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España/À Zurbaran

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EspañaLemerrePoésies vol. 2 (p. 152-154).


À ZURBARAN



Moines
de Zurbaran, blancs chartreux qui, dans l’ombre,
Glissez silencieux sur les dalles des morts,
Murmurant des Pater et des Ave sans nombre,

Quel crime expiez-vous par de si grands remords ?
Fantômes tonsurés, bourreaux à face blême,
Pour le traiter ainsi, qu’a donc fait votre corps ?

Votre corps modelé par le doigt de Dieu même,
Que Jésus-Christ, son fils, a daigné revêtir,
Vous n’avez pas le droit de lui dire : « Anathème ! »

Je conçois les tourments et la foi du martyr,
Les jets de plomb fondu, les bains de poix liquide,
La gueule des lions prête à vous engloutir,

Sur un rouet de fer les boyaux qu’on dévide,
Toutes les cruautés des empereurs romains ;
Mais je ne comprends pas ce morne suicide !

Pourquoi donc, chaque nuit, pour vous seuls inhumains,
Déchirer votre épaule à coups de discipline,
Jusqu’à ce que le sang ruisselle sur vos reins ?


Pourquoi ceindre toujours la couronne d’épine,
Que Jésus sur son front ne mit que pour mourir,
Et frapper à plein poing votre maigre poitrine ?

Croyez-vous donc que Dieu s’amuse à voir souffrir,
Et que ce meurtre lent, cette froide agonie,
Fassent pour vous le ciel plus facile à s’ouvrir ?

Cette tête de mort entre vos doigts jaunie,
Pour ne plus en sortir, qu’elle rentre au charnier !
Que votre fosse soit par un autre finie !

L’esprit est immortel, on ne peut le nier ;
Mais dire, comme vous, que la chair est infâme,
Statuaire divin, c’est te calomnier !

Pourtant quelle énergie et quelle force d’âme
Ils avaient, ces chartreux, sous leur pâle linceul,
Pour vivre, sans amis, sans famille et sans femme,

Tout jeunes, et déjà plus glacés qu’un aïeul,
N’ayant pour horizon qu’un long cloître en arcades,
Avec une pensée, en face de Dieu seul !

Tes moines, Lesueur, près de ceux-là sont fades :
Zurbaran de Séville a mieux rendu que toi
Leurs yeux plombés d’extase et leurs têtes malades,

Le vertige divin, l’enivrement de foi
Qui les fait rayonner d’une clarté fiévreuse,
Et leur aspect étrange, à vous donner l’effroi.

Comme son dur pinceau les laboure et les creuse !
Aux pleurs du repentir comme il ouvre des lits
Dans les rides sans fond de leur face terreuse !


Comme du froc sinistre il allonge les plis ;
Comme il sait lui donner les pâleurs du suaire,
Si bien que l’on dirait des morts ensevelis !

Qu’il vous peigne en extase au fond du sanctuaire,
Du cadavre divin baisant les pieds sanglants,
Fouettant votre dos bleu comme un fléau bat l’aire,

Vous promenant rêveurs le long des cloîtres blancs,
Par file assis à table au frugal réfectoire,
Toujours il fait de vous des portraits ressemblants.

Deux teintes seulement, clair livide, ombre noire ;
Deux poses, l’une droite et l’autre à deux genoux,
À l’artiste ont suffi pour peindre votre histoire.

Forme, rayon, couleur, rien n’existe pour vous ;
À tout objet réel vous êtes insensibles,
Car le ciel vous enivre et la croix vous rend fous,

Et vous vivez muets, inclinés sur vos bibles,
Croyant toujours entendre aux plafonds entr’ouverts
Éclater brusquement les trompettes terribles !

Ô moines ! maintenant, en tapis frais et verts,
Sur les fosses par vous à vous-mêmes creusées,
L’herbe s’étend. — Eh bien ! que dites-vous aux vers ?

Quels rêves faites-vous ? quelles sont vos pensées ?
Ne regrettez-vous pas d’avoir usé vos jours
Entre ces murs étroits, sous ces voûtes glacées ?

Ce que vous avez fait, le feriez-vous toujours ?


Séville, 1844.