Sur la couronne (traduction Auger)

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Sur la couronne (traduction Auger)
Traduction par Abbé Auger.
Oeuvres complètes de Démosthène et d'Eschine par Auger, Edition 3 - Planche en grec et en françaisVerdière6 (p. 1-4).


SOMMAIRE
DE LA HARANGUE DE DÉMOSTHÈNE
CONTRE LA LOI DE LEPTINE.


Il y avait à Athènes deux sortes de charges publiques onéreuses, appelées λειτουρίαι : les unes étaient pour l’utilité, les contributions des biens et les armemens de vaisseaux, είςφοραί, τριηρα χίαι ; les autres étaient pour l’agrément et le plaisir, les charges de chorège, de gymnasiarque et d’hestiateur. Les choréges faisaient instruire et décoraient à leurs dépens, pour les jeux, des troupes de danseurs ou de musiciens ; les gymnasiarques fournissaient l’huile pour la palestre, pour les différentes espèces d’athlètes qui devaient combattre dans l’arène (on appelait palestre une espèce d’académie où les athlètes s’exerçaient); les hestiateurs donnaient un grand repas à leur tribu. On ne pouvait être exempt des premières charges : l’exemption des secondes était une des grâces dont les Athéniens récompensaient les services rendus à l’état. Leptine, un des ministres d’Athènes, citoyen estimable, voyant que les exemptions s’étaient multipliées à l’excès, que les charges tombaient sur des hommes pauvres et peu à l’aise, proposa une loi à peu près en ces termes : Afin que les plus riches remplissent les charges publiques, nul ne sera exempt, excepté les descendans d’Harmodius et d’Aristogiton. Il ne sera point permis, par la suite, d’accorder les exemptions. Celui qui les demandera, sera diffamé, et ses biens confisqués. On pourra le dénoncer et le conduire en prison. S’il est convaincu, il encourra la peine établie contre ceux qui exercent une magistrature, quoique débiteurs du trésor. La loi fut approuvée[1] ; mais Leptine, son auteur, fut accusé par Bathippe, qui mourut avant que la cause eût été plaidée. D’autres, qui avaient intenté la même accusation, s’en désistèrent. L’année s’écoula : on ne pouvait plus infliger de peine à Leptine, mais on pouvait encore attaquer sa loi, et en obtenir la révocation. Aphepsion, fils de Bathippe, et Ctésippe, fils de Chabrias, entreprirent de le faire. Le premier prit Phormion, pour avocat ; et le dernier, Démosthène. Aphepsion, comme plus âgé, parla le premier, et Ctésippe, ou plutôt Démosthène, son avocat, ne parla qu’en second. Comme on avait déjà parlé avant lui, et que les juges étaient au fait de la cause, après un exorde en deux mots, il entre tout de suite en matière. Il montre que la loi de Leptine est injuste, qu’elle a été portée d’une manière illégale, que l’honneur et l’intérêt demandent qu’elle soit révoquée ; enfin, qu’elle est inutile.

i.º Elle est injuste. Il n’est pas juste de retirer des grâces qu’on a accordées, à celui qui les a obtenues par des voies légitimes et par des services réels, et qui n’a rien fait depuis pour s’en rendre indigne. L’orateur cite plusieurs étrangers et citoyens, à qui des services importans ont mérité les exemptions qu’il serait injuste de leur ôter. Quelques-uns en sont indignes ; mais est-il juste d’en priver ceux qui les méritent, à cause de ceux qui ne les méritent pas ?

2.o La loi a été portée d’une manière illégale. Il est une loi qui dit que les faveurs du peuple seront irrévocables ; une autre loi défend de porter une loi contradictoire à quelqu’une des lois existantes, avant qu’on ait fait abolir la loi en vigueur ; révoquer les exemptions, c’est contredire visiblement la loi qui dit que les faveurs du peuple seront irrévocables : Leptine devait donc faire abolir cette loi avant de porter la sienne.

3.o L’honneur demande qu’elle soit révoquée. Athènes s’est toujours fait une gloire d’être reconnaissante et fidèle à ses engagemens. La loi de Leptine la rend ingrate et perfide. Elle lui fait priver de leurs récompenses ceux qui l’ont bien servie ; elle l’oblige à ôter ce qu’elle a donné elle-même.

4.o L’intérêt exige aussi que la loi soit supprimée. Il est de l’intérêt d’un état démocratique, surtout, que les grâces qu’on y accorde soient sûres : or, retirer les exemptions, c’est ôter en même tems leur sûreté aux grâces mêmes qu’on ne retirera pas. Qui pourra désormais faire fond sur les récompenses qu’il aura obtenues ? De là, on manquera d’hommes qui se porteront avec zèle à servir la patrie ; l’ardeur des bons citoyens et des étrangers bien intentionnés se ralentira. Il est des princes étrangers qui accordent des privilèges à notre ville ; ils les lui retireront, voyant qu’on leur retire les exemptions.

5.o Enfin elle est inutile. Démosthène montre, par un calcul sensible, qu’on gagnera fort peu de têtes pour les charges publiques, en privant des exemptions ceux qui en jouissent, et qui servent plus utilement l’état, en contribuant de leurs biens, et en équipant des vaisseaux. La principale raison des adversaires, pour révoquer les exemptions, c’est que plusieurs en jouissent qui n’en sont pas dignes. Au lieu de les ôter à ceux qui en sont dignes, l’orateur propose de substituer à la loi de Leptine, une loi qui permettra de citer en justice tous ceux qui ont obtenu les exemptions sans les mériter. Il s’engage formellement à porter cette loi ; il veut bien qu’on prenne acte de son engagement.

Tous ces moyens de révocation de la loi ne sont pas exposés dans l’ordre que je viens de dire ; répandus dans tout le discours, ils y sont développés d’une manière intéressante. Les principaux y reparaissent plusieurs fois sous différentes formes. On y voit encore d’autres moyens secondaires, que l’orateur a rassemblés avec soin, et qu’il fait valoir avec art. Il détruit, avec une subtilité merveilleuse, toutes les raisons que pouvaient alléguer les adversaires.

Toute sa harangue est dans le genre tranquille et modéré ; elle prouve ce que les anciens rhéteurs ont dit de lui, qu’il excellait dans ce genre comme dans les autres. On ne retrouvera pas ici le véhément, l’impétueux, le dur et âpre Démosthène. C’est toujours la même fécondité de moyens solides et subtils ; mais tout y coule paisiblement, avec une douceur admirable. Il combat Leptine avec une honnête franchise, avec tous les égards de l’estime et de la politesse : il attaque sa loi en ménageant sa personne. Je voudrais être parvenu à lui donner, en français, les mêmes charmes qu’il a dans sa langue. Je n’ai rien épargné, du moins, pour cela. Il n’est pas une phrase qui ne m’ait coûté beaucoup d’étude et de travail : les lecteurs jugeront si j’ai réussi.

  1. L’approbation donnée à une loi par le peuple, n’empêchait pas que son auteur ne pût être attaqué dans le courant de l’année où il l’avait portée.