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Poèmes et Poésies (Leconte de Lisle, 1855)/Çunacépa

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Poèmes et Poésies (Leconte de Lisle, 1855)
Poëmes et PoésiesDentu, libraire-éditeur (p. 9-55).



ÇUNACÉPA.


POËME.


À Ferdinand de Lanoye.


I


La Vierge au char de nacre, aux tresses dénouées,
S’élance en souriant de la mer aux nuées
Dans un brouillard de perle empli de flèches d’or.
De son rose attelage elle presse l’essor ;

Elle baigne le mont bleuâtre aux lignes calmes,
Et la fraîche vallée où bercés sur les palmes,
Les oiseaux au col rouge, au corps de diamant,
Dans les nids attiédis sifflent joyeusement.
Tout s’éveille, vêtu d’une couleur divine,
Tout étincelle et rit : le fleuve, la colline,
Et la gorge où, le soir, le tigre a miaulé,
Et le lac transparent de lotus étoilé.
Le bambou grêle sonne au vent ; les mousses hautes
Entendent murmurer leurs invisibles hôtes ;
L’abeille en bourdonnant s’envole; et les grands bois,
Épais, mystérieux, pleins de confuses voix,
Où les sages plongés dans leur rêve ascétique,
Ne comptent plus les jours tombés du ciel antique,
Sentant courir la sève et circuler le feu,
Se dressent rajeunis dans l’air subtil et bleu.

C’est ainsi que l’Aurore, à l’Océan pareille,
Disperse ses rayons sur la terre vermeille,
Comme de blancs troupeaux dans les herbages verts,
Et de son doux regard pénètre l’univers.
Elle conduit au seuil des humaines demeures
Le souci de la vie avec l’essaim des heures ;
Car rien ne se repose à sa vive clarté.
Seul, dilatant son cœur sous le ciel argenté,
Libre du vain désir des aurores futures,
L’homme juste vers elle élève ses mains pures.
Il sait que la Mâyâ, ce mensonge éternel,
Se rit de ce qui marche et pleure sous le ciel,
Et qu’en formes sans nombre illusion féconde,
Avant le cours des temps elle a rêvé le monde.




II




Sous la varangue basse, auprès de son figuier,
Le Richi vénérable achève de prier.
Sur ses bras d’ambre jaune il abaisse sa manche,
Noue autour de ses reins la mousseline blanche,

Et croisant ses deux pieds sous sa cuisse, l’œil clos,
Immobile et muet, il médite en repos.
Sa femme à pas légers vient poser sur sa natte
Le riz, le lait caillé, la banane et la datte ;
Puis elle se retire et va manger à part.
Trois hommes sont assis aux côtés du vieillard,
Ses trois fils. L’aîné siége à droite, le plus jeune
À gauche. Le dernier rêve, en face, et fait jeûne.
Bien que le moins aimé, c’est le plus beau des trois.
Ses poignets sont ornés de bracelets étroits ;
Sur son dos ferme et nu sa chevelure glisse
En anneaux négligés, épaisse, noire et lisse.
La tristesse se lit sur son front soucieux,
Et telle qu’un nuage assombrit ses grands yeux.
Abaissant à demi sa paupière bronzée,
Il regarde vers l’est la colline boisée,

Où sous les nappes d’or du soleil matinal,
Les aras pourpre et bleu flambent dans le çantal ;
Où la vierge naïve aux beaux yeux de gazelle
Parle de loin au cœur qui s’élance vers elle.
Mais, de l’aube qui naît jusqu’aux ombres du soir,
Un long jour passera sans qu’il puisse la voir.
Aussi, l’âme blessée, il garde le silence,
Tandis que le figuier murmure et se balance,
Et qu’on entend, aux bords du fleuve aux claires eaux,
Les caïmans joyeux glapir dans les roseaux.




III




Sourya, comme un bloc de cristal diaphane,
Dans l’espace azuré monte, grandit et plane.
La nue en fusion blanchit autour du dieu,
Et l’océan céleste oscille dans le feu.

Tout bruit décroît ; l’oiseau laisse tomber ses ailes,
Les feuilles du bambou ne chantent plus entre elles,
La fleur languissamment clôt sa corolle d’or
À l’abeille qui rôde et qui bourdonne encor ;
Et la terre et le ciel où la flamme circule
Se taisent à la fois devant le dieu qui brûle.
Mais voici que le long du fleuve, par milliers,
Tels qu’un blanc tourbillon courent des cavaliers ;
Des chars tout hérissés de faux roulent derrière
Et comme un étendard soulèvent la poussière.
Sur un grand éléphant qui fait trembler le sol.
Vêtu d’or, abrité d’un large parasol
D’où pendent en festons des guirlandes fleuries,
Le front ceint d’un bandeau chargé de pierreries,
Le vieux Maharadjah, roi des hommes, pareil
Au magnanime Indra debout, dans le soleil,

Devant le seuil rustique où le Brahmane siège,
S’arrête, environné du belliqueux cortège.

— Richi, cher aux Dêvas, dit-il, sage aux longs jours,
Qui des temps fugitifs as mesuré le cours,
Écoute-moi : Mon cœur est couvert d’un nuage,
Et comme au vil Çudra les dieux m’ont fait outrage.
Je leur avais offert un sacrifice humain.
Le Brahmane sacré levait déjà la main,
Quand du pilier massif déliant la victime.
Ils ont terni ma gloire et m’ont chargé d’un crime.
J’ai parcouru les monts, les plaines, les cités.
Cherchant un homme pur des signes détestés
Qui lave de son sang ma faute involontaire
Et du ressentiment des dieux sauve la terre.

Car Indra, que mes pleurs amers n’ont point touché,
Refusera l’eau vive au monde desséché,
Et nous verrons languir sous les feux de sa haine
Sur les sillons taris toute la race humaine.
Mais je n’ai point trouvé l’homme prédestiné.
Tes enfants sont nombreux, livre-moi ton aîné,
Et je te donnerai, Richi, te rendant grâces,
En échange et pour prix, cent mille vaches grasses.

Le Brahmane lui dit : — Ô roi, pour aucun prix,
Je ne te céderai le premier de mes fils.
Par Celui qui réside au sein des apparences
Et se meut dans le monde et les intelligences,
Dût la terre, semblable à la feuille des bois,
Palpiter dans la flamme et se tordre aux abois.

Radjah ! je garderai le chef de ma famille.
Entre tous les vivants dont le monde fourmille
Vaines formes d’un jour, mon premier-né m’est cher.

Et la femme sentant frémir toute sa chair,
Dit à son tour : — Ô Roi, par la rouge déesse,
J’aime mon dernier fils avec trop de tendresse.

Alors Çunacépa se leva sans pâlir :
— Je vois bien que le jour est venu de mourir.
Mon père m’abandonne et ma mère m’oublie ;
Mais avant qu’au pilier le Brahmane me lie,
Permets, Maharadjah, que tout un jour encor
Je vive. Quand, demain, dans la mer pleine d’or

Sourya d’un seul bond poussera ses cavales,
Je serai prêt. — C’est bien, dit le Roi. — Les cymbales
Résonnent, l’air s’emplit du bruit strident des chars,
Hennissements et cris roulent de toutes parts ;
Et remontant le cours de la sainte rivière
Tous s’en vont, inondés de flamme et de poussière.


Le jeune homme, debout devant ses vieux parents,
Calme, les regardait de ses yeux transparents,
Et les voyant muets : — Mon père vénérable,
Mes jours seront pareils aux feuilles de l’érable
Qu’un orage d’été fait voltiger dans l’air
Bien avant qu’ait sifflé le vent froid de l’hiver.
Adieu. Ma mère, adieu. Vivez longtemps, mes frères.
Indra vous garde tous des Puissances contraires,

Et qu’il boive mon sang sur son pilier d’airain.


Et le Richi lui dit : — Tout n’est qu’un songe vain.




IV




La colline était verte et de fleurs étoilée
Où l’arome du soir montait de la vallée,
Où revenait l’essaim des sauvages ramiers
Se blottir aux rameaux assouplis des palmiers,

Qui sous les cloches d’or des plantes enlacées,
Rafraîchissaient l’air chaud de leurs feuilles bercées.
Çunacépa, couché parmi le noir gazon,
Voyait le jour décroître au paisible horizon,
Et pressant de ses bras son cœur plein de détresse,
Pleurait devant la mort sa force et sa jeunesse.
Il vous pleurait, ô bois murmurants et touffus,
Vallée où l’ombre amie éveille un chant confus,
Fleuve aimé des Dêvas, dont l’écume divine
A senti tant de fois palpiter sa poitrine ;
Champs de maïs, au vent du matin onduleux,
Cimes des monts lointains, vastes mers aux flots bleus,
Beaux astres, habitants de l’espace sans borne
Qui flottez dans le ciel étincelant et morne !
Mais plus que la nature et que ce dernier jour,
Ô fleur épanouie aux baisers de l’amour,

Ô Çanta, coupe pure où ses lèvres fidèles
Buvaient le flot sacré des larmes immortelles,
C’était toi qu’il pleurait, toi, son unique bien,
Auprès de qui le monde immense n’était rien !
Et, comme il t’appelait de son âme brisée,
Tu vins à ses côtés t’asseoir dans la rosée,
Joyeuse, et tes longs cils voilant tes yeux charmants,
Souple comme un roseau sous tes blancs vêtements,
Et faisant à tes bras, qu’autour de lui tu jettes,
Sonner tes bracelets où tintent des clochettes.
Puis, d’une voix pareille aux chansons des oiseaux
Quand l’aube les éveille en leurs nids doux et chauds,
Ou comme le bruit clair des sources fugitives,
Tu lui dis de ta bouche humide, aux couleurs vives :

— Me voici, me voici, mon bien-aimé ! j’accours.
Depuis hier, ami, j’ai compté mille jours !
Jamais contre mes vœux l’heure ne fut plus lente.
Mais à peine ai-je vu, de sa lueur tremblante,
Une étoile argenter l’azur du ciel profond.
J’ai délaissé ma natte et notre enclos d’un bond !
L’antilope aux jarrets légers courrait moins vite.
Mais ton visage est triste, et ton regard m’évite !
Tu pleures ! Est-ce moi qui fais couler tes pleurs ?
Réponds-moi ; mes baisers guériront tes douleurs.
Parle, pourquoi pleurer ? souviens-toi que je t’aime
Plus que mon père et plus que ma mère elle-même !


Et de ses beaux bras nus elle fit doucement
Un tiède collier d’ambre au cou de son amant,

Inquiète, cherchant à deviner sa peine.
Et posant au hasard sa bouche sur la sienne.
Lui, devant tant de grâce et d’amour hésitant,
Se taisait, le front sombre et le cœur palpitant.
Mais bientôt, débordant d’angoisse et d’amertume.
Il répondit : — Çanta ! qu’un jour encore s’allume,
Il me verra mourir. Quand l’ombre descendra
Je répandrai mon sang sur le pilier d’Indra.
Mon père vénéré, heureux soit-il sans cesse !
Au couteau du Brahmane a vendu ma jeunesse :
Je tiendrai sa parole. Ô ma vie, ô ma sœur.
Viens, viens, regarde-moi ! L’aube a moins de douceur
Que tes yeux, et l’eau vive est moins limpide et pure
Quand ils rayonnent sous ta noire chevelure ;
Et le son de ta voix m’enivre et chante mieux
Que la blanche Apsara sous le figuier des dieux !

Oh ! parle-moi ! Ta bouche est comme la fleur rose
Qu’un baiser du soleil enflamme à peine éclose,
La fleur de l’açoka dont l’arome est de miel,
Où les bleus colibris boivent l’oubli du ciel !
Oh ! que je presse encor tes lèvres parfumées,
Qui pour toujours, hélas! me vont être fermées;
Et, puisque j’ai vécu le jour de mon bonheur,
Pour la dernière fois viens pleurer sur mon cœur !


Comme on voit la gazelle en proie au trait rapide,
Rouler sur l’herbe épaisse et de son sang humide,
Clore ses yeux en pleurs, palpiter et gémir,
La pâle jeune fille, avec un seul soupir,
Aux pieds de son amant tombe froide et pâmée.
Épouvanté, baisant sa lèvre inanimée.

Çunacépa lui dit : — Ô Çanta, ne meurs pas !
Il souleva ce corps charmant entre ses bras,
Et de mille baisers et de mille caresses
Il réchauffa son front blanc sous ses noires tresses.
— Ne meurs pas ! ne meurs pas ! Je t’aime, écoute-moi :
Je ne pourrai jamais vivre ou mourir sans toi !

Elle entr’ouvrit les yeux, et des larmes amères,
Brûlantes, aussitôt emplirent ses paupières :
—Viens, ô mon bien-aimé ! fuyons ! le monde est grand !
Nous suivrons la ravine où gronde le torrent ;
Sur la ronce et l’épine, à travers le bois sombre.
Nul regard ennemi ne nous suivra dans l’ombre.
Hâtons-nous. La nuit vaste enveloppe les deux.
Je connais les sentiers étroits, mystérieux,

Qui conduisent du fleuve aux montagnes prochaines.
Les grands tigres rayés y rôdent par centaines ;
Mais le tigre vaut mieux que l’homme au cœur de fer !
Viens ! Fuyons sans tarder, si mon amour t’est cher.


Çunacépa, pensif, et se baissant vers elle,
La regardait. Jamais il ne la vit si belle,
Avec ses longs yeux noirs de pleurs étincelants.
Et ses bras de lotus enlacés et tremblants.
Ses lèvres de corail, et flottant sur sa joue
Ses longs cheveux épars que la douleur dénoue.


— Les dieux savent pourtant si je t’aime, ô Çanta !
Mais que dirait le Roi, fils de Daçarhata ?

Qu’un Brahmane a volé cent mille belles vaches,
Et qu’il a pour enfants des menteurs et des lâches !
Non, non, mieux vaut mourir. J’ai promis, je tiendrai.
Le vieux Radjah m’attend ; encore un jour, j’irai,
Et le sang jaillira par flots purs de mes veines !
Taris tes pleurs, enfant ; cessons nos plaintes vaines ;
Aimons-nous ! L’heure vole et ne revient jamais !
Et, quand mes yeux éteints seront clos désormais,
fleur de mon printemps, toujours belle, adorée,
Parfume encor la terre où je t’ai respirée !


— Tu veux mourir, dit-elle, et tu m’aimes ! Eh bien !
Le couteau dans ton cœur rencontrera le mien !
Je te suivrai. Mes yeux pourraient-ils voir encore
Le monde s’éveiller, désert à chaque aurore !

C’est par toi que l’oreille ouverte aux bruits joyeux,
J’écoutais les oiseaux qui chantaient dans les cieux ;
Par toi que la verdeur de la vallée enivre,
Par toi que je respire et qu’il m’est doux de vivre…


Et des sanglots profonds étouffèrent sa voix.


Alors un grand Oiseau qui planait sur les bois,
Comme un nuage noir aux voûtes éternelles,
Sur un palmier géant vint replier ses ailes.
De ses larges yeux d’or la prunelle flambait
Et dardait un éclair dans la nuit qui tombait,
Et de son dos puissant les plumes hérissées
Faisaient dans le silence un bruit d’armes froissées.

Puis, vers les deux amants qu’il semblait contempler,
Il se pencha d’en haut et se mit à parler :

— Ne vous effrayez pas de mon aspect sauvage,
Je suis inoffensif et vieux, si ce n’est sage.
C’est moi qui combattis autrefois dans le ciel
Le maître de Lanka, le Rakças immortel,
Lorsqu’en un tourbillon, plein de désirs infâmes.
Il enlevait Çita, la plus belle des femmes.
De mes serres d’airain et de mon bec de fer
Je fis pleuvoir sanglants des lambeaux de sa chair ;
Mais il me brisa l’aile et ravit sa victime.
Et moi, comme un roc lourd roulant de cime en cime,
Je crus mourir. Enfants, je suis l’antique roi
Des vautours. J’ai pitié de vous ; écoutez-moi.

Quand Sourya des monts enflammera la crête,
Cherchez dans la forêt Viçvamitra l’ascète,
Dont les austérités terribles font un dieu.
Lui seul peut te sauver, fils du Brahmane. Adieu.

Et repoussant du pied les palmes remuées.
Il déploya son vol vers les hautes nuées.




V




La Nuit divine enfin, dans l’ampleur des cieux clairs,
Avec sa robe noire aux plis brodés d’éclairs,
Son char d’ébène et d’or, attelé de cavales
De jais, et dont les yeux sont deux larges opales ;

Tranquille, et déroulant au souffle harmonieux.
De l’espace, au dessus de son front glorieux,
Sa guirlande étoilée et l’écharpe des nues,
Descendit dans les mers des Dêvas seuls connues.
Et l’Est devint d’argent, puis d’or, puis flamboya.
Et l’univers encor reconnut Sourya !

A travers la forêt profonde et murmurante,
Où sous les noirs taillis jaillit la source errante ;
Où comme le reptile, en de souples détours,
La liane aux cent nœuds étreint les rameaux lourds,
Et laisse, du sommet des immenses feuillages.
Pendre ses fleurs de pourpre au milieu des herbages ;
Par les sentiers de mousse épaisse et de rosiers.
Où les lézards aux dos diaprés, par milliers.

Rôdent furtifs et font crier la feuille sèche ;
Dans les fourrés d’érable où, comme un vol de flèche,
L’antilope aux yeux bleus, l’oreille au vent, bondit ;
Où l’œil du léopard par instant resplendit ;
Tous deux, le cœur empli d’espérance et de crainte.
Cherchaient Viçvamitra dans sa retraite sainte,
Et quand le jour, tombant des cimes du ciel bleu,
De l’éternelle voûte embrasa le milieu,
Loin de l’ombre, debout, dans une âpre clairière,
Ils le virent soudain, baigné par la lumière.
Ses yeux creux que jamais n’a fermés le sommeil
Luisaient ; ses maigres bras brûlés par le soleil
Pendaient le long du corps ; ses jambes décharnées.
Du milieu des cailloux et des herbes fanées,
Se dressaient sans ployer comme des pieux de fer ;
Ses ongles recourbés s’enfonçaient dans la chair ;

Et sur l’épaule aiguë et sur l’échine osseuse
Tombait jusqu’aux jarrets sa chevelure affreuse,
Inextricable amas de ronce, noir réseau
De fange desséchée et de fientes d’oiseau,
Ou comme font les vers dans la vase mouvante
S’agitait au hasard la vermine vivante,
Peuple immonde habitant de ce corps endurci,
Et nourri de son sang inerte. C’est ainsi
Que gardant à jamais sa rigide attitude,
Il rêvait comme un dieu fait d’un bloc sec et rude.

Çanta, le sein ému d’une pieuse horreur,
Frémit, mais le jeune homme, aguerrissant son cœur.
Parla, plein de respect : — Viçvamitra, mon père,
Je ne viens point à toi dans une heure prospère :

Le destin noir me suit comme un cerf aux abois.
Jeunesse, amour, bonheur, et la vie à la fois,
Je perds tout. Sauve-moi. Je sais qu’à ta parole
Le ciel devient plus sombre ou l’orage s’envole.
Tu peux, par la vertu des incantations.
Alléger le fardeau des malédictions ;
Tu peux, sans altérer l’implacable justice,
Émousser sur mon cœur le fer du sacrifice.
Réponds donc. Si le roi des vautours a dit vrai,
Tu feras deux heureux, mon père, et je vivrai.

Et l’Ascète immobile écoutait sans paraître
Entendre. Et le jeune homme étonné reprit : — Maître,
Ne répondras-tu point ? Et le maigre vieillard
Lui dit sans abaisser son morne et noir regard :

— Réjouis-toi mon fils ! Bien qu’il soit vain de rire
Ou de pleurer, et vain d’aimer ou de maudire.
Tu vas sortir, sacré par l’expiation,
Du monde obscur des sens et de la passion,
Et franchir, jeune encor, la porte de lumière
Par où tu plongeras dans l’Essence première,
La vie est comme l’onde où tombe un corps pesant :
Un cercle étroit s’y forme, et va s’élargissant,
Et disparait enfin dans sa grandeur sans terme.
La Mâyâ te séduit ; mais si ton cœur est ferme,
Tu verras s’envoler comme un peu de vapeur
La colère, l’amour, le désir et la peur ;
Et le monde illusoire aux formes innombrables
S’écroulera sous toi comme un monceau de sables.

— Ô sage ! si mon cœur est faible et déchiré,
Je ne crains rien pour moi, sache-le. Je mourrai
Comme si j’étais fait ou d’airain ou de pierre,
Sans pâlir ni pousser la plainte et la prière
Du lâche ou du Çudra. Mais j’aime et suis aimé !
Vois cette fleur des bois dont l’air est embaumé,
Ce rayon enchanté qui plane sur ma vie.
Dont ma paupière est pleine et jamais assouvie !
Mon sang n’est plus à moi : Çanta meurt si je meurs !

Et Viçvamitra dit : — Les flots pleins de rumeurs
Que le vent roule et creuse et couronne d’écume,
Les forêts qu’il secoue et heurte dans la brume.
Les lacs que l’Açura bat d’un noir aileron
Et dont les blancs lotus sont souillés de limon,

Et le ciel où la foudre en rugissant se joue.
Sont tous moins agités que l’homme au cœur de boue !
Va ! le monde est un songe et l’homme n’a qu’un jour,
Et le néant divin ne connaît pas l’amour !

Çunacépa lui dit : — C’est bien. Je te salue,
Mon père, et je t’en crois ; ma mort est résolue.
Mais, par tous les Dêvas, ô sage, elle est si belle !
Taris ses pleurs amers, prie et veille pour elle,
Afin que je m’endorme en bénissant ton nom.
Alors Çanta, les yeux étincelants : — Oh ! non,
Maître ! non, non ! tu veux éprouver son courage !
La divine bonté brille sur ton visage ;
Secours-le, sauve-moi ! J’embrasse tes genoux,
Mon père vénérable et cher ! vivre est si doux !

Puissent les dieux qui t’ont donné la foi suprême
T’accueillir en leur sein ! Vois, je suis jeune et j’aime !

Telle Çanta, le front prosterné, sanglotait.
Et l’Ascète, les yeux dans l’espace, écoutait :

—J’entends chanter l’oiseau de mes jeûnes années,
Dit-il, et l’épaisseur des forêts fortunées
Murmure comme aux jours où j’étais homme encor.
Ai-je dormi cent ans, gardant tel qu’un trésor
Le souvenir vivant des passions humaines ?
D’où vient que tout mon corps frémit, et que mes veines
Sentent brûler un sang glacé par tant d’hivers ?
Mais assez, Mâyâ, source de l’univers !

C’est assez, j’ai vécu. Pour toi, femme, pareille
À l’Apsara qui court sur la mousse vermeille,
Et toi, fils du Brahmane, écoutez et partez,
Et ne me troublez plus dans mes austérités.
Dès qu’au pilier fatal, sous des liens d’écorce,
Les sacrificateurs auront dompté ta force,
Récite par sept fois l’hymne sacré d’Indra.
Aussitôt dans la nue un bruit éclatera
Terrible, et tes liens se briseront d’eux-mêmes ;
Et les hommes fuiront, épouvantés et blêmes ;
Et le sang d’un cheval calmera les Dêvas ;
Et si tu veux souffrir encore, tu vivras !
Adieu. Je vais rentrer dans l’éternel silence,
Comme une goutte d’eau dans l’océan immense.




VI




Le siége est d’or massif, et d’or le pavillon
Du vieux Maharadjah. L’image d’un lion
Flotte, enflammé, dans l’air, et domine la fête.
Dix colonnes d’argent portent le large faîte

Du trône où des festons brodés de diamants
Pendent aux angles droits en clairs rayonnements.
Sur les degrés de nacre où la perle étincelle
La pourpre en plis soyeux se déploie et ruisselle ;
Et mille kchatryas, grands, belliqueux, armés,
Tiennent du pavillon tous les abords fermés.
En face, fait de pierre et de forme cubique,
L’autel est préparé selon le rite antique,
Surmonté d’un pilier d’airain et d’un bœuf blanc
Aux quatre cornes d’or. D’un accent grave et lent,
Le Brahmane qui doit égorger la victime
Murmure du Sama la formule sublime,
Et les prêtres courbés récitent tour à tour
Cent prières du Rig, cent versets du Yadjour.
Et dans la plaine immense un peuple infini roule
Comme les flots. Le sol tremble au poids de la foule.

Les hommes au sang pur, au corps blanc, aux yeux fiers,
Qui vivent sur les monts et sur le bord des mers,
Et tendent l’arc guerrier avec des mains robustes ;
Et la race au front noir, maudite des dieux justes,
Dévouée aux Rakças et qui hante les bois ;
Tous pour le sacrifice accourent à la fois,
Et font monter au ciel, d’une voix éclatante,
Les clameurs de la joie et d’une longue attente.

Les cymbales de cuivre et la conque aux bruits sourds,
Et la vîna perçante et les rauques tambours
Vibrant, grondant, sifflant, résonnent dans la plaine,
Et les peuples muets retiennent leur haleine.
C’est l’heure. Le Brahmane élève au ciel les bras,
Et la victime offerte avance pas à pas.

Le jeune homme au front ceint de lotus, calme et pâle,
Monte sans hésiter sur la pierre fatale ;
Tous ses membres roidis sont liés au poteau,
Et le prêtre en son sein va plonger le couteau.
Alors il se souvient des paroles du sage :
Il prie Indra qui siège et gronde dans l’orage,
Et sept fois, l’hymne saint que tous disent en chœur,
Fait hésiter le fer qui doit percer son cœur.
Tout à coup, des sommets du ciel plein de lumière,
La foudre inattendue éclate sur la pierre ;
L’airain du pilier fond en ruisseaux embrasés ;
Çunacépa bondit, ses liens sont brisés ;
Il est libre ! À travers la foule épouvantée,
Il fuit comme la flèche à son but emportée.
Aussitôt le soleil rayonne, et sur le flanc
Un étalon fougueux, dont tout le poil est blanc,

Tombe, les pieds liés, hennit, et le Brahmane
Offre son sang au dieu de qui la foudre émane.




VII




Ô rayon de soleil égaré dans nos nuits,
Ô bonheur ! le moment est rapide où tu luis,
Et quand l’illusion qui t’a créé t’entraîne,
Un plus amer souci consume l’âme humaine ;

Mais quels pleurs répandus, quel mal immérité,
Peuvent payer jamais ta brève volupté !


L’air sonore était frais et plein d’odeurs divines.
Les bengalis au bec de pourpre, aux ailes fines,
Et les verts colibris et les perroquets bleus,
Et l’oiseau diamant, flèche au vol merveilleux,
Dans les buissons dorés, sur les figuiers superbes,
Passaient, sifflaient, chantaient. Au sein des grandes herbes
Un murmure joyeux s’exhalait des halliers ;
Autour du miel des fleurs, les essaims familiers,
Délaissant les vieux troncs aux ruches pacifiques,
S’empressaient ; et partout, sous les cieux magnifiques,
Avec l’arome vif et pénétrant des bois,
Montait un chant immense et paisible à la fois.

Sur son cœur enivré pressant sa bien-aimée,
Réchauffant de baisers sa lèvre parfumée,
Çunacépa sentait, en un rêve enchanté,
Déborder le torrent de sa félicité !
Et Çanta l’enchaînait d’une invincible étreinte ;
Et rien n’interrompait, durant cette heure sainte
Où le temps n’a plus d’aile, où la vie est un jour,
Le silence divin et les pleurs de l’amour.