Le Roman réaliste en Angleterre avec Jane Austen

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LE ROMAN RÉALISTE EN ANGLETERRE

AVEC JANE AUSTEN



Une des raisons qu’on pourrait donner à une étude un peu détaillée de Jane Austen, c’est l’ignorance presque complète où le grand public français est resté d’elle pendant si longtemps. Alors que tout le monde connaît, au moins de nom, George Eliot et Charlotte Brontë, aucun des romans de Jane Austen n’a eu la même fortune, qu’ils méritaient pourtant à beaucoup d’égards, puisque ce sont des œuvres pures qui ne sont pas fades, ironiques et pénétrantes comme un roman d’Anatole France, innocentes et inoffensives comme une histoire de Zénaïde Fleuriot.

Rien de moins romanesque, d’ailleurs, que ces romans-là : les jeunes filles y épousent des jeunes gens du même monde et de la même fortune qu’elles ; elles tombent amoureuses au commencement du premier volume et se marient à la fin du second, sans qu’aucun obstacle sérieux se soit présenté dans l’intervalle ; il leur arrive quelquefois de faire des sottises et de laisser passer leur bonheur à côté d’elles ; mais alors elles se repentent à temps, leurs yeux s’ouvrent, l’amoureux insiste et tout s’arrange à la satisfaction générale. Même les événements qui pourraient être tragiques, tombent à plat et finissent court. On n’a jamais, avec Jane Austen, que l’espoir d’une catastrophe : une jeune folle qui s’est laissée enlever fixe son séducteur, moyennant une petite dot fournie par un ami de la famille, et une femme qui a quitté son mari, après un esclandre, se retire tranquillement à la campagne avec sa tante et une pension que lui fait son père, pour méditer sur les avantages de la bonne conduite. Les événements les plus marquants sont un bal, un dîner, un pique-nique ; on soupire après ces joies-là un mois avant, on les repasse dans son cœur sept ans après : il n’y a guère de plus faible, comme intrigue, que Molière, et de moins tragique que Marivaux.

Les âmes n’y sont pas plus troublées que les vies. Quelque curieux que cela puisse paraître, puisque toutes ces histoires tournent autour d’un mariage, on n’y rencontre pas d’amour. Ce que Jane Austen nous présente comme de l’amour, c’est bien plutôt un goût sérieux mais réservé, qu’on s’avoue à peine à soi-même, qu’on tait à celui qui l’inspire, qu’on cache à ceux qui vous entourent. Il arrive aux héroïnes de souffrir, à Jane Bingley par exemple, à Anne Elliott, mais c’est si correctement, que personne ne s’en aperçoit et qu’elles-mêmes n’en sont plus très sûres, car les sentiments si bien dominés s’affaiblissent : on ne souffre d’une manière durable que lorsqu’on consent à souffrir. Pas de scène d’aveux qui ne soit du même coup une demande en mariage, pas de reproches, pas de jalousie ; un éclair, un frémissement de temps à autre et puis tout rentre dans l’ordre : les âmes ardentes n’y trouvent pas plus leur compte que les imaginations héroïques.

Les titres mêmes ont quelque chose de vieillot qui rebute au premier abord et font songer à une moralité du Moyen-Âge : Bon sens et sentimentalité, Orgueil et parti pris, Persuasion ! On se méfie de ces romans-là avant de les avoir lus. Pourtant, cette Jane Austen qui n’a rien pour tenter, pas même ses titres, on l’a comparée à Shakespeare, sans que cela parût très ridicule ; les lettrés anglais ont pour elle une manière de petit culte aussi intime et aussi délicat qu’elle ; dans certaines familles on parle de ses personnages comme de gens ayant vécu ; des Américains écrivent que ses héros leur sont aussi familiers que les mots de tous les jours ; les yeux s’éclairent et s’amusent quand quelqu’un cite Mr. Collins ; il semble que ce souvenir seul vous rapproche.

Et en effet, aimer Jane Austen, c’est une marque de culture, une garantie de bon goût qu’on donne aux autres et qu’on se donne à soi. Un étranger qui la lit, malgré l’énorme différence des époques et des milieux, pense de temps en temps à Flaubert ou à Anatole France, quand ce n’est pas à La Rochefoucauld ; il continue, le charme le pénètre, subtil et sûr ; il rit tout seul, et se sait bon gré d’avoir ri. C’est qu’on a vaguement l’impression qu’il faut être intelligent pour se complaire à un art aussi délicat, aussi détaché que celui-là ; on se sent en face d’un plaisir intellectuel pur, où il n’entre aucun élément populaire, et en constatant qu’on en jouit vraiment, sans illusion et sans snobisme, on monte dans sa propre estime : il y a une sorte de vanité à être bien sûr qu’on aime Jane Austen.

Faisons donc connaissance avec elle et entrons dans le presbytère de Steventon – car c’est la fille d’un pasteur – aux environs de 1797. Nous sommes dans le Hampshire, un pays aimable aux horizons limités et harmonieux ; les collines ne sont pas élevées, mais elles ondulent avec souplesse ; les bois ne montent pas haut, parce que le sol est pauvre, mais ils mettent leur fraîcheur un peu partout. Le presbytère est une vieille maison spacieuse, sans élégance et sans confort, avec des poutres apparentes ; elle s’ouvre sur un joli jardin mi-potager et mi-verger et elle est close de haies épaisses, assez épaisses pour qu’un sentier creusé d’ornières puisse se cacher au milieu. L’église est sur la colline, silencieuse comme les morts qu’elle garde dans le petit cimetière voisin, et tout à côté se dresse une vieille ferme – un ancien manoir – que la même famille loue maintenant de génération en génération. Le « patron » de l’église, qui possède aussi presque tout le village, est un cousin des Austen et il ne réside pas là, de sorte que ses parents sont regardés un peu comme les notables de l’endroit. Le pasteur, Mr. Austen, est un homme d’âge mûr, les traits réguliers et beaux ; très instruit, il a préparé lui-même à l’Université ses deux fils, qui y achèvent leurs études à cette époque ; la mère est charmante, pleine d’activité et d’entrain, c’est la fille d’un homme célèbre dans toute l’Angleterre par l’humour de ses reparties, le maître du Collège de Balliol, qui a eu tous les genres d’esprit, y compris celui d’occuper cinquante ans un poste auquel on l’avait élu provisoirement, en spéculant sur sa santé fragile ; l’ironie légère et profonde qui fleurit toute l’œuvre de Jane Austen vient sans doute de lui. Il y a dans cette maison une autre fille, Cassandra ; elle a été fiancée à un pasteur qui est mort au loin de la fièvre jaune ; elle s’est consolée, ou elle l’a cru, et elle l’a laissé croire à son entourage.

Que fait-on dans ce petit monde-là ? On reçoit des visites, on travaille à des ouvrages de dames, on tapote un peu son piano, on chante d’une jolie voix grêle des romances déjà surannées et on cultive son jardin. On va à Bath une ou deux fois dans sa vie, sous prétexte de prendre les eaux, et une fois à Londres ; la Révolution gronde pas bien loin et ensanglante le continent, on ne le dirait pas. Il y a pourtant ici la veuve d’un guillotiné, une cousine des Austen qui avait épousé un noble français. Elle pourrait mettre une note tragique dans cette existence si unie ; mais non, elle apprend le français à sa cousine et elle organise dans la grange de petites représentations théâtrales.

Voilà le milieu où vit Jane Austen. Elle est grande, élégante, les cheveux bouclés, les yeux couleur de noisette et les joues un peu trop pleines ; elle parle joliment, d’une voix douce, et elle goûte la musique. Elle est heureuse, car elle aime sa mère et sa sœur, et la mort ne lui a encore pris personne. On n’est autour d’elle ni riche ni pauvre : il a fallu prendre des pensionnaires pour ajouter au petit revenu, mais nul n’en a senti la gêne.

Jane lit du français, qu’elle sait très bien ; pourtant aucune trace de ces lectures-là n’est passée dans son œuvre ; rien de Voltaire ni de Rousseau n’y a transpiré ; elle adore le poète familier Crabhe et le grand romancier Richardson qu’elle a lu d’un bout à l’autre. La politique la laisse froide : elle considère les guerres navales comme une occasion pour les officiers de faire leur situation et leur fortune, et elle proteste qu’elle ne lira la Vie de Nelson que s’il y est parlé de son frère le marin. Elle n’a aucune idée nouvelle ou hardie ; si elle prend la défense des gouvernantes, c’est par un élan de bonté plus que par un besoin de justice abstraite. Elle apparaît conservatrice par instinct, à moins que cela ne soit par philosophie, sûre qu’elle serait à l’avance de la vanité des ambitions humaines et de l’inutilité des changements. Voici la forme sous laquelle elle préconise l’éducation de son temps. « C’était une de ces bonnes institutions où l’on peut envoyer les jeunes filles de dix à seize ans pour qu’elles ne vous encombrent pas à la maison et où on leur assure, à un prix modéré, une bonne petite dose d’arts d’agrément, sans courir le risque qu’elles soient devenues des phénomènes quand elles reviennent chez leurs parents. » C’est un peu douteux comme réclame, à coup sûr, mais c’est d’un esprit plus dédaigneux que révolutionnaire.

De passion, dans cette vie, il n’y en a pas plus que dans ses romans : on ne se monte pas aisément la tête avec tant de lucidité ; sa perception aiguë du ridicule, son horreur distinguée de tout ce qui est sensiblerie ou romanesque l’ont très bien gardée de l’amour, peut-être trop bien. Pourtant on n’est jamais si complètement défendu contre le rêve qu’il ne vous atteigne en passant : Jane Austen semble avoir eu un goût naissant, mais fort, pour un jeune homme qui mourut subitement sans l’avoir revue. Elle n’en eut pas le cœur brisé ; s’il lui en resta quelque chose, ce fut un souvenir encore plus secret que celui que gardent ses héroïnes, Pour tous elle demeura simplement joyeuse ; les enfants l’adoraient et ne se lassaient pas d’écouter les histoires dialoguées qu’elle inventait pour eux. En résumé, c’est une vie bien unie que la sienne, dans sa douceur un peu terne, une vie qui fait penser à un dimanche anglais dans le Hampshire par la paix, la fraîcheur et la monotonie. Mais il n’y avait pas de danger qu’elle s’ennuyât dans ce milieu somnolent : dès que deux ou trois familles étaient réunies, tout en causant ou en brodant, son observation infatigable restait en éveil ; elle possédait en elle le plus sûr préservatif contre l’ennui, l’intérêt que la vie inspire ; elle s’amusait aux âmes, même aux plus médiocres : un vieux maniaque, une bavarde, de jeunes folles lui fournissaient d’une manière secrète et continue de délicates distractions. Elle notait les gestes, les inflexions de voix, recueillait les paroles ; elle voyait le dedans aussi, et le contraste était parfois si complet entre la pensée et le discours, entre l’attitude et l’âme, qu’une grande gaieté lui en venait, une gaieté intime qui ne faisait sourire que les yeux noisette et où il y avait souvent autant d’indulgence que de malice.

Et puis, le lendemain, toujours dans le salon, assise à son petit bureau, elle avait l’air d’écrire à ses amis, une feuille de buvard la protégeait contre les indiscrets et, tandis qu’on causait ou qu’on s’agitait autour d’elle, elle composait des chefs-d’œuvre. Mieux encore, le chef-d’œuvre écrit, elle n’en attendait ni profit ni renommée, pleinement satisfaite de la joie qu’elle s’était offerte à elle-même. Mr. Austen envoya l’Abbaye de Northanger à un éditeur qui paya le manuscrit deux cent cinquante francs, s’en repentit et l’oublia dans un tiroir. Orgueil et parti pris ne tenta personne et ne parut que quinze ans après avoir été achevé. Même ce n’est pas là ce qu’il y a de moins curieux qu’un pareil livre, témoignant d’une connaissance de l’âme si minutieuse et si profonde, soit l’œuvre d’une jeune fille de vingt et un ans, innocente, simple et ne sachant guère que regarder.

Les tristesses vinrent pourtant : il fallut quitter le vieux presbytère, s’exiler quelques mois à Bath et à Southampton ; le père mourut, la famille se dispersa et l’œuvre fut interrompue. Elle ne la reprit que bien plus tard, dans la maison qui allait devenir son second foyer, à Charton-House, sur la route de Winchester. C’est là que la célébrité vint enfin, bien limitée encore et bien tranquille : l’Abbaye de Northanger, Orgueil et parti pris, Bon sens et sentimentalité, Mansfield Park, Emma, parurent successivement. Le prince régent lui envoya des éloges, et le monde la connut. Jamais toutefois il ne la prit et ne la gâta, comme quelques-unes de ses contemporaines ; elle sortait peu et n’allait que là où l’on demandait « Jane Austen » ; Mme de Staël ayant désiré voir l’auteur d’Orgueil et parti pris, Jane Austen refusa. En femme du monde qu’elle était, elle redoutait la réputation de bas-bleu. Elle vieillit ainsi avec sa mère et sa sœur ; elle eut même vite la coquetterie de la vieillesse, puisqu’elle s’en alla à quarante ans et qu’elle portait depuis longtemps le bonnet des personnes mûres. Elle mourut à Winchester, où elle était allée consulter un grand médecin. Ses dernières lettres la montrent simple, sereine et dévouée ; elle souffrait beaucoup, et à ceux qui lui demandaient si elle ne désirait pas quelque chose, elle répondit « Rien que la mort, » avec un reste de sourire, tandis qu’elle finissait sans tapage, comme elle avait vécu. C’est de la sorte que s’acheva vite, beaucoup trop vite, son existence, harmonieuse comme la douce campagne qui l’encadrait, tranquille comme la vieille ville où elle s’est éteinte, cette vie pleine de raison, de grâce et de joie. Elle n’a pas parlé beaucoup des Français ; on ne sait pas si elle les a aimés, mais elle leur ressemblait. Nous songeons vaguement à l’idéal de Molière, devant ce mélange de bon sens et de finesse, ce mépris du roman, ce goût de la raillerie. Elle est si classique, si différente de Charlotte Brontë, si adorablement simple et équilibrée, cette femme qui n’aimait rien tant qu’à rire et qui l’avouait.

Il est presque impossible de donner une juste idée d’elle à qui ne la connaît pas ; son charme est si subtil et si continu qu’on ne le goûte qu’en la lisant et en la relisant. On a déjà vu que l’intrigue n’a pas d’importance chez elle : une ou deux analyses sommaires le prouvent abondamment.

Persuasion raconte l’histoire d’une jeune fille qui a refusé d’épouser un jeune officier qu’elle aimait, parce qu’elle s’est laissée influencer par son père et une vieille amie ; elle le regrette en silence et à jamais, lorsqu’il revient huit ans après. Il l’a oubliée, et même elle lui paraît bien vieillie lorsqu’il la revoit. Peu à peu, ils se retrouvent ensemble, le charme d’Anne Elliott agit de nouveau, avec, comme auxiliaire, la douceur de communs souvenirs ; il se reprend à celle qui ne s’est jamais déprise de lui, et ils finissent par où ils auraient dû commencer, Persuasion ayant pour objet d’enseigner qu’il ne faut se laisser persuader ni même conseiller trop docilement.

Mansfield Park met en scène une petite nièce pauvre élevée par charité dans la famille de son oncle, avec ses belles cousines et ses grands cousins. Fanny est une nature douce, ardente et concentrée ; depuis le jour où son cousin Edmond l’a trouvée pleurant dans l’escalier et qu’il l’a aidée à écrire à son frère Tom, elle lui a donné son cœur pour toujours. Edmond, qui ne sait rien de cette tendresse ingénue, aime une jolie fille brillante, sèche, légère ; il va l’épouser, et Fanny s’est résignée silencieusement. Elle va même pousser la résignation jusqu’à se laisser marier au frère de la fiancée, lorsque, heureusement pour les lecteurs sensibles, ce dernier, moitié par caprice, moitié par faiblesse, enlève la sœur d’Edmond, la belle cousine de Fanny, mariée à un imbécile. Du coup, Edmond s’aperçoit de l’insuffisance morale de son futur beau-frère, de celle de sa fiancée par surcroît. Il découvre un peu tard qu’il n’a jamais aimé que Fanny et il l’épouse.

Il n’y a rien de plus, rien d’autre même, dans le chef-d’œuvre de Jane Austen : Orgueil et parti pris, qui ne vaut que par les figures inoubliables de Mr. et Mrs. Bennett, des cinq Bennett et de Mr. Collins. C’est dire que l’intérêt de toute cette œuvre ne réside que dans l’observation de la vie et la peinture des caractères. Mais Jane Austen a poussé cette observation aussi loin que possible, et par là s’expliquent la perfection et les limites étroites de son talent. Ses caractères d’hommes, par exemple, sont moins bons que ses caractères de femmes, à moins qu’il ne s’agisse de vieillards, dans l’intimité desquels elle pouvait aisément vivre. On a remarqué qu’il n’y a pas une seule conversation entre hommes dans aucun des six romans : elle n’en avait jamais entendu. La classe pauvre, qu’elle ne pouvait cependant ni ignorer ni dédaigner, puisqu’elle était fille de pasteur, n’apparaît pas non plus, parce qu’elle la voyait trop rarement et de trop loin ; elle n’avait pas d’elle cette expérience journalière dont son art sentait le besoin. Des jeunes filles, des propriétaires, des pasteurs, des officiers, quelques membres de l’aristocratie, c’est tout. Et c’est assez, si l’on considère que, pour les classiques, quelques spécimens humains représentent et résument l’humanité.

L’observation de Jane Austen est impersonnelle, ce qui est, comme on sait, la condition même de tout art réaliste ; ses personnages n’ont rien d’elle-même ; elle n’apparaît ni pour les juger ni pour les expliquer ; ils se révèlent tout seuls par leurs gestes, leurs paroles. Même lorsqu’il s’agit de nous ouvrir leur pensée, cette étude de vie intérieure prend spontanément la forme d’une rêverie qu’elle leur prête et dont elle reproduit fidèlement le cours naturel. On la croirait même absente de ses livres sans l’ironie tranquille qui la trahit.

Cette observation, réaliste en ce qu’elle est scrupuleuse et impersonnelle, l’est plus encore par les sujets auxquels elle s’attache. On sait que les réalistes professent, en effet, que rien de ce qui est n’est insignifiant. Les formes de vie les plus humbles les attirent de préférence, parce qu’ils les sentent plus représentatives que les autres de la vérité commune, et aussi parce qu’ils sont conscients de l’infinie difficulté que leur matière présente. Reproduire une vie plate, moyenne, où rien n’est saillant ; offrir au public des tableaux sans beauté, n’ayant que leur exactitude pour mérite ; mettre ce public à même de vérifier à loisir votre observation, puisqu’elle porte sur des milieux accessibles et des types familiers, c’est une tâche ardue mais tentante. Jane Austen y a admirablement réussi. Ses personnages secondaires sont les plus durables : une pauvre femme bonne, humble et bavarde : Miss Batis ; un doux vieillard, inconsciemment égoïste et suavement maniaque : Mr. Woodhouse ; une mère de famille vulgaire et bornée, sans moralité et sans jugement, qui ne comprend encore rien aux sarcasmes que son mari lui décoche depuis vingt-cinq ans : Mrs. Bennett, voilà les héros de Jane Austen. Ils n’ont rien d’exceptionnel, sinon la puissance avec laquelle ils sont recréés par l’artiste qui s’en amuse.

Ce Mr. Woodhouse, par exemple, est le meilleur des hommes, mais il est d’une petite santé ; dès lors, tout ce qui est sain ou malsain, en fait de nourriture ou d’hygiène, prend pour lui une importance capitale ; son jugement étant limité, il ne conçoit pas que ce qui lui est mauvais puisse être inoffensif pour d’autres, et comme, d’autre part, il est plein d’une bienveillance active, il aboutit à une tyrannie tendre, un peu rabâcheuse, faite de dévouement et de timidité sénile. Il offre à ses invités un œuf, « un de nos petits œufs, » à la coque, préparé par son cuisinier, car il ne garantirait pas certes n’importe quel œuf à la coque, – un demi-verre de vin, non, deux doigts de vin trempé d’eau ; il les engage à risquer un « tout petit morceau de tarte » et il les renverrait défaillants, si sa fille ne remédiait pas à la prudence de son hospitalité. Après une nourriture suspecte, ce que Mr. Woodhouse redoute le plus au monde, ce sont les changements, quels qu’ils soient : sa fille aînée est mariée, parfaitement heureuse, ce qui ne l’empêche pas de n’en jamais parler que comme de la « pauvre Isabella ». Le plus triste est que, toujours résigné dans son attitude et dans ses paroles, il ne l’est jamais dans son cœur : il refait constamment les mêmes questions superflues, répète les mêmes plaintes affectueuses, soupire les mêmes désirs irréalisables, qu’il faut combattre avec les mêmes arguments, toujours accueillis avec la même tristesse contenue, type achevé de ces adorables vieillards, pleins de puérilité et de charme, qu’on a envie d’embrasser et de battre.

Mr. Bennett et Mrs. Bennett apparaissent si nettement dans le premier chapitre d’Orgueil et parti pris, qu’on ne peut pas se refuser le plaisir de cette citation :

« C’est une vérité universellement reconnue que tout célibataire jeune et riche doit avoir envie de se marier. Quelque ignorant qu’on soit de ses sentiments à cet égard, il n’est pas installé dans le pays que toutes les familles voisines le considèrent aussitôt comme la propriété légitime de l’une ou l’autre de leurs filles.

— Mon cher Mr. Bennet, lui disait un jour sa femme, savez-vous que Netherfield Park est enfin loué ?

Mr. Bennett répondit qu’il n’en savait rien.

— Mais je le sais, moi, car Mrs. Long sort d’ici et elle m’a raconté tout au long ce qui en est.

Mr. Bennett ne répondit pas.

— Est-ce que vous n’avez pas envie de savoir par qui c’est loué ? – s’écria sa femme avec impatience.

— Vous avez envie de me le dire, vous, et je n’ai pas de raisons pour ne pas vous écouter.

Cela suffisait comme invitation.

— Eh bien, mon ami, vous saurez donc que Netherfield Park est loué par un jeune homme très riche, qui est du nord de l’Angleterre ; qu’il est arrivé ici en voiture lundi dernier ; qu’il a été si enchanté de la propriété qu’il est tout de suite tombé d’accord avec Mr. Morris ; qu’il doit s’installer ici pour la Saint-Michel et que les domestiques seront là dès la fin de la semaine prochaine.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Bingley.

— Est-il marié ou célibataire ?

— Oh ! célibataire, mon ami, célibataire, bien entendu. Célibataire et de bons revenus : quatre ou cinq mille livres de rentes. Quelle bonne affaire pour nos petites !

— Comment cela ? En quoi cela les intéresse-t-il ?

— Mon cher Mr. Bennett, que vous êtes insupportable ! Vous comprenez bien que j’espère le marier à l’une de nos filles.

— Est-ce que c’est dans cette intention qu’il s’installe ici ?

— Dans cette intention ? Vous êtes ridicule ! Naturellement non, mais il peut très bien arriver qu’il tombe amoureux de l’une ou de l’autre ; c’est pourquoi il faut que vous lui fassiez votre visite le plus tôt possible.

— Je n’en vois pas la nécessité. Allez-y donc vous-même, vous et vos filles ; ou même, tenez, vous feriez mieux de les envoyer toutes seules : j’ose dire que vous êtes aussi bien que n’importe laquelle, et voyez-vous que Mr. Bingley aille vous trouver la mieux de toutes !

— Mon ami, vous me flattez. J’ai certainement eu ma part de beauté dans mon temps, mais je n’ai plus maintenant aucune prétention. Quand une femme a cinq filles à marier, elle fait mieux de ne plus penser à ses propres charmes.

— Quand une femme a cinq filles à marier, elle n’a pas souvent beaucoup de charmes à quoi penser.

— Non, mais sérieusement, mon ami, il faut que vous alliez voir Mr. Bingley dès son arrivée dans le pays.

— Je ne peux pas vous promettre cela, je vous assure.

— Mais enfin, pensez à vos enfants et au parti que ce serait pour l’une d’elles. Sir William et Lady Lucas sont décidés à y aller et pour cette seule raison, car en général ils ne font pas de visites ; vous comprenez bien que si vous n’y allez pas, nous ne pouvons pas y aller, nous.

— Vous avez trop de scrupules, ma chère. Je suis sûr que Mr. Bingley serait enchanté de vous voir. Je vous donnerai même un mot pour lui, si vous voulez, où je lui dirai que je consens de tout mon cœur à ce qu’il épouse n’importe laquelle de mes filles, bien que cependant je devrais ajouter un petit quelque chose en faveur de Lizzy

— J’espère bien que vous n’allez pas faire une chose pareille. Lizzy n’a rien de mieux que les autres ; elle n’est pas de moitié aussi jolie que Jeanne ni de moitié aussi en train que Lydia, mais elle a toujours été votre préférée.

— Elles n’ont pas grand’chose pour elles, ni les unes ni les autres ; elles sont sottes et ignorantes comme toutes les jeunes filles, mais Lizzy a un peu plus d’esprit que ses sœurs.

— Mr. Bennett, comment pouvez-vous parler ainsi de vos enfants ? Vous prenez plaisir à me mortifier, vous n’avez aucun égard pour mes pauvres nerfs.

— Vous vous trompez, ma chère amie ; j’ai le plus grand respect pour vos nerfs, ce sont de vieux amis à moi : il y a vingt ans que je vous en entends parler avec tant de considération !

— Ah ! vous ne savez pas ce que je souffre.

— Si, mais j’espère toujours que vous reprendrez le dessus et que vous vivrez assez pour voir une foule de jeunes gens avec cinq mille livres de rentes s’établir dans le voisinage.

— Il pourrait en venir vingt, à quoi cela nous servirait-il, puisque vous ne voulez pas aller les voir ?

— Aussi, je vous donne ma parole, ma chère amie, que quand il y en aura vingt, j’irai les voir tous.

» Mr. Bennett offrait un mélange si bizarre de vivacité, de sarcasme et de caprice, que vingt-trois ans de mariage n’avaient pas suffi à Mrs. Bennett pour le comprendre. Elle était, elle, moins difficile à pénétrer : c’était une femme de petit jugement, de pauvre culture et de caractère incertain ; quand elle était contrariée, elle se croyait malade ; l’unique souci de sa vie était de marier ses filles, et elle n’avait pas de plus grandes joies que les visites et les nouvelles. »


Le même Mr. Bennett conserve, tout au long du roman, son humour éternel. Quand sa femme se lamente sur la pauvreté où il la laissera à sa mort, elle et ses filles, il lui répond « Ne voyons pas les choses en noir ; espérons jusqu’au bout que je pourrai vous survivre. » Lorsque sa quatrième fille s’est fait enlever, on croirait peut-être qu’il a perdu un peu de sa philosophie : il admoneste vertement Ketty, la cinquième, lui annonce qu’elle n’ira jamais plus au bal, qu’elle ne verra pas de dix ans un seul képi d’officier. Et il termine ainsi « Au bout de ce temps-là, si je suis content de vous, je vous emmènerai à la Revue. » Il espère bien que celui qui a enlevé Lydia n’a pas consenti à l’épouser à moins de deux cent mille francs ; cela l’ennuierait, au cas contraire, d’avoir de lui une si petite idée, juste au début de leurs relations ; et enfin comme on lui a demandé, dans la même matinée, la main de deux de ses filles, Élisabeth et Jeanne, il ajoute en se retirant « Si quelqu’un venait pour Marie (la troisième), j’ai tout mon temps ; vous feriez entrer dans la bibliothèque. »

Ces quelques exemples, choisis au hasard, n’ont rien de plus saillant que le reste. On retrouverait la même vérité nuancée, la même ironie insaisissable, un peu partout. La méthode est réaliste, elle aussi ; les traits choisis sont menus, mais expressifs, et puis, si nombreux, que l’impression produite se creuse lentement, à chaque détail nouveau. Flaubert, Balzac, Daudet, travailleront dans le même sens. Elle a de plus le mérite d’être presque la première, ou, du moins, d’appliquer la première à des sujets qui lui sont propres une méthode encore très récente et qu’elle porte à sa perfection, du premier coup. Il y a quelque chose qui n’est qu’à elle : la pureté de ses livres. Jane Austen était une jeune fille épanouie dans un milieu honnête et dont les yeux si perçants n’avaient pourtant pas dépassé la grosse haie du presbytère ; elle n’écrit que de ce qu’elle a vu et elle n’a rien vu que de sain. Il est rare que l’expérience soit à la fois si sûre et si restreinte. Les auteurs réalistes ont plus de vingt-cinq ans en général.

On a vu que Jane Austen s’efface derrière son sujet, que son art est rigoureusement impersonnel. Il faut pourtant s’entendre là-dessus : un auteur ne disparaît pas de son œuvre ; le seul choix qu’il fait parle pour lui. Il peut ne pas exprimer la sympathie ou l’antipathie que ses personnages lui inspirent, il ne la supprime pas, et nous n’avons qu’à interroger l’impression que nous laisse son livre, pour deviner l’attitude de l’observateur en face de la réalité qu’il décrit. Nous reste-t-il, après ces lectures, un goût de tristesse, d’amertume ou de pitié ? nous saurons si Jane Austen a trouvé la vie révoltante ou pitoyable. Rien de tout cela ; elle la trouve amusante ; son talent est sous-tendu d’ironie : une bavarde qui mélange dans son discours des pommes cuites et les lunettes de sa mère, une femme qui ne songe qu’à marier ses filles, une petite campagnarde qui ne voudrait pas dire non et ne sait pas dire oui, c’est drôle, sans que personne sache exactement pourquoi : la faiblesse humaine nous divertit, les illusions de l’amour-propre nous enchantent. Et ce spectacle est plus amusant encore pour l’écrivain qui a le plaisir de sa propre observation, qui recrée les gens, en quelque sorte, assez pour savoir à l’avance ce qu’ils feront et ce qu’ils diront, qui jouit de les retrouver à toute heure absurdes et consistants. Comment l’artiste pourrait-il en vouloir à la vie dont les formes sont si variées, la complexité si attirante et la logique si profonde ? Elle l’amuse trop pour qu’il lui soit sévère. Jane Austen savait bon gré aux gens ridicules de la désennuyer ; elle goûtait un plaisir suivi à voir vite et juste, et nous en éprouvons un autre à nous sentir intelligents en la comprenant. Surtout elle n’avait pas souffert et elle n’avait ni vu ni fait le mal. Aussi son ironie est-elle bienveillante ; elle n’est impitoyable que pour la vraie laideur morale, pour la platitude doublée de méchanceté d’un Mr. Collins, pour la cupidité cynique d’une Mrs. Daswood.

Enfin, cette ironie bienveillante est légère, si rapidement indiquée qu’il faut presque de l’attention pour ne pas en être dupe. Souvent c’est un seul mot qui résume toute une observation psychologique : le pasteur Elton, qui tenait à faire un riche mariage, revient de la ville dûment fiancé à une bonne dot ; il est enchanté comme il convient, attend les félicitations, sourit aux taquineries, ne parle que de ses affaires et regarde toutes les jeunes filles avec des yeux cordiaux et « rassurés » : on ne peut plus rien contre lui, il lui est enfin donné de sourire sans risques ! Et cette héroïne de l’abbaye de Northanger, qui avait tout contre elle pour être une héroïne de roman : son père, d’abord, d’une aisance moyenne et qui s’appelait Richard ; sa mère qui avait eu trois fils avant elle et qui, au lieu de mourir en la mettant au monde, avait survécu pour avoir encore six enfants, tous bien portants, et jouir elle-même d’une excellente santé, etc. C’est par cette ironie constante, légère et pleine de substance, qu’il arrive à Jane Austen de faire penser à Anatole France.

Quand on a parlé de l’observation de Jane Austen, de la réalité de ses peintures, de la bienveillance de son humour, de la grâce insaisissable de son ironie, on croit avoir tout dit et l’on n’a rien dit encore. Elle n’est pas de ces auteurs dont on peut détacher quelques pages brillantes. Son charme vous imprègne, il ne vous saisit pas. Il faudrait, pour l’expliquer, définir le plaisir spécial que le réalisme nous cause ; ce serait une grosse affaire. Pascal s’étonnait déjà que nous admirions la peinture d’originaux qui nous repoussent ou nous ennuient ; il voyait là une de nos vanités. Par quel mystère une Miss Bates, un Mr. Woodhouse, une Mrs. Bennett, si pénibles à supporter dans la vie ordinaire, prennent-ils pour nous un intérêt exceptionnel dès qu’ils apparaissent dans l’art ? S’agit-il seulement d’une admiration soulevée en nous par la difficulté vaincue ? Il ne semble pas. L’art réaliste nous enchante parce qu’il nous appelle à collaborer avec lui. En savourant une réflexion, en regardant une silhouette, on se dit : « Comme c’est bien cela ! comme cela ressemble à un tel ! » on se rappelle une foule d’observations confuses qu’on a faites soi-même, sans jamais avoir eu l’occasion ou le pouvoir de les exprimer ; on se découvre une parenté secrète avec l’auteur et on le fait bénéficier de la petite satisfaction qu’il nous procure. Parfois même, et c’est le plus beau résultat de l’art réaliste, on sent s’éveiller en soi un goût nouveau pour cette réalité méconnue, au milieu de laquelle nous vivons sans la regarder. Les romans héroïques agitent en nous des aspirations inquiètes, difficiles à contenter ; ils nous exaltent une heure pour nous laisser retomber plus ennuyés et plus dédaigneux dans le train train journalier. Les romanciers réalistes sont plus bienfaisants : ils nous enseignent qu’il y a tout près, à notre portée, des sources d’intérêt et de joie ; ils nous empêchent de rien mépriser, nous font chercher dans le spectacle même de la vie un plaisir à vivre. Il arrive parfois que cette curiosité de la vie se transforme en amour. Ceux qui ont éprouvé cet amour-là, un Dickens, un Daudet, sont peut-être plus grands que Jane Austen ; mais se pencher vers le réel avec un intérêt bienveillant ; s’amuser à peu de frais, sans malice ; être protégé contre la fade sensiblerie, averti des illusions de l’amour-propre et de l’égoïsme ; sentir se développer en soi, avec l’esprit critique, la défiance de tout ce qui est faux, outré et ridicule, c’est déjà beaucoup. Tout le monde admet que le seul avantage de vieillir, c’est d’amasser un peu d’expérience : on peut, très jeune, acquérir de cette expérience chez Jane Austen, sans y rien laisser de sa fraîcheur et de sa joie ; on sort de cette intimité plus intelligent et aussi tranquille. Peut-être n’y a-t-il pas beaucoup de romanciers dont on puisse faire, en toute conscience, cet éloge-là.


M. CLÉMENT.