Chants populaires de la Basse-Bretagne/Les deux moines et la jeune fille

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Édouard Corfmat (1p. 273-277).


LES DEUX MOINES


ET LA JEUNE FILLE.


PREMIÈRE VERSION.
________


I

  Dans la ville de Rudon sur la route qui mène à Rome,
On a bâti un couvent neuf, où des moines demeurent ;

  On a bâti un couvent neuf, où demeurent de jeunes moines,
Qui ne cessent, ni la nuit ni le jour, de débaucher les jolies filles.

  Il y avait une petite mineure, qui était très-dévote,
Et qui allait tous les jours prier Dieu au couvent de St-François.

  Vint un des moines, qui lui dit :
— Venez avec moi, jeune mineure, venez avec moi à la maison ;

  Venez avec moi, jeune mineure, venez avec moi dans ma chambre,
Je vous montrerai les tableaux, les mystères excellents. —

  Quand elle entra dans la chambre du moine,
Les portes furent aussitôt fermées sur elle ;

  Et pendant l’espace de sept mois, l’espace de sept mois entiers,
Fut la jeune mineure, sans voir ni le jour ni la nuit ;

  Fut la jeune mineure, sans voir ni le jour ni la nuit,
(Nul autre) que les deux jeunes jacobins qui la visitaient chaque nuit.

  Et au bout de huit mois, elle se trouva enceinte,
Et les deux jeunes jacobins furent alors fort inquiets.

  Vint un des deux qui lui dit :
— Hélas ! jeune mineure, que faire ?

  Hélas! jeune mineure, que faire,
Il est arrivé un nouveau vicaire général, et nous serons tous visités

  — De grâce, père Ollivier, conduisez-moi dans la salle d’étude,
Il n’est m vicaire ni évêque qui vienne me chercher là. —

  Vint un des moines, qui lui dit :
— Ecoutez, jeune mineure, et obéissez-nous :

  Dépéchez-vous, mineure, de mettre vos pantoufles.
Pour venir à l’église dire vos vêpres ;

  Pour venir à l’église dire vos vêpres,
Si vous ne pouvez les dire à la lumière du jour, vous les direz à la chandelle. —

Un jeune clerc, harrassé de fatigue,
Vint demander à loger au couvent des Franciscains.


  Vint un des moines, qui lui dit :
— Retirez-vous, mon ami, ici on ne loge personne. —

  Et lui de s’en retourner alors, de revenir sur ses pas,
Et de se mettre dans un confessionnal, au bas de l’église.

  Environ trois heures avant le jour, il eut une grande frayeur,
En voyant allumer de la chandelle sur l’angle du maitre-autel.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Et la pauvre mineure, saisie d’épouvante,
Demandait du fond du cœur le sacrement de l’extrême-onction ;

  Elle demandait du fond du cœur le sacrement de l’extrême-onction,
Et pour l’enfant qu’elle portait, elle demandait le baptême.

  — Taisez-vous, jeune mineure, taisez-vous et ne pleurez pas,
Car vous n’êtes pas la première, la dernière je ne dis pas :

  Il y a là neuf filles, créature en chacune d’elles,
En vérité, Françoise, cela fait dix-huit !

  Nos cœurs à nous sont devenus comme le fer ou le chêne ;
Voilà, Françoise, l’endroit où repose votre cousine ! —

II

  Le jeune clerc disait, saisi d’épouvante,
En arrivant, le lendemain matin chez l’hôtesse :

  — Apportez-moi, hôtesse, du vin rouge de votre meilleur,
Pour que je retrouve ma mémoire, que j’ai perdue cette nuit ;

  Pour que je retrouve ma mémoire que j’ai perdue cette nuit,
Car j’ai vu cette nuit ce que personne au monde ne voudrait faire ;

  J’ai vu tuer une femme, la plus jolie que jamais je vis,
Et, sur ma foi d’honnête homme, je crois qu’elle était enceinte ! —

  Et l’hôte demandait au clerc, en l’entendant :
— Reconnaîtriez-vous ces gens-là, si vous les voyiez sur pied ? —

  — Faites sonner les cloches et sortir la procession,
S’ils marchent sur le pavé, je les reconnaîtrai certainement... —

  — Celui qui porte l’ostensoir, est l’homme aux couteaux, (1)[1]
Celui qui porte le ciboire, tenait la chandelle !

  Saisissez-les, archers, saisissez-les sur le champ,
Car ceux-là ont commis un meurtre que nul au monde n’aurait commis ;

  Ils ont tué une femme, la plus jolie que jamais je vis :
Sur ma foi d’honnête homme, grande devait être leur méchanceté !

.
III

  Son parâtre disait, agenouillé sur sa tombe :
— Est-il possible, Françoise, que tu sois là !

  J’ai été sept mois en prison, condamné à être pendu,
À cause de toi, Françoise, que l’on me reprochait ! —


Chanté par Marie-Josèphe Kerival. Keramborgne, 1849.


VARIANTE.


  Celui de devant, qui encensait, tenait la chandelle ;
Celui qui portait l’ostensoir, était l’homme aux couteaux,

  — Approchez, monsieur le recteur, venez vite
Arracher le Seigneur Dieu d’entre les mains du méchant ! —

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


  Sous dix-sept jours leur procès fut fait.
Ils furent condamnés par le Parlement à être décapités.

  On leur lut la sentence rigoureuse,
Et ils furent conduits par le bourreau jusqu’à la potence ;

  Ils furent conduits par lui jusqu’au dernier degré de l’échelle,
Et là ils durent mourir jusqu’au jugement dernier !


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LES DEUX MOINES


ET LA JEUNE FILLE.


SECONDE VERSION.
________


I

  Entre la vallée de Rudono[2] et le chemin qui mène à Rome,
On a bâti un couvent neuf, où des moines demeurent ;

  On a bâti un couvent neuf, où demeurent de jeunes moines
Qui ne cessent, ni la nuit ni le jour, de débaucher les jolies filles.

  Il y a dans la ville une mineure qui est très-dévote ;
Elle va tous les dimanches à la messe, et souvent sur la semaine :

  Elle va tous les dimanches à la messe, sur la semaine, quelquefois,
A l’église de Saint-François, pour réciter ses heures.

  Et deux jeunes jacobins d’aller lui parler :
— Venez avec nous, mineure, venez avec nous dans notre maison ;

  Venez avec nous, mineure, venez avec nous dans notre chambre,
Nous vous expliquerons les tableaux, les mystères excellents. —

II

  Quand elle y eut été neuf mois, ils lui dirent :
— Mon Dieu, petite mineure, que ferons-nous ?

  Mon Dieu, petite mineure, que faire ?
Le vicaire-général est arrivé au couvent, pour nous visiter. —

  Et ils demandèrent conseil. Lucifer leur conseilla
De la tuer et de l’enterrer au coin du maître-autel

  Un mendiant, logé dans l’église, fut saisi de frayeur.
De voir ce qui arriva cette nuit-là à la pauvre fille.

  Le moine Le Cardinal lui dit :[3]
— Récite ton in manus quand tu voudras, car voici l’heure où tu mourras ! —

  Et elle de demander grâce pour sa vie,
Et le baptême pour le fruit qu’elle portait.

  Pour son petit enfant elle implorait le baptême,
Et pour elle-même le sacrement de l’extrême-onction.

  Mais le grand moine alors saisit une pelle,
En frappa la mineure et l’étendit par terre.


  Il lui a donné sept coups de pelle, sans faillir,
Et l’enfant et la mineure, il les a tués tous les deux !

  Alors ils rentrèrent dans le couvent et cachèrent leurs vêtements,
Par crainte de la recherche, car il y avait du sang !

  Le lendemain matin, quand le jour eut jailli,
Un des deux moines ouvrit la porte (de l’église).

  Le mendiant sortit aussitôt de l’église
Et entra dans une auberge :

  — Donnez-moi un morceau à manger et une goutte à boire,
Pour que je recouvre la mémoire, que j’ai perdue cette nuit :

  J’ai vu tuer cette nuit une mineure,
Et je crains bien, mon Dieu, qu’elle ne fut enceinte.

  Car je crois avoir entendu la voix de son enfant ;
Mais il avait beau crier, on l’a tué quand même ! —

  Des gens qui étaient dans l’auberge sortirent,
Pour faire leur déclaration, dès qu’ils entendirent cela.

  Le vicaire (général) disait au mendiant, en l’interrogeant :
— Prenez bien garde, mendiant, à ce que vous dites !

  Prenez bien garde, mendiant, à ce que vous dites,
Et que vous ne chargiez mes ministres, sans raison ! —

  — Vraiment, monsieur le vicaire, si vous ne me croyez pas,
Faites une procession, et alors on verra ;

  Ordonnez une procession, faites-les défiler,
Ils ne ressemblent pas aux autres, ils ont du sang sur leurs chaussures. —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  On creusa la terre a l’endroit où elle avait été mise,
Et on trouva son corps là où le mendiant avait dit.

  Les deux moines ont été arrêtés alors et conduits en prison ;
C’est à Paris qu’ils reçurent leur condamnation.

  Il leur a fallu faire trois fois le tour de l’église,
Pour leur pénitence, les hommes indignes et cruels !

  On leur revêtit a chacun une chemise enduite de résine,
Puis leurs corps furent consumés sur un grand bûcher ;

  Puis leurs corps furent consumés sur un grand bûcher,
Pour faire un exemple pour ceux qui devaient les remplacer.

  Le grand moine disait, en entrant dans le feu :
— Donnez-moi force et courage pour pouvoir résister,

  Et faire pénitence de ma méchanceté !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Hélas ! ma mémoire, pourquoi n’avais-je jamais pensé
Que je serais condamné à mourir à cause d’une fille !

  Beaucoup de jeunes filles pourront dire, à présent,
Que j’ai couché avec elles, et pris leur virginité ... —


  Maintenant que le moine est mort, les maris pourront
Porter son deuil (s’en réjouir) parce qu’ils seront délivrés de lui.

  Et pourtant les femmes sont, dit-on, désolées,
Et regrettent l’heure où fut consumé le moine, le paillard.

  Il finit sa vie avec beaucoup d’angoisse,
En laissant dans ce monde beaucoup dans la pénitence.

  Et depuis qu’il est mort, on n’a jamais entendu dire,
Comme il disait, quand il était en vie, qu’il soit revenu :

  Mais depuis qu’il est mort et mis en terre,
Il n’a pas obtenu de plus grand privilège que les autres !

  Mais laissons le moine, parce qu’il était un homme redoutable !
Pendant qu’il a été dans ce monde, il a mené joyeuse vie !

  Il disait encore, l’homme indigne, le méchant,
Qu’il n’avait aucun scrupule en allant de l’autre côté !


Chanté par une servante d’auberge du bourg de Pleubihan.
Avril 1864.


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Une autre version présente les variantes qui suivent :

  — Celui-là qui est sur le marchepied (à l’autel), tenait la chandelle,
Son camarade, le père Ollivier, était l’homme aux couteaux. —

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  Dur eut été le cœur, bien dur, de celui qui n’eut pleuré
Dans l’église de Saint-François, un dimanche, à midi ;

  Dans l’église de Saint -François, un dimanche, à midi,
En voyant le père de la jeune fille, en voyant comme il criait :

  Mon procès était fait, j’étais condamné à être mis en morceaux,
A cause de toi, chère mineure, de toi qu’on me reprochait ;

  A cause de toi, chère mineure, de toi qu’on me reprochait,
Vive ou morte, il me fallait te retrouver ! —


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NOTE.


Rien n’indique que les moines de notre gwerz fussent de l’ordre du Temple. Au contraire, les mots jacobins et couvent de Saint-François reviennent souvent dans les leçons que j’ai recueillies. Dans la pièce du Barzaz-Breiz (page 184), la scène se serait passée auprès de Quimper, dans la commune de Penharz, je crois, au lieu où l’on voit encore quelques ruines, connues dans le pays sous le nom de Temple des faux dieux, et où l’on dit traditionnellement qu’exista autrefois une commanderie de l’ordre du Temple. Il n’est pas prouve cependant que cette attribution ne soit pas erronée, et M. de Blois s’exprime clairement dans ce sens, dans le dictionnaire d’Ogée, au mot Penharz : « Ce qu’on appelle le Temple des faux dieux, n’est autre chose que la grande salle du manoir de Prat-an-Roux. Cette terre a donné son nom à une ancienne famille, ayant pour armes une croix pattée d’azur et qui s’est fondue dans la maison du Juch, vers la fin du XIVe siècle. Les croix pattées ont fait croire que Prat-an-Roux avait appartenu aux Templiers. Mais il faut remarquer que partout, ici, ces croix sont alliées avec le lion de la maison du Juch, et l’alliance de cette maison avec l’héritière de Prat-an-Roux est bien connue. »

Cette pièce est, à peu près, la seule de ce genre que j’aie recueillie contre les moines. J’ai cependant fait bien des recherches pour trouver une version, ne fût-ce même que des lambeaux, quelques vers seulement, de la ballade, déjà célèbre parmi les savants bretons, connue sous le nom de Les moines de l’Ile-Verte, et qui a été publiée dans l’Athenæum français (année 1854, p. 700). J’ai séjourné plusieurs jours dans le pays où l’on place la scène, j’ai interrogé les habitants de Pleubihan, de Lanmaudes, de Paimpol, de Kerity-Beauport, mais vainement ; je n’ai même pas trouvé un seul vers. Et pourtant des couplets tels que ceux-ci étaient bien de nature à se graver dans la mémoire du peuple, si le chant en question avait été réellement populaire :


Ar manac’h-braz a lavare,
War lein ar skeul pa arrue :
— Mui a verc’hed am euz gwallet,
Wit n’zo aman euz ma zellet !

Mui a zakrilej am euz gret
Wit n’zo neudenn bars ma rochet,
Ha c’hoas c’houlennann ’ rok merwel,
Ma kouezou gwall war Breiz-Izel. —


Le grand moine (l’abbé) disait,
En arrivant au haut de l’échelle :
— J’ai violé plus de filles
Qu’il n’y en a là à me regarder !

J’ai commis plus de sacrilèges
Qu’il n’y a de fils dans ma chemise ;
Et je demande encore, avant de mourir,
Que tous les fléaux tombent sur la Basse-Bretagne ! —


Mais aujourd’hui que je tiens le mot de cette énigme, et que je connais l’auteur de ce pastiche, qui est réellement réussi quoique trop empreint de la rhétorique et des sentiments modernes pour passer pour une poésie ancienne, après mûr examen, je ne n’étonne plus de l’insuccès complet de mes recherches. Il me revient à la mémoire que, il y a seize ou dix-sept ans, le véritable auteur de la pièce, homme de talent et de beaucoup d’imagination, me sachant occupé à rechercher les poésies populaires du pays de Tréguier, celui de nos anciens diocèses bretons où l’on chante le plus, me récitait souvent ces vers, ainsi que quelques autres, comme le refrain des Loups de mer (Ar Bleizdi-mor, voir page 72), l’apostrophe de la Fontenelle a son épée, la vieille Ahès, et me demandait, en souriant : — As-tu trouvé cela ? — Non, disais-je, avec quelque dépit : mais je chercherai encore, et je trouverai. — Tu peux chercher, reprenait-il, avec une douce malice, mais tu ne trouveras pas. — J’étais dépité et presque honteux de voir que d’autres trouvaient, dans mon pays même, de si beaux chants anciens, relatifs aux événements les plus marquants de notre histoire nationale, tandis que moi je ne trouvais rien de pareil, ou presque rien. Et je cherchais encore, avec plus d’ardeur, j’interrogeais les aveugles, les fileuses, les tailleurs, les sabotiers dans leurs huttes, les vieillards ; je leur citais les couplets, les beaux vers que j’avais retenus à les entendre réciter à mon ami, ou pour les avoir lus dans un livre auquel j’avais voué une grande admiration, le Barzaz-Breiz, et tous me répondaient invariablement, et en secouant la tête d’un air de doute : « Nous n’avons jamais entendu rien de semblable. » J’en venais alors à douter du mérite et de l’utilité de mes recherches et j’y renonçais parfois : mais j’y revenais toujours, pour mon propre plaisir, et sans aucune idée bien arrêtée de publicité, du moins dans les premiers temps. Les pauvres gwerz et sônes, trop souvent incomplets, incohérents, bizarres, naïfs, que je copiais sous la dictée de nos paysans me semblaient si pâles, si mal tournés, si rustiques, à côté des belles ballades toujours si régulières, si poétiques, si parfaites de mon ami et du Barzaz-Breiz. Et pourtant j’y trouvais un charme inexprimable ; j’avais toujours sur moi du papier blanc et un crayon, et je ne manquais jamais une occasion de recueillir un gwerz ou un sône que je n’avais pas encore, ou une version différant sur quelque point de celles que je possédais déjà. Aussi puis-je dire en toute sincérité que mon livre est un livre de bonne foi, ce qui en sera sans doute le principal mérite. Toutes les pièces qui s’y trouvent, sans exception, peuvent se recueillir encore dans le pays. Si on ne les trouve pas toujours dans les communes, et dans la bouche des personnes que j’ai indiquées (car quelques-unes sont mortes), on les trouvera certainement dans quelqu’autre commune voisine. Chez nous, nul n’emporte dans la tombe le secret d’une tradition orale ou d’un chant populaire légué par les aïeux de génération en génération, et venu avec eux, peut-être, des pays lointains où fut leur berceau. C’est là un patrimoine commun, et il est assez riche pour que chacun de nous y ait une part aussi large qu’il le peut désirer.


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  1. (1) Voir la variante, page 277.
  2. Toutes les versions que j’ai recueillies de ce chant portent Rudon ou Ruduno, ou Rudonou, Faut-il y voir une altération de Redon ?
  3. S’agit-il ici d’un moine nommé Le Cardinal, ou bien du grand moine,
    comme il est dit ailleurs, l’abbé ?