d’arriver par le passage de Saghir, s’étaient mis à grimper les monts d’Atlek pour attaquer d’en haut les Zeïtouniotes. S’avançant toujours sur les hauteurs, ils occupèrent bientôt les cimes de Berzenga et d’Ak-Dagh. Les Arméniens quittèrent le passage de Saghir, s’élancèrent vers les hauteurs et commencèrent une furieuse résistance. Mais les ennemis, s’étant déjà rendus maîtres de quelques fortes et hautes positions, descendaient en foule vers la ville. Les Arméniens se virent obligés de reculer ; mais tout en reculant ils s’arrêtaient souvent par bandes et se postant derrière des rochers, des tertres ou des troncs d’arbre, ils tiraient sur les Turcs ; ainsi la retraite dura quatre heures sur un chemin d’une heure. Les Zeïtouniotes rentrèrent enfin dans la ville, en attirant les ennemis à l’entrée du grand et funeste défilé de Zeïtoun. Les cavaliers Tédjirli, au lieu d’arriver du côté occidental, où ils auraient trouvé le sort des troupes, d’Ahmed-Pacha, traversèrent la rivière de Zeïtoun et s’avancèrent par les collines plates d’Ané-Tsor jusqu’au cimetière, à dix minutes de Zeïtoun ;

Malheureusement la retraite des Arméniens avait été si rapide que les Zeïtouniotes désignés pour la garde du couvent Sourp-Asdvadsadsine n’eurent pas le temps de se rendre à leur poste. Il n’y avait dans le couvent qu’un vieux vartabed, un diacre et une dizaine d’élèves de dix à douze ans.

Les Circassiens descendirent vers le couvent par les pentes rocheuses de derrière ; une partie d’entre eux l’assiégea, les autres descendirent plus bas, jusque dans la vallée orientale, pour entrer à Zeïtoun. Du couvent jusqu’au croisement des deux rivières de Zeïtoun, sur un espace d’une demi-heure, s’étendait la chaîne colossale de l’armée turque. À quinze minutes du couvent, vers l’ouest, ils avaient établi un canon qui grondait sur la ville. Une bande de mollahs et de derviches, divisés en plusieurs dizaines, tournoyaient le long des troupes en hurlant : « Haï, heuï ! » Ils excitaient par des prières la fureur fanatique des soldats turcs, ils battaient des tambours pour chasser les démons, et quelques-uns d’entre eux s’évanouissaient parfois en écumant, à force d’implorer le Prophète d’arriver au secours de ses fidèles.

Les Zeïtouniotes envoyaient de leurs maisons une grêle de balles sur les ennemis dont ils tuaient des centaines. Les balles de leurs fusils allaient plus loin que celles des filinté des soldats turcs, qui n’arrivaient pas jusqu’à eux.

Un jeune Zeïtouniote voulut venger la mort de ses compatriotes et décida de tuer Aziz-Pacha lui-même ; il aperçut au loin, près du canon, un homme au pantalon galonné de rouge, il crut que c’était Aziz-Pacha ; il courut à travers les milliers de balles, arriva près de l’homme et le tua. Il s’était trompé : cet homme n’était qu’un sergent d’artillerie, et le pauvre héros tomba, frappé d’une balle, en voulant retourner.

Les Circassiens avaient d’abord, avec méfiance, fait le tour du couvent, mais ne voyant aucun fusil se diriger sur eux, ils s’approchèrent sans peur et voulurent entrer.

Le vartabed Sahag Keutchékian, qui alors était le diacre du couvent, voyant qu’il leur était impossible de résister, proposa aux jeunes élèves de s’enfuir à Zeïtoun ; ceux-ci refusèrent de fuir et se décidèrent à mourir dans le couvent. Alors il prit l’image de la Sainte-Vierge et descendit vers Zeïtoun. Lorsqu’il s’approcha de Khatch-Kor, il trouva à l’entrée de ce passage les deux princes Yéni-Dunia Asvadour et Tchil-Pacha et le diacre

GHAZAROS CHORVOÏAN


Der-Tavitian qui attendait là tout seul, décidé à se battre jusqu’à la mort, malgré le découragement des combattants qui s’étaient déjà retirés ; Sahag se joignit à ce petit groupe ; ils dressèrent sur le rocher l’image miraculeuse, dans l’espoir qu’elle serait la limite sacrée infranchissable pour l’ennemi.

Les Circassiens arrivèrent jusque-là en nombre considérable, conduits par trois beks célèbres. De là, jusqu’à Zeïtoun, il ne restait plus qu’un chemin de deux minutes. La ville se trouvait dans un danger mortel. Aziz-Pacha rayonnait de joie et croyait déjà sa victoire assurée.

Une partie des Circassiens avait déjà essayé d’entrer au couvent. Les jeunes élèves, ne voulant pas mourir paisiblement, se mirent à tirer par les trous des murs et tuèrent une dizaine de Circassiens ; puis en changeant de place, ils allèrent tirer par les fenêtres et ils en tuèrent encore une dizaine. Les Circassiens, croyant que le couvent était plein de milliers d’Arméniens, prirent la fuite, frappés d’épouvante. Juste à ce moment-là, par une heureuse coïncidence, les trois chefs arméniens qui attendaient devant le Khatch-Kor, tuèrent les trois beks circassiens ; leur mort jeta l’effroi parmi leurs combattants qui se mirent à prendre la fuite. À cette vue, le diacre Sahag cria d’une voix retentissante :

— « Les musulmans s’enfuient, les musulmans s’enfuient ! »

Les cavaliers Tédjirli, croyant que le détachement septentrional de l’armée était en effet écrasé et en train de fuir, s’empressèrent de tourner leurs chevaux et se mirent eux-mêmes à fuir. Leur fuite acheva de jeter le trouble dans l’armée, qui, frappée d’une panique générale, rompit les rangs et se mit à fuir. Les Zeïtouniotes, profitant de cette occasion, sortirent de leurs cachettes, poursuivirent les fuyards et firent un grand carnage.

Aziz-Pacha avait été un des premiers à fuir.

Quant aux Circassiens, comme ils étaient descendus des pentes rocheuses, ils crurent que le seul chemin de sortie était encore par là et s’y dirigèrent ; les Zeïtouniotes les surprirent par derrière et en tuèrent une grande partie.

Aziz-Pacha s’arrêta, avec les cavaliers Tédjirli, dans la plaine de Tchermouk, pour rassurer les soldats découragés. Les Zeïtouniotes voulurent les poursuivre jusqu’à Marache, mais les princes les en empêchèrent, de peur qu’ils ne fussent vaincus dans la plaine par les troupes : ils se contentèrent de leur victoire et rentrèrent à Zeïtoun. Pendant tout ce grand combat, ils n’avaient perdu que sept personnes, et les princes retinrent l’ardeur du peuple en leur désignant les pertes qu’ils avaient faites déjà quelques jours avant : « Cela suffit, disaient-ils, nous ne pouvons pas épuiser les Turcs en les massacrant, tandis que nous, nous sommes des noix comptées, la perte d’un seul d’entre nous est irréparable. »

Tandis que les Tédjirli attendaient dans la plaine de Tchermouk, Aziz-Pacha fit replier les tentes et tous se mirent à s’enfuir.

Les Zeïtouniotes recueillirent ce jour-là un ample butin : des montres en or, des bagues, de l’argent, des munitions, des provisions, quelques milliers d’armes, un canon et 150 drapeaux. Ils prirent aussi les centaines de chevaux et de mulets que les Turcs avaient amenés pour transporter les femmes de Zeïtoun à Marache.

Pendant ce combat, les Turcs de Zeïtoun, appelés Hadjilar, avaient tout le temps combattu avec les Arméniens contre l’armée ottomane. Un de leurs chefs, Ahmeddjik, se distingua par une grande bravoure : il est passé au rang des héros de Zeïtoun.

Les Turcs avaient perdu en tout 10,000 hommes, des Circassiens pour la plupart. Les vergers du défilé et les collines où le combat avait eu lieu étaient jonchés de cadavres. La rivière qui passe à l’est de Zeïtoun, devint toute rouge deux heures durant, et les Zeïtouniotes ne burent pas de cette eau pendant deux ans.

Nichan Baldjian, le notable le plus riche de Zeïtoun, fit ramasser les cadavres en payant une piastre par tête et les fit enterrer dans une petite vallée qui porta depuis ce jour historique le nom de Gheran-Déressi, vallée de carnage.

Un achough de Zeïtoun a chanté cette victoire dans le célèbre avetch d’Aziz-Pacha. Ce poème contient toute l’histoire du combat, depuis les origines jusqu’aux détails de la fin. On y voit aux commencements Aziz-Pacha menacer le Zeïtoun avec une orgueilleuse fureur :

 
« J’ai amené de l’Amanus des loups affamés.
À Alep, à Aïntab j’ai trouvé dix mille combattants ;
J’ai déjà envoyé la bonne nouvelle à Stamboul ;
Ô princes ! je brûlerai le Zeïtoun et vos biens ! »


Mais on arrive bientôt aux chefs arméniens qui disent tous leurs désirs de se battre jusqu’à la mort et leur volonté ferme de défendre à tout prix la Patrie ; le Kaia Mikaël dit que :

 
« Les prières ne servent à rien,
Une question pareille
Ne se résoud que par les fusils. »


Le prince Yéni-Dunia s’exprime dans la strophe suivante :

 
«… C’est un piège qu’on nous tend ;
Je ne crains pas le combat, je suis d’une famille de guerriers ;
Dépêche-toi. Aziz, que je te montre ta mesure !
Je suis entré, épée nue, dans plus d’une bataille ! »


Baldjian parle en ces termes :

 
«… J’ai foi en Dieu !
Je ferai construire des barricades avec de l’or et de l’argent ;
Contre vos soldats je lancerai des lions ;
N’est-il pas vrai que j’ai fait enterrer les vôtres à une piastre par tête ?


Le poème se termine par la description de la fuite d’Aziz-Pacha.


Le jour du combat, le consul anglais d’Alep était venu à Marache pour avertir les Arméniens que de nouvelles troupes de réguliers étaient en train d’arriver. Cette nouvelle, ainsi que le premier succès d’Aziz-Pacha, encouragèrent les Turcs, qui pensèrent à massacrer les Arméniens de Marache ; mais lorsque l’armée d’Aziz-Pacha rentra décimée et complètement vaincue, une grande panique s’empara des Turcs de la ville, qui se réfugièrent chez

ASVADOUR YÉNI-DUNIA


les Arméniens et implorèrent la protection de ceux qu’ils avaient tout à l’heure l’intention de massacrer. Tout le monde croyait que les Zeïtouniotes allaient arriver d’un moment à l’autre.

Lorsque la nouvelle de la défaite arriva à Constantinople, Aziz-Pacha fut disgracié et l’on envoya à sa place Achir-Pacha, l’ancien gouverneur de Belgrade. Le gouvernement décida de mettre sur pied une armée de 150,000 soldats, pour anéantir le Zeïtoun.

Les Zeïtouniotes, prévoyant le danger, eurent recours à un moyen habile. Ils composèrent une requête suivie d’un rapport, et le vartabed Krikor Apardian partit avec le prêtre Der Movsès pour Paris. Le Vartabed Garabed Ghahnazarian, cet homme érudit et patriote, qui avait déjà fait à Paris plusieurs publications sur l’histoire et la littérature arménienne, se chargea lui-même de présenter la requête des Zeïtouniotes à l’empereur Napoléon III. La France avait alors une très puissante influence en Orient ; depuis l’affaire du Liban, les Turcs la redoutaient et les chrétiens la prenaient pour leur grande protectrice. L’empereur avait envoyé au Sultan un télégramme énergique et presque menaçant, par lequel il lui conseillait d’arrêter la marche de son armée contre Zeïtoun. La Sublime Porte s’empressa de rappeler ses régiments qui s’étaient déjà avancés jusqu’à quatre heures de distance d’Alep.

L’empereur avait aussi l’intention de faire à Zeïtoun ce qu’il avait fait pour le Liban, en lui donnant un régime plus libre et un gouverneur chrétien ; mais cette intention ne fut pas réalisée à cause de la guerre franco-allemande qui éclata peu après.

Le marquis de Moustier, ambassadeur de France à Constantinople, avait reçu de l’empereur l’ordre d’intervenir énergiquement pour l’affaire de Zeïtoun, Le gouvernement turc envoya à Marache une commission, composée de cinq musulmans, qui décida de cesser les hostilités à la condition que les quatre chefs de Zeïtoun seraient décapités. M. de Moustier réussit à faire ajouter deux membres à cette commission et fit tous ses efforts pour empêcher la réalisation de cette première décision. Les princes Asvadour Yéni-Dunia. Nazareth Sourénian, Ghazaros Chorvoïan et Meguerditch Yaghoubian furent appelés à Marache pour donner des explications. Deux Arméniens, Kévork Mouradian et le prêtre Der-Nahabed, avaient été envoyés à Zeïtoun, pour prier les princes d’aller à Marache.

Cette fois, les princes crurent prudent de se rendre à cette invitation, d’autant plus qu’ils se fiaient à la protection de la France ; ils portèrent avec eux le canon et les drapeaux pris à l’ennemi. Le gouvernement, après les avoir gardés pendant deux semaines à Marache, les envoya à Constantinople où ils restèrent trois semaines à la Prison Centrale. Mais grâce à l’intervention du marquis de Moustier, que le Patriarcat des Arméniens catholiques avait averti du piège tendu par le gouvernement aux princes de Zeïtoun, ils sortirent de prison et passèrent trois mois à Constantinople.

Pendant leur séjour dans la capitale turque, les quatre princes furent entourés d’hommages et de sympathie par les Arméniens comme par les européens. L’ambassadeur russe leur avait montré une sollicitude toute spéciale ; il avait eu avec eux plusieurs entrevues et leur avait inspiré toute sorte d’espérances. Un jour de fête, il les invita à la Chapelle de l’Ambassade. Les princes montagnards, par leur costume local, y attirèrent l’attention de tout le monde et surtout celle du Grand-Vizir qui était présent. La Sublime Porte vit un danger dans la présence des ces princes à Constantinople et le lendemain même les expédia à Zeïtoun.


XV.

LA CHUTE DES AVCHARS. — HOSTILITÉ AVEC LES CIRCASSIENS ET RÉCONCILIATION. — LA CHUTE DES COZAN-OGHLOU. — L’ENTRÉE DU GOUVERNEMENT OTTOMAN À ZEÏTOUN.


Après la bataille d’Aziz-Pacha, le district de Zeïtoun ne s’apaisa pas complètement et resta pendant trois ans en état de siège. Le gouvernement emprisonnait et torturait les Zeïtouniotes qui se rendaient à Marache, à tel point qu’ils furent obligés d’envoyer leurs paysans turcs pour faire des achats. Les Zeïtouniotes, en revanche, poursuivaient les Turcs rencontrés sur leurs chemins et empêchaient les gendarmes du gouvernement d’entrer à Zeïtoun ; c’est pour cela qu’ils empêchèrent le célèbre arméniste français Victor Langlois d’entrer à Zeïtoun, parce que celui-ci était accompagné d’une escorte ; seulement sur la prière du savant, ils lui offrirent, comme souvenir, un pistolet et un couteau.

Le gouvernement, désespérant de pouvoir établir les Circassiens à Zeïtoun, les dirigea sur les Turcomans Avchars, qui avaient été jusque-là une tribu rebelle, mais qui, ayant accepté d’aller au secours d’Aziz-Pacha pour subjuguer le Zeïtoun, avaient été affaiblis dans ce combat funeste. Ismaïl-Pacha marcha sur eux du côté de Sivas et les Circassiens se dirigèrent du côté du sud ; les Avchars, après une faible résistance, se soumirent volontairement et livrèrent aux Circassiens leur beau et fertile pays. Ceux-ci y fondèrent une ville, qu’ils appelèrent Azizié du nom du sultan Aziz, et dont ils firent plus tard leur capitale ; ils fondèrent également plusieurs villages dans le pays des, Avchars, qui est connu maintenant sous le nom d’Ouzoun-Yaïla.

Les Circassiens devinrent de plus en plus puissants ; le Sultan Aziz qui avait pris pour épouse une circassienne, les protégeait particulièrement ; ils eurent une assez grande influence sur les ministres et les hauts fonctionnaires du gouvernement, dont ils gagnaient le cœur et les faveurs en envoyant leurs vierges superbes dans leurs harems. Avec les femmes, les hommes aussi trouvèrent de l’accès dans les palais et dans toutes les grandes maisons, et peu à peu se mirent à jouer un rôle très important dans les affaires politiques du pays. Les Circassiens ont formulé un proverbe qu’ils répètent avec une orgueilleuse effronterie : « Nous avons construit en Turquie des forteresses avec les cuisses de nos filles, et ces forteresses nous ont rendus invincibles. »

De la sorte Zeïtoun perdit du côté du nord le rempart que formait pour lui l’existence de la tribu rebelle des Avchars, et il eut en revanche, à la même place, un ennemi puissant et acharné contre lui.

De 1862 jusqu’à 1865, les Zeïtouniotes eurent des luttes perpétuelles avec les Circassiens. C’étaient ceux-ci qui avaient commencé ; pour se venger des pertes subies dans la grande bataille, ils attaquèrent et pillèrent près de Goguisson une caravane de Zeïtouniotes. Dès ce jour, les Zeïtouniotes se mirent à tuer et à piller tous les Circassiens qu’ils rencontraient sur les chemins ; dans l’espace de trois années, plus de 500 Circassiens avaient ainsi disparu : les Circassiens à leur tour faisaient la même chose aux Zeïtouniotes, lorsqu’ils les trouvaient seuls ou faibles ; ils attaquaient parfois les villages voisins de Fournous. Le supérieur du couvent Sourp-Garabed de Fournous, l’évêque Nicolaïos, que les Turcs avaient nommé l’évêque fou, réussit plusieurs fois à les chasser tout seul ; pour empêcher leur invasion, c’est lui qui fonda en 1864, le village arménien de Tékir sur le passage qui porte le même nom.

Les Circassiens se rendirent compte à quel point les Zeïtouniotes étaient pour eux de redoutables voisins ; ils les proclamèrent igid, c’est-à-dire braves. Un voyageur français, M. Léon Paul, qui a visité le Zeïtoun en 1864 et qui a parlé avec une grande sympathie des montagnards du Zeïtoun, a remarqué lui-même combien les Circassiens évitaient en ce temps-là de rencontrer les Zeïtouniotes.

Léon Paul a trouvé à Zeïtoun un accueil très cordial. Les Zeïtouniotes reçurent ce représentant de la France avec les honneurs militaires et avec des coups de feu d’enthousiasme. « Je regrette, écrit-il, de ne pouvoir donner qu’une bien pâle idée de notre réception. J’entends encore à l’heure qu’il est l’écho de la montagne, répercutant les coups du feu tirés en notre honneur avec un roulement semblable à celui du tonnerre. Mon seul regret, avant de m’endormir, est de ne pouvoir dessiner quelques-uns des sites qui nous ont charmés. »

En été 1865, les chefs Circassiens voulurent en finir avec ce désastreux état de choses ; ils envoyèrent des délégués et des présents aux princes de Zeïtoun, en les invitant à faire un pacte d’alliance avec eux.

Les princes arméniens acceptèrent cette proposition avec plaisir, et, prenant avec eux une dizaine de notables et trente combattants, se rendirent au village turc de Cabak-Tépé de la commune d’Alicher ; le supérieur du couvent de Fournous, l’évêque Nicolaïos, les accompagnait.

Vingt et un beks circassiens, entourés de trois cents cavaliers, s’étaient réunis sous la présidence du célèbre chef Méhemmed-Bek. Les Circassiens eurent tout d’abord un mouvement de méfiance en voyant l’arrivée des Arméniens, ils eurent peur de les approcher, malgré qu’ils fussent en grand nombre. L’entrevue fut ainsi ajournée pendant trois jours ; les représentants des deux communautés se guettaient sans oser s’approcher pour délibérer. L’évêque Nicolaïos, impatienté, s’avança tout seul, et invita de loin Méhemmed-Bek qui se rendit à cette invitation, accompagné de trois autres chefs. Alors, il les harangua en ces termes :

— « Pourquoi craignez-vous de nous approcher, vous qui, ordinairement, vous croyez les maîtres du monde ? Vous donnez le titre de bek au dernier d’entre vous et vous croyez que votre qualité de musulman vous rend supérieurs aux chrétiens et vous donne le droit de les dominer. Sachez donc que nous sommes les maîtres, les beks et les rois de ces monts, et que nous avons acheté cet honneur avec notre épée et notre sang. Si vous êtes des hommes et si vous êtes braves, avancez et sachez respecter les droits des braves. »

Les Circassiens, remplis d’admiration par ces fières paroles de l’évêque arménien, s’approchèrent complètement rassurés, et commencèrent la délibération ; en deux jours, les conditions de l’alliance furent fixées et le traité fut signé par les chefs des deux côtés.

Les conditions étaient les suivantes :

1o Les Zeïtouniotes et les Circassiens sont désormais des amis et des voisins fidèles.

2o Les Zeïtouniotes et les Circassiens ne se combattront plus et ne se pilleront plus.

3o Les Zeïtouniotes et les Circassiens pourront aller et venir en toute sécurité dans leurs pays réciproques et feront entre eux le commerce d’une manière amicale.

4o Si un Circassien pille un Zeïtouniote, le coupable sera puni par les chefs circassiens et les objets seront restitués à leurs maîtres.

5o Si un Zeïtouniote pille un Circassien, il sera puni par les princes de Zeïtoun et les objets seront restitués à leurs maîtres.

Zeïtouniotes et Circassiens fêtèrent pendant deux jours l’heureuse réussite de cette alliance. Depuis ce jour, durant trente ans, les deux peuples voisins respectèrent leur traité et restèrent amis.

Mais en gagnant cette nouvelle amitié, le Zeïtoun en perdit une autre, celle des Cozan-Oghlou.

En 1865, Dervich-Pacha arriva de Constantinople avec une grande armée et soumit les Rahanli et les Djélikanli rebelles. Il accorda aux Circassiens le droit d’occuper leurs pâturages du Taurus ; puis il se dirigea sur les Cozan-Oghlou, au même moment où Ismaïl-Pacha marchait sur eux du côté du nord. Les notables arméniens de Hadjin, qui avaient été souvent persécutés par les chefs de cette tribu turcomane, aidèrent avec leurs les seymen soldats d’Ismaïl-Pacha à les écraser. Les chefs Cozan-Oghlou se rendirent sans résister. Les beks turcomans de Païas et de l’Amanus suivirent leur exemple.

Ainsi, en 1865, toutes les tribus rebelles qui environnaient le Zeïtoun se soumirent au gouvernement turc ; le Zeïtoun restait seul ; et cela facilita au gouvernement de le plier aussi sous son joug.

En 1865, le gouvernement construisit, pour la première fois, en face de Zeïtoun, au bord de la rivière de l’est, une mosquée et un palais où s’établit un gouverneur turc avec un major. L’administration intérieure resta toujours aux mains des princes de Zeïtoun, mais ceux-ci furent obligés d’accepter de payer un impôt au gouvernement.


XVI.

L’INSURRECTION DE BABIG-PACHA YÉNI-DUNIA


Le gouvernement turc, une fois entré à Zeïtoun, voulut obtenir définitivement par la ruse ce qu’il n’avait pu avoir par la force. Il s’efforça de transformer les mœurs et les coutumes du district, de détruire l’autorité des princes, pour arriver à supprimer l’esprit de discipline dans le peuple.

Dans ce but, le gouvernement se mit à honorer et à protéger des hommes insignifiants, plutôt les gens intéressés que les braves. Ceux-là devinrent en quelque sorte les espions du gouvernement. De la sorte, l’influence des princes de Zeïtoun diminua, des discordes éclatèrent dans le peuple.

D’autre part, une pression économique commença à peser sur le paysan arménien. La vie était devenue dure pour les Zeïtouniotes que les gouverneurs turcs opprimaient et exploitaient maintenant. Cet état de choses devint si insupportable, qu’au bout de quelques années les Zeïtouniotes s’insurgèrent contre le gouvernement pour se débarrasser de son joug.


Le Caïmacam (gouverneur), qui se trouvait en ce moment à Zeïtoun, s’appelait Davoud Niazi. Cet homme était détesté par les Zeïtouniotes pour sa conduite tyrannique. Un soir, il tua, après l’avoir longtemps torturé, son domestique arménien, qu’il avait voulu violer. Cet incident excita l’indignation et le dégoût dans l’âme des Zeïtouniotes, qui, ne pouvant plus se tenir, attaquèrent (le 15 juin 1876) le palais du gouverneur et la mosquée et les brûlèrent ; celui qui dirigeait cette fois les insurgés Zeïtouniotes, c’était le prince Babig Yéni-Dunia.

Ce prince était tellement aimé par les insurgés pour son habileté et sa bravoure qu’ils lui donnèrent le titre de pacha. C’était un homme de haute taille, solidement bâti et d’une mâle beauté ; il était d’une nature généreuse, impartiale et sévère ; profondément désintéressé, il perdit toute sa fortune dans cette noble entreprise d’insurrection qu’il dirigea. Les Zeïtouniotes le considérèrent comme un commandant modèle.

Babig-Pacha enferma le gouverneur et le juge pendant trois jours dans un sac d’ordures, en punition du crime odieux d’avoir voulu souiller un jeune Zeïtouniote ; puis tous deux furent chassés à Marache, au milieu des huées du peuple, et le Zeïtoun se proclama encore une fois indépendant. La guerre russo-turque venait d’éclater en ce moment, le gouvernement turc était occupé avec son grand ennemi. Il fut obligé d’attendre un moment plus propice pour soumettre le Zeïtoun. Seulement, les Turcs de Marache et des environs furent affranchis de l’obligation d’aller se battre contre les Russes parce qu’ils avaient présenté une pétition à la Sublime-Porte en disant : « Nos Russes sont ici tout près. » Ils reçurent l’ordre d’assiéger le district de Zeïtoun.

L’hiver était arrivé, et les Zeïtouniotes souffraient du manque de provisions ; le gouvernement leur proposa de se soumettre ; Babig-Pacha, à la tête de trois cents combattants, répondit à cette proposition par une invasion nouvelle. En plein décembre, ils traversèrent les montagnes où s’élevaient deux mètres de neige, attaquèrent les villages turcs Tanour, Deunghel, Kurtul et Nédirli, les incendièrent et pillèrent, et ils en apportèrent à Zeïtoun des provisions en abondance.

Les Turcs de Marache tombèrent encore une fois dans une grande épouvante. Babig-Pacha menaçait d’occuper et d’incendier cette ville où se concentrait la richesse de tout le pays et qui était le grand et perpétuel danger pour Zeïtoun. Les autorités locales n’avaient pas en ce moment assez de forces militaires pour défendre la ville : elles tirent appel à toutes les tribus musulmanes pour marcher contre Zeïtoun, qu’elles pressentaient comme un grand ennemi de la religion.

Aucune des tribus ne répondit à l’appel du gouvernement. Les Turcs ayant été vaincus dans leur campagne avec les Russes, les musulmans étaient partout découragés, en croyant que la fin de l’Islam était arrivée. Des milliers de mères turques maudissaient le Sultan comme la cause de leur malheur. Des bandes de brigands turcomans, des soldats fuyards se réfugiaient dans des positions fortifiées du Taurus.

Seuls d’entre toutes ces tribus turcomanes, les Bozdoghan, conduits par leur chef Boïraz-Oghlou, se rendirent à l’appel du gouvernement ; mais au lieu de marcher contre le Zeïtoun, ils allèrent s’établir dans la plaine de Gaban.

Ces musulmans, loin de défendre leur religion, se mirent à opprimer non seulement les paysans arméniens, mais les paysans turcs aussi ; ils ravagèrent leurs plantations en y lâchant leurs chevaux et leurs bestiaux. Les maires des villages turcs, voyant que le gouvernement, loin de les protéger, leur avait envoyé un nouveau fléau, se virent obligés de s’adresser aux Arméniens. Les Turcs et les Arméniens de Gaban signèrent ensemble une pétition et l’envoyèrent avec des présents à Babig-Pacha ; dans cette pétition, ils reconnaissaient le prince de Zeïtoun comme le maître absolu de leur pays et imploraient sa protection contre Boïraz-Oghlou.

Babig-Pacha accepta la proposition qui lui fut faite, et prenant avec lui soixante-douze de ses meilleurs combattants, il marcha contre les Bozdoghan.

Vers le matin, ils attaquèrent les ennemis. Babig-Pacha s’avançait du côté de la plaine, avec douze cavaliers, vingt-deux fantassins descendaient des montagnes derrière l’ennemi ; les autres s’étaient mis à l’affût aux flancs de la montagne. Boïraz-Oghlou, voyant le petit nombre des Zeïtouniotes, s’avança avec dédain vers Babig-Pacha, accompagné de ses cavaliers ; ses fantassins s’élancèrent vers les fantassins arméniens.

Un combat acharné commença. L’arrangement stratégique du prince arménien était tellement ingénieux que les ennemis furent bientôt écrasés, malgré leur nombre considérable. Babig tua du premier coup Boïraz-Oghlou ; une dizaine de cavaliers tombèrent en même temps, les fantassins arméniens tuèrent un grand nombre de leurs ennemis. Les autres, en voyant que leur chef était frappé, se mirent à fuir ; les Zeïtouniotes les poursuivirent longtemps, puis ils retournèrent victorieux à Zeïtoun, prenant avec eux les chevaux, les bestiaux et tous les objets que les ennemis avaient laissés en s’enfuyant.

Cet événement répandit l’effroi dans les environs de Zeïtoun ; le gouvernement lui-même en devint très inquiet ; mais de nouveaux désordres ayant éclaté en même temps, il ne put encore trouver assez de force pour soumettre le Zeïtoun.

Un de ces désordres, c’était le soulèvement des Cozan-Oghlou, qui voulaient imiter l’exemple des Zeïtouniotes.

Le fils de Youssouf-Agha Cozan-Oghlou, Ali-Bek, qui se trouvait exilé à Constantinople, obtint du sultan Hamid la permission de se rendre à Konia. Il avait réussi à s’enfuir de là à Césarée, et, réunissant autour de lui quelques centaines de brigands et de déserteurs, il vint à Sis, chassa le mutessarif (sous-gouverneur général), et le remplaça par un de ses amis. Les Turcomans de Sis et des environs firent un accueil cordial à leur chef de tribu. Ali-Bek s’empara de Yahga et de Hadjin. Puis il assembla 25,000 bachi-bozouks, et forma une armée. Il avait amené de Constantinople, avec lui, le trésorier du sultan, qu’il nomma grand vizir, et il donna le titre de cheik–ul-islam à un turc de Sarkhand, du nom de Carafakhi-Oghlou.

Cet événement troubla profondément le gouvernement turc. Bientôt toutes les tribus de la Cilicie se seraient unies aux Cozan-Oghlou, et un État se serait formé dans l’État. Le gouvernement oublia le Zeïtoun un moment et s’occupa de l’ennemi nouveau qui allait jusqu’à la prétention de s’emparer du Califat. À Marache, le gouvernement avait déjà assemblé 7,000 réservistes pour envoyer contre les Cozan-Oghlou.

Les Zeïtouniotes étaient tous disposés à assister les Cozan-Oglou ; malheureusement, il se trouva parmi eux un traître, le prêtre Der-Garabed Ergaïnian, qui mit toute sa ruse à la disposition du gouvernement turc. Les princes de Zeïtoun, ceux qui avaient vaillamment combattu contre Aziz-Pacha, étaient morts déjà, et leurs fils, jeunes encore et neutralisés par la pression du gouvernement, n’avaient pu avoir l’influence de leurs pères sur le peuple. Seule la famille Yéni-Dunia continuait à conserver son influence avec Babig-Pacha ; c’est pour cela qu’un homme comme Der-Garabed, soutenu par le gouvernement et devenu son instrument, avait réussi à avoir une puissance active à Zeïtoun. Der-Garabed alla en secret conseiller aux autorités de Marache de marcher sur Zeïtoun avant d’aller soumettre les Cozan-Oghlou.

Pendant l’été de 1877, plusieurs régiments de soldats vinrent camper en face de Zeïtoun, sur les collines. Ils étaient conduits par sept pachas. Ceux-ci proposèrent aux Zeïtouniotes de se rendre. Le peuple s’y opposait. Babig-Pacha, prenant avec lui ses soixante-douze combattants, se retira dans les cavernes, aux flancs du mont Berzenga, prêt à défendre son indépendance jusqu’à la mort.

Après quelques semaines, l’évêque Nicolaïos de Fournous forma un seymen de cinq cents combattants arméniens des villages environnants et se dirigea sur les soldats turcs.

Ce seymen manquait de munitions ; il campa sur les collines d’Ané-Tsor. Il attendait de la poudre et des balles de Zeïtoun. Mais le traître Der-Garabed réussit encore à empêcher ses compatriotes d’envoyer des secours aux insurgés. Au matin, les soldats turcs attaquèrent les Arméniens qui se défendirent autant qu’il leur était possible. Mais lorsque les munitions manquèrent complètement, ils se mirent à fuir. Babig-Pacha, ayant appris, que ces quelques centaines de compatriotes étaient en danger d’être massacrés, courut avec ses braves à leur secours, commença un combat acharné avec les soldats, ce qui permit aux autres de trouver le temps de s’enfuir.

Cependant, le prêtre Der-Garabed, assisté d’un groupe d’Arméniens vendus au gouvernement, continuait à Zeïtoun son œuvre de démoralisation. Une partie du peuple voulait déjà se soumettre, d’autant plus que les amis du gouvernement avaient répandu l’effroi parmi la population, en décrivant les ravages immenses commis par les fusils Martini, dont les soldats turcs étaient armés cette fois. Babig-Pacha, toujours décidé à résister, se retira encore avec ses combattants dans la montagne du Bérid. Le gouvernement envoya sur eux quelques milliers de bachi-bozouks, mais ils retournèrent, après quelques semaines d’errements par les montagnes, sans avoir réussi à trouver les insurgés.

Si les soldats n’avaient pas su s’emparer des rebelles, disparus dans les montagnes, ils avaient pu cependant se rendre maîtres de Zeïtoun. Les sept pachas tirent reconstruire le palais où ils réinstallèrent un gouverneur et un major et prenant avec eux trois cents Zeïtouniotes comme prisonniers, parmi lesquels se trouvaient l’évêque Nicolaïos et la famille de Babig-Pacha, rentrèrent à Alep, et ils envoyèrent leurs soldats sur les Cozan-Oghlou.

Babig-Pacha, lorsqu’il apprit que les soldats étaient partis, redescendit à Zeïtoun et s’empara du couvent. Il rappela tous les insurgés qui s’étaient dispersés. Les notables de Zeïtoun et le gouverneur turc le suppliaient de rester tranquille pour ne pas mettre en danger la vie de trois cents prisonniers zeïtouniotes et le gouverneur promit qu’il ferait tout son possible pour obtenir leur délivrance. Babig-Pacha resta tranquille pendant l’hiver.

Mais au printemps de 1878, pendant le Carême, une nouvelle agitation éclata à Zeïtoun ; 150 émigrés circassiens qui venaient d’arriver de Bulgarie, avaient reçu l’ordre de Veïssi-Pacha, gouverneur de Marache, d’aller à Zeïtoun pour réprimer les combattants de Babig-Pacha. Le jour même où ils arrivèrent à Zeïtoun, Babig-Pacha les attaqua avec ses combattants ; après une heure de combat, il les obligea à se rendre. Ils livrèrent les armes, après quoi Babig-Pacha les fit tous égorger par ses hommes ; puis il incendia le palais du gouvernement. Il livra le gouverneur et le major aux autorités de Marache à la condition qu’on lui rendrait ses deux mulets favoris, que les pachas avaient enlevés.

À la suite de ces combats héroïques de Babig-Pacha, un achough zeïtouniote composa un poème en l’honneur du vaillant révolté ; ce poème est l’un des plus aimés à Zeïtoun ; en voici quelques strophes :

 
Veïssi-Pacha dit : je veux aller à Zeïtoun,
Je détruirai la ville, je pillerai les biens,
Je demeurerai quelque temps dans le beau couvent,
Je brûlerai votre Zeïtoun ; ô Princes !

Babig-Pacha dit : Retiens mon nom,
J’ai fourré ton juge dans un sac d’ordures,
Je puis détruire le nom même de l’Islam à Marache ;
Je brûlerai votre Marache avec vos biens, ô Princes !


Malgré le ton fier de cette chanson, le Zeïtoun n’avait pas pu assurer complètement son indépendance. Le gouvernement continua à exécuter son projet destructeur ; mais cette fois, il eut recours à la ruse et à la trahison. Le Sultan envoya une commission à Zeïtoun sous le prétexte d’exécuter les réformes promises selon l’article 61 du Traité de Berlin ; cette commission était formée des trois pachas, Saïd, Kiamil et Mazhar, du consul anglais d’Alep, du colonel Chermside, et d’un fonctionnaire arménien de Constantinople, Ohannès Nourian.

Au lieu d’exécuter des réformes, cette commission tendit un piège mortel au Zeïtoun : elle persuada les Zeïtouniotes de se soumettre complètement pour que les réformes soient exécutées en toute tranquillité ; les Zeïtouniotes, se fiant surtout aux promesses du consul anglais et aux paroles persuasives de leur perfide compatriote Nourian, acceptèrent les conditions du gouvernement, livrèrent mille fusils et consentirent même, après s’y être longtemps opposés, à la construction d’une caserne à Zeïtoun.

Les Turcs commencèrent immédiatement à construire la funeste caserne, sur la haute colline dominant le Zeïtoun, en 1878-1879. Le Catholicos Meguerditch de Sis, qui avait rejoint la commission à Zeïtoun, fut obligé de poser lui-même la première pierre de la caserne ; on raconte qu’en s’acquittant de cette charge, il avait les yeux remplis de larmes et qu’il murmurait aux Arméniens qui se trouvaient près de lui : « Mes enfants, je pose moi-même la première pierre de cette caserne pour qu’un jour elle soit à vous. »

La caserne avait cinquante mètres de longueur et trente de largeur ; elle avait l’air d’une forteresse ; elle se composait de deux étages ; elle pouvait contenir jusqu’à 2,000 soldats ; elle avait un hôpital, une pharmacie, un bain, un four et des boutiques. Les murs étaient d’une épaisseur d’un mètre et demi ; il y avait deux portes, l’une du côté du sud, portant le nom de Marache-Capoussi (Porte de Marache), l’autre du côté de l’ouest portant le nom de Zeïtoun-Capoussi (Porte de Zeïtoun). Outre les fenêtres et les ouvertures de canon, il y avait sur les murs, 450 trous pour fusils, qui en grande partie se trouvaient du côté de Zeïtoun. À l’intérieur, il y avait une cour carrée, au milieu de laquelle se trouvait un beau bassin, ombragé de saules et dont l’eau arrivait des sources des collines se trouvant à une demi-heure de distance de la caserne.

Mais même après la construction de la caserne, le gouvernement ne comptait pas encore avoir définitivement assujetti le Zeïtoun. Babig-Pacha retiré dans le couvent avec ses combattants, continuait encore à ne pas vouloir se soumettre au gouvernement. Le consul anglais était allé plusieurs fois pour le persuader de se rendre à la caserne et de se soumettre au gouvernement. Babig s’y était toujours refusé. Mais à la fin, lors qu’il apprit que ses alliés, les Cozan-Oghlou s’étaient déjà rendus, et lorsqu’il vit que le Catholicos lui-même qui jusque-là lui avait conseillé de résister, commençait à se décourager, Babig comprit qu’il ne restait plus aucune espérance, et consentit à se soumettre à la condition que Saïd-Pacha irait le voir au couvent et que lui se présenterait avec ses armes.

Saïd-Pacha accepta la condition, et se rendit au couvent. Lorsqu’il vit l’héroïque prince arménien, il fut saisi d’admiration devant sa taille gigantesque et sa figure intrépide, et il s’écria : « En effet, tu es un brave et tu mérites d’être nommé pacha.  » Lorsque Saïd lui demanda pourquoi il s’était insurgé, Babig lui répondit : « J’ai rempli mon devoir traditionnel ; j’ai défendu le peuple opprimé, je suis né libre et je n’ai pas voulu devenir un esclave. »

Le Sultan amnistia Babig-Pacha, fit retourner toute sa famille de l’exil et lui accorda la fonction de chef de la municipalité de Zeïtoun.


XVII.

LE CONFLIT D’ALABACHE. — L’INCENDIE DE ZEÏTOUN. — LE CONFLIT D’OK-KAÏA. — LA MORT DE BABIG-PACHA


Le gouvernement turc recommença au bout de quelques années à opprimer le Zeïtoun ; c’était plutôt une oppression économique ; les impôts étaient très lourds, et la manière de les lever était arbitraire. Les Zeïtouniotes subissaient ce joug intolérable la rage au cœur, mais rendus incapables de résister par l’existence de la caserne.

Mais la révolte ne tarda pas à éclater. Les Turcs étaient allés à l’époque des moissons lever les impôts à Alabache. Un sergent avait battu et insulté un pauvre paysan, qui, n’ayant pas d’argent, proposait de payer après les moissons. Le fils du maire d’Alabache, Assadour, indigné, se jette sur le sergent, le terrasse et le bat jusqu’au sang.

Le lendemain (6 juillet 1884), 150 soldats tombent sur le fils du maire qui travaillait dans son champ avec six compagnons. Au lieu de se rendre, le petit groupe se défend, un sergent et cinq soldats sont tués ; les autres s’enfuient, ne voulant pas risquer leur vie et se réfugient dans une chaumière. Les Arméniens d’Alabache se réunirent autour de cette chaumière et voulaient l’incendier, mais les notables de Zeïtoun, ayant appris l’incident, vinrent à Alabache et empêchèrent les Arméniens de brûler les soldats.

Le gouverneur de Marache, Dédé-Pacha, homme paisible et bon, se rendit à Zeïtoun pour faire une enquête et pour punir les coupables. Mais comprenant bien que cette question pouvait avoir des suites graves, il accorda le pardon aux paysans d’Alabache et rétablit ainsi la paix.

Quelque temps après, les Zeïtouniotes furent éprouvés par un malheur plus important. Le 22 septembre 1884, une main inconnue mit le feu aux maisons du quartier de Boz-Baïr et une grande partie de Zeïtoun fut détruite dans cet incendie ; le peuple tomba dans la misère. Déjà l’année précédente une main mystérieuse avait également mis le feu à Hadjin, où 2,500 maisons et le marché tout entier avaient brûlé. Vers la même époque, deux grands incendies éclatèrent à Marache où les quartiers arméniens et le marché furent réduits en cendres.

Après l’incendie, le gouvernement fit tous ses efforts pour disperser les Arméniens de Hadjin et de Zeïtoun dans les plaines environnantes ; mais les montagnards s’obstinèrent à rester toujours sur leurs hauteurs. Les deux villes incendiées furent reconstruites au moyen des secours envoyés d’Europe et d’Amérique, mais les habitants restèrent toujours dans la misère, forcés souvent de vendre même leurs armes pour trouver du pain. Le gouvernement, profitant de cet affaiblissement des montagnards arméniens, redoubla les impôts et les persécutions.

Le 21 septembre 1886, un conflit eut lieu à Zeïtoun. Le gouvernement, ce jour-là, avait pris aux Zeïtouniotes leurs mulets et leurs chevaux pour les faire servir au transport des soldats et des vivres. Les gens de Boz-Baïr, excités par cet acte, se jetèrent sur les soldats au moment où ils passaient par la gorge d’Ok-Kaïa, montés sur leurs mulets. Un combat commença qui dura pendant quatre heures. Sept soldats furent tués et les autres s’enfuirent à la caserne, laissant les mulets.

Ce groupe arménien était conduit par Panos Cham-Kéchichian ; celui-ci prit les mulets et se retira avec ses compagnons dans les montagnes, où il resta pendant un mois. Dédé-Pacha revint à Zeïtoun, mais cette fois encore, pour éviter une révolte générale, il pardonna aux insurgés et leur distribua même de l’argent.

Pendant tout ce temps-là, Babig-Pacha vivait retiré ; à la fin, dégoûté de la conduite du gouvernement, il démissionna et se remit à préparer un mouvement de révolte. Le gouvernement en fut averti et voulut se débarrasser de cet homme dangereux. À la fête du mariage de Ferzi-Bek, vice gouverneur de Goguisson, Babig-Pacha fut empoisonné et mourut au bout de deux mois. Les Zeïtouniotes l’enterrèrent avec de grands honneurs dans le couvent de Sourp-Asdvadsadsine. Une simple pierre sert de tombe à sa sépulture ; mais cette pierre est devenue pour les Zeïtouniotes un lieu de pèlerinage.


XVIII

LES SIRAGAN. — LES DERNIERS ÉVÉNEMENTS.


Depuis 1885, à Zeïtoun et aux environs une société s’était formée qui portait le nom de Société des Siragan (ceux qui aiment). Les chefs en étaient le prêtre Der-Ghevonte Djénanian, la jeune Elizabeth de Yarpouz, et l’un des principaux apôtres, Sarkis, le bedeau zeïtouniote. À Hadjin, son représentant fut une femme, Mme Sara. Cette société prêchait l’union et la fraternité. Le mouvement, qui était restreint tout d’abord, alla en s’élargissant, s’étendit dans toutes les villes et surtout dans les villages de la Cilicie. Les apôtres, par la douceur de leurs mœurs et par l’éloquence de leurs paroles, gagnaient un grand nombre d’adeptes, surtout des femmes, à leurs idées.


Les membres de cette société s’en allaient par bandes pendant le jour ou la nuit hors des villes et des villages pour chanter et prier dans la solitude des champs. Ils étaient extrêmement dévoués et très tolérants les uns envers les autres ; cette société avait aussi des membres parmi les Turcomans, les Kurdes et les Circassiens ; c’était une espèce d’armée du Salut, plutôt humanitaire que religieuse.

Les membres de la société tâchaient de mettre en pratique leurs idées de fraternité en unissant les intérêts de tous. Ils voulaient vivre d’une vie commune ; à quelques endroits ils avaient déjà réuni leurs mulets et formé des caravanes publiques ; ils cultivaient ensemble les terres appartenant à tous. Les habitants de quinze maisons de Zeïtoun et d’Alabache s’étaient établis dans le couvent de Sourp-Perguitch et mangeaient à une table commune ; ils furent, plus tard, poursuivis par le gouvernement et tombèrent dans la misère.

Le gouvernement poursuivit non seulement les membres paisibles de cette société, mais aussi tous les habitants de Zeïtoun et des environs. La question arménienne était en ce moment agitée en Europe et à Constantinople ; le gouvernement turc croyait voir partout des comités révolutionnaires. Les Turcs Hadjilar de Zeïtoun, qui avaient jusque-là vécu en frères avec les Arméniens, furent excités et achetés par le gouvernement pour espionner leurs compatriotes arméniens. Ils étaient protégés à outrance par le gouvernement aux dépens des Arméniens.

Les mêmes persécutions avaient lieu à Hadjin. Le gouvernement emprisonna ou exila un grand nombre des Siragan comme des révolutionnaires ; parmi ceux-ci se trouvait Mme Sara, qui fut condamnée à trois ans d’exil à Saint-Jean-d’Acre.

Le 2 juin 1890, le gouverneur de Marache, Salih-Pacha, se rendit à Zeïtoun pour faire une enquête au couvent de Sourp-Perguitch que les Siragan étaient en train de reconstruire pour y habiter. Le pacha ordonna à ses gens de démolir le couvent en alléguant que les Arméniens voulaient construire une forteresse ; puis, pour détruire la génération future de Zeïtoun, le pacha fit mettre à l’œuvre un projet infernal : comme en ce moment il y avait à Zeïtoun une épidémie de petite vérole, un médecin que le pacha avait amené de Marache injecta du poison à quatre cents jeunes garçons sous le prétexte de les vacciner ; tous les quatre cents moururent le lendemain.

Quelques jours plus tard, un gendarme du nom d’Osman, ayant voulu violer la jeune Elizabeth au moment où celle-ci se rendait au couvent de Fournous, les Arméniens de Boz-Baïr guettèrent une nuit le gendarme et le tuèrent.

Salih-Pacha demanda les coupables aux princes de Zeïtoun ; ceux-ci se déclarèrent incapables de les arrêter. Le 6 octobre, les insurgés s’étaient réunis dans l’église Sourp-Ohannès de Boz-Baïr. Salih-Pacha envoya un bataillon à Zeïtoun pour les arrêter ; les insurgés tirèrent sur les soldats et les repoussèrent jusqu’à la caserne ; en même temps les insurgés chassèrent de Zeïtoun les soldats qui s’y trouvaient. Un combat commença qui dura trois heures. Les insurgés s’emparèrent du palais gouvernemental, et leur chef Panos Cham-Kéchichian, qui s’était installé dans le fauteuil du gouverneur, répondit aux notables arméniens envoyés par le gouvernement pour l’en faire sortir : « Je ne quitte pas ce fauteuil ; je l’ai occupé par l’épée, je ne le quitterai qu’à coups d’épée. »

Salih-Pacha appela quelques milliers de réservistes pour assiéger le Zeïtoun. Les insurgés restèrent seuls ; le peuple ne s’associa pas à eux ; la bande se retira dans les montagnes. Les soldats entrèrent facilement à Zeïtoun, arrêtèrent une cinquantaine d’Arméniens, parmi lesquels se trouvaient les évêques Nicolaïos et Garabed, et les exilèrent à Alep.

Les insurgés ne se rendirent pas ; ils s’étaient réfugiés dans la forteresse de Gurédine. Un bataillon fut envoyé pour les assiéger, mais trouvant de la part des insurgés une puissante résistance, les soldats s’enfuirent à Zeïtoun. Le gouvernement prit encore une fois le parti de pardonner aux insurgés ; mais il continua à déployer tous ses efforts pour détruire le Zeïtoun.

En 1893, arrivèrent à Zeïtoun un major et un juge fanatique de Damas, Hadji-Suleïman Effendi, qui était l’ami intime d’Izzet-Bey, le conseiller du Sultan ; ces deux hommes poussèrent les persécutions à leurs dernières extrémités ; les paysans arméniens s’étaient dépouillés complètement pour payer les impôts ; une immense misère régnait dans les villages arméniens ; le juge répétait par tout : « C’est à moi qu’est destinée la tâche de la destruction de Zeïtoun. »

Non content de pressurer les paysans arméniens, ces représentants voulurent aussi les blesser dans leurs sentiments les plus intimes ; ils emmenèrent de Marache une Arménienne, l’installèrent dans une maison du quartier de Boz-Baïr et permirent aux soldats de s’en servir comme d’une prostituée. Les Zeïtouniotes qui n’ont jamais supporté qu’une Arménienne se prostitue à des Turcs, démolirent cette maison et chassèrent la femme de leur ville, au mois d’avril 1895.

Le juge et le major voulurent arrêter quarante des notables de Boz-Baïr pour les exiler ; ceux-ci prirent leurs armes et envoyèrent cette réponse : « Cette fois, notre prison, ce sera la montagne. » Le major et le juge télégraphièrent au Sultan que les Zeïtouniotes s’étaient insurgés. Le Sultan communiqua cette dépêche au gouverneur général d’Alep ; celui-ci envoya le gouverneur de Marache à Zeïtoun pour apaiser le trouble ; le gouverneur pardonna aux insurgés et rétablit la tranquillité.

La douceur de la conduite du gouverneur dissimulait des desseins perfides. C’était à l’époque où l’Angleterre, à la suite des massacres de Sassoun, présentait, d’accord avec la France et la Russie, un projet de réformes au Sultan ; dans toute la Turquie, des ordres secrets furent communiqués, et tous les fonctionnaires s’assemblèrent partout pour délibérer en cachette. La même chose eut lieu à Zeïtoun, pendant que le gouverneur de Marache s’y trouvait.

Des gendarmes furent envoyés partout, et des chefs de tribu, des maires et des mollahs furent appelés au centre du district pour y tenir un conseil. Cette assemblée, dont le but restait mystérieux, dura deux jours.

Après cette assemblée, les Turcs changèrent complètement de conduite ; ils feignirent d’adopter une attitude très amicale avec les Arméniens, tout en tramant en secret des projets noirs.


  1. Lorsque la royauté bagratide d’Arménie fut détruite (XIe siècle), un grand nombre d’Arméniens émigrèrent en Cilicie, s’y installèrent, y créèrent une nouvelle patrie ; le prince Roupen réussissant à dominer la partie montagneuse de ce pays, y établit une principauté arménienne qui porta son nom, et qui, plus tard, devint une royauté sous Léon II le Roupénien ; à la fin, le trône des Roupéniens fut occupé par quelques princes de la famille des Lusignan.
  2. Ces renseignements sur Hétoum et sur Zarmanouhi sont tirés d’un mémoire écrit, en 1473, par le vartabed Guiragos, frère du prêtre Ohannès, curé de Gantchi et parent de la famille de Hétoum.
  3. Ce district s’appelle, maintenant Tchakhed.
  4. Il y a jusqu’à présent une tradition à Marache, selon laquelle la famille, Zulcadir succédera pour le Califat et pour le Sultanat à famille d’Osman, si celle-ci manque de descendant mâle.
  5. Vakouf est un mot arabe ; en Turquie, en appelle ainsi les biens sacrés, les propriétés appartenant aux églises et aux mosquées. Les Zeitouniotes croient que Zeïtoun appartient à la nation arménienne et à Dieu.
  6. Les pacha ottomans ont suivi l’exemple des chefs turcomans et c’est pour cela qu’on voit aujourd’hui plus de trois cents ruines de couvents et de forteresse, dont quelques-unes seulement sont encore en état de servir, comme la forteresse de Païas qui sert de prison pour le forçats.
  7. Jusqu’à présent, si l’on questionne le Zeïtouniote sur son amour de la discipline, il répond : « Si nous n’obéissions pas aux ordres de nos chefs et si nous ne nous jetions pas même dans le feu pour les servir, nos aïeux nous assommeraient.»
  8. Docteur, prêtre.
  9. Pour donner une idée des ravages que commettaient ces chefs de tribu, nous citerons seulement ceux qui se sont commis dans ce siècle par les chefs de tribu de Païas.

    Au commencement de ce siècle, le chef turcoman Kutchuk-Ali ou Khalil-Bek régnait dans le district de Païas. Il avait mis sous impôts non seulement les populations de ce pays, mais il pillait même la grande caravane envoyée à la Mecque par le Sultan. Les pachas ottomans essayèrent plusieurs fois de s’emparer de cet homme, mais ils ne réussirent jamais et furent toujours repoussés. Ils finirent par lui accorder le titre de pacha. Cela ne suffit pas pour retenir Khalil-Bek qui continua ses inclusions, il se mit même à attaquer les navires européens et à rançonner les voyageurs. Au moment où la caravane de la Mecque passait, pour jeter l’effroi sur les pèlerins, il faisait pendre deux prisonniers à l’entrée du pont de Païas. Il mourut en 1808. Son fils Dédé-Pacha continua l’œuvre de son père. En 1815, au moment du passage de la caravane de la Mecque, ayant appris que la fille de Sultan Mahmoud se trouvait parmi les pèlerins, il l’enleva. Les pachas turcs ne purent jamais s’emparer de lui. En 1818, il fut arrêté par trahison et tomba aux mains de Mustafa-Pacha de Beïlan. On lui coupa la tête et on brûla son corps.

    Son frère Mestek-Bek, qui n’avait encore que douze ans, s’enfuit à Marache où il se réfugia chez Ahmed Pacha-Zulcadir. Dix ans après il quitta Marache pour retourner dans son pays, mais il le trouva occupé par Hadji-Ali-Bek, le chef de la tribu Karadja qui régnait en ce moment sur la plus grande partie des plaines de la Cilicie. Il rencontra d’abord une vive hostilité de la part de Hadji-Ali-Bek, mais dans quelque temps Ils trouvèrent le moyen de se réconcilier. En 1832, comme Ibrahim-Pacha était venu d’Égypte devant le passage de Beïlan et que Husseïn-Pacha s’était dirigé contre lui avec les troupes ottomanes, Mestek-Bek, pour se montrer ami des Turcs, alla aider Husseïn-Pacha à passer ses troupes par les gorges Husseïn-Pacha l’envoya à Constantinople pour qu’il y fût récompensé. Mais le Sultan le condamna à mort secrètement. Mestek-Bek réussit à s’enfuir de la prison sous un déguisement européen et revint dans son pays. Après la victoire d’Ibrahim-Pacha (1832) il s’attacha à lui et devint une sorte de gouverneur général sur les trente chefs féodaux de l’Amanus. En 1843, le gouverneur d’Adana, Ahmed-Izzet Pacha, voulut le soumettre, mais il ne réussit pas ; cela l’irrita et il satisfit sa colère en ravageant tout le Païas et en massacrant la famille de Mestek ; celui-ci s’enfuit encore à Marache chez les Zulcadir, de là il se rendit à Alep, puis à Constantinople. Deux ans après il retourna dans son pays et parvint peu à peu à en redevenir maître. Dans ces dernières campagnes il était assisté par son fils Eumer-Agha. Ils ne se rendirent complètement qu’en 1865 après la chute des Cozan-Oglou, lorsque Derviche-Pacha, le généralissime des troupes ottomanes, réussit à remporter une grande victoire sur les tribus indigènes. Le gouvernement turc fit transporter les fils de Mestek à Antioche, où ils sont établis définitivement. Le Sultan leur a donné la plus grande partie des domaines de Païas et il leur paye de dix à cinquante livres d’appointements mensuels (230 à 1130 francs).

    Tout cela s’est passé à Païas ; qui est situé au bord de la mer, où la force des Ottomans trouvait le plus facilement accès ; on peut en présumer ce qui devait se passer dans l’intérieur de la Cilicie où il y avait la plus grande difficulté pour les troupes ottomanes de pénétrer.

  10. Mot arménien signifiant : poète populaire.
  11. Un voyageur français, M. Léon Paul, qui a visité Zeïtoun en 1864 trace le portrait des combattants zeïtouniotes de la manière suivante « Tous ces montagnards sont jeunes ; le plus âgé ne dépasse pas vingt-cinq ans : tous ont l’air ouvert, aimable, distingué ; nous avons peine à nous figurer qu’on risque quelque danger à passer au milieu d’eux sans escorte. »
  12. Déli-Kéchiche : veut dire en turc le prêtre fou. Un prêtre combattant semble si bizarre aux yeux des Turcs que s’ils en voient un ils le croient fou. Et c’est pourquoi plus d’un prêtre zeïtouniote a mérité ce surnom.
  13. Akdja-Dagh se trouve au nord de Zeïtoun, dans la province de Sivas, près de la ville de Gurune.
  14. Les Zeïtouniotes ont composé un poème épique pour célébrer l’héroïsme de cet admirable couple, et le nom de Kirmani est honoré à Zeitoun à l’égal d’un héros national.
  15. Haï-Krisdoné veut dire arménien-chrétien. Les Zeïtouniotes confondent la nationalité avec la religion : pour eux, tout Arménien est chrétien, et tout chrétien est Arménien ; ils croient que l’Anglais, le Français, le Grec et tous les peuples chrétiens sont frères et sont Arméniens.
  16. Revue des Deux-Mondes, 13 février 1863.
  17. Les Arméniens et les Turcs de Zeïtoun ont l’habitude de donner le titre de pacha aux princes de la famille Yeni-Dunia.