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Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Le Jeu de Paume

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Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)
Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 1-17).

LE JEU DE PAUME[1]


À LOUIS DAVID, PEINTRE


I

Reprends ta robe d’or, ceins ton riche bandeau,
Jeune et divine poésie :
Quoique ces temps d’orage éclipsent ton flambeau,
Aux lèvres de David, roi du savant pinceau,
Porte la coupe d’ambroisie.
La patrie, à son art indiquant nos beaux jours,
À confirmé mes antiques discours :

Quand je lui répétais que la liberté mâle
Des arts est le génie heureux ;
Que nul talent n’est fils de la faveur royale ;
Qu’un pays libre est leur terre natale.
Là, sous un soleil généreux,
Ces arts, fleurs de la vie, et délices du monde,
Forts, à leur croissance livrés,
Atteignent leur grandeur féconde.
La palette offre l’âme aux regards enivrés.
Les antres de Paros de dieux peuplent la terre.
L’airain coule et respire. En portiques sacrés
S’élancent le marbre et la pierre.


II



Toi-même, belle vierge à la touchante voix,
Nymphe ailée, aimable sirène,
Ta langue s’amollit dans les palais des rois,
Ta hauteur se rabaisse et d’enfantines lois
Oppriment ta marche incertaine ;
Ton feu n’est que lueur, ta beauté n’est que fard.
La liberté du génie et de l’art

T’ouvre tous les trésors. Ta grâce auguste et fière
De nature et d’éternité
Fleurit. Tes pas sont grands. Ton front ceint de lumière
Touche les cieux. Ta flamme agite, éclairé,
Dompte les cœurs. La liberté,
Pour dissoudre en secret nos entraves pesantes,
Arme ton fraternel secours.
C’est de tes lèvres séduisantes
Qu’invisible elle vole ; et par d’heureux détours
Trompe les noirs verrous, les fortes citadelles,
Et les mobiles ponts qui défendent les tours,
Et les nocturnes sentinelles.


III



Son règne au loin semé par tes doux entretiens
Germe dans l’ombre au cœur des sages.
Ils attendent son heure, unis par tes liens,
Tous, en un monde à part, frères, concitoyens,
Dans tous les lieux, dans tous les âges.
Tu guidais mon David à la suivre empressé :
Quand, avec toi, dans le sein du passé,
Fuyant parmi les morts sa patrie asservie,
Sous sa main, rivale des dieux,
La toile s’enflammait d’une éloquente vie ;
Et la ciguë, instrument de l’envie,
Portant Socrate dans les cieux ;
Et le premier consul, plus citoyen que père,
Rentré seul par son jugement,
Aux pieds de sa Rome si chère
Savourant de son cœur le glorieux tourment ;

L’obole mendié seul appui d’un grand homme ;
Et l’Albain terrassé dans le mâle serment
Des trois frères sauveurs de Rome[2].


IV



Un plus noble serment d’un si digne pinceau
Appelle aujourd’hui l’industrie.
Marathon, tes Persans et leur sanglant tombeau
Vivaient par ce bel art. Un sublime tableau
Naît aussi pour notre patrie.
Elle expirait : son sang était tari ; ses flancs
Ne portaient plus son poids. Depuis mille ans,
À soi-même inconnue, à son-heure suprême,
Ses guides tremblants, incertains
Fuyaient. Il fallut donc, dans le péril extrême,
De son salut la charger elle-même.
Long-temps, en trois races d’humains,
Chez nous l’homme a maudit ou vanté sa naissance :
Les ministres de l’encensoir,
Et les grands, et le peuple immense.
Tous à leurs envoyés confieront leur pouvoir.
Versailles les attend. On s’empresse d’élire ;
On nomme. Trois palais s’ouvrent pour recevoir
Les représentants de l’empire.


V



D’abord pontifes, grands, de cent titres ornés,
Fiers d’un règne antique et farouche,

De siècles ignorants à leurs pieds prosternés,
De richesses, d’aïeux vertueux ou prônés.
Douce égalité, sur leur bouche,
À ton seul nom pétille un rire âcre et jaloux.
Ils n’ont point vu sans effroi, sans courroux,
Ces élus plébéiens, forts des maux de nos pères,
Forts de tous nos droits éclaircis,
De la dignité d’homme, et des vastes lumières
Qui du mensonge ont percé les barrières.
Le sénat du peuple est assis.
Il invite en son sein, où respire la France,
Les deux fiers sénats ; mais leurs cœurs
N’ont que des refus. Il commence :
Il doit tout voir ; créer l’État, les lois, les mœurs.
Puissant par notre aveu, sa main sage et profonde
Veut sonder notre plaie, et de tant de douleurs
Dévoiler la source féconde.


VI



On tremble. On croit, n’osant encor lever le bras,
Les disperser par l’épouvante.
Ils s’assemblaient ; leur seuil méconnaissant leurs pas
Les rejette. Contre eux, prête à des attentats,
Luit la baïonnette insolente.
Dieu ! vont-ils fuir ? Non, non. Du peuple accompagnés,
Tous, par la ville, ils errent indignés :
Comme Latone enceinte, et déjà presque mère,
Victime d’un jaloux pouvoir,
Sans asile flottait, courait la terre entière,
Pour mettre au jour les dieux de la lumière.
Au loin fut un ample manoir

Où le réseau noueux, en élastique égide,
Arme d’un bras souple et nerveux,
Repoussant la balle rapide,
Exerçait la jeunesse en de robustes jeux.
Peuple, de tes élus cette retraite obscure
Fut la Délos. Ô murs ! temple à jamais fameux !
Berceau des lois ! sainte masure !


VII



N’allons pas d’or, de jaspe, avilir à grands frais
Cette vénérable demeure ;
Sa rouille est son éclat. Qu’immuable à jamais
Elle règne au milieu des dômes, des palais.
Qu’au lit de mort tout Français pleure,
S’il n’a point vu ces murs où renaît son pays.
Que Sion, Delphe, et la Mecque, et Saïs
Aient de moins de croyants attiré l’œil fidèle.
Que ce voyage souhaité
Récompense nos fils. Que ce toit leur rappelle
Ce tiers-état à la honte rebelle,
Fondateur de la liberté :
Comme en hâte arrivait la troupe courageuse,
À travers d’humides torrents
Que versait la nue orageuse ;
Cinq prêtres avec eux ; tous amis, tous parents,
S’embrassant au hasard dans cette longue enceinte ;
Tous juraient de périr ou vaincre les tyrans ;
De ranimer la France éteinte ;


VIII



De ne point se quitter que nous n’eussions des lois
Qui nous feraient libres et justes.
Tout un peuple, inondant jusqu’aux faites des toits,
De larmes, de silence, ou de confuses voix
Applaudissait ces vœux augustes.
Ô jour ! jour triomphant ! jour saint ! jour immortel !
Jour le plus beau qu’ait fait luire le ciel
Depuis qu’au fier Clovis Bellone fut propice !
Ô soleil, ton char étonné
S’arrêta. Du sommet de ton brûlant solstice[3]
Tu contemplais ce divin sacrifice !
Ô jour de splendeur couronné !
Tu verras nos neveux, superbes de ta gloire,
Vers toi d’un œil religieux
Remonter au loin dans l’histoire.
Ton lustre impérissable, honneur de leurs aïeux,
Du dernier avenir ira percer les ombres.
Moins belle la comète aux longs crins radieux
Enflamme les nuits les plus sombres.


IX



Que faisaient cependant les sénats séparés ?
Le front ceint d’un vaste plumage,
Ou de mitres, de croix, d’hermines décorés,
Que tentaient-ils d’efforts pour demeurer sacrés ?
Pour arrêter le noble ouvrage ?

Pour n’être point Français ? pour commander aux lois ?
Pour ramener ces temps de leurs exploits,
Où ces tyrans, valets sous le tyran suprême,
Aux cris du peuple indifférents,
Partageaient le trésor, l’État, le diadème ?
Mais l’équité dans leurs sanhédrins même
Trouve des amis. Quelques grands,
Et des dignes pasteurs une troupe fidèle,
Par ta céleste main poussés,
Conscience, chaste immortelle,
Viennent aux vrais Français, d’attendre enfin lassés,
Se joindre ; à leur orgueil abandonnant des prêtres
D’opulence perdus, des nobles insensés
Ensevelis dans leurs ancêtres.


X




Bientôt ce reste même est contraint de plier.
Ô raison, divine puissance !
Ton souffle impérieux dans le même sentier
Les précipite tous. Je vois le fleuve entier
Rouler en paix son onde immense,
Et dans ce lit commun tous ces faibles ruisseaux
Perdre à jamais et leurs noms et leurs eaux.
Ô France ! sois heureuse entre toutes les mères.
Ne pleure plus des fils ingrats,
Qui jadis s’indignaient d’être appelés nos frères ;
Tous revenus des lointaines chimères,
La famille est toute en tes bras.
Mais que vois-je ? ils feignaient ? Aux bords de notre Seine
Pourquoi ces belliqueux apprêts ?
Pourquoi vers notre cité reine

Ces camps, ces étrangers, ces bataillons français
Traînés à conspirer au trépas de la France ?
De quoi rit ce troupeau d’eunuques du palais ?
Riez, lâche et perfide engeance !


XI



D’un roi facile et bon corrupteurs détrônés,
Riez ; mais le torrent s’amasse.
Riez ; mais du volcan les feux emprisonnés
Bouillonnent. Des lions si long-temps déchaînés
Vous n’attendiez plus tant d’audace !
Le peuple est réveillé. Le peuple est souverain.
Tout est vaincu. La tyrannie en vain,
Monstre aux bouches de bronze, arme pour cette guerre
Ses cent yeux, ses vingt mille bras,
Ses flancs gros de salpêtre, où mugit le tonnerre :
Sous son pied faible elle sent fuir sa terre,
Et meurt sous les pesants éclats
Des créneaux fulminants ; des tours et des murailles
Qui ceignaient son front détesté.
Déraciné dans ses entrailles,
L’enfer de la Bastille à tous les vents jeté,
Vole, débris infâme, et cendre inanimée ;
Et de ces grands tombeaux, la belle Liberté,
Altière, étincelante, armée,


XII



Sort. Comme un triple, foudre éclate au haut des cieux
Trois couleurs dans sa main agile
Flottent en long drapeau. Son cri victorieux

Tonne. À Sa voix, qui sait, comme la voix des dieux,
En homme transformer l’argile,
La terre tressaillit. Elle quitta son deuil.
Le genre humain d’espérance et d’orgueil
Sourit. Les noirs donjons s’écroulèrent d’eux-mêmes.
Jusque sur les trônes lointains
Les tyrans ébranlés, en hâte à leurs fronts blêmes,
Pour retenir leurs tremblants diadèmes,
Portèrent leurs royales mains.
À son souffle de feu, soudain de nos campagnes
S’écoulent les soldats épars
Comme les neiges des montagnes,
Et le fer ennemi tourné vers nos remparts,
Comme aux rayons lancés du centre ardent d’un verre,
Tout à coup à nos yeux fondu de toutes parts,
Fuit et s’échappe sous la terre.


XIII



Il renaît citoyen ; en moisson de soldats
Se résout la glèbe aguerrie.
Cérès même et sa faux s’arment pour les combats.
Sur tous ses fils jurant d’affronter le trépas
Appuyée au loin, la patrie
Brave les rois jaloux, le transfuge imposteur,
Des paladins le fer gladiateur,
Des Zoïles verbeux l’hypocrite délire.
Salut, peuple français ! ma main
Tresse pour toi les fleurs que fait naître la lyre.
Reprends tes droits, rentre dans ton empire.
Par toi sous le niveau divin

La fière Égalité range tout devant elle.
Ton choix, de splendeur revêtu,
Fait les grands. La race mortelle
Par toi lève son front si long-temps abattu.
Devant les nations souverains légitimes,
Ces fronts dits souverains s’abaissent. La vertu
Des honneurs aplanit les cimes.


XIV



Ô peuple deux fois né ! peuple vieux et nouveau !
Tronc rajeuni par les années !
Phénix sorti vivant des cendres du tombeau !
Et vous aussi, salut, vous porteurs du flambeau
Qui nous montra nos destinées !
Paris vous tend les bras, enfants de notre choix !
Pères d’un peuple, architectes des lois !
Vous qui savez fonder, d’une main ferme et sûre,
Pour l’homme un code solennel,
Sur tous ses premiers droits, sa charte, antique et pure,
Ses droits sacrés, nés avec la nature,
Contemporains de l’Éternel[4].
Vous avez tout dompté. Nul joug ne vous arrête.
Tout obstacle est mort sous vos coups.
Vous voilà montés sur le faîte.
Soyez prompts à fléchir sous vos devoirs jaloux.
Bienfaiteurs, il vous reste un grand compte à nous rendre.
Il vous reste à borner et les autres et vous ;
Il vous reste à savoir descendre.

XV


Vos cœurs sont citoyens. Je le veux. Toutefois
Vous pouvez tout. Vous êtes hommes.
Hommes, d’un homme libre écoutez donc la voix.
Ne craignez plus que vous, magistrats, peuples, rois,
Citoyens, tous tant que nous sommes,
Tout mortel dans son cœur cache, même à ses yeux,
L’ambition, serpent insidieux,
Arbre impur, qui déguise une brillante écorce.
L’empire, l’absolu pouvoir
Ont, pour la vertu même, une mielleuse amorce.
Trop de désirs naissent de trop de force.
Qui peut tout, pourra trop vouloir.
Il pourra négliger, sûr du commun suffrage,
Et l’équitable humanité,
Et la décence au doux langage.
L’obstacle nous fait grands. Par l’obstacle excité,
L’homme, heureux à poursuivre une pénible gloire,
Va se perdre à l’écueil de la prospérité,
Vaincu par sa propre victoire.


XVI



Mais au peuple surtout sauvez l’abus amer
De sa subite indépendance.
Contenez dans son lit cette orageuse mer.
Par vous seuls dépouillé de ses liens de fer,
Dirigez sa bouillante enfance.
Vers les lois, le devoir, et l’ordre, et l’équité,
Guidez, hélas ! sa jeune liberté.

Gardez que nul remords n’en attriste la fête.
Repoussant d’antiques affronts,
Qu’il brise pour jamais, dans sa noble conquête,
Le joug honteux qui pesait sur sa tête,
Sans le poser sur d’autres fronts.
Ah ! ne le laissez pas, dans la sanglante rage
D’un ressentiment inhumain,
Souiller sa cause et votre ouvrage.
Ah ! ne le laissez pas, sans conseil et sans frein,
Armant, pour soutenir ses droits si légitimés,
La torche incendiaire et le fer assassin,
Venger la raison par des crimes.


XVII



Peuple ! ne croyons pas que tout nous soit permis.
Craignez vos courtisans avides,
Ô peuple souverain ! À votre oreille admis,
Cent orateurs bourreaux se nomment vos amis.
Ils soufflent des feux homicides.
Aux pieds de notre orgueil prostituant les droits,
Nos passions par eux deviennent lois.
La pensée est livrée à leurs lâches tortures.
Partout cherchant des trahisons,
À nos soupçons jaloux, aux haines, aux parjures,
Ils vont forgeant d’exécrables pâtures.
Leurs feuilles noires de poisons
Sont autant de gibets affamés de carnage.
Ils attisent de rang en rang
La proscription et l’outrage.

Chaque jour, dans l’arène, ils déchirent le flanc
D’hommes que nous livrons à la fureur des bêtes.
Ils nous vendent leur mort. Ils emplissent de sang
Les coupes qu’ils nous tiennent prêtes.


XVIII



Peuple, la Liberté, d’un bras religieux,
Garde l’immuable équilibre
De tous les droits humains, tous émanés, des cieux
Son courage n’est point féroce et furieux,
Et l’oppresseur n’est jamais libre.
Périsse l’homme vil ! périssent les flatteurs,
Des rois, du peuple infâmes corrupteurs !
L’amour du souverain, de la loi salutaire,
Toujours teint leurs lèvres de miel.
Peur, avarice ou haine, est, leur dieu sanguinaire.
Sur la vertu toujours leur langue amère
Distille l’opprobre et le fiel.
Hydre en vain écrasé, toujours prompt à renaître,
Séjans, Tigellins empressés
Vers quiconque est devenu maître ;
Si, voués au lacet, de faibles accusés
Expirent sous les mains de leurs coupables frères ;
Si le meurtre est vainqueur ; si les bras insensés
Forcent des toits héréditaires.


XIX


C’est bien : Fais-toi justice, o peuple souverain,
Dit cette cour lâche et hardie.

Ils avaient dit : C’est bien ; quand, la lyre à la main,
L’incestueux chanteur, ivre de sang romain,
Applaudissait à l’incendie.
Ainsi de deux partis les aveugles conseils
Chassent la paix. Contraires, mais pareils,
Dans un égal abîme, une égale démence
De tous deux entraîne les pas.
L’un, Vandale stupide, en son humble arrogance,
Veut être esclave et despote, et s’offense
Que ramper soit honteux et bas ;
L’autre arme son poignard du sceau de la loi sainte,
Il veut du faible sans soutien
Savourer les pleurs ou la crainte.
L’un du nom de sujet, l’autre de citoyen,
Masque son âme inique et de vice flétrie ;
L’un sur l’autre acharnés, ils comptent tous pour rien
Liberté, vérité, patrie.


XX



De prières, d’encens prodigue nuit et jour,
Le fanatisme se relève.
Martyrs, bourreaux, tyrans, rebelles tour à tour ;
Ministres effrayants de concorde et d’amour
Venus pour apporter le glaive,
Ardents contre la terre à soulever les cieux,
Rivaux des lois, d’humbles séditieux,
De trouble et d’anathème artisans implacables…
Mais où vais-je ? L’œil tout-puissant
Pénètre seul les cœurs à l’homme impénétrables.
Laissons cent fois échapper les coupables
Plutôt qu’outrager l’innocent.

Si plus d’un, pour tromper, étale un faux scrupule,
Plus d’un, par les méchants conduit,
N’est que vertueux et crédule.
De l’exemple éloquent laissons germer le fruit.
La vertu vit encore. Il est, il est des âmes
Où la patrie aimée et sans faste et sans bruit
Allume de constantes flammes.


XXI



Par ces sages esprits, forts contre les excès,
Rocs affermis du sein de l’onde,
Raison, fille du temps, tes durables succès
Sur le pouvoir des lois établiront la paix ;
Et vous, usurpateurs du monde,
Rois, colosses d’orgueil, en délices noyés,
Ouvrez les yeux : hâtez-vous. Vous voyez
Quel tourbillon divin de vengeances prochaines
S’avance vers Vous. Croyez-moi,
Prévenez l’ouragan et vos chutes certaines.
Aux nations déguisez mieux vos chaînes ;
Allégez-leur le poids d’un roi.
Effacez de leur sein les livides blessures,
Traces de vos pieds oppresseurs.
Le ciel parle dans leurs murmures.
Si l’aspect d’un bon roi petit adoucir vos mœurs,
Ou si le glaive ami, sauveur de l’esclavage,
Sur vos fronts suspendu, peut éclairer vos cœurs
D’un effroi salutaire et sage,


XXII



Apprenez la justice ; apprenez que vos droits
Ne sont point votre vain caprice.
Si votre sceptre impie ose frapper les lois,
Parricides, tremblez ; tremblez, indignes rois.
La Liberté législatrice,
La sainte Liberté, fille du sol français,
Pour venger l’homme et punir les forfaits,
Va parcourir la terre en arbitre suprême.
Tremblez, ses yeux lancent l’éclair.
Il faudra comparaître et répondre vous-même,
Nus, sans flatteurs, sans cour, sans diadème,
Sans gardes hérissés de fer.
La nécessité traîne, inflexible et puissante[5],
À ce tribunal souverain,
Votre majesté chancelante :
Là seront recueillis les pleurs du genre humain ;
Là, juge incorruptible, et la main sur sa foudre,
Elle entendra le peuple, et les sceptres d’airain
Disparaîtront, réduits en poudre.

  1. Publié en 1791 avec le nom de l’auteur, chez Bleuet, rue Dauphine.

    Voici la lettre d’envoi de l’auteur à M. Le Brun, donnée par M. Gabriel de Chénier :

    « L’auteur de ce poëme, en l’envoyant à M. Le Brun, n’est pas sans quelque inquiétude pour son amour-propre. Il n’est pas assez sûr de lui-même pour se présenter le front levé devant un jugé aussi éclairé, et qui a certes acquis le droit d’être difficile. Il espère cependant qu’il lira cet ouvrage avec quelque bienveillance. M. Le Brun y pourra remarquer, du moins, le désir de bien faire et de se rapprocher un peu de culte belle poésie grecque, que l’auteur a cherché à imiter même dans la forme des strophes. Il voudrait bien n’être pas resté entièrement au-dessous de ce noble genre lyrique, que M. Le Brun a fait revivre dans toute sa grandeur et sa majesté. Il n’oublie pas de compter, parmi les études qui lui ont été le plus utiles pour développer en lui le peu d’instinct poétique que la nature a pu lui donner, la lecture souvent répétée des odes et des autres sublimes poésies que M. Le Brun lui a communiquées autrefois, et dont le recueil, glorieux pour notre langue et pour notre siècle, est trop longtemps envié aux regards du public. Il le prie d’agréer ses très-sincères compliments.

    « Ce mercredi 2 mars 1791.

  2. Le poëte désigne la Mort de Socrate, le Retour de Brutus dans payers, Bélisaire et le Serment des Horaces, tabloaux de David.
  3. Le serment du Jeu de paume eut lin le 20 juin, jour du solstice d'été.
  4. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
  5. Ἀναγκαίη μεγάλη θεός. Callimaque in Del. (Note manuscrite d’André Chénier).

    C’est-à-dire Callimaque dans son hymne à Délos.