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La Pipe de cidre (recueil)/Deux amis s’aimaient

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La Pipe de cidreE. Flammarion (p. 147-154).


Deux amis s’aimaient


L’histoire morale de M. Anastase Gaudon et de M. Isidore Fleury peut s’écrire en deux lignes. Employés dans le même ministère, ils avaient vécu côte à côte, pendant trente-cinq ans, sans passions, sans idées, sans brouilles, d’une même existence ponctuelle, paresseuse et léthargique. Ce qu’ils avaient pu avoir de jeunesse, jadis, avait tout de suite disparu dans le grand ensommeillement du bureau. La parité de leurs goûts inconscients, de leur travail mécanique, de leur néant, les avait liés par une habitude d’eux-mêmes en quelque sorte végétale, plus forte qu’une amitié raisonnée. De la vie qui s’agitait autour d’eux, ils n’avaient rien vu, jamais, rien compris, rien senti. Incapables d’imaginer quoi que ce fût au-delà de soi, ils s’en tenaient à quelques préceptes de morale courante et d’honneur établi, qui constituaient, en leur esprit, toute la science et le but de l’existence humaine. Jamais un rêve « d’autre chose » n’avait pénétré leurs pauvres cervelles, réglées comme une montre par l’administration.

Une seule chose au monde les troublait, en leur constante quiétude : un changement de ministère. Et encore, les impressions indécises qu’ils en avaient étaient-elles le résultat de l’influence excitatrice du milieu, plutôt que de l’événement direct. Durant quelques jours, ils étaient inquiets ; leur pouls battait plus vite ; ils s’élevaient jusqu’à la conception vague d’un renvoi ou d’un avancement possible. Et, le nouveau ministre installé, la paix revenue dans les bureaux, ils reprenaient aussitôt leur vie régulière et neutre de larve endormie. Les habitudes sédentaires, l’indigeste nourriture des crèmeries, jointes à la dépression cérébrale qui allait, chaque jour, s’accentuant, les avaient préservés des dangers spirituels ainsi que des besoins physiques de l’amour. Trois ou quatre fois, à la suite de banquets administratifs, ils avaient été entraînés dans de mauvaises maisons. Et ils en étaient sortis mécontents, plus tristes et volés.

— Ah ! bien, merci ! disait M. Anastase Gaudon… pour le plaisir qu’on a, vrai, c’est cher !

— Faut-il être bête ! opinait M. Isidore Fleury, pour dépenser son argent à ça !

— Mais qu’est-ce qu’on trouve de drôle à ça !… récriminait aigrement M. Anastase Gaudon.

Et M. Isidore Fleury, déclarait non sans dégoût :

— Quand je pense qu’il y a des hommes qui font ça tous les jours… et qui se ruinent pour faire ça !… Non, c’est incroyable !

Pendant plusieurs semaines, après ces fâcheuses aventures, ils pensaient à l’emploi meilleur et vraiment profitable qu’ils auraient pu faire de leur argent, et ils le regrettaient.

Il n’y eut point d’autre incident dans leur vie. Mais à mesure qu’ils avancèrent en âge, de nouvelles images hantèrent le désert si vaste et si vide de leur cerveau. Des rêves de repos, de campagnes lointaines s’insinuèrent en eux, indécis d’abord. Puis, ils se précisèrent, peu à peu, davantage. M. Anastase Gaudon se voyait en manches de chemise dans un jardin. Il voyait des bêches, des pots de fleurs, une petite maison blanche, une levrette dansant, devant lui, sur ses pattes grêles. Son intelligence s’enrichissait de mille notions, de mille formes, auxquelles il n’avait pas songé jusqu’ici. M. Isidore Fleury, lui, suivait des rêveries en chapeau de paille, en veste de toile, et sur des fonds de saulaie, entre des nénuphars, il distinguait nettement un bouchon rouge s’en aller, au bout d’une ligne, à la dérive des eaux profondes, avec d’énormes poissons, nimbés de poêles à frire.

M. Anastase Gaudon, prit, le premier, sa retraite. Il acquit, près de Bezons, un petit terrain et y bâtit une petite maison. M. Isidore Fleury acquit le terrain voisin, séparé seulement de celui de Gaudon par une simple palissade qu’interrompait un puits mitoyen. Une sente passait au bout de la palissade ; puis, à droite et à gauche, entre des champs dénudés, sans un arbre, des champs couverts alors de chaumes roussis, de gravats, et parsemés, çà et là, de maisons pareilles à des jouets d’enfant sur une table. Au loin, sur la détresse du ciel suburbain, brouillé de vapeurs lourdes, quelques cheminées d’usine crispaient leurs colonnes noires, et l’horizon, au delà de la plaine tout endeuillée de la tristesse morne des banlieues, se confondait avec les nuages couleur de suie.

Ce fut M. Gaudon qui, expérimenté déjà dans la bâtisse, surveilla la construction de la maison de Fleury. Celui-ci venait le dimanche. La mitoyenneté du puits fournissait aux deux amis l’occasion de plaisanteries intarissables et harmonieuses.

— Nous aurons une femme de journée, mitoyenne ! disait Gaudon. Ce sera notre bonne mitoyenne… Nous aurons aussi un chien… mitoyen…

Et l’œil plus brillant, les pommettes enflammées, il pinçait son ami aux genoux, clamant :

— Ah ! sacré vieux Fleury, va ! Toi aussi, tu es mitoyen… tu es un ami… toyen…

À quoi Fleury, répondait en tapant sur l’épaule de Gaudon :

— Mitoyen… citoyen… ami… toyen… Est-il farce, ce sacré Gaudon !…

Depuis deux mois, la maison de M. Fleury est bâtie. Elle est pareille à celle de Gaudon. Les deux jardins se ressemblent aussi. Ils ne diffèrent que par le choix des fleurs qui les ornent. M. Gaudon n’aime que les géraniums ; M. Fleury préfère les pétunias. Ils sont parfaitement heureux. Presque toute la journée, assis sur la margelle du puits mitoyen, ils ne se quittent pas, et rêvent à de vagues et réciproques améliorations. L’heure du coucher seule les sépare. Ils ont une bonne qui les satisfait par sa propreté et sa connaissance du mironton. Quant au chien projeté, ils en ont remis l’acquisition à l’année suivante. Tous les matins, en se levant, ils viennent s’asseoir à la margelle du puits.

— As-tu bien dormi ? demande M. Gaudon.

— Heu !… heu !… Et toi, as-tu bien dormi ?

— Ho !… Ho !…

Puis, M. Fleury regarde le prunier : une mince tige défeuillée et qui déjà se dessèche.

Et M. Gaudon contemple longtemps son cerisier qui n’a pas donné de cerises.

— C’est aujourd’hui vendredi, hein ? fait M. Gaudon.

— Oui… c’était, hier, jeudi…

— Et ce sera samedi, demain, par conséquent.

— Comme le temps passe, tout de même !…

— Oui, mon vieux Fleury !

— Oui, mon vieux Gaudon !

Les bras croisés, les yeux vagues, ils ont l’air de réfléchir à des choses profondes. En réalite, ils ne pensent à rien. Au delà de la sente, la plaine est nue et jaune uniformément. La Seine coule, invisible, dans ce morne espace. Aucune ligne d’arbres, aucun bateau n’en dévoile le cours sinueux, perdu dans la monotonie plate et ocreuse du sol… Mais ils ne voient même pas cela… Parfois, un souvenir du ministère traverse leur esprit, mais déjà si lointain, si perdu, si déformé !… De ces trente-cinq années passées là, il ne leur reste de vraiment net que l’image imposante de l’huissier, avec sa chaîne d’argent…

— Oh ! qu’on est heureux d’être indépendant ! murmure de temps à autre M. Gaudon.

— Indépendant !… oui, oui ! c’est ça !… répond M. Fleury… Indépendant, chez soi… In-dé-pen-dant !…

Et ce mot qu’ils répètent, avec des temps entre les syllabes, tandis que s’étiolent ici les géraniums et, là, les pétunias, n’éveille en eux aucune autre idée correspondante.

Un soir, après le dîner, M. Gaudon propose :

— Il faudrait enfin peindre la palissade.

— Ah ! oui ! c’est ça ! répond M. Fleury… Et comment la peindrons-nous, la palissade ?

— En vert !

— Non, en blanc !

— Moi, je n’aime pas le blanc.

— Et, moi, je déteste le vert… Le vert n’est pas une couleur !

— Pas une couleur, le vert ?… Et pourquoi dis-tu que le vert n’est pas une couleur ?

— Parce que le vert, c’est laid.

— Laid ?… le vert ?

Et M. Gaudon se lève, ému, très rouge et très digne.

— Est-ce une allusion ?

— Prends cela comme tu voudras.

— Fleury !

— Gaudon !

Et, brusquement, M. Fleury s’emporte, gesticule et grimace.

— Je dis que le vert est laid… parce que j’en ai assez de tes tyrannies… Tu as bâti ma maison, tu as dessiné mon jardin, tu te mêles toujours de mes affaires… J’en ai assez de tes tyrannies…

— De mes tyrannies ?… souffle M. Gaudon… Mais tu es une canaille !

— Et toi, tu es un imbécile… une bête… une bête !…

— Monsieur Fleury !

— Monsieur Gaudon !

Tous les deux, visage contre visage, le poing levé, l’œil furieux, la bouche frémissante, ils s’injurient et se provoquent.

— Je vous défends, monsieur, de remettre jamais les pieds chez moi…

— Si vous osez me regarder en face… je… je…

Le lendemain, dès l’aube, M. Gaudon commençait à élever un mur entre sa propriété et celle de M. Fleury… Ils vont plaider.