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Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Ô nuit, nuit douloureuse

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 210-212).

XXII[1]


Ô nuit, nuit douloureuse ! ô toi, tardive aurore,
Viens-tu ? vas-tu venir ? es-tu bien loin encore ?
Ah ! tantôt sur un flanc, puis sur l’autre au hasard,
Je me tourne et m’agite, et ne peux nulle part
Trouver que l’insomnie amère, impatiente,
Qu’un malaise inquiet et qu’une fièvre ardente.
Tu dors, belle D’…z…[2] ; et c’est toi, mon amour
Qui retient ma paupière ouverte jusqu’au jour.
Si tu l’avais voulu, dieux ! Cette nuit cruelle
Aurait pu s’écouler plus rapide et plus belle.
Mon âme comme un songe autour de ton sommeil
Voltige. En me lisant, demain à ton réveil
Tu verras, comme toi, si mon cœur est paisible.
J’ai soulevé, pour toi, sur ma couche pénible
Ma tête appesantie. Assis, et plein de toi,
Le nocturne flambeau qui luit auprès de moi
Me voit, en sous plaintifs et mêlés de caresses,
Verser sur le papier mon cœur et mes tendresses.
Tu dors, belle D’…z… ; tes doux yeux sont fermés.
Ton haleine de rose aux soupirs embaumés
Entr’ouvre mollement tes deux lèvres vermeilles.
Mais, si je me trompais ! dieux ! ô dieux ! si tu veilles,

Et lorsque loin de toi j’endure le tourment
D’une insomnie amère, aux bras d’un autre amant
Pour toi, de cette nuit qui s’échappe trop vite,
Une douce insomnie embellissait la fuite !

Dieu d’oubli, viens fermer mes yeux ; ô dieu de paix,
Sommeil, viens ; fallût-il les fermer pour jamais.
Un autre dans ses bras ! ô douloureux outrage !
Un autre ! Ô honte ! ô mort ! ô désespoir ! ô rage !
Malheureux insensé ! pourquoi, pourquoi les dieux
À juger la beauté formèrent-ils mes yeux ?
Pourquoi cette âme faible et si molle aux blessures
De ces regards féconds en douces impostures ?
Une amante moins belle aime mieux, et du moins,
Humble et timide à plaire, elle est pleine de soins ;
Elle est tendre ; elle a peur de pleurer votre absence.
Fidèle, peu d’amants attaquent sa constance ;
Et son égale humeur, sa facile gaîté,
L’habitude, à son front tiennent lieu de beauté.
Mais celle qui partout fait conquête nouvelle,
Celle qu’on ne voit point sans dire : « Ô qu’elle est belle ! »
Insulte, en son triomphe, aux soupirs de l’amour.
Souveraine au milieu d’une tremblante cour,
Dans son léger caprice, inégale et soudaine,
Tendre et douce aujourd’hui, demain froide et hautaine.
Si quelqu’un se dérobe à ses enchantements,
Qu’est-ce enfin qu’un de moins dans un peuple d’amants ?
On brigue ses regards, elle s’aime et s’admire,
Et ne connaît d’amour que celui qu’elle inspire.
Et puis pour qui l’adore, inquiétudes, pleurs,
Soupçons et jalousie et nocturnes terreurs,

Quand il tremble, de loin, qu’un séducteur habile
Vienne et la sollicite et la trouve docile.
Mais que pouvais-je, hélas ! Et dois-je me blâmer ?
Ô D’…z…, je t’ai vue, il fallait bien t’aimer.
Il fallait bien, D’…z…, que ma muse enflammée
Chantât pour caresser ma belle bien aimée ;
Elle pleure à tes pieds, les yeux pleins de langueur :
Puisse-t-elle à mes feux intéresser ton cœur !

Au retour d’un festin, seule, ô Dieux ! sur ta couche,
Si cet heureux papier s’approchait de ta bouche !
Enfermé dans la soie, ô si ta belle main
Daignait le retrouver, le presser sur ton sein !
Je le saurai ; l’amour volera m’en instruire.
Dans l’âme d’un poète un Dieu même respire.
Et ton cœur ne pourra me faire un si grand bien
Sans qu’un transport subit avertisse le mien.
Fais-le naître, ô D’…z…, alors toutes mes peines
S’adoucissent. Alors dans mes paisibles veines
Mon sang coule en flots purs et de lait et de miel,
Et mon âme se croit habitante du ciel.

  1. Éditions 1819.
  2. Voy. la note 1 de la page 125.