L’Éducation de Laura Bridgman

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OBSERVATIONS & DOCUMENTS




LAURA BRIDGMAN


Pendant ces dernières années, il a été souvent question, dans les livres de psychologie et de physiologie, du cas de Laura Bridgman, comme d’un exemple bien rare et peut-être unique d’un remplacement de tous les sens par un seul.

Dans le quarante-troisième rapport annuel de l’Asile des Aveugles du Massachusetts, le Dr Howe, qui a recueilli Laura, donne une description intéressante de la méthode qu’il a suivie pour faire son instruction. Nous donnons cette description d’après le Journal of mental science (janvier 1876).


J’ai trouvé dans un petit village des montagnes, une jolie petite fille, pleine de vivacité, âgée de six ans, mais qui était complétement aveugle et sourde, et qui n’avait qu’une sensibilité confuse de l’odorat ; cette sensibilité était si confuse, que, différente en cela des autres sourds et muets qui flairent constamment toutes choses, la petite fille ne sentait pas même ses aliments. Ce sens s’est un peu développé dans la suite ; mais elle ne s’en est jamais beaucoup servie, et n’a pas eu grande confiance en lui. Elle perdit ses sens à la suite d’une scarlatine, et de si bonne heure qu’elle ne se rappelle pas s’en être servie. Son père était un honnête fermier, et sa mère une femme très-intelligente. Mon projet de donner à l’enfant une instruction régulière, parut d’abord complétement extravagant. Mais la mère, femme d’une grande intelligence naturelle, et animée par un ardent amour de sa fille, s’associa vivement à ma proposition ; et au bout de quelques jours, la petite Laura était transportée à ma maison, à Boston, et soumise à une direction régulière, consistant en leçons improvisées pour l’occasion.

Je n’anticiperai point ici sur ce que je veux écrire à son sujet ; je dirai seulement que j’exigeai d’elle, par des signes qu’elle comprit vite, qu’elle consacrât plusieurs heures par jour à apprendre à se servir de ses mains, et à savoir commander à ses muscles et à ses membres. Mais mon but principal et mon grand désir étaient de la rendre capable de reconnaître les 26 signes qui représentent les lettres de l’alphabet pour les sourds muets. Elle se soumit patiemment à ces procédés, mais sans en comprendre l’utilité.

Je donnerai ici une grossière esquisse des moyens que j’ai imaginés pour opérer son développement mental. Je choisis d’abord des monosyllabes courts, de manière que le signe qu’elle devait apprendre fût aussi simple que possible. Je plaçai devant elle, sur une table, une plume (pen) et une épingle (pin), et lui faisant toucher et palper avec soin les doigts de l’une de mes mains, je les plaçai dans les trois positions indiquées par l’alphabet manuel des sourds et muets, et correspondantes aux lettres p e n : je les lui fis sentir, coup sur coup, un certain nombre de fois jusqu’à ce qu’elle pût associer ces positions dans son esprit. Je fis de même avec l’épingle, et je répétai cette opération une vingtaine de fois. Elle s’aperçut à la fin que les signes étaient complexes, que le signe du milieu d’un des mots, à savoir l’e, était différent du signe du milieu de l’autre mot, à savoir de l’i. C’était un premier pas de fait. L’opération fut répétée et répétée une centaine de fois, jusqu’à ce que l’association fût définitivement établie dans son esprit entre le signe composé de trois signes et exprimé par trois positions des doigts, et l’objet lui-même, de sorte que, lorsque je lui présentais la plume, elle faisait elle-même le signe complexe, et que, lorsque je faisais moi-même le signe avec mes doigts, elle prenait triomphalement la plume et la mettait devant moi comme pour dire : « C’est ce que vous désirez. »

La même chose fut faite avec l’épingle, jusqu’à ce que l’association fût complète et intime dans son esprit entre les deux objets et les positions complexes des doigts. Elle apprit ainsi deux signes arbitraires, c’est-à-dire les noms de deux choses différentes. Elle semblait avoir conscience d’avoir compris et fait ce que je désirais, car elle sourit, pendant que je m’écriais intérieurement et d’une manière triomphante : « εὑρῆκα ! εὑρῆκα ! » Je sentis alors que le premier pas avait été fait avec succès, et que c’était celui-là qui seul était réellement difficile, parce qu’en continuant le même procédé par lequel elle était devenue capable de distinguer deux choses par des signes arbitraires, elle pourrait arriver à apprendre à exprimer par des signes deux mille et finalement les quarante mille mots et plus de la langue anglaise.

Après avoir appris que le signe de ces deux objets, épingle (pin), et plume (pen), était composé de trois signes, elle s’aperçut que pour apprendre les noms d’autres objets, elle avait de nouveaux signes à apprendre. Je me servis de monosyllabes, à cause de leur simplicité, et elle apprit graduellement à distinguer le signe d’une lettre du signe d’une autre, et arriva ainsi à connaître les 26 lettres arbitraires de l’alphabet manuel, et la manière de les disposer pour exprimer divers objets, tels que canif, fourchette, cuiller, fil et autres semblables. Ensuite elle apprit les noms des dix nombres ou des doigts, puis la ponctuation, et les points d’exclamation et d’interrogation, en somme, 46 signes en tout. Avec cela elle put exprimer le nom de chaque chose, exprimer toute pensée, tout sentiment et toutes les innombrables formes des pensées et des sentiments. Elle avait acquis de la sorte le « ouvre-toi, Sésame », du trésor entier de la langue anglaise. Elle semblait comprendre l’importance du procédé ; elle s’en servait avec ardeur et d’une façon incessante ; elle prenait divers objets, et par ses gestes demandait quels signes il fallait faire avec les doigts pour exprimer leurs noms. Alors elle était trop rayonnante de plaisir pour être capable de cacher ses émotions.

Il me semblait quelquefois qu’elle était comme une personne seule et abandonnée dans une fosse profonde, noire et silencieuse, et que je lui jetais une corde que je balançais dans l’espoir qu’elle pût la rencontrer, s’y cramponner et être ramenée à la lumière du jour et au sein de la société humaine. Et c’est ce qui arrivait ; et ainsi, d’une manière inconsciente et instinctive, elle aidait à son heureuse délivrance. Une fois en possession du système de signes arbitraires exprimés par les différentes positions des doigts en usage chez les sourds-muets, et connues sous le nom de dactylologie, il restait à lui apprendre à reconnaître les mêmes signes sur des caractères d’imprimerie, en se servant de lettres en relief. Ainsi avec deux p, deux n, un e et un i, elle put, en disposant ces lettres les unes à côté des autres, sur une ardoise dont se servent les aveugles, donner suivant son gré, les signes qui correspondent à une plume (pen), ou à une épingle (pin).

On lui apprit encore que lorsqu’une espèce de papier est fortement pressée par les reliefs de ces caractères d’imprimerie, attachés ensemble, les uns à côté des autres, il se produisait sur le revers du papier un signe tangible, celui de pen ou pin, suivant la position des trois lettres ; qu’elle pouvait palper ce papier, distinguer les lettres et lire par là même ; et que la position de ces signes pouvait être variée et multipliée, qu’ils pouvaient être disposés en séries et former un livre.

Alors elle s’habitua à reconnaître les contours des lettres produits par des épingles que l’on fait pénétrer dans du papier ferme, et qui laissent sur le côté opposé un contour pointillé. Elle s’assura vite qu’elle pouvait par ce procédé, écrire tout ce qu’elle désirait, se lire ; écrire des lettres à ses amis et les leur envoyer par la poste…

Il serait trop d’expliquer comment, après avoir appris les noms des substantifs et ceux des choses concrètes, elle arriva à comprendre les mots qui expriment les diverses qualités matérielles ou morales. Le procédé était lent et difficile ; mais j’étais aidé par son ardeur naturelle et par son amour pour apprendre de nouvelles choses, qui d’ailleurs était suivi de succès. Par exemple, elle apprit que quelques unes des filles ou des femmes de sa connaissance étaient d’un caractère doux et aimable, parce qu’elles la traitaient gentiment et la caressaient constamment. Elle apprit aussi que d’autres étaient d’un caractère tout opposé, qu’elles l’évitaient ou la repoussaient, qu’elles étaient brusques dans leurs mouvements et leurs gestes, dans leurs rapports avec elle, et que par suite on pouvait dire que leur caractère était aigre. Avec un peu d’adresse elle fut conduite à associer dans son esprit les premières avec une pomme douce, et les autres avec une pomme aigre ; si bien qu’elle se trouva en possession d’un signe pour une qualité morale. C’est un exemple grossier, mais il est difficile d’expliquer le procédé par lequel des enfants peuvent comprendre les noms des choses abstraites ou des qualités morales. Le succès vint de la loi, de la patience, et de la confiance que j’avais en elle qui avait le désir et le pouvoir d’acquérir un langage arbitraire complet. Ce désir, maintenant, s’est changé en une véritable passion d’apprendre de nouveaux signes. Je dois dire que je fus grandement aidé par les jeunes institutrices de la maison, qui prirent leur tâche en amour, et se dévouèrent saintement avec patience et persévérance. De plus, je reçus du secours des jeunes filles aveugles, dont plusieurs ayant appris l’alphabet manuel, saisissaient toute occasion de s’en servir et de converser avec Laura. Par ce procédé les avantages matériels et moraux du langage commencèrent à se montrer de bonne heure. Sans ce procédé, les jeunes filles ne pouvaient manifester leur intérêt et leur affection pour Laura que comme pour un enfant, c’est-à-dire par des caresses, par des bonbons et d’autres présents, ou bien en la promenant çà et là, ou en lui rendant d’autres services. Par lui elles entraient dans le commerce de l’humanité à l’aide d’un langage régulier.

Elle continua à apprendre de la sorte, pendant une vingtaine d’années et même plus, avec rapidité d’ailleurs et succès, jusqu’à ce qu’elle eût acquis un grand vocabulaire de mots et qu’elle pût converser aisément et rapidement avec tous les sourds-muets, et toutes les personnes qui se servaient des signes qu’elle employait elle-même. Elle put lire les livres imprimés avec facilité et promptitude, et trouver par elle-même, par exemple, un chapitre ou un vers des Écritures. Elle put aussi lire les lettres de ses amis, écrites avec des épingles, ou à l’aide du système de Braille. Elle put aussi écrire ses propres pensées et ses expériences sur un journal ; elle put entretenir une correspondance avec sa famille et ses amis, en leur envoyant des lettres écrites au crayon et en recevant leurs réponses, soit en lettres écrites avec des épingles, qu’elle pouvait lire avec le toucher, soit en lettres écrites à l’encre et au crayon, et qu’elle faisait lire par quelque personne mise dans ses confidences.

C’est ainsi qu’elle arriva d’une façon heureuse à pouvoir entretenir des relations faciles et libres avec ses compagnes, et à pouvoir devenir membre de la famille humaine.

Pour faire complétement comprendre par des exemples le langage qu’elle employait dans son enfance, il faudrait un gros volume ; je me borne simplement à dire qu’elle est arrivée à une telle habileté en ce qui regarde le toucher de l’alphabet manuel, que je regrette de n’avoir pas essayé de lui apprendre à se servir de ses cordes vocales, c’est-à-dire à employer le langage régulier.

Je me propose de donner plus tard une description minutieuse de l’instruction à laquelle a été soumise cette chère enfant, et de la condition à laquelle cette instruction l’a conduite. Mais je dois me borner ici à une brève expression de la pensée et du principe qui m’ont donné le courage de commencer et la persévérance d’achever cette œuvre.

Dr Howe.

Traduit du Journal of Mental Science.