Histoire d’Ayder-Ali-Khan, Nabab-Bahader/Tome 1

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HISTOIRE
D’AYDER-ALI-KHAN,
OU
NOUVEAUX MÉMOIRES
SUR L’INDE,
ENRICHIS DE NOTES HISTORIQUES.



TOME PREMIER.

AVIS
DE L’ÉDITEUR[1].


L’Histoire d’un Prince, célèbre par la rapidité de ses conquêtes dans les Grandes Indes, tel que Ayder-Ali-Khan, ne peut manquer d’intéresser vivement toutes les Nations, sur-tout dans les circonstances présentes, où l’Europe entière a les yeux fixés sur ce Souverain, & particulièrement la France dont il se fait l’honneur d’être l’Allié.

Personne ne pouvoit donner des détails aussi certains & aussi avérés sur la vie d’Ayder, qu’un Officier François qui, pendant plusieurs années, a servi sous ses drapeaux.

L’Auteur, obligé de revenir en France pour des intérêts de famille, a cru devoir profiter, dans son séjour à Paris, du peu de tems qui lui restoit, pour écrire l’Histoire de ce grand homme, comme ayant été témoin d’une grande partie de ses principales actions, & de ses opérations militaires.

On peut être persuadé que la plus scrupuleuse impartialité règne dans cet Ouvrage, & que la vérité & l’exactitude ont seules conduit la plume de M. M.D.L.T.

S’il s’est glissé quelques fautes dans le cours de l’impression, on ne peut s’en prendre à l’Auteur, qui est reparti, vers la fin de 1782.

  1. Voyez pour l’explication des titres & qualités que prend Ayder-Ali-Khan, les pages 48, 49 & 50 de ce Volume.
HISTOIRE
D’AYDER-ALI-KHAN,
NABAB-BAHADER,
Roi des Canarins, &c. Souba de Sçirra ; Dayva du Mayssour, Souverain des empires du Cherequi & du Calicut, &c. ; Nabab du Benguelour, &c. ; Seigneur des Montagnes & Vallées, Roi des Isles de la Mer, &c. &c. &c.
OU
NOUVEAUX MÉMOIRES
SUR L’INDE,
Enrichis de notes historiques.
Par M. M.D.L.T. Général de dix mille Hommes de l’Empire Mogol, & ci-devant Commandant en chef l’Artillerie de l’Armée d’Ayder-Ali, & un Corps de Troupes Européennes, à la solde de ce Nabab.
TOME PREMIER.
Séparateur
À PARIS,
Chez Cailleau, Imprimeur-Libraire, rue
Galande, vis-à-vis de la rue du Fouare.
M. DCC. LXXXIII.
Avec Approbation & Privilège du Roi.

PRÉFACE.


Quoiqu’il ne soit point ordinaire de donner l’Histoire d’un Prince vivant ; l’éloignement seul qui permet de parler librement peut nous excuser au yeux de ceux qui voudront bien nous lire avec la même impartialité dont nous nous sommes fait une loi en écrivant l’Histoire d’Ayder-Ali-Khan, le plus fameux Conquérant que l’Inde ait vu depuis Thamas-Kouli-Khan : encore ce Héros est-il bien au-dessus de cet Usurpateur, tant par l’étendue de son génie, que par ses mœurs, qui sont beaucoup plus régulières que celles des autres Souverains de ce pays.

Il sera aisé de s’apercevoir que nous n’avons cherché ni à flatter ni à critiquer personne ; si les Anglois trouvent qu’ils ne sont pas épargnés, ils ne pourront nous reprocher d’avoir inventé aucune fausseté ; & un grand nombre de particuliers de cette Nation n’ignorent pas que nous aurions pu dire beaucoup plus de mal des Administrateurs des établissemens Anglois dans l’Inde, si nous avions voulu révéler tout ce dont nous avons été témoins.

Que la tyrannie que ces Administrateurs ont exercée de leur propre mouvement dans l’Inde soit un crime de la Nation ou des Particuliers, peu nous importe, puisque nous ne nous sommes permis aucune réflexion à ce sujet.

Nous avons rendu justice dans nos récits aux Généraux Cootes, Schmidt & Goddar, & cela doit suffire pour nous justifier du reproche de partialité que quelques Lecteurs mal-intentionnés pourroient nous faire.

Si quelques-uns de nos récits sont contraires aux idées qu’auront conçues certaines personnes instruites des mêmes faits que nous rapportons, nous les prions de vouloir bien toujours distinguer les faits que nous avons vus, d’avec ceux que nous n’avons pu apprendre que par le récit des autres.

Les personnes citées dans le cours de cette Histoire, qui se trouvent aujourd’hui en Europe, peuvent nous rendre justice en convenant si nous sommes vrais ou faux dans ce que nous leur attribuons, quoique nous ne les ayons pas consultés ; cependant nous les prions, & ils n’ignorent pas les raisons que nous avons de leur faire cette prière, de nous croire de préférence aux gens qui peuvent leur avoir écrit, ou dit des choses contraires à ce qu’ils liront dans ces Mémoires, puisqu’ils savent bien que ces gens n’ont pas été aussi à portée que nous d’être instruits ; d’ailleurs ils avoient & ont des raisons de déguiser la vérité, lesquelles n’existent pas pour nous.

La vérité de l’Histoire nous a forcés de ne pas épargner les François qui se sont indignement comportés ; mais par considération pour leurs familles respectables & honnêtes, nous nous sommes fait un devoir de ne pas les nommer, ce qui est le seul ménagement que nous ayons pu nous permettre. Nous nous sommes attachés principalement dans le cours de cet Ouvrage, non-seulement à faire connoître Ayder-Ali-Khan, mais encore à donner une idée des révolutions de l’Inde, qui ont précédées l’existence de ce grand homme, & pour satisfaire entièrement le Lecteur à ce sujet, nous avons cru devoir faire précéder ces Mémoires d’une Introduction historique, qui le mettra à portée de connoître le génie & le caractère des personnages dont nous parlons.

Les particularités de la vie d’Ayder, qui suivent cette Introduction donnent une idée de sa personne, considérée comme homme, comme Général & comme Souverain. Nous espérons le faire connoître beaucoup mieux que ne le sont bien des Souverains en Europe ; ce n’est que par une parfaite connoissance du caractère de ceux qui nous approchent que l’on a ordinairement celle de nos mœurs & de nos inclinations. On trouvera aussi les portraits de quelques parens, ainsi que des amis & confidens d’Ayder, dont il forme ordinairement sa société.

Il n’a point encore paru d’Ouvrage sur le Gouvernement actuel des Princes qui règnent dans l’Indostan ; nous avons toute l’espérance de croire qu’on recevra avec plaisir le détail que nous donnons sur les établissemens, les loix, les usages & les formes du gouvernement des États d’Ayder. Les Anglois ont publié depuis peu les loix & coutumes des Indous ; mais l’Indostan est depuis si long-tems gouverné par des Princes Mahométans, que ces loix des anciens Indous nous instruisent du gouvernement actuel de l’Inde, à peu près comme les loix des anciens Druides seroient capables de faire connoître l’administration & le gouvernement des Gaules.

Nous avons cru devoir donner une carte, dans laquelle on pût suivre Ayder-Ali-Khan dans toutes ses opérations, ce qu’il ne nous eût pas été possible de faire d’après les cartes que l’on a publiées jusqu’à ce jour, pouvant assurer qu’il n’existe aucune carte géographique qui donne une idée tant soit peu juste de l’Indostan, & qui pût servir de guide à un voyageur.

Une des plus grandes difficultés pour le Géographe qui veut faire des cartes de l’Inde vient des différens noms qu’on donne à un pays & à une ville, eu égard aux diverses langues qui se parlent dans l’Inde ; avec les trois quarts des noms donnés par les anciens habitans du pays, on est embarrassé sur le lieu même, & personne ne connoît les noms que l’on demande, ce qui jette le voyageur dans la plus grande incertitude. Les Maures ou Mogols ont changé les noms de la plupart des Villes, & ce sont les noms dont on se sert le plus communément. Dans la carte qui est à la tête de ces Mémoires, on a eu soin d’employer les noms les plus usités, & nous pouvons assurer aussi que les différences qu’on trouvera dans cette carte, sont fondées sur la connoissance certaine du local, & sur de bonnes observations. Nous espérons qu’on ne confondra point ces Mémoires avec les rapsodies qui ont parues depuis trois ou quatre années, sous le nom d’Essais sur la vie, & d’Abrégés d’Histoire d’Hyder-Ali, qu’on peut dire avoir été faites par gens qui n’on ni vu ni connu Ayder, ni même eu aucune espèce de Mémoires, à moins qu’ils n’entendent par Mémoires sur la vie d’Hyder, les Contes bleus qui ont paru dans les gazettes & les journaux, qu’on a servilement copiés, & d’après lesquels on a imaginé de faire un Ouvrage tel quel, & par ce moyen en imposer au public, sous le titre fastueux d’Essais sur la Vie d’Ayder, &c. Ce sont ces mêmes Écrits, dépourvus d’exactitude & de vérité, qui nous ont obligé de donner au Public l’Histoire de la Vie d’Ayder-Ali-Khan. Comme témoins oculaires d’une partie de ses conquêtes & de la gloire qui l’environne, nous nous faisons un devoir de faire connoître ce Souverain, au moment où il devient si intéressant pour l’Europe, & sur-tout pour la France, & en cela nous croyons faire plaisir aux Historiens.

On s’appercevra que notre orthographe diffère beaucoup de celle de tous les papiers publics qui écrivent toujours Hyder au lieu d’Ayder qui est son vrai nom. Nous avons d’autant plus raison de l’écrire ainsi que M. de Bussi écrit Ayder comme nous. On peut s’en assurer en consultant les Mémoires de ce Général ; M. de Bussy, qui a demeuré plusieurs années à Ayder-Abad, ne peut se tromper sur ce nom, non plus que ceux qui ont vécu dans l’armée d’Ayder-Ali-Khan, où la réponse au qui vive, est toujours Ayder-Ali-Khan, Nabab-Bahader. La raison qui a déterminé tous les Gazetiers à écrire Hyder, c’est qu’ils copient les Anglois, qui ne peuvent dire Ay dans leur langue qu’en écrivant Hy. Les Anglois, en transposant dans leur langue un nom propre de la langue d’un autre Peuple, l’écrivent de façon qu’il ait le même son que dans la langue originale, parce que l’écriture est l’art de peindre la parole, & de parler au yeux ; pourquoi nos Traducteurs ne font-ils pas de même ?

INTRODUCTION.


On ne peut se dispenser, en donnant une Histoire d’Ayder-Ali-Khan, de la faire précéder de celle d’une partie des révolutions de l’Inde, que l’invasion faite dans ce bel Empire, par Nader-Schah, Roi de Perse, vulgairement appelé Thamas-Kouli-Khan, a occasionnées & sur-tout de celles des pays qui servent de théâtre aux différentes actions rapportées dans cette Histoire.

Nader-Schah, avant de quitter Dehli, pour retourner dans ses États, fit un Traité avec Méhémet-Scha, Empereur des Mogols, dans lequel il fut statué que la charge de Grand Visir & toutes les Soubabies ou Vice-Royautés[1], qui étoient pour lors au nombre de neuf, seroient héréditaires dans les familles qui les possédoient ; cet article du Traité étoit sans doute un trait de la politique du Conquérant Persan pour diviser cet Empire, dont il avoit lieu de connoître la force, par l’armée de 1200000 hommes qui avoit été rassemblée contre lui, & qui, sous un autre Empereur que Méhémet-Scha, pouvoit venger les insultes faites à celui-ci ; mais il est à présumer qu’il étoit d’accord sur ce point, & qu’il servoit en cela l’ambition de Nizam-el-Moulouc, Grand Visir & Souba du Decan, qui, pour se venger d’une insulte que lui avoit faite Méhémet-Scha, avoit attiré le Roi de Perse dans l’Empire, & l’avoit garanti de périr dans une entreprise aussi téméraire.

La Soubabie du Decan, telle que Nizam-el-Moulouc la possédoit, faisoit au moins le tiers de l’Empire Mogol ; puisque tout le pays qui s’étend du golfe de Cambaye au Bengale, faisoit partie de cette Soubabie, dont Aurengabade & Ayderabade étoient les villes capitales, & qu’elle s’étendoit sur toutes les côtes de la presqu’Isle, depuis Cambaye, jusqu’au golfe du Bengale.

Ce vaste gouvernement étoit divisé en quantité d’autres, parmi lesquels étoient plusieurs Royaumes gouvernés par leurs Rois & leurs loix particulières, n’étant, pour ainsi dire, que tributaires de l’Empire, mais obligés de fournir un certain nombre de troupes à l’armée du Souba, que les Rois se faisoient très-souvent un honneur de conduire en personne ; les principaux de ces Royaumes étoient ceux des Marattes, de Canara & de Mayssour.

Plusieurs de ces Royaumes & de ces États étoient peu fournis, comme le Canara, à cause de la quantité de forêts & de montagnes qui rendent ce pays de difficile accès ; les Marattes n’étoient fournis qu’autant qu’ils étoient d’accord avec le Souba sur le paiement du chotaie, ou cinquième du revenu du Decan que l’Empereur Aurengzeb leur avoit accordé ; & la grande population de leur pays leur fournissoit des nombreuses & fortes armées, sur-tout en cavalerie, dont il étoit difficile d’arrêter les incursions ; il y avoit enfin des États qui, quoique compris dans la Soubabie du Decan, n’avoient point encore été fournis ; tels étoient le petit Empire de Calicut ou du Samorin, & les autres États des Princes Noirs sur la côte Malabare, où les montagnes, les gorges & les forêts avoient empêché les armées des Mogols de pénétrer.

Outre les Royaumes & autres Pays tributaires, la Soubabie du Decan comprenoit différens gouvernemens, plus ou moins grands, qui étoient amovibles, & que le Souba avoit le pouvoir de donner, mais dont la nomination devoit être confirmée par les Empereurs.

Lorsque la Soubabie devint héréditaire, les Soubas prétendirent avoir le droit de nommer irrévocablement les Gouverneurs, que les Européens appellent Nababs, sans qu’il fût nécessaire d’aucune confirmation ou ratification de la Cour de Dehli.

La Nababie d’Arcate[2], tenoit le premier rang parmi tous ces gouvernemens compris dans la Soubabie de Decan, tant par son étendue que par sa richesse & sa population, puisqu’il contient tout le Pays connu sous le nom de Coromandel, compris entre les montagnes & la mer, depuis le cap Comorin jusqu’au Kisna, fleuve qui, après un cours de plus de cinq cent lieues, toujours dans l’étendue de la Soubabie du Decan, se jette dans la mer près de Mazulipatnam.

Ce gouvernement, quoique amovible, étoit depuis très-long-tems possédé par la même famille, branche des Seyds, autrement descendants de Mahomet, par Ali, son cousin & Fatima sa fille. Les Princes de cette illustre famille, par un gouvernement doux & modéré, avoient rendu ce pays très-riche & très-peuplé, aussi étoient-ils adorés de leurs sujets.

Divers Seigneurs de la même maison, comme les Nababs[3], de Veilour, Vandevachi, &c. possédoient des petits Pays qu’ils avoient reçu en appanage ; mais ils reconnaissoient pour supérieur le Nabab d’Arcate, chef de leur famille. Cette Nababie d’Arcate comprenoit dans son étendue différens petits États, tels que celui du Raja de Tanjaor, des Naies du Maduré, & du Mazara, &c. qui étoient tributaires, & obligés de fournir un contingent de troupes à l’armée du Nabab.

En 1740, les Marattes firent une incursion dans la Soubabie du Decan, en profitant de l’absence de Nizam-el-Moulouc, Grand Visir & Souba, qui étoit à Dehli ; & se répandant comme un torrent, ils arrivèrent jusques dans le pays d’Arcate, sous la conduite de Ragogi leur Général.

Le Nabab d’Arcate[4] ayant rassemblé ses forces, qui n’étoient pas comparables à celles des Marattes, marcha contre eux, & perdit la vie & la bataille.

Ce malheureux Nabab ne laissa qu’un fils[5] qui lui succéda ; le reste de la famille avoit cherché un asyle à Pontichéri, où le sieur Dumas, Gouverneur, les reçut & promit de les défendre, pour les bienfaits réitérés que les François avoient reçus des Nababs d’Arcate, depuis leur établissement dans l’Inde.

Ragogi vint mettre le siège devant Pontichéri, dont les fortifications étoient en mauvais état, & demanda qu’on lui livrât la famille réfugiée, & qu’on lui payât tribut. Tout le monde sait la belle réponse de ce Gouverneur, qui fut que les États du Roi de France avoient toujours été l’asyle des Princes malheureux, & que les François n’avoient que des boulets & des balles à donner en tribut. On sait aussi qu’une galanterie faite à propos de la maîtresse du Général Maratte contribua, avec la bonne défense, à engager le Général Ragogi à lever le siège de Pontichéri.

L’année suivante, le même Général assiégea Trichnapali, forte Place sur le Caveri, qui se rendit faute de vivres, & où Chanda-Saeb, Nabab de ce pays, fut fait prisonnier & conduit à Sattara. Nizam-el-Moulouc, ayant appris l’irruption des Marattes, & la mort du Nabab d’Arcate, qui fut assassiné, nomma Anaverdi-Khan, un de ses meilleurs Généraux, homme adroit, consommé dans la politique & la science du gouvernement, Régent & Administrateur de la Nababie d’Arcate, pendant la minorité du jeune Prince, nommé Seyd-Mehemet-Khan, petit-fils de Daoust-Ali-Khan. Anaverdi-Khan qui commandoit pour lors en 1742 les forces du Souba de Decan, dans le nord de Mazulipatnam, se rendit bientôt à Arcate ; d’un autre côté Nizam-el-Moulouc avançant à grandes journées au secours de ses États, Ragogi abandonna le pays d’Arcate, & se retira dans le pays des Marattes.

Anaverdi-Khan mit le bon ordre dans tout le pays, dont l’administration lui avoit été confiée, aussi fit-il aimer son gouvernement des peuples & de l’armée. Il parut d’abord fort attaché au jeune Prince, & prendre beaucoup de soin de son éducation ; mais ce politique rusé, qui n’ambitionnait que la possession des États de son pupille, s’attachoit à inspirer au jeune Prince une hauteur & une avidité capables de le rendre odieux, & dans le même tems il recherchoit de plus en plus l’affection du peuple & des soldats.

Le jeune Prince étant en âge d’être marié, il lui conseilla d’épouser la fille du Nabab de Veilour, un de ses proches parens ; ce Nabab ayant accepté avec joie cette alliance, se proposa de donner de superbes fêtes à l’occasion de ce mariage, suivant l’usage ordinaire des Indiens, qui sont très-fastueux dans ces sortes de circonstances.

Pendant le tems des préparatifs pour les noces, au commencement de 1744, Anaverdi-Khan inspira au jeune Prince, qui avoit la plus grande confiance en son tuteur, la folle idée de profiter du tumulte de ces fêtes, pour s’emparer de Veilour, & dépouiller de la forteresse, la meilleure de tout le pays, son futur beau-père, qui y avoit, lui disoit-on, entassé de grandes richesses. Le jeune Nabab, dont le cœur étoit déjà corrompu, goûta fort ce conseil & résolut de l’exécuter. Il se rendit à Veilour, où Anaverdi-Khan devoit faire arriver des soldats, comme simples spectateurs, qui, se joignant tout-à-coup à la suite du jeune Prince, & à celle qui devoit accompagner Anaverdi-Khan, devoient faire main-basse sur la garnison de Veilour, & s’emparer de la forteresse sur les ordres que donneroit le jeune Prince ; mais le perfide tuteur, qui n’avoit imaginé cette conspiration que pour faire périr son pupille, n’envoya que peu de soldats, & fit avertir secrettement le Nabab de Veilour, des desseins de son neveu ; la veille où il devoit lui-même se rendre dans cette Place, espérant que le Nabab, outré de la perfidie de son gendre futur, le feroit mourir ; mais il se contenta de reprocher publiquement au jeune homme son crime & sa perfidie, & de le faire sortir de la place avec tous ceux qui lui appartenaient.

Cette machination n’ayant point réussi, comme l’avoit espéré Anaverdi-Khan, il tendit un autre piège, qui fit périr le jeune Nabab peu de tems après.

Nizam-el-Moulouc, pour avoir une armée aguerrie, & composée de troupes différentes des Indiens, qu’une longue paix & la mollesse, suite ordinaire du repos, avoient efféminés & rendus incapables de supporter les fatigues de la guerre, avoit attiré dans le Decan un grand nombre de Patanes ou habitans du Candahar, reste de ces Agwans qui avoient conquis la Perse, & que Nader-Scha, après les avoir chassés de ce beau Royaume, étoit venu châtier jusques dans leurs montagnes. Il avoit même donné aux principaux chefs des Nababies ou fiefs de l’Empire, ce qui est l’origine des Nababs patanes, de Carpet, Canour & Sanour, un corps nombreux de ces Patanes qui faisoit partie de l’armée du Nabab d’Arcate, & à qui il étoit dû des sommes considérables pour leur solde. Cette Nation est courageuse, mais féroce, cruelle & perfide, lorsqu’elle se croit offensée. Anaverdi-Khan fit exciter, par des agens secrets, ces Patanes, qu’il avoit rassemblés à Arcate, sous prétexte de les faire passer en revue par le Prince, à demander ce qui leur étoit dû, & faisant paroître le Nabab devant les mutins, après l’avoir prévenu qu’il devoit pour se faire respecter des troupes, leur parler en maître & châtier leur insolence ; le Prince, qui n’étoit que trop enclin à parler avec hauteur, les traita de la manière la plus dure, ce qui porta les Patanes à la révolte, & dans leur fureur il n’épargnèrent point le Nabab qu’ils massacrèrent. Cet événement se passa dans les premiers jours de l’année 1745.

Anaverdi-Khan, parvenu au comble de ses désirs, affecta le plus grand désespoir, & ne cessoit de déplorer la perte de son pupille, en s’écriant : que dira l’Empereur ! que dira Nizam-el-Moulouc ! Paroissant enfin se modérer, & les Patanes se montrant honteux de leur férocité, il leur persuada qu’il s’en rapporteroit sur cette affaire à la décision de Nizam ; mais il assembla en secret les chefs de tous les autres corps de l’armée, & leur représenta que le Grand Visir les confondant tous avec les coupables, il ne leur restoit qu’un seul moyen de se justifier, qui étoit de venger la mort du Nabab, & de faire main basse sur les Patanes. La férocité & l’orgueil de cette milice les ayant rendus odieux à tous les Indiens, tout le monde fut de l’avis d’Anaverdi-Khan ; & gardant un profond secret sur cette délibération, ils prirent si bien leur tems, que tous ces Patanes, qui étoient au nombre de 3000, furent massacrés, n’ayant épargné que les femmes & les enfans[6].

Anaverdi-Khan, ayant enfin terminé cet horrible massacre, écrivit à Nizam-el-Moulouc la catastrophe du jeune Nabab d’Arcate, & la punition qu’il avoit faite des coupables, arrangeant toute l’histoire à son avantage. Le Grand Visir, Souba du Decan, ne crut pouvoir rien faire de mieux que de donner la Nababie d’Arcate à Anaverdi-Khan, puisque la famille des anciens Nababs étoit éteinte, & que Chanda-Saeb, qui par sa femme, y auroit dû prétendre, étoit prisonnier des Marattes.

À la fin de 1745, Anaverdi-Khan, devenu Nabab d’Arcate, ne put faire aimer son gouvernement, comme il avoit fait aimer sa régence. Il avoit plusieurs enfans ; Maffous-Khan son fils aîné, fut désigné pour son successeur ; mais par prédilection pour un fils que la loi exclud de la succession, comme né hors de la Maison, & d’une Bayadère ou femme réputée publique ; il donna Trichnapali, place très-forte sur le Caveri, avec un appanage considérable, à ce fils bien-aimé de la Bayadère, autrement nommé Méhémet-Ali-Khan.

Anavedi-Khan jouissoit tranquillement du fruit de ses crimes, lorsque la providence suscita un vengeur à la famille des Nababs d’Arcate. Ce fut le fameux Dupleix que le Roi & la Compagnie des Indes appelèrent en 1746 de la place de Directeur & Commandant à Chandernagor, à celle de Gouverneur de Pontichéri.

Ce grand homme, après s’être couvert de gloire, par sa belle défense contre l’Amiral Boscawen qu’il obligea de lever le siège de Pontichéri, ayant appris, au mois de Mars 1749, la paix entre la France & l’Angleterre, crut qu’il étoit nécessaire, pour l’honneur & l’avantage de sa nation, de punir Anaverdi-Khan des secours qu’il avoit fournis aux Anglois pendant le siége de Pontichéri, où ses troupes avoient joint l’armée Angloise, bien assuré d’ailleurs que cette nouvelle famille seroit toujours contraire aux François qui avoient montré tant d’attachement à la famille des Seyd ; & pour donner un concurrent à Anaverdi-Khan, il procura, par ses négociations avec les Marattes, la liberté à Chanda-Saeb, Nabab de Trichnapali, gendre & beau-frère des deux derniers Nababs d’Arcate, & dont la femme & le fils étoient réfugiés à Pontichéri.

Chanda-Saeb étant libre, se rendit à la cour de Nazerzing, Souba du Decan, depuis la mort de Nizam-el-Moulouc son père, arrivée en 1748 ; il sollicita vainement ce jeune prince de le rétablir dans la Nababie d’Arcate qui étoit l’héritage de sa femme, ou au moins dans sa ville & forteresse de Trichnapali ; les intrigues & l’argent d’Anaverdi-Khan l’empêchèrent de réussir auprès de ce jeune Souba, mais il fut plus heureux auprès d’Idadmoudi-Khan, Roi du petit État d’Adonis & neveu de Nazerzing : ce jeune Prince, fils d’un frère aîné de ce Souba, avoit été désigné par Nizam-el-Moulouc pour son successeur, mais ce Visir se voyant sur le point de mourir, & son petit-fils étant très-jeune, il nomma & fit reconnoître pour Souba du Decan son fils Nazerzing.

Chanda-Saeb persuada au jeune Prince d’Adonis qu’il devoit demander à son oncle la Nababie d’Arcate, dont l’étendue est plus considérable que le royaume d’Adonis. En conséquence le neveu en fit faire la demande à l’oncle, qui refusa, craignant son ambition & ne voulant pas le rendre plus puissant. Idadmoudi-Khan poussé par Chanda-Saeb, & M. Dupleix, après avoir formé une armée de soixante mille hommes, se mirent en marche, accompagnés de Chanda-Saeb, & arrivèrent dans le pays d’Arcate au mois de Juillet 1749, où les François les joignirent au nombre de six cent hommes & deux mille Cipaïes commandés par le Comte d’Auteuil. Cette armée marcha contre Anaverdi-Khan qui avoit rassemblé toutes ses forces dans un camp retranché près d’Ambour, où il fut attaqué ; après avoir repoussé l’ennemi pendant deux jours, il fut forcé le troisième par les François, & perdit la vie & la bataille à l’âge de quatre-vingt-deux ans : ses deux fils, Maffous-Khan & Méhémet-Ali-Khan étoient présens à la bataille ; le premier fut fait prisonnier, & l’autre courut se réfugier dans sa forteresse de Trichnapali. Tout le reste du pays reconnut le petit-fils de Nizam-el-Moulouc pour Nabab d’Arcate.

Nazerzing jaloux de la nouvelle puissance qu’Idadmoudi-Khan son neveu avoit acquise contre ses ordres, ressembla toutes ses forces & marcha dans le pays d’Arcate, contre lui, les François, & Chanda-Saeb, qui l’avoient excité à la guerre & lui avoient donné du secours. Il arriva avec une armée innombrable à six lieues de Pontichéri ; [ce fait se passa en février 1750].

Les anciens Ministres & les courtisans de Nizam-el-Moulouc, pénétrés de voir la dissension dans cette famille, cherchèrent à réunir l’oncle & le neveu, & convinrent entr’eux que le neveu se rendroit dans le camp de son oncle pour lui faire ses soumissions, que celui-ci lui donneroit l’investiture de la Nababie d’Arcate. Idadmoudi-Khan, sur la garantie que lui donnèrent les Seigneurs qui s’étoient portés pour médiateurs, se rendit au camp de Nazerzing, qui le fit arrêter au lieu de lui accorder la Nababie d’Arcate.

Cette perfidie du Souba du Decan occasionna un mécontentement général dans son armée. Les Grands tramèrent sa perte, d’accord avec le Gouverneur Dupleix, qui fit marcher l’armée Françoise sous les ordres de M. de la Touche, composée de huit cents François & quatre mille Cipaïes, contre celle de Nazerzing, forte de plus de 300000 combattans. Mais cette poignée de François, aidée de la conspiration, décida du sort d’un aussi puissant Prince, qui fut tué sur son éléphant par le Nabab Patane de Carpet, un des conjurés. Son neveu Idadmoudi-Khan prit sa place au mois de Décembre de la même année. C’est à cette époque qu’on fait commencer dans ces Mémoires l’histoire d’Ayder-Ali-Khan qui étoit alors Caporal dans un régiment de l’armée de Nazerzing, âgé d’environ 21 ou 22 ans : on ne la fait point commencer à une époque plus reculée, parce qu’étant né simple particulier, personne n’a pris le soin de recueillir ce qui concerne son enfance ; on étoit loin de voir le vengeur de l’Inde dans le soldat de Nazerzing, & le fléau des Anglois dans l’armée qui combattait alors contre les François.

Idadmoudi-Khan, qui prit le nom de Mouza Ferzing, témoigna sa reconnaissance à M. Dupleix & à tous les François, & il donna l’investiture de la Nababie d’Arcate à Chanda-Saeb. En retournant à Ayder-Abad sa capitale, il fut accompagné par M. de Bussi, à la tête d’un corps de troupes Françaises ; ce jeune Prince n’eut pas le bonheur d’achever son voyage, ayant été assassiné par les Patanes dans une sédition. Au commencement de 1751, son oncle Salaberzing, frère de Nazerzing, lui succéda & eut pour les François la même affection que son neveu ; M. de Lalli ayant rappelé M. de Bussi de la cour & de l’armée de Salaberzing en 1758, ce Prince dont le caractère étoit bon, mais qui avoit un foible génie, fut assassiné par son frère Nizam-Ali-Khan, qui est actuellement Souba du Decan, sous le nom de Nizam Daulla : il en sera beaucoup question dans cette Histoire.

Les Anglois ayant toujours soutenu le parti de la famille d’Anaverdi-Khan, préférèrent Méhémet-Ali-Khan à son frère aîné, & le firent reconnoître Nabab d’Arcate dans le traité de Fontainebleau, après l’avoir aidé à dépouiller tous les Princes de l’ancienne famille des Nababs d’Arcate. Chanda-Saeb ayant eu le malheur d’être fait prisonnier par les Anglois, ils eurent la cruauté de le livrer au Général des troupes du Tanjaor, nommé Menagi, qui, au mois de Juin 1752, lui fit trancher la tête. Cette mort, dont la vengeance a été tardive, ne sera point impunie & retombera sur le Raja de Tanjaor, dont Ayder a promis les États à Raza-Saeb, fils de Chanda-Saeb.

Le récit succinct de ces révolutions est suffisant pour servir d’introduction à l’histoire d’Ayder-Ali-Khan.

Nota. La cosse est une lieue de l’Inde, qui vaut à peu près 2500 toises.

  1. On ne peut mieux définir le titre, le pouvoir & les prérogatives du Souba, qu’en traduisant ce mot par celui de Vicaire général de l’Empire ; cette charge étant une suprématie sur les Rois & Vassaux quelconques de l’Empire, & que le Souba exerce souvent comme l’Empereur même, ainsi que feroit le Vicaire général de l’Empire en Italie, si cette dignité étoit encore en activité.
  2. Cette Histoire de la Nababie d’Arcate se trouvera très-différente de celle qu’a donné l’éditeur des Mémoires attribués au Général Lawrence. On doit distinguer dans cet Ouvrage ce que rapporte l’Auteur de lui-même du récit des expéditions du Général Lawrence, qui sont généralement vraies, excepté qu’il donne plus de forces aux François qu’ils n’en avoient réellement, & qu’il diminue celle des Anglois, ce qui le fait tomber souvent dans des contradictions. Quant à l’Éditeur de ces Mémoires, il faut se rappeler, pour le bien juger, ce qu’il dit : Avant que M. de Bussi suivît Mouzaferzing, les Européens ignoroient ce qui se passoit à la Cour des Princes Indiens, leurs plus proches voisins. Il avance encore dans son Introduction que son Ouvrage est destiné à faire connoître les droits de Méhémet-Ali-Khan ; pour cet effet, il se garde bien de rapporter ce qui peut le rendre odieux, de même que son père Anaverdi-Khan. Pour prouver par un fait incontestable que cet Éditeur a écrit d’après des Mémoires peu exacts, il suffit de dire qu’il ne donne que quatre fils à Nizam-el-Moulouc, qui en a laissé six. Les deux enfans qu’il ne nomme point vivent encore ; l’un est Bazaletzing, & l’autre Mirs Mogol.

    Une autre Histoire de l’Inde donnée par les Anglois, et traduite en François en 1765 a plus de rapport avec ces Mémoires, que l’Auteur tient de témoins oculaires & des Indiens.

  3. On verra ci-après ce que signifie Nabab.
  4. Il s’appelloit Daoust-Ali-Khan.
  5. Nommé Sabder-Ali-Khan.
  6. Comme ces anecdotes sont différemment rapportées ailleurs, il peut se faire que beaucoup de gens qui se croient fort au fait de l’Histoire de l’Inde, demanderont comment l’Auteur de ces Mémoires a pu les savoir. Pour prévenir la question, on répond qu’ils n’ignorent point que la Cour & l’armée d’Ayder sont remplies des parens & des serviteurs de l’ancienne Maison des Nababs d’Arcate, tels que Razasaeb, le Nabab de Vandevachi, le gendre & neveu du Nabab de Veilour, Assinsaeb, homme âgé & de mérite, anciennement grand Trésorier des Nababs d’Arcate, & exerçant la même charge auprès d’Ayder-Ali-Khan ; il y a aussi dans la même armée Baoud-Khan & Savay-Khan, frères et Chefs des Patanes, très-attachés aux François, & échappés, à cause de leur jeunesse, au massacre qu’Anaverdi-Khan fit faire des Patanes ; l’Auteur de ces Mémoires voulant s’instruire de l’Histoire de l’Inde, fréquentait toutes ces personnes, qui aimoient à raconter l’Histoire des malheurs de leur maison, de leur nation & de leurs anciens maîtres : c’est par cette fréquentation de ces Seigneurs Indiens, qu’il a appris tout ce qu’il rapporte ici.

PARTICULARITÉS
DE LA VIE
D’AYDER-ALI-KHAN.


Ayder-Ali-Khan, dont on ne peut savoir l’âge précis, doit avoir 54 à 56 ans. Si l’on doit en croire le rapport des gens qui l’ont connu dès son enfance, sa taille est de cinq pieds six pouces environ, d’un fort embonpoint, quoiqu’il soit assez leste & dur à la fatigue tant à pied qu’à cheval ; il a le teint très-brun, comme les Indiens qui s’exposent au hâle de l’air & du soleil, grosse physionomie, le nez petit & relevé, la lèvre inférieure un peu épaisse ; il ne porte ni barbe ni moustache, contre l’usage des Orientaux, & sur-tout des Mahométans. Son habillement, comme celui de tous les Indiens, est ordinairement en mousseline blanche, avec le turban de la même étoffe ; sa robe est taillée à peu près comme celle des femmes de l’Europe, qu’on appelle à l’Angloise ; le corps & les bras sont très-justes & se serrent avec des cordons ; le reste de la robe est très-ample & plissée, ensorte que, lorsque les Indiens vont à pied, un Page porte la queue aux Grands, depuis le moment où ils quittent les tapis, jusqu’à ce qu’ils soient dans leurs voitures.

À l’armée, Ayder porte l’habillement militaire qu’il a inventé pour lui & ses Généraux ; c’est un uniforme composé d’un gillet ou veste de satin blanc, à fleur d’or, doublé de jaune, attaché avec des cordons de même couleur ; le calçon est de la même étoffe que le reste, des bottes de velours jaune ; une écharpe ou ceinture de soie blanche lui ceint les reins, avec l’habillement militaire, son turban est rouge ou aurore ; lorsqu’il est à pied, il porte ordinairement une canne à pommeau d’or, & quelquefois à cheval un sabre en bandoulière, soutenu par un ceinturon de velours brodé d’or, retenu sur l’épaule par une agraffe d’or enrichie de quelques pierreries.

Il ne porte jamais de pierreries ni à son turban, ni sur son habit, & il n’a jamais de colliers ni pendans d’oreilles, ni bracelets ; son turban est fort grand & plat sur la tête ; il suit en cela l’ancienne mode : de même que pour ses pantoufles qui sont très-grandes, & ont une longue pointe retroussée en forme de poulaine des bâtimens des mers du levant, tels qu’étoient les souliers qu’on portoit anciennement en France, & qu’on appelloit souliers à la poulaine ; les petits-maîtres de sa Cour, & de celles des autres Princes, affectent de porter des petits bonnets ou toques qui leur couvrent à peine le dessus de la tête, & des pantoufles si petites, qu’à peine la pointe de leurs pieds peut y entrer ; mais quoiqu’ils se coëffent & se chaussent dans un costume très-différent de celui d’Ayder & de son fils, pour l’imiter autant qu’il est possible au sujet de la barbe & de la moustache, sans contrevenir au préceptes de l’Alcoran, ils réduisent leurs barbes & leurs moustaches à une moustache presque imperceptible.

La physionomie d’Ayder n’est point belle, mais elle est ouverte, inspire la confiance, quoiqu’élevé dans les camps. Il n’a point pris l’habitude de masquer son visage, qui est gai ou triste suivant qu’il a l’occasion d’être l’un ou l’autre ; il a acquis une aisance de parler sur tout, qui l’empêche d’avoir cette morgue & cette taciturnité qu’affectent presque tous les autres Princes de l’Orient. Lorsqu’il reçoit un Étranger, il est réservé, & semble lui parler un peu gravement, mais il reprend bientôt son aisance ordinaire & parle à tout le monde, racontant lui-même les nouvelles & les histoires du jour avec cette affabilité qu’on lui connoît. Ce qui est étonnant, c’est qu’on voit ce Souverain interroger, répondre, écouter la lecture d’une lettre, dicter la réponse d’une autre, voir jouer la Comédie, faire semblant d’entendre chanter ou voir danser, dans le même instant où il décide les choses les plus importantes.

Aucun Souverain n’est d’un plus facile accès pour toutes les personnes qui peuvent avoir affaire à lui, soit de ses Sujets, soit des Étrangers ; & ces derniers, de quelque état qu’ils soient, sont toujours assurés d’être introduits en sa présence, en faisant demander l’audience par un Souquedar ou Huissier à masse, dont il a toujours un nombre suffisant à la porte de son Palais ; les Faquirs, ou espèce de Moines mendiants sont seuls exceptés. Lorsqu’il en paroît, on les conduit au Pirjada ou grand Aumônier, qui leur fait l’aumône, & les traite suivant leurs besoin. La Cour d’Ayder est en ce point absolument différente de celle de tous les autres Princes de l’Inde, qui ont une si grande vénération pour ces Faquirs qu’ils les admettent à leur table, & qu’ils entrent dans le Palais à toute heure. Ces Faquirs vont effrontément prendre la première place auprès du Prince, quoiqu’ils soient très-souvent sales, dégoûtants & couverts de vermine.

Quand des affaires ou quelques parties de plaisir n’ont point empêché Ayder-Ali de se coucher à son heure ordinaire, qui est après minuit, il se lève avec le soleil, ce qui est environ six heures. Dès l’instant de son lever, les Majors d’armée[1] qui ont été de service le jour & la nuit passés, & ceux qui les relèvent, entrent, font leurs rapports & reçoivent les ordres qui doivent être portés au Ministres & aux Généraux qui ont eux-mêmes le droit d’entrer à sa toilette, s’ils ont quelque chose de pressé ou d’extraordinaire à communiquer. Les couriers qui sont arrivés la nuit ou le matin viennent aussi mettre les lettres à ses pieds. Ce qui peut être regardé comme une foiblesse dans un Prince si occupé, c’est que sa toilette est fort longue ; elle dure pour l’ordinaire deux trois heures, tems que mettent ses barbiers à lui arracher les poils de la barbe.

On doit lui rendre justice de dire que lorsqu’il s’agit d’une opération militaire pressée, il n’est plus question de toilette.

Entre huit & neuf heures, il sort de son appartement, se rend dans un sallon où se trouvent une quantité de Secrétaires à qui il fait remettre, suivant leurs départemens, les lettres qu’il a reçues, en leur donnant tout de suite l’ordre pour les réponses. Son fils, ses parens & les seigneurs qualifiés du titre de ses amis, entrent, & s’il est neuf heures, ils vont prendre leur repas. Lorsqu’il a le tems, il paroît à un balcon & reçoit le salut de ses éléphans[2] qui défilent devant lui, ainsi que ses chevaux de main. Ses tigres de chasse viennent aussi lui rendre visite ; ils sont conduits en main & couverts d’un manteau traînant de couleur verte à rayes d’or, ayant sur la tête un bonnet de drap brodé d’or, avec lequel on peut sur le champ leur couvrir les yeux si on craignoit qu’ils se mutinassent ; Ayder donne lui-même à chacun une boule de sucrerie qu’ils prennent avec la patte fort adroitement, ces animaux étant très-privés ; ce sont des tigres mouchetés. Leurs conducteurs les promènent journellement dans les marchés & dans les lieux où il y a le plus de foule. On n’a pu réussir à priver le tigre barré, appellé le tigre royal ou grand tigre.

Après le repas qui finit vers les dix heures & demie, Ayder entre dans la salle d’audience, & à l’armée, dans la grande tente. Il s’assied sur un sopha qui est en deçà du dais, & très-souvent sur quelque balcon qui donne sur une place ou sur la grande cour du palais ; quelques-uns de ses parens & amis restent avec lui & se placent à sa droite & à sa gauche. Toutes les personnes qui ont les entrées, dont le nombre est très-grand, peuvent venir à cette audience, & toutes celles qui ont des affaires, peuvent faire demander la permission d’entrer par les souquedars, ou remettre leur requête qu’ils portent sur le champ à leur chef qui est toujours présent, & qui la met aux pieds du Prince, qui se la fait lire, & qui y répond sur le champ. Il n’est pas d’usage qu’on arrête le Prince lorsqu’il sort, pour lui présenter des placets, à moins que ce ne soit pour quelque cas pressé & extraordinaire, ou que ce soit quelqu’un qu’on ait empêché de faire parvenir ses placets au Prince dans les heures ordinaires d’audience, ce qui est un cas bien rare[3].

Dans cette audience, trente ou quarante Secrétaires sont assis le long du mur à sa gauche, qui écrivent continuellement ; il arrive presque à tout instant des courriers, que des Huissiers conduisent avec grand bruit jusqu’aux pieds du Prince, où ils déposent leurs paquets : un Secrétaire se mettant à genoux, & assis sur ses talons devant lui, ouvre le paquet & lit la lettre. Ayder ordonne sur le champ la réponse : on envoie la lettre au bureau d’un Ministre, contre l’usage des Princes d’Orient, qui font apposer leurs noms au moyen d’un sceau. Ayder signe ses dépêches à mesure qu’elles sont faites, de même qu’une quantité d’ordres particuliers. Tout ce que rapportent de contraire à ce fait quantité de gens, prouve qu’ils n’ont pas vu Ayder une demi heure de suite. Les ordres qui émanent des bureaux des Ministres n’ont d’autre signature, que celle du grand sceau dont ils sont dépositaires, & la dépêche est cachetée par le sceau particulier du Ministre : les lettres signées par Ayder sont cachetées par le sceau du Souverain, dont le principal Secrétaire est gardien. Lorsque ce Nabab écrit quelque lettre intéressante ou donne quelque ordre essentiel, il y appose un sceau particulier ou privé, qu’il porte toujours au doigt, & pour lors il remet lui-même le paquet à un de ses courriers, qui le porte jusques à la première station, & on joint au paquet un papier qui indique l’heure où le paquet est remis ; & à chaque station on indique l’heure qu’il est arrivé. On parlera ci-après de l’établissement de ces postes, que les Anglois ont imité depuis.

Si Ayder achète des chevaux ou des éléphans, si on a fondu des nouvelles pièces de canon, ou s’il en est arrivé de quelque port ou arsenal, il en fait l’inspection pendant cette audience, les animaux & les pièces de canon étant amenés sur la place du Palais ou dans la cour.

Les Ministres, les Généraux, les Ambassadeurs & autres Grands ne vont à cette audience que fort rarement, à moins qu’ils n’aient été mandés, ou qu’ils aient des affaires extraordinaires & pressées ; il est de leur grandeur de ne voir le Prince que le soir, où il n’y a que les Grands d’admis, & où il n’est question que de faire sa cour & de prendre part aux plaisirs du Nabab. Les Grands ont des agens, qui sont, pour l’ordinaire, des Bramines qui sollicitent leurs affaires, tant auprès du Prince qu’auprès des Ministres ; & ces agens, qui ont le titre d’Ouaquils ou d’Envoyés, ont leurs entrées, lorsqu’ils ont été présentés par leurs maîtres & sont reçus honorablement. Les Ministres envoient au Prince les principaux Secrétaires de leurs départemens, qui se mettant devant lui dans la même posture que les Secrétaires ordinaires, ont la facilité de communiquer sur le champ avec lui.

Un grand Ambassadeur ou autre personne de considération est annoncée à haute voix par le chef des Huissiers, en ces termes : Votre Majesté, le Seigneur un tel vous salue. Les Ministres, les Secrétaires, les Ouaquils & autres gens d’affaires ne sont point annoncés ; ils entrent & sortent sans conséquence, observant cependant de saluer le Nabab. Lorsqu’on annonce un Grand, le Prince lui rend le salut & le prie de s’asseoir ; les amis & autres Grands qui entourent le Souverain le saluent aussi, & en proportion de l’estime & de la considération où il est auprès du Prince, on lui fait place pour qu’il puisse s’en approcher. Une personne d’un rang ordinaire qui a fait demander audience, fait en entrant trois révérences, en portant la main du front jusques à terre, ensuite il se met à côté du chef des Huissiers, gardant le silence, & ayant les mains jointes ; le Nabab lui rend le salut en portant simplement la main à son turban, & il affecte de continuer quelque discours commencé, après quoi il fait signe d’avancer, & demande toujours d’une manière affectueuse le sujet de la visite ; sur l’exposé que fait de son affaire le Suppliant, il reçoit sur le champ une réponse décisive. Si c’est un Étranger d’une condition honnête, tel qu’un Officier qui vient demander du service, un Négociant ou un Marchand de conséquence, il reçoit l’ordre de s’asseoir, & sa place est ordinairement à droite, en face des Secrétaires ; le Nabab lui fait quelques questions relatives à son état, à son pays & à son voyage. Il indique au Marchand l’heure où il verra ses marchandises, & sur un signe on présente le bétel à l’Étranger, ce qui équivaut à une permission de se retirer ; & qu’on fait en faisant les trois mêmes révérences qu’on a fait en entrant.

Cette audience dure toujours jusques après trois heures, qui est l’heure où il rentre dans son appartement pour dormir ou faire ce qu’on appelle la sieste en Italie.

Sur les cinq heures & demie, le Prince rentre dans la salle d’audience ou dans quelqu’autre appartement vaste, ou se met à un balcon d’où il voit manœuvrer des troupes ou défiler quelque corps de cavalerie ; il est, comme le matin, entouré de quelques-uns de ses parens ou amis, & les secrétaires sont occupés à lire des lettres ou à écrire.

Vers les six heures & demie, lorsque la nuit est close, une grande quantité de manelsalgis ou porte-flambeaux, paroissent dans la cour du palais & saluent le Prince en se tournant du côté de l’appartement où il se trouve, ayant chacun un flambeau à la main ; ils éclairent en un moment les appartemens, & sur-tout celui où est le Nabab, avec des bougies dans des flambeaux d’argent très-artistiquement faits, ornés de bouquets de la plus grande légèreté ; ces flambeaux, à cause du vent, sont renfermés dans des grandes verrines angloises ; il y a aussi dans quelques appartemens de très-grandes lanternes de verre peint à fleurs de toute sorte de couleurs ; c’est à la nuit seulement qu’arrivent les Grands, les Ministres & les Ambassadeurs : ils sont généralement tous très-parfumés d’odeurs, de parfums les plus suaves & les plus précieux ; outre les Grands, la jeune noblesse remplit les appartemens, & tout le monde affecte l’air le plus poli & le plus gracieux. Après avoir salué le Prince, on salue son fils, ses parens, les Ministres & autres Grands de qui on est connu, d’un air aisé & sans affectation. Parmi la jeune noblesse, un certain nombre a le titre d’Arabsbequi, ce qui revient à peu près à celui de Chambellans en Allemagne ; il y en a ordinairement quatre de service chaque jour ; ils sont remarquables en ce qu’ils ont leur sabre à la main ; il est dans le fourreau & leur sert à-peu-près comme une canne ; tous les autres courtisans ont laissé leurs armes entre les mains de leurs Pages & autres gens de leur suite qui est toujours fort nombreuse, ce qui remplit les avenues du palais. Les Pages seuls ont la liberté d’entrer ; ils suivent leur Maître en lui portant la queue jusques dans les appartemens où ils quittent leurs pantoufles en posant les pied sur les tapis ; les Pages alors laissent tomber la robe & mettent les pantoufles dans un sac. Ayder, qui fait peu de cas des étiquettes, permet aux Européens de venir en souliers, quoique pour l’ordinaire le tapis de son appartement soit une mousseline blanche qui couvre les plus superbes tapis de Perse. Il a une telle prédilection pour le blanc qu’il fait couvrir de mousseline des lambris peints, dorés & incrustés, & jusques aux carreaux & sophas de velours brodés ou d’étoffes d’or. Les Européens s’abusent beaucoup en croyant que ce soit par honneur qu’on leur permet d’entrer en souliers ; cette permission que leur accordent quelques Princes de l’Inde est occasionnée par l’idée où ils sont que les Européens sont entêtés & veulent absolument conserver leurs coutumes, quoiqu’elles soient contraires à l’honnêteté & à la propreté. M. de Bussi, pour concilier les coutumes indiennes avec les françoises, portoit à la cour du Souba du Decan des souliers de velours qu’il mettoit, en descendant de sa voiture, dans des espèces de pantoufles qu’il laissoit, en mettant le pied sur le tapis ; souvent on évite de choquer les étrangers par de petites attentions qui coûtent peu de chose & servent beaucoup à nous concilier leur affection.

Il y a, pour l’ordinaire, tous les soirs une comédie qui commence vers les huit heures & dure jusques à onze, elle est entremêlée de chants & de danses. Pendant cette comédie, les Arabsbequi se tiennent auprès des étrangers à qui ils font politesse, leur rendant compte de tout ce qu’ils désirent être instruits, du sujet de la comédie, des nouvelles, &c. ; ils ont soin de leur demander s’ils souhaitent boire ou manger ; en ce cas, ils leur font présenter du sorbet, du lait chaud, des fruits ou des confitures ; rarement fait-on autre chose que boire ; si on veut jouer aux échecs, ils jouent avec vous, ou vous donnent des joueurs. Ayder, à qui la comédie, le chant & la danse sont très-indifférens, s’entretient avec ses Ministres, ou ses Ambassadeurs, passe quelquefois dans un cabinet pour parler plus secrettement, & continue, comme le matin, à expédier des affaires, ce qu’il fait sans avoir l’air d’être occupé. Presque toujours avant la fin de la Pièce, on lui présente des bouquets dans une corbeille de filagramme dont il donne lui-même quelques fleurs aux plus grands Seigneurs qui se trouvent près de lui, après quoi la corbeille se porte dans les appartemens, & chacun prend une petite fleur dont il remercie le Prince par une profonde révérence qu’il fait de sa place, ce qui a lieu jusques au moindre Secrétaire ; quand Ayder veut donner quelque marque particulière de son estime, il fait lui-même, en causant, un colier de fleurs de jasmin qu’il noue avec de la soie, & qu’il passe lui-même au col de l’heureux mortel à qui il veut donner cette glorieuse marque de son estime & de sa faveur. Il a plusieurs fois fait cet honneur aux Chefs de ses Européens, n’ignorant pas que le François, plus que toute autre Nation, se tient pour bien payé avec cette monnoie. Celui qui a reçu un pareil honneur, reçoit le lendemain des visites de tout ce qu’il y a de plus grand pour le complimenter.

S’il y a eu quelque bataille gagnée ou quelque événement glorieux pour le Prince, le Poëte de la cour arrive en s’annonçant lui-même dès qu’il met le pied dans les premiers appartemens, par des salutations au Prince à qui il donne à haute voix les titres les plus pompeux & les plus extravagans, disant : Salut au plus grand Roi de la terre, à celui dont le nom seul fait trembler ses ennemis, &c. Tout le monde, à la voix du Poëte, prête l’oreille & se tait ; la comédie ou la danse est interrompue, le Poëte entre, s’assied au fond de l’appartement en face du Prince, & récite un Poëme que tout le monde affecte d’écouter avec la plus grande attention, à l’exception du Prince qui paroît alors s’occuper à parler avec ses Ministres, de chose plus essentielle. Le Poëte encense pour l’ordinaire après le Prince, son fils, ses parens, les Généraux & les principaux Officiers, n’oubliant pas les Ministres & autres gens en faveur. Les jeunes courtisans ou Bara-Ademis, qui ne sont pour l’ordinaire compris qu’en corps dans les louanges que donne le Poëte, le tournent souvent en ridicule & leur dérision s’étend jusques sur ceux qui sont les plus loués, en parodiant très-plaisamment les paroles du Poëte, ce que se permettent aussi les Secrétaires & autres courtisans subalternes, les uns & les autres n’épargnant que le Prince & son fils ; mais comme ce Poëme n’est ni écrit ni imprimé, les louanges & la critique sont de peu de durée. On ne peut parler des spectacles, des chants & des danses sans parler des Bayadères dont l’abbé Raynal a fait un portrait si avantageux dans son histoire philosophique.

Dans le tems actuel, la Cour d’Ayder est la plus brillante de l’Inde & sans contredit la troupe de sa Cour est la mieux composée, tant à cause de sa richesse, que parce que les Bayadères sont les femmes qu’il préfère. Comme Souverain d’une partie du Visapour, il a toute la facilité d’avoir dans ce genre de femmes celles qui sont les plus renommées par leur beauté, leurs talens & leurs agrémens.

La Comédie de la Cour n’est composée que de femmes. Une Directrice qui est en même tems l’Entrepreneuse, achète des jeunes filles de l’âge de quatre à cinq ans qu’elle choisit très-jolies ; elle les fait inoculer ; après quoi elle leur donne des maîtres de chant, de danse & d’instrumens, & de tout ce qui peut inspirer au Prince & à sa suite l’amour du plaisir ; aussi ont-elles l’art de plaire & de séduire les cœurs les moins sensibles. Elles commencent à l’âge de dix à onze ans à paroître sur la scène ; elles ont généralement les traits les plus fins & les plus délicats, de grands yeux noirs, les plus beaux sourcils, la bouche petite & vermeille & les plus belles dents ; des fossettes aux joues, au menton & à chaque doigt ; des cheveux noirs en tresse pendans jusqu’à terre. Leur teint est d’un brun clair, non point tel que celui des femmes Mulâtres qui ne peuvent point rougir, mais tel que pourroit l’avoir une jolie paysanne qui seroit fort hâlée & qui conserveroit les roses après avoir perdu ou laissé faner les lys : ce sont ces mêmes femmes jaunes que les Orientaux prisent par-dessus toutes les autres ; elles se donnent cette teinte en se peignant les joues d’une couleur jonquille, comme les Femmes en France se mettent du rouge, & ce qu’il y a de particulier, c’est qu’en très-peu de tems on s’habitue à cette couleur, & qu’on la trouve agréable. Leur habillement est toujours d’une simple gaze brodée ou brochée en or, très-riche ; elles sont couvertes de pierreries ; elles en ont jusques sur la tête, au col, aux oreilles, sur la poitrine, aux bras, aux doigts, à la jambe, aux doigts des pieds & jusques au nez, ayant toutes un petit diamant attaché par un anneau à une narine qui leur donne un petit air malin & leur sied très-bien. Les comédies sont toutes des pièces d’intrigue ; ce sont des femmes qui se liguent pour tromper un jaloux, ou des jeunes filles qui trompent leur mère ; on ne sauroit jouer avec plus d’art, & en même tems avec plus de naturel ; leurs airs sont assez gais & agréables ; les paroles que chante une voix seule, expriment presque toujours les plaintes d’un amant ou d’une amante ; les airs qu’elles chantent en chœur sont beaucoup plus gais, mais ils n’ont pas de secondes parties & recommencent toujours.

Les danseuses sont supérieures dans leur genre aux comédiennes & aux chanteuses, & on peut dire qu’elles feroient plaisir sur le théâtre de l’Opéra de Paris : tout danse & tout joue en même tems chez ces femmes ; leurs têtes, leurs yeux, leurs bras, leurs pieds, & tout leur corps semble ne se mouvoir que pour enchanter ; elles sont très-légères & ont un très-fort jarret ; elles pirouettent sur un pied & s’élèvent dans un autre instant avec une force surprenante ; elles ont tant de justesse dans leurs pas & dans leurs mouvemens, qu’elles accompagnent les instrumens avec des grelots qu’elles ont à leurs pieds, & comme elles sont de la taille la plus svelte & la plus élégante, tous leurs mouvemens se font avec grâce. Aucune des Bayadères de la troupe du Prince n’a jamais plus de seize à dix-sept ans ; à cet âge, elles sont réformées & vont courir la province ou s’attachent à des pagodes[4].

La Directrice de cette troupe est payée du Prince, mais on ne sait quels sont ses émolumens ; elle a toujours plusieurs Pièces prêtes à être jouées au moment où elle est mandée. Quoiqu’il y ait tout lieu de croire qu’elle soit fort bien payée d’Ayder, à cause des plaisirs qu’elle lui procure, ce qu’elle retire des riches particuliers est encore plus conséquent pour elle. Lorsqu’un Seigneur donne un souper de cérémonie, il a y pour l’ordinaire une comédie ornée de chants & de danses ; on paye à la Directrice de la troupe du Prince cent roupies pour chaque actrice qui joue, chante ou danse ; le nombre de ces actrices est souvent de plus de vingt : la musique instrumentale ne se compte point.

Si on donne à souper familièrement à un ou deux amis, on demande aussi des chanteuses ou des danseuses, qui sont toujours payées au même prix de cent roupies. Il faut en outre leur donner à souper & leur fournir abondamment des fruits, des confitures & du lait chaud qu’elles préfèrent aux sorbets ; si on retient ses amis à coucher, ce qui est assez d’usage, lorsque ce sont des repas d’amitié plutôt que de cérémonie, il faut leur donner une compagne à leur choix qui se paye également cent roupies à la Directrice, & il faut aussi fournir à son ami quelque bijou ou quelque étoffe pour donner le matin à la demoiselle lorsqu’on la renvoie.

Outre la troupe du Prince, il y en a d’autres dans les villes où est la Cour & dans les armées ; il en est même qui ne sont composées que d’hommes, mais les gens de la cour n’ont jamais recours qu’à la troupe du Prince.

Lorsqu’il est onze heures ou minuit, tout le monde se retire, si ce n’est les personnes qui soupent avec le Nabab, qui, à l’exception des grandes fêtes, sont toujours ses amis & ses parens.

Cette manière de vivre d’Ayder est, comme on peut le croire, interrompue à l’armée ; elle l’est aussi quelquefois par des parties de chasse, de promenade, ou pour assister aux exercices & aux évolutions que fait quelque corps considérable de ses troupes.

Lorsqu’il est obligé de rester un mois dans un camp de paix ou dans une ville, il va, pour l’ordinaire, à la chasse deux fois la semaine. Il chasse le cerf, le chevreuil, la gazelle & quelquefois le tigre ; lorsqu’on vient annoncer que quelqu’un de ces animaux a quitté les forêts & a paru dans la plaine, pour lors il monte à cheval, suivi de tous ses Abyssins, de tous ses Lanciers à pied & de presque toute la noblesse armée de lances & de boucliers ; comme on a reconnu les traces de la bête, les chasseurs entourent son fort & rétrécissent peu-à-peu le cercle ; lorsque la bête, qui est pour l’ordinaire dans un champ de riz ou de bled à l’ombre, reconnoît l’approche de ses ennemis, elle rugit, regarde de tout côté si elle pourra échapper, & lorsqu’elle se prépare à s’élancer sur quelqu’un pour forcer le passage, elle est attaquée pour l’ordinaire par Ayder lui-même, à qui on cède l’honneur de porter le premier coup qu’il ne manque guères. Les plaisirs de ce Souverain sont ainsi variés à l’infini.

  1. Ces Majors d’Armée sont comme des Adjudans Généraux ; ce ne sont point des gens de distinction, mais des gens sûrs, choisis parmi les bas-Officiers de Cavalerie & d’Infanterie.
  2. Lorsque le Prince paroît au balcon, des Huissiers crient : Votre Majesté, vos Éléphans vous saluent ; & dans le même tems, ces animaux, qui sont rangés sur la place en demi cercle, fléchissent trois fois le genou.
  3. En 1767, Ayder étant à Coilmoutour, & sortant sur les cinq heures du soir en grand cortège pour aller à la promenade, une vieille femme se prosterne, & crie : justice. Aussitôt Ayder fait arrêter sa voiture, & lui fait signe de s’avancer : le Prince lui demande ce qu’elle veut, elle répond : Seigneur, je n’avois qu’une fille, & Aggi-Mahmout me l’a enlevée. Ayder lui dit, Aggi-Mahmout est parti depuis un mois, d’où as-tu attendu jusqu’aujourd’hui pour te plaindre ? Seigneur, j’ai remis plusieurs requêtes à Ayder-Scha, & je n’en ai point eu de réponse. Cet Ayder-Scha, qui était le chef des Huissiers, précédoit le Nabab, portant son grand collier d’or, marque de sa dignité ; il s’avance & dit : cette femme mène une mauvaise vie ainsi que sa fille : le Nabab ordonne sur le champ de retourner au Palais & dit à la femme de le suivre. Toute la Cour craignoit pour l’Officier qui étoit aimé, & personne n’osant intercéder pour lui, le fils d’Ayder pria le Commandant des Européens de demander grâce, ce qu’il fit. Je ne puis vous l’accorder, reprit Ayder sévèrement : interrompre la communication entre le Souverain & les Sujets, c’est un des plus grands crimes qui puissent être commis, les Puissans ne sont sur la terre que pour rendre la justice aux foibles, à qui Dieu n’a donné d’autre protecteur que le Souverain ; & le Prince perd l’amour & la confiance de ses peuples, que les injustices multipliées obligent enfin à se révolter ; & il ordonna sur le champ qu’on conduisît Ayder-Scha sur la place & qu’on lui donnât deux cent coups de fouet. En même tems, il appela un Officier de sa garde d’Abyssins à cheval, & lui commanda d’aller au château, où étoit Aggi-Mahmout, d’y chercher la fille de cette femme qui devoit partir avec lui ; que s’il la trouvoit, il devoit la rendre à sa mère & apporter la tête d’Aggi-Mahmout ; s’il ne trouvoit point cette fille, il devoit conduire à Coilmoutour Aggi-Mahmout. La fille ayant été trouvée, on apporta la tête du coupable. Cet Aggi-Mahmout étoit un homme âgé de 60 ans, qui avoit été vingt-cinq ans chef des Huissiers, & prédécesseur d’Ayder-Scha ; pour le récompenser de ses services, le Nabab lui avoit donné un zoghir ou terre considérable. Cet homme étoit amoureux de la jeune fille, que la mère qui vivoit du revenu de ses charmes n’avoit pas voulu lui vendre, & il l’avoit enlevée : l’Alcoran condamne à la mort le ravisseur d’une fille ou d’une femme.
  4. On sait qu’il y a à chaque Pagode un nombre de Bayadères entretenues, dont les charmes sont un des revenus le plus assuré des Bramines.
TITRES
QUE PREND AYDER-ALI-KHAN ;
Avec leur explication.


Ayder-Ali-Khan, Nabab, Bahader[1] toujours , Nahondas[2], Souba de Sçirra, Roi des Canarins & des Corgues, Dayva[3] du Mayssour, Souverain des Empires[4] du Cherequi & du Calicut, qui comprennent les Royaumes de Cananor, Cochin, Trevancour ; Nabab de Benguelour, Bellapour, Bassapatnam, ou Bisnagar, &c. &c., Seigneur des Montagnes & Vallées, &c. &c.[5], Roi des Isles de la Mer, &c. &c.[6].



[1] Nabab–Bahader signifie Chevalier sans pareil ; les Bahaders sont dans l’Inde ce qu’étaient en Europe les Chevaliers. Un grand Souverain, ou un Général chez les Mogols, fait Bahader, après une bataille, un homme de distinction, ou un des principaux Officiers qui se sera distingué. S’il y a eu autrefois quelque cérémonie pour la réception d’un Bahader, il n’en est plus question aujourd’hui ; le Général le loue publiquement de ses actions, & dans son discours, il le nomme toujours Bahader : cette qualité lui est donnée ensuite en toute occasion par tout le monde indistinctement. Un Bahader a de grands privilèges, il peut aller partout armé de pied-en-cap, faire porter devant lui une masse d’arme dorée, & paroître ainsi devant tous les Souverains. Lorsqu’un Bahader arrive dans une Cour, il fait demander une audience qui lui est toujours accordée ; il se présente le casque en tête, & chargé d’armes offensives & défensives de toute espèce. Le Souverain, en le voyant entrer, se lève, lui donne l’accolade en l’embrassant des deux côtés ; & se sert en lui parlant, du mot de Amaré-Bay, qui signifie mon frère, parce que tous les Souverains s’honorent de la qualité de Bahader. Ayder fut surnommé le Bahader sans pareil, vraie signification du mot de Nabab, qui est un titre d’honneur, non de dignité. Cependant par l’usage, Nabab de Benguelour se dit pour Seigneur ou Prince de Benguelour, mais à la lettre il signifie seulement le sans pareil dans Benguelour ; ce titre est exclusif. On ne peut en aucun cas donner ce titre à un inférieur en présence de son Supérieur. Ayder, pour prouver que le titre de Bahader, que nous disons signifier Chevalier, & qui à la lettre veut dire grand guerrier, est au-dessus de tous les autres titres, au lieu de signer son nom, il ne signe que deux B. B. qui signifient Bahader, Bahader.

[2] Nahondas. Il signifie qui est digne de tous les titres d’honneur.

[3] Dayva ou régent. On verra par la suite de cette histoire comment Ayder devint régent de ce royaume.

[4] Souverain des Empires du Cherequi & du Calicut. Les Portugais furent les premiers de tous les Européens qui, arrivant avec leurs vaisseaux à la côte de Malabar, donnèrent le titre d’Empereurs aux Souverains de ces deux pays. Ce nom répond très-peu à la puissance & à l’étendue des États du Cherequi & du Samorin. Le seul rapport qu’ils peuvent avoir avec les Empereurs, c’est qu’ils sont les premiers ou Chefs de deux confédérations, de petits Princes ou Rajaz, à qui les Portugais ont donné le titre de Rois, parce qu’ils ont un bandeau royal & un manteau de pourpre, ayant la tête entourée d’une mousseline avec une raye d’or attachée avec un nœud derrière la tête, & portant pour tout habillement une espèce de chemise de gaze ou mousseline rouge, pendante jusqu’à mi-cuisse. Ces prétendus Rois n’ont pour la plupart qu’un territoire de deux, trois, quatre ou six lieues au plus ; on les voit aller à pied, les jambes nues, suivis de leurs courtisans aussi pieds nuds, armés de sabres & de boucliers.

[5] Ayder est Seigneur du Malleaur ou du Carnate, qui sont deux mots de deux Langues différentes, qui signifient pays de montagnes & de vallées.

[6] On verra ci-après que ce titre de Roi des Isles de la mer lui fut donné lorsque sa flotte eut fait la conquête des Isles Maldives, qu’on assure être au nombre de douze mille.


HISTOIRE
D’AYDER-ALI-KHAN,

OU
NOUVEAUX MÉMOIRES
SUR L’INDE.


Ayder-Ali-Khan, fils de Nadim-Saeb, Général de dix mille chevaux[1] dans l’armée de l’Empire, est né en 1728 à Divanelli, petite forteresse d’un Château entre Colar & Oscota, dans le pays de Benguelour ; cette Terre avoit été donnée en Fief à son père, qui étoit particulièrement attaché à Nizam-el-Moulouc, Grand Visir & Souba du Decan.

Après la mort de Nizam-el-Moulouc, Nadim-Saeb s’étoit retiré à Divanelli avec ses deux fils, Ismaël-Saeb & Ayder. Ismaël-Saeb étoit beaucoup plus âgé que son frère ; il entra au service du Roi de Mayssour, dont il devint en peu de tems le premier Général. Le Roi de Mayssour, pour le récompenser d’une victoire remportée sur les Marattes, lui donna le pays & la forteresse de Benguelour, ce qui le mit en état d’avoir un corps de troupes à lui, qui faisoit partie de l’armée du Roi de Mayssour lorsque Nazerzing descendit en 1750 à la côte de Coromandel. Ayder qui pouvoit avoir alors 21 à 22 ans, n’avoit pas encore quitté la maison paternelle ; son père lui donna le commandement du contingent des troupes qu’il étoit obligé de fournir à l’armée du Souba pour sa Seigneurie de Divanelli, qui ne consistoit qu’en cinquante Cavaliers & deux cents Peadars ou Soldats armés de mousquets à mèche ; son oncle maternel, Ibrahim-Saeb, lui servoit de Mentor.

Ayder s’étant trouvé à la bataille où Nazerzing fut tué ; l’audace des François qui, au nombre de huit cents, secondés par quatre mille Cipayes, osèrent attaquer l’armée des Mogols, forte de plus de trois cens mille hommes, fit une si forte impression sur son esprit, qu’il fut fermement persuadé que les François étoient capables de tout entreprendre. Ayant suivi Mouzaferzing, successeur de Nazerzing à Pontichéri ; ce qu’il observa dans cette ville, des mœurs, de la discipline, des fortifications, des bâtimens, des arts & de l’industrie des François, lui fit concevoir la plus haute estime pour cette Nation célèbre & belliqueuse, & sur-tout pour M. Dupleix qui en étoit alors Gouverneur.

En 1751, Mouzaferzing ayant ramené son armée à Golconde, Ayder, dont le père étoit mort, alla joindre son frère dans le Mayssour. Sur le compte que le jeune homme rendit à celui-ci de l’armure avantageuse des Européens, & de leur adresse à manœuvrer le canon, Ismaël-Saeb envoya un Guebre à Bombay, pour lui acheter des canons & des fusils avec leurs bayonnettes ; ce Persan, qui n’est mort qu’en 1767, acheta du Gouverneur de Bombay deux mille fusils & six pièces de canons ; il enrôla une trentaine de matelots Européens de différentes Nations, qu’il ramassa sur la côte de Malabar, pour servir de Canoniers.

Ismaël-Saeb, frère d’Ayder, fut ainsi le premier Indien qui ait formé un corps de Cipayes armés de fusils & de bayonnettes, & qui ait eu une artillerie servie par des Européens, ce qui lui procura de nouveaux avantages contre les ennemis du Roi de Mayssour, qui fortifièrent l’estime & l’amitié que ce Prince avoit pour lui.

Nand-Raja, frère du Roi de Mayssour & Dayva[2], ayant formé une armée pour descendre à la côte de Coromandel & se joindre à celle des Anglois, Ayder, à la recommandation de son frère, obtint le commandement de la cavalerie de cette armée. Les Anglois, aidés des Mayssouriens, forcèrent les troupes françoises combinées avec celles de Chanda-Saeb, de se rendre prisonnières de guerre, & de rendre la pagode de Schirnigam où elles s’étoient réfugiées ; c’est dans cette occasion que Chanda-Saeb fut fait prisonnier. Nand-Raja s’étant brouillé avec les Anglois, M. Dupleix fit alliance avec lui & il fut convenu qu’on feroit le siège de Trichnapali, place forte sur le Caveri, avec une armée combinée des forces françoises, de celles du Mayssour & de celles de Chanda-Saeb[3], Nabab d’Arcate. Les Anglois qui étoient les alliés de Méhémet-Ali-Khan[4], compétiteur de Chanda-Saeb, avoient une garnison dans Trichnapali.

Lorsque les François partirent de Pontichéri, en 1752, pour aller joindre Nand-Raja, ils furent harcelés dans leur marche par un corps de cavalerie Maratte commandé par un Chef allié des Anglois. Le Commandant des troupes françoises écrivit au Régent de Mayssour, pour lui demander un renfort.

Ayder fut envoyé à son secours à la tête de dix-huit cents chevaux. C’est alors qu’Ayder-Ali commença à être connu des François & à se faire quelque réputation parmi les Européens, & de-là vint son prétendu nom d’Andernec. Jusques alors les François, les Anglois & autres nations Européennes avoient eu peu de liaison & de connoissance dans l’intérieur du pays, & il n’y avoit peut-être pas à Pontichéri deux François qui sussent la langue des Mogols appelée communément le Maure, qui est une espèce de Persan. Les Officiers & les Soldats n’avoient d’autres interprètes que leurs Dobachis ou Domestiques malabars qui ne savoient que leur langue & un mauvais portugais. La langue malabare qui, quoique très-régulière, est peut-être la plus pauvre langue qui existe, ensorte que pour dire Monsieur on dit Doré, & pour dire le Gouverneur, le Général ou le premier des Messieurs, on dit Péri-doré, ce qui veut dire le grand Monsieur ; de même pour dire un Chef quelconque, la langue malabare n’a que le mot de Naïc, & on dit Tanjaor Naïc pour dire le Roi ou le Raja de Tanjaor ; & Narim-Naïc & Chabri-Naïc pour dire le Sergent Narim, le Caporal Chabri, & du nom d’Ayder-Naïc, qui veut dire le Chef Ayder, les François en ont fait le nom d’Andernec. C’est ce nom de Naïc qui a fait supposer qu’Ayder avoit été Caporal des Cipayes ; il se nommoit pour lors Ayder-Saeb, comme qui diroit, Monsieur Ayder ; son nom s’est allongé depuis à mesure qu’il est devenu puissant, comme c’est l’usage parmi les Mogols ; on le nomme aujourd’hui Ayder-Ali-Khan.

Lorsque l’armée françoise eut jointe celle du Mayssour, Ayder[5], dont le camp formoit jusques alors l’aile gauche de l’armée des Mayssouriens, vint se camper à la droite des François : malgré toutes les raisons que purent lui alléguer le Commandant François & le Régent du Mayssour, & quelque peine qu’eussent les François à se voir, pour ainsi dire, enfermés, il ne voulut pas s’en départir ; il disoit au Commandant qu’il vouloit être près des François pour apprendre d’eux l’art de la guerre. En effet, il étoit très-attentif & très-exact à observer tout ce qui se faisoit dans le camp françois, & il faisoit répéter plusieurs évolutions dans le sien, le mieux qu’il lui étoit possible[6] ; cette répétition servoit d’amusement à l’Officier & au Soldat françois auxquels il s’attachoit à plaire par sa politesse & par ses bonnes manières ; mais ce que ceux-ci ne voyaient pas de bon œil, c’est qu’Ayder attiroit dans son parti les Sergens & les Soldats qui lui paroissoient les plus actifs & les plus intelligens. Il avoit encore avec lui, en 1770, le sieur Stenet[7], fils d’un Cent-Suisse de Versailles, qui étoit volontaire au siège de Trichnapali en 1753 : il le prit alors à son service & l’envoya à son frère dans le Mayssour, comme il y envoyoit tous les autres François qui vouloient bien s’engager à son service. Ces enrôlemens étoient faits adroitement, & comme on avoit besoin de lui, le Commandant françois fermoit les yeux sur l’irrégularité de ces procédés.

Le Général Lawrence qui n’étoit pour lors que Major, ayant voulu faire passer quelque secours & un convoi dans Trichnapali, essuya un échec considérable dont il donne dans ses Mémoires toute la gloire à Ayder & à sa cavalerie : la jalousie angloise lui fait peut-être diminuer la gloire des François, mais il est certain qu’Ayder se distingua singulièrement dans cette occasion.

En 1755, Nand-Raja[8] ayant quitté les François pour retourner dans le Mayssour, Ayder fit un traité particulier avec M. Dupleix, par lequel il s’engagea à rester avec ses troupes, qui formoient un corps d’environ six mille hommes, jusqu’à la prise de Trichnapali, & il ne retourna dans le Mayssour que lorsque M. Godeheu, successeur de M. Dupleix, eut conclu une trêve avec les Anglois & ordonné la levée du blocus de Trichnapali. Ayder, en 1756, ayant appris la mort de son frère, lorsqu’il étoit en route pour aller le rejoindre, se hâta de recueillir sa succession qui lui étoit dévolue par la loi ; son frère n’ayant point laissé d’enfans mâles, cette mort le rendit possesseur d’une belle forteresse, d’un pays considérable aussi beau que fertile & d’un corps de troupes qui, jointes aux siennes, montaient à plus de quinze mille hommes, du nombre desquels étoient deux cents Européens & trois mille hommes d’excellente cavalerie. Le Roi de Mayssour ayant en lui la même confiance qu’il avoit eue en son frère Ismaël, le fit Généralissime de son armée.

Les Rois de Mayssour étant Bramines, réunissent les droits du sceptre & de l’encensoir, & pour être plus vénérés de leurs peuples, ils affectent de ne se faire voir que deux fois l’année, jours où ils président aux cérémonies solennelles de la Religion ; & afin de paroître uniquement occupé des mystères sacrés qu’ils célèbrent avec pompe & magnificence, ils abandonnent le Gouvernement au Dayva ou Régent qui, jusques à Nand-Raja, avoit toujours été un des plus proches parens du Roi. Mais un Bramine, nommé Canero, favori de ce Prince, lui mit en tête de gouverner lui-même, d’abolir la dignité de Dayva & de destituer son frère Nand-Raja : celui-ci qui n’avoit ni la capacité ni l’application, ni même la fermeté nécessaires pour se maintenir dans cette dignité, ne fit aucune résistance, & aima mieux souffrir qu’on l’exilât sur la frontière que d’oser faire au Roi la moindre représentation.

Canero s’étant entièrement emparé de l’esprit du Roi, fut déclaré son Ministre & chargé de l’administration du Royaume. Ayder garda le commandement des armées.

Sa puissance, sa réputation & l’amour des Soldats, auroient dû le mettre à l’abri de la jalousie & de l’envie de ce Ministre ambitieux, mais Canero sacrifiant tout à ces deux passions, ne craignit point de faire un traité avec les Marattes ennemis de l’État, dans l’espérance de perdre Ayder. En conséquence de ce traité, l’armée maratte entra dans le Mayssour pendant le tems de la saison pluvieuse, au moment où Ayder s’y attendoit le moins, & que trompé par Canero, il avoit dispersé ses troupes.

L’approche des Marattes & leur supériorité en nombre l’obligèrent de s’avancer du côté de Syringpatnam, Capitale du Royaume qui lui offroit un asile assuré dans l’isle sur laquelle cette ville est située, & où l’on ne peut entrer, lorsque le Caveri est enflé par les pluies, que par le pont de Syringpatnam.

Canero qui, dans une autre circonstance, se fut bien gardé de laisser entrer Ayder avec son armée dans la ville Royale, s’empressa de l’exciter à prendre son camp dans l’isle ; Ayder donna dans le piège du perfide Bramine ; il fit passer le pont & traverser la ville à son armée & campa avec ses troupes au bout de l’isle opposé à la ville. L’armée Maratte ne tarda point à paroître ; elle eut bientôt investi la partie de l’isle où il est possible de trouver un gué quand la rivière est dans son lit ordinaire.

Ayder n’ayant aucun soupçon de la trahison de Canero, se fondoit sur les magasins de la ville qui étoient bien fournis de vivres pour la subsistance de son armée, mais il fut très-étonné lorsqu’on lui rapporta dès le lendemain de l’arrivée des Marattes, que les portes de la ville étoient fermées & que Canero avoit fait dire que toute l’armée périroit par la faim ou par le canon de la ville, si on ne livrait le Général Ayder au Roi qui avoit de fortes raisons de s’assurer de sa personne. Ce rapport faisant juger à Ayder que Canero avoit juré sa ruine, il lui envoya différens Officiers pour entrer en accommodement avec lui, mais la journée se passa sans avoir rien pu obtenir. Lorsque la nuit fut venue, il manda dans sa tente les Chefs des différens corps ; après les avoir remercié de leur fidélité, il leur dit qu’il ne vouloit pas être la cause de la perte d’aussi braves gens, qu’il leur conseilloit de s’arranger dès la pointe du jour, du mieux qu’ils pourroient avec Canero, & que pour lui, il prendroit un parti dès cette même nuit ; en même tems il donna six mois de paie & de gratification à l’armée, que les Chefs distribuèrent aux Soldats avant de rien traiter avec Canero. Il embrassa les principaux & leur dit qu’il comptoit sur leur service & sur leur amitié, lorsque l’occasion seroit favorable ; il congédia ensuite tout le monde, & vers le milieu de la nuit, ayant pris avec lui trente hommes des plus affidés, il leur confia à chacun une quantité d’or, & se mettant à leur tête, il essaya de passer la rivière à la nage, ce qui lui réussit ; ayant de même heureusement traversé l’armée des Marattes, il poussa d’une seule traite jusqu’à Benguelour, éloigné de plus de trente lieues.

Quand il fut près de cette forteresse, il envoya un de ses amis à son oncle Ibraïm-Saeb à qui il avoit confié ce Gouvernement, pour lui dire qu’il avoit ci-devant des Terres, des Forteresses, des Trésors & une Armée, qu’aujourd’hui il ne lui restoit que trente amis qui s’étoient attachés à sa fortune, qu’il le prioit de lui dire franchement s’il pouvoit encore compter sur son amitié, que sur sa réponse il viendroit à Benguelour ou chercheroit un asile ailleurs. Son oncle ayant reçu ce message, monta à cheval, & seul avec l’envoyé d’Ayder, il vint le trouver & lui dit en l’abordant : prends courage, tu n’as rien perdu de ce que tu m’as confié, Dieu t’aidera. Ayder l’embrassa, & ils entrèrent à Bengulour.

Se voyant maître d’une aussi bonne place, il espéra de rétablir ses affaires, & ses espérances ne tardèrent pas d’être en partie réalisées par l’arrivée imprévue de presque toute sa cavalerie que le brave Moctum-Saeb, son beau-frère, lui ramena.

Dans le tems que Canero traitoit avec les Chefs de l’armée d’Ayder, Moctum saisissant l’instant d’une diminution subite & inattendue du Caveri, traversa la rivière à la tête de trois mille chevaux, & renversant tout ce qui se présenta devant lui de cavalerie maratte, il se fit jour & arriva à Benguelour sans avoir perdu que peu de monde à la faveur d’un chemin de montagnes & de bois qu’il connoissoit parfaitement.

Ayder faisant usage de toutes ses ressources, fit des levées de troupes avec la plus grande célérité, & forcé d’être sur la défensive, il déclara aux Marattes une guerre de chicanne, secondé par son beau-frère, & favorisé par la nature du pays.

En 1760, dans le tems qu’il étoit occupé à la défense de ses propres foyers, sur la demande que lui fit M. de Lally, & sur le pressant danger où se trouvoit Pontichéri, il détacha sept mille hommes de son armée sous le commandement de son beau-frère Moctum pour venir au secours des François.

Moctum, en faisant sa route vers Pontichéri, mit garnison dans la forteresse de Thiagar que le sieur Mariol lui remit par ordre de M. de Lally ; & la garnison de cette place, qui étoit de trois cents François & de douze cents Cipayes, s’étant jointe à l’armée d’Ayder, Moctum, après avoir fait fuir les Anglois qui voulurent lui disputer le passage d’une rivière, vint camper sur le glacis de Pontichéri, où il resta deux mois après avoir fait entrer plusieurs convois dans la place[9], sans avoir pu résoudre M. de Lally à se mettre en campagne. Il retourna auprès d’Ayder, emmenant avec lui toute la cavalerie Françoise, sous le commandement des sieurs Alain & Hughel, & ce qu’il y avoit d’ouvriers à Pontichéri, transport précieux, qui a beaucoup contribué à la fortune d’Ayder, en lui fournissant d’habiles armuriers, charpentiers & autres ouvriers de l’arsenal de Pontichéri, qui avoient coûté pour les former beaucoup de peines & d’argent à la nation françoise. Moctum, en passant près de Thiagar, en retira la garnison, & les François y mirent quelques Cipayes ; il disoit hautement que cette place devoit être le prix de la délivrance de Pontichéri, & que n’ayant pu l’exécuter, il étoit juste de rendre aux François ce qu’ils avoient donné pour ce service.

Cette action qui paroît généreuse, a pu être dictée par la politique ; quoiqu’il en soit, Thiagar n’a été rendu aux Anglois qu’après la prise de Pontichéri.

Pendant l’absence de Moctum, Ayder avoit fait une trêve avec les Marattes, qui n’aiment point à faire de longues guerres. Ce Nabab ayant autant d’estime qu’il en a pour les François, vit arriver avec la plus grande satisfaction, dans son armée, un beau corps de cavalerie de cette nation, & il ne fut pas moins charmé de voir qu’il étoit accompagné d’une quantité d’ouvriers d’autant plus utiles en cette circonstance, qu’il en avoit le besoin le plus pressant. Son beau-frère, qui avoit sçu se concilier l’amitié de tous ceux qui le connoissoient, devoit s’attendre sans doute à la réception la plus honorable ; Ayder le reçut, au contraire, avec froideur & même avec indignation, lui faisant un crime de n’avoir pas fait lever le siège de Pontichéri, puisque c’étoit l’objet de sa mission, & sans attendre sa réponse, il le réduisit au rang de simple Cavalier, comme étant indigne d’aucun commandement. Ce traitement, qui étonna tout le monde, mortifia extrêmement tous les Officiers & les Soldats qui avoient été de l’expédition ; plusieurs, sur-tout les François, parlèrent à Ayder en faveur de son beau-frère ; mais paroissant toujours en colère, & en même tems voulant rendre justice, il convoqua tous les chefs de son armée, & permit aux amis de Moctum d’exposer sa conduite pendant tout le tems de l’expédition de Pontichéri. Toute l’assemblée n’ayant eu qu’une voix pour faire l’éloge de Moctum, Ayder ordonna sur le champ de préparer son grand Savari[10] ; & s’étant mis en marche pour aller à la maison de son beau-frère, suivi de toute l’assemblée, il le rencontra dans le Bazar[11], où il se promenoit à pied comme un simple Soldat. Dès qu’Ayder l’apperçut, il fit arrêter son cortège, descendit de son éléphant, s’approcha de Moctum, qu’il embrassa cordialement & à plusieurs reprises, & lui dit en présence de toute sa Cour : J’ai reconnu par le rapport de tes amis, que j’ai eu tort de blâmer ta conduite ; j’allois chez toi pour t’en faire des excuses ; je suis charmé de t’avoir rencontré, afin que la satisfaction que je te fais soit publique ; & l’ayant fait monter sur son éléphant, il le conduisit à sa maison, montant à cheval devant lui avec tout son cortège ; & suivi du peuple & des soldats qui, pénétrés du retour d’Ayder & de la réconciliation avec Moctum, chantoient les louanges dans lesquelles son beau-frère n’étoit pas oublié.

La conduite d’Ayder dans cette occasion étoit dictée sur la justice ; mais elle n’étoit pas moins suivant toutes les apparences, l’effet de sa politique. Il visoit dès-lors à une grande fortune, & il vouloit faire voir à ses Officiers que, puisqu’il n’avoit point épargné son beau-frère, qui étoit son meilleur ami, il seroit exact à punir tous ceux qui ne feroient pas leur devoir.

Ayder voulant mettre à profit l’arrivée des François dont il avoit répandu la nouvelle par ses Émissaires, en exagérant leur nombre, annonça qu’il alloit marcher à Syringpatnam, & il invita tous les Grands du Mayssour à se joindre à lui pour délivrer le Roi de l’obsession du perfide Canero, & pour rétablir le gouvernement conformément aux loix du Royaume. Nand-Raja, avec qui Ayder avoit toujours entretenu une secrette correspondance, quitta son exil, & vint le joindre ; on assure qu’il lui avoit fourni de grandes sommes pour faire des levées & augmenter son armée.

Canero, connoissant l’activité d’Ayder, ne s’étoit point endormi ; il avoit formé une armée beaucoup plus nombreuse que celle de son ennemi ; & à force de caresses & d’argent, il s’étoit attaché les Européens qui dirigeaient l’artillerie d’Ayder avant sa fuite. Son artillerie d’ailleurs étoit fort supérieure en nombre & en qualité, aussi ne craignit-il point d’aller au-devant d’Ayder jusqu’à Cenapatnam, ville ouverte, distante de sept lieues de Syringpatnam, où les deux armées se trouvèrent éloignées de trois lieues l’une de l’autre.

Quelque fond que fît Ayder sur le secours des François & sur l’attachement de ses troupes, il crut devoir employer la politique & la ruse contre son ennemi, ce qui lui réussit au-delà de ses espérances.

Il y avoit à Syringpatnam une Dame appelée communément la vieille Dayva, parce que son mari, frère du Roi & de Nand-Raja, avoit été Régent ou Dayva du Royaume.

Cette Dame avoit été très-puissante pendant la Régence de son mari, qui lui avoit laissé de grandes richesses. Nand-Raja son beau-frère, à son avènement à la Régence, n’eut point pour elle la considération & la condescendance qu’elle prétendoit lui être dues. Dès ce moment elle se déclara son ennemie, & contribua beaucoup à lui faire ôter la Régence. Cette Princesse avoit toujours protégé Ayder & son frère ; & comme ses mœurs n’étoient pas fort régulières, la chronique scandaleuse vouloit qu’Ayder & son frère eussent part à ses faveurs. Quoique éloigné de Syringpatnam, Ayder avoit toujours entretenu une correspondance intime avec la vieille Dayva, qui n’aimoit point Canero mais qui, par politique, paroissoit lui être fort attachée. Sur l’assurance que lui donna Ayder que jamais Nand-Raja ne seroit Régent, elle lui promit de le servir en tout ce qu’elle pourroit & elle lui fit même toucher de fortes sommes d’argent.

Ayder, pour se servir utilement de cette Dame en qui il avoit toute confiance, lui fit passer des lettres simulées, adressées aux principaux chefs de l’armée de Canero, dans lesquels il paroissoit qu’en conséquence d’une conspiration tramée depuis long-temps, il leur prescrivoit des opérations qu’il devoient faire sur certains signaux qui leur seroient donnés par Ayder, au moment où les armées seroient sur le point de combattre, & au moyen desquels on envelopperoit Canero pour l’empêcher de se sauver. Cette Dame ayant reçu ces lettres, se rendit au camp de Canero la nuit qui devoit précéder la bataille. Après avoir donné les lettres elle augmenta par toute sorte de rapports la frayeur qu’elles avoient causé à ce Ministre, & elle le fit résoudre à se retirer tout de suite dans Syringpatnam, en laissant le commandement de l’armée à un vieux général nommé Pirkhan, qu’il croyoit être dans ses intérêts, mais qui étoit son ennemi caché, & l’ami d’Ayder.

Ayder, étant averti de tout ce qui se passoit, se mit en marche dès la pointe du jour pour s’approcher de l’armée de Canero, dont le départ avoit fait la plus grande sensation. La nouvelle de cette marche précipitée augmenta la confusion que le Général ne cherchoit point à arrêter. Nombre de transfuges de cette armée vinrent auprès d’Ayder pour lui porter la nouvelle du départ de Canero ; dès que ce Nabab eut entendu leur rapport, il fit faire halte à son armée, & envoya proposer au Général ennemi d’entrer en conférence avec lui en le faisant assurer publiquement qu’il n’en vouloit qu’au traître Canero, & non au Roi & au Royaume de Mayssour. Pirkhan, après avoir pris l’avis des principaux chefs de son armée, consentit une entrevue avec Ayder & Nand-Raja en présence des deux armées. Il y fut résolu, au grand contentement de tout les soldats, qu’elle se réuniroient pour ne faire qu’une seule armée, dont Ayder seroit le Général, & qu’on députeroit sur le champ au Roi de Mayssour, pour le prier de chasser du Royaume le perfide Canero, qu’on déclaroit ennemi du Roi & de l’État. Lorsque les deux armées furent réunies, Ayder (ce qui surprit tout le monde), manda devant lui les Européens qui avoient été précédemment attachés à son service & à celui de son frère. Il leur fit mettre bas les armes ; & leur ayant fait donner à chacun un coup de babouche[12] sur la figure, ce qui est déshonorant chez les Indiens, il les fit chasser du camp. Il se porta, à ce qu’il dit, à cette sévérité parce que ces soldats ayant été comblés de bienfaits par lui & par son frère, étoient les seuls de ses troupes qui avoient osé porter les armes contre lui. La Cavalerie Française venue de Pontichéri fut présente à cette exécution, que chacun feignit d’approuver.

La députation de l’armée étant arrivée à Syringpatnam, la réponse du Roi, qui sans doute étoit dictée par Canero, fut qu’ils étoient des traîtres, & que le Roi les puniroit de leur trahison. Sur cette réponse il fut résolu que l’armée s’approcheroit de Syringpatnam, & qu’on feroit le siège de cette place, ce qui fut exécuté sur le champ, pour ne pas donner le tems à Canero d’appeller les Marattes à son secours.

À peine le peuple de cette capitale eut-il entendu tirer quelques volées de canon, qu’il s’attroupa & murmura hautement contre Canero, excité, suivant toutes les apparences, par la femme Dayva qui parvint à résoudre le Roi à livrer Canero à l’armée & à déclarer Ayder, Régent du Royaume, au lieu de Nand-Raja qui s’attendoit à l’être & qui croyoit qu’Ayder se contenterait d’être Généralissime.

En acceptant la régence, Ayder fit à Nand-Raja toutes les soumissions qu’il crut propres à l’appaiser. Il lui donna un appanage considérable & lui fit une promesse par écrit & jurée sur la foi de son serment, que jamais il n’attenteroit ni à sa vie, ni à sa liberté, ni à ses biens & qu’il le regarderoit toujours comme son père.

Ayder fit ensuite assembler les Docteurs Bramines pour juger Canero, qui fut condamné à la mort pour avoir appellé dans le Royaume les ennemis de l’État & fait la guerre aux plus fidèles serviteurs du Roi. En vertu de son pouvoir de Régent, Ayder lui fit grâce de la vie & commua la peine de mort en celle d’être enfermé dans une cage de fer qui, à cet effet, fut suspendue au milieu de la place publique de Benguelour, où on la voit encore, avec les ossemens de ce malheureux favori qui a vécu environ deux ans dans cette cage, exposé aux insultes d’une populace idolâtre d’Ayder.

Pour commencer l’exercice de sa Régence, Ayder se fit rendre un compte exact de l’état du trésor, des joyaux de la Couronne & des revenus du Royaume. Il trouva que la plupart des joyaux, au lieu d’être dans le trésor, étoient en gage chez le Banquier[13] de la Cour, qui avoit prêté de l’argent, lorsque Salabetzing, Souba du Décan, accompagné de M. de Bussi, étoit venu aux portes de Syringpatnam, & avoit forcé le Roi de Mayssour à lui payer des contributions.

Ayder étant instruit que ce Banquier avoit fait fortune & gagné tous ses biens au service du Roi, fut indigné que cet homme eût exigé des gages pour prêter à l’État. Il ordonna qu’on retirât les joyaux & qu’on payât ce qui étoit dû, mais en même tems il nomma une commission pour faire rendre compte à ce Banquier. Les Commissaires l’ayant trouvé coupable d’avoir volé & rançonné l’État, le condamnèrent à une prison perpétuelle & à la confiscation de ses biens. Le luxe de ce Banquier étoit énorme ; on dit que ses enfans étoient bercés dans des berceaux d’or suspendus au plafond par des chaînes de même métal. Ayder fit exécuter le jugement, mais il accorda au coupable une pension alimentaire & plaça ses fils au service, où ils se sont avancés.

Après avoir mis le bon ordre dans les finances, Ayder obligea une quantité de petits Tyrans connus sous le nom de Palléagars[14] qui s’étoient emparés de quelques forteresses, à les évacuer. Il fut obligé d’employer la force contre plusieurs, mais la plupart traitèrent avec lui à l’amiable. Il contraignit de même plusieurs Rajas, vassaux & tributaires du Royaume de Mayssour, à payer exactement les tributs & à reconnoître leur dépendance. Il contraignit aussi plusieurs Princes voisins, tels que le Roi de Canara, les Marattes & les Nababs Patanes de Canour, de Carpet & Sanour, à restituer les Terres qu’ils avoient usurpé sur le Royaume de Mayssour ; mais il n’en vint à bout qu’en leur déclarant la guerre, en les combattant & en remportant sur eux nombre de victoires. Les Patanes étant redoutables à tous les Indiens par leur valeur & leur perfidie, la réputation d’Ayder s’accrut beaucoup par la bataille signalée qu’il gagna sur les trois Nababs, près de Sanour, dont il dut le succès à la bonne manœuvre de la cavalerie françoise commandée par M. Hughel.

Cette victoire de Sanour fut cause que Bazaletzing, Roi d’Adonis & frère de Nizam-Ali-Khan, Soubab du Décan, lui envoya une ambassade.

Ces Princes étoient en guerre avec les Marattes qui avoient depuis peu essuyé un grand échec sur les bords du Kisna, dans une bataille qu’ils avoient perdue contre les armées réunies du grand Visir[15] de l’Empire & d’Abdalla, Roi des Patanes[16], dans laquelle soixante mille Marattes étoient restés sur la place.

Bazaletzing avoit entrepris le siège de Sçirra, forte place située entre ses États & le Royaume de Mayssour, titre d’une Soubabie dont tout le district avoit été envahi par les Marattes ou réuni à la Soubabie du Décan. Ce Prince avoit pensé qu’en profitant de la circonstance de la défaite des Marattes, il s’empareroit aisément de Sçirra qui lui donneroit le titre de Souba, & l’égaleroit à son frère. Mais son armée étant trop foible, il éprouva une résistance qui l’eût réduit à lever honteusement le siège, si on ne lui avoit suggéré de s’allier avec Ayder qui fut enchanté de se voir recherché par un Prince de ce rang. Il ne consentit pourtant à l’aller joindre avec ses troupes, qu’après avoir fait un traité très-avantageux, par lequel Ayder consentoit à se rendre devant Sçirra avec son armée & une nombreuse artillerie ; que Bazaletzing & lui feroient conjointement le siège jusqu’à ce que la place fût prise ; qu’aussi-tôt qu’elle se rendroit, les deux armées en prendroient possession, chacune du côté de son attaque ; que toute l’artillerie, les armes, les munitions & généralement tout ce qui seroit dans le cas de pouvoir être emporté, seroit le lot de Bazaletzing qui le prendroit en nature, ou qui en recevroit la valeur d’Ayder, & que ce dernier prendroit possession de la place.

Ayder étant arrivé devant Sçirra avec une belle armée & une nombreuse artillerie servie par les Européens, attaqua cette place autrement que n’avoit fait Bazaletzing & ayant employé la mine, il réussit à faire sauter deux bastions & la courtine, ce qui força les assiégés à se rendre à discrétion & augmenta la terreur que ses armes avoient répandue dans ces vastes contrées de l’Inde.

En exécution du traité fait entre les deux Princes, Bazaletzing, que depuis Ayder ne nomme plus que le Marchand, préféra de recevoir en argent ce qui lui revenait de la prise de Sçirra, & en outre il s’engagea de solliciter ses frères, le Grand Visir & le Souba du Decan, pour faire reconnoître Ayder, Souba de Sçirra, ce qui ne tarda pas d’avoir lieu, le Grand Visir[17] lui ayant envoyé une Ambassade avec le Paravana, qui le déclaroit Souba de Sçirra, avec tous les honneurs attachés à ce titre, comme le Palanquin rond, la Tête de poisson[18], &c. Ce fut ainsi qu’Ayder, né simple particulier, se trouva glorieusement élevé au rang des plus grands Princes de l’Inde[19], & que de Sujet du Roi de Mayssour, comme Régent, il devint son Supérieur, le Royaume de Mayssour, qui relève de l’Empire Mogol, ayant été compris dans sa Soubabie. En recevant le titre & les honneurs de Souba de Sçirra, Ayder s’engagea à faire la guerre aux Marattes, qui auroient vu la fin de leur Empire, si les Princes, fils de Nizam-el-Moulouc, eussent eu autant de courage & d’intelligence qu’Ayder & si, sur-tout, le Roi des Patanes n’eût point abandonné ses Alliés, & retourné dans son pays, satisfait de l’immense butin qu’il avoit fait.

Ayder, continuant la guerre avec succès contre les Marattes, s’empara de Marck-Sçirra & Maggheri, places fortes dans le district de Sçirra, de même que du Royaume de Bisnagar ou Bassapatnam ; mais les Marattes ayant rassemblé leurs forces contre lui, par la pusillanimité de ses Alliés, il courut risque de la vie, ayant reçu un coup de sabre à la tête, dans une bataille qu’il donna contre cette Nation & dont le succès fut indécis. Peu de jours après il conclut une Trêve pour trois ans, & il garda ses conquêtes, en payant une somme d’argent au Général de cette Nation.

À peine cette guerre étoit-elle finie, que la fortune procura à Ayder une nouvelle occasion d’étendre sa gloire & sa puissance. Le fils de la Reine de Canara se sauva de Rana-Biddeluru, capitale de ce Royaume, & vint trouver ce Souba à Bisnagar, pour implorer son assistance, afin d’obliger sa mère à lui restituer le Royaume de ses ancêtres, dont elle avoit eu la régence à la mort de son mari, père du jeune Prince, & qu’elle retenoit, quoique son fils eût l’âge prescrit par la loi pour gouverner lui-même.

Comme le Royaume de Canara étoit compris dans le district de la Soubabie de Sçirra, le Prince ne pouvoit porter sa plainte que devant le tribunal d’Ayder ; aussi le jeune Prince de Canara fut-il favorablement accueilli ; & sa mère, citée par un Ambassadeur d’Ayder, à comparoître dans un tems fixé devant le Souba.

Cette femme qui avoit un cœur & un courage au-dessus de son sexe & que l’Anarchie qui régnoit depuis si long-tems dans l’Empire Mogol avoit habituée à méconnaître les ordres de l’Empereur & de ses Officiers, répondit à l’Ambassadeur d’Ayder : qu’elle étoit Reine & qu’elle ne connoissoit aucun Supérieur. Sur cette réponse, à laquelle Ayder s’étoit attendu, la guerre fut résolue contre la Reine ; mais la nature du pays où il falloit l’aller attaquer rendait cette guerre très-difficile.

Rana-Biddeluru, capitale du Royaume de Canara, est une des plus grandes & des plus belles villes de l’Inde ; on n’y compte pas moins de cent cinquante mille âmes, parmi lesquelles il y en a environ trente mille de Chrétiens qui jouissent de grands privilèges. Cette population considérable est cependant peu proportionnée à l’étendue de la ville, dont le circuit est de plus de six lieues. On ne trouvera point que j’exagère sur la grandeur de cette ville, puisqu’il y a des rues très-droites qui ont jusqu’à deux lieues de longueur ; d’ailleurs la plus grande partie du terrein sur lequel est située cette ville, est habité par les Grands & par la Noblesse, dont les maisons sont au milieu d’un grand jardin, ayant toutes dans leur enclos de vastes bassins ou réservoirs d’eau, tant pour l’agrément que pour servir à la fertilité du terroir. Une quantité prodigieuse de pommiers d’Acajou & de palmiers plantés dans ces jardins, ombragent toutes les rues, qui sont arrosées de deux ruisseaux d’eau très-limpide & très-claire, & qui n’ont d’autre pavé qu’un petit gravier doux à fouler.

Cette belle ville est auprès d’une petite montagne, au cime de laquelle est une forteresse considérable, sur-tout aujourd’hui qu’Ayder en a fait augmenter les fortifications. La montagne est dans une plaine d’environ cinq à six lieues de diamètre, entourée de montagnes & de forêts qui s’étendent de tous côtés à plus de vingt lieues à la ronde & qu’on ne peut passer qu’à travers des défilés & des gorges défendues par des forts de distance en distance, ce qui rend les avenues de cette ville du plus difficile accès pour une armée, qui peut être arrêtée à chaque pas par une poignée de monde & qui ne peut camper que le long d’un chemin très-étroit & rempli de pierres, où l’on peut être attaqué de tous côtés par les gens du pays, qui en connoissent tous les passages & les détours, & peuvent tendre des embûches capables de vous faire périr de mille manières, sans qu’il soit possible d’abattre les bois, encore moins de les brûler[20] qu’avec des peines infinies. Ces forêts & ces montagnes sont remplies de tigres, d’ours, d’éléphans & de toute sorte de reptiles, d’autant plus dangereux qu’ils sont venimeux, comme serpens, &c. &c.

Tant d’obstacles si difficiles à vaincre auroient sans doute empêché Ayder d’entreprendre cette guerre périlleuse, s’il n’avoit eu avec lui le jeune Prince, qui s’étoit acquis l’amitié du Peuple & des Grands de son pays, depuis que la Reine sa mère qu’ils détestoient par ses dédains & sa fierté, s’étoit remariée à un Bramine ; la loi du pays défendant aux veuves des Rois de convoler en secondes noces.

Ayder, résolu de tenter cette expédition, partit de Bisnagar, emmenant avec lui le Prince de Canara, à la tête d’environ 6000 hommes de sa meilleure Cavalerie & quelques Caléros, gens habitués à courir les montagnes & les forêts. Il se fit suivre par un nombre de bœufs[21] chargés de riz, &, sans aucun autre bagage, il s’avança à grandes journées vers la capitale du Canara. Sa marche fut si prompte, qu’il passa par-tout sans trouver d’obstacle & qu’il arriva dans la plaine de Biddeluru, avant que la Reine eût reçu aucune nouvelle de sa marche. Sa Cavalerie exercée à aller dans toutes sortes de pays, jetta la terreur parmi les Canarins à qui une pareille légion étoit inconnue. La bonne discipline qu’observa sa troupe & la vue du Prince légitime firent recevoir Ayder par-tout comme un Dieu tutélaire.

En paroissant dans la plaine, sa Cavalerie renversa sans peine une partie de l’armée de la Reine qui voulut s’opposer à son passage, & cette Princesse qui n’eut que le tems de prendre la fuite, fut poursuivie, arrêtée & conduite devant son vainqueur.

Ayder usa de sa victoire avec la plus grande modération. Il accueillit la Reine de la manière la plus gracieuse & la réconcilia avec son fils, qui lui accorda une pension considérable, en lui permettant de vivre avec son mari. Pour satisfaire le peuple qui le désiroit ardemment, le jeune Prince fut proclamé Roi. Il fit hommage de son Royaume à l’Empire. Il en signa le traité, ainsi que sa mère & les principaux Seigneurs du pays.

Pendant que ces choses se passaient au Royaume de Canara, l’armée d’Ayder s’avançoit dans le pays & son Infanterie s’emparoit, sans résistance, de tous les postes nécessaires pour assurer son retour & le succès de tout ce qu’il voudroit entreprendre.

Avant de s’engager dans la guerre qui devoit mettre le Prince de Canara sur le trône de ses pères, Ayder fit avec lui un Traité par lequel ce Prince cédoit au Souba le port de Mangalor, & une lisière du pays, pour servir de chemin depuis ce port jusqu’aux frontières de Mayssour. En exécution de ce Traité, Ayder, après avoir fait couronner le nouveau Roi, se mit en marche avec une partie de ses troupes pour aller prendre possession de Mangalor, laissant jusqu’à son retour une partie de son armée campée aux portes de Rana-Biddeluru.

La Reine de Canara, furieuse de se voir déchue du rang de Souveraine, n’avoit feint de se réconcilier avec son fils & de le reconnoître pour Roi, que pour attendre l’occasion de perdre Ayder. Dans cet espoir, & pour mettre un terme à sa vengeance, elle résolut la mort de ce généreux Souba. Pour cet effet, elle s’attacha à gagner la confiance de son fils, dont elle connoissoit l’esprit faible & pusillanime, & lui reprochant avec une tendresse simulée que pour avoir voulu se hâter de régner, il avoit livré inconsidérément son Royaume à des barbares, ennemis de sa Religion, qui ne lui laissoient que le vain nom de Roi, lui enlevoient la partie la plus précieuse de ses États, & finiroient peut-être par le dépouiller entièrement. Elle parvint enfin, à force d’insinuations & sous le voile du plus grand désintéressement, puisqu’elle lui avoit abandonné son Royaume, à lui arracher des regrets sur son Traité avec Ayder ; & continuant à lui faire craindre ce que pouvoit faire ce Souba, elle acquit un tel Empire sur l’esprit de son fils qu’elle le fit consentir à l’assassinat d’Ayder, qu’elle avoit projetté de manière à manquer difficilement d’y réussir. 

Pendant son séjour à Rana-Biddeluru, Ayder avoit habité le palais des Rois de Canara, & il devoit descendre à son retour de Mangalor. Il y avoit des chemins souterrains connus de la Reine & de peu de gens, qui communiquoient du Palais à une fameuse Pagode. Cette Princesse avoit résolu de miner le Palais & de faire sauter Ayder dès la même nuit qu’il seroit arrivé, lorsqu’il seroit à table avec ses principaux Officiers[22], espérant que dans le moment de cette catastrophe, le Peuple & les Soldats Canarins, animés par son fils, massacreroient aisément les troupes d’Ayder, dans la confusion & le désordre où elles se trouveroient alors.

Ce projet eût été facilement exécuté au moyen du mari de la Reine, Supérieur des Bramines qui desservoient la Pagode. Le jour du retour d’Ayder étoit arrivé & le moment où devoit périr ce Souba & sa suite approchoit, lorsque le chef des Bramines qui habitoient une Pagode éloignée de quelques lieues de la ville, apprit cette conspiration que les auteurs lui avoient cachée. Soit horreur du crime, comme le prétendent les Bramines, soit haine pour la Reine & pour son mari, dont le mariage étoit défendu par la loi, ce chef se rendit en secret à Rana-Biddeluru ; & se présentant comme pour le féliciter sur son heureux retour dans les États du jeune Prince, il l’avertit tout haut, en présence du Roi & de la Reine, de la conspiration & du risque qu’il couroit. Ce récit étonnant ayant fait trembler toute l’assemblée parut ne faire aucune impression sur Ayder qui, envisageant ceux qui l’environnaient, reconnut sans peine les coupables. Il ordonna qu’ils fussent arrêtés. Les témoins entendus, & la vérification ayant été faite sur le champ, la Reine, son mari & tous leurs complices furent punis de mort, à l’exception du Roi de Canara, qui fut envoyé prisonnier à Maggheri, près de Sçirra, & son Royaume fut confisqué.

La découverte de cette conspiration valut à Ayder un beau Royaume, riche en toutes sortes de productions, ayant une belle étendue de côtes & de beaux ports, produisant d’immenses quantités de riz, de poivre, canelle, de cardamomum, corail, du bois de sandal & d’ivoire ; toutes ces productions abondent tellement dans ce Royaume qu’il est surnommé le grenier de toute l’Inde. On trouve dans les montagnes des mines d’or, de diamans, de rubis & autres pierreries. Il y a dans la forteresse même de Rana-Biddeluru une riche mine d’or. On y trouva, lorsqu’Ayder s’en empara, un trésor immense, en or monnoyé, en lingots, en bijoux, en perles & en pierreries, qui seroit étonnant, si l’on en croyoit le rapport des François qui étoient pour lors avec Ayder. Ils disent que ce Prince fit en leur présence mesurer les perles & les pierreries avec la mesure du Bazard, & qu’ayant fait faire deux tas de l’or & des bijoux, ils surpassaient la hauteur d’un homme à cheval. À l’occasion de cet heureux événement, Ayder gratifia de six mois de paye toutes ses troupes, même les garnisons des différentes places de ses États ; il changea le nom de Rana-Biddeluru en celui de Ayder-Nagar, qui veut dire Ville royale d’Ayder ; & le nom de Mangalor en celui de Corial, qui signifie port royal. Il prit en même tems le titre de Roi des Canarins & des Corgues, petit Royaume situé à l’extrémité du Canara, du côté du Sud, & séparé de ce Royaume, de celui de Mayssour & de la côte de Malabar, par des montagnes qui le renferment entièrement ; il est depuis long-tems sous la puissance des Rois de Canara.

Ayder, après avoir pris possession de la capitale, parcourut ses nouveaux États. Tous les peuples le reconnurent pour Souverain, sans presque aucune résistance ; mais voulant réunir certains cantons de ce Royaume, dont les Portugais s’étoient rendus maîtres, il ne trouva pas le Vice-Roi de Goa disposé à lui faire cette restitution ; & comme il étoit très-supérieur en force aux Portugais, il n’hésita pas de les attaquer. Il s’empara d’abord avec assez d’aisance du pays de Carvar & de sa forteresse d’Opir[23], située dans le pays de Sunda qui est un démembrement du Royaume de Canara. Comme il se préparoit à faire le siège du fort de Rama, forteresse sur la pointe du Cap de ce nom, la seule barrière qui pût l’arrêter jusqu’à Goa, les François qui étoient sous son commandement refusèrent de lui donner le moindre secours ; aimant mieux se retirer dans le fort de Rama que de se battre avec les Portugais, M. Hughel prenant le parti des François, l’abandonna aussi.

Ayder, dans l’impossibilité où il étoit de prendre ce fort avec ses seules troupes, n’hésita point à faire la paix avec les Portugais qui lui cédèrent le pays de Carvar. Cette inconstance des François & d’autres événemens semblables, donnèrent à penser à Ayder qu’il soutiendroit mal une guerre contre une Nation Européenne, & qu’il ne pouvoit compter sur les Européens qui étoient à son service, qu’autant qu’ils seroient eux-mêmes en guerre avec ses ennemis.

Lorsqu’Ayder vint à Mangalor pour la seconde fois, à son retour de la guerre qu’il eut contre les Portugais, il reçut une députation solennelle d’une Nation originaire d’Arabie, connue sous le nom de Mapelets, Nation répandue sur toute la côte Malabare. À la tête de cette députation étoit Ali, Raja ou Prince de Cananor. Cet Ali, fils d’un des plus riches & des plus puissans Mapelets, eut dans sa jeunesse le bonheur de plaire à la fille du Raja de Cananor, Prince Nayre[24]. Le Père, malgré la diversité de Religion & le préjugé de sa nation, qui défend toute alliance avec une caste différente, & à plus forte raison des Étrangers d’une autre Religion, consentit au mariage de sa fille avec Ali ; & lui laissa en mourant sa Principauté, ou le petit Royaume de Cananor.

Les Mapelets paraissent être des Arabes de Marcate & de Sahar, que le commerce a attirés dans l’Inde. Cette Nation ne s’allie point avec des étrangers, elle a conservé son air national & une physionomie particulière très-ressemblante à celle des Arabes de Marcate, qui ont généralement le visage allongé, le menton quarré & en galoche, la barbe grêle ; ils sont maigres & de petite stature, & n’ont aucune ressemblance avec les autres Arabes, qui sont de grands & beaux hommes avec de grands yeux à fleur de tête, la barbe noire & bien fournie.

Les habitans de la côte Malabare ayant laissé les Mapelets s’emparer de tout le commerce de leur pays, tant par mer que par terre, cette nation étrangère est devenue riche & nombreuse, & avec d’autant moins de peine, que les Princes & les Nobles du pays, ayant souvent besoin d’argent, ont eu recours aux Mapelets qui leur en ont prêté à gros intérêts, tantôt sur des gages en bijoux, & tantôt en avance sur les récoltes de poivre, de cardamomum & de riz. Ces usures multipliées[25] ont augmenté les richesses des Mapelets & appauvri les Princes & les nobles de la côte Malabare, connus sous le nom de Nayres. Ces richesses dont s’enorgueillissaient les Mapelets leur attirèrent l’envie & la jalousie des Nayres. Ces derniers sur-tout, les plus puissans d’entr’eux, n’étoient pas trop exacts à remplir leurs engagemens avec les Mapelets ; ceux-ci devinrent encore plus arrogans, lorsqu’ils virent Ali, Prince de leur nation, élevé au rang des Princes du pays.

Dans cet état des choses, Ayder devint maître du Royaume de Canara, & par conséquent voisin de la côte Malabare dont la principauté de Cananor est la frontière du côté du Canara. Ali-Raja & les Mapelets pensèrent qu’il s’assureroient la possession de leurs États en se mettant sous la protection d’Ayder qui étoit de leur même religion, & dont la puissance, jointe à la bonne renommée de ce Prince, étoit capable de les protéger ou de les subjuguer.

La députation des Mapelets fut reçue d’Ayder avec honneur. Il combla leurs Députés de présens magnifiques, les assurant de sa protection & de sa bienveillance. Les Mapelets sont navigateurs. Ali-Raja avoit plusieurs vaisseaux à lui, tous bien équipés & prêts à faire voile. Ayder, qui avoit résolu d’avoir une flotte, afin de mettre ses côtes à l’abri des incursions des Marattes & autres Pyrates, créa Ali-Raja son Grand-Amiral & fit son frère Scheicali, Intendant de la marine, des ports & du commerce maritime de ses États. Il leur donna même des sommes considérables, soit pour acheter des vaisseaux, soit pour en faire construire.

Ayder regardant avec juste raison son Royaume de Canara comme le don le plus précieux que lui eût fait la Providence, & le plus bel héritage qu’il pût laisser à ses enfans, désigna Ayder-Nagar pour la capitale de tous ses États. Il y fit venir toute sa famille, à la réserve de sa première femme, sœur de Moctum & mère de Tipou-Saeb son fils aîné, qui désira demeurer à Benguelour. Les desseins d’Ayder étoient d’établir dans ce Royaume un Gouvernement propre à le faire aimer de ses peuples ; il y réussit au-delà de ses espérances. Il partagea entre ses proches le gouvernement de ses autres États.

Il laissa le gouvernement de Benguelour & du pays qui en dépend, à Ibrahim-Ali-Khan, son oncle, qui en jouissoit depuis si long-tems. Il donna à Moctum-Ali-Khan[26] le gouvernement du Royaume de Mayssour ; à Mirza, celui de Sçirra & de tout son district, & à un fils de son oncle, nommé Amin-Saeb, le gouvernement du Royaume de Bisnagar.

Ali-Raja ayant formé, dès le commencement de la belle saison, une flottille, fit la conquête des Isles Maldives, sous le prétexte de quelque injustice qui avoit été faite à sa nation ; & après avoir fait prisonnier le Roi de ces Isles, il eut la barbarie de lui faire crever les yeux. Cette conquête fut faite pour le compte d’Ayder dont la flotte portoit les couleurs. Ali-Raja avoit embarqué avec lui de ses Cipayes ou soldats disciplinés & armés de fusils, ensorte que le pavillon d’Ayder commença à peine à paroître sur la mer, qu’il se fit redouter.

Ali-Raja ayant ramené sa flotte victorieuse à Mangalor, vint à Nagar faire hommage de sa conquête à Ayder ; il lui présenta l’infortuné Roi des Maldives. Ayder, dont le caractère n’est point cruel, fut si irrité de la cruauté d’Ali-Raja, qu’il lui ôta sur le champ le commandement de sa flotte : il l’a donné depuis à un Anglois nommé Stanet. Pénétré de la barbarie d’Ali-Raja, il pria le Roi des Maldives de lui pardonner les excès violens auxquels s’étoit porté son amiral envers lui, en le privant de la vue ; & après lui avoir témoigné combien il en étoit touché, & lui avoir dit tout ce qu’il crut pouvoir le consoler, il lui donna un de ses palais pour sa retraite, avec un revenu suffisant pour lui procurer l’aisance & les plaisirs que son état lui permettoit de goûter.

Les Courtisans & les Poëtes de la Cour de ce conquérant, peu au fait de la Géographie, ayant appris que leur Maître étoit devenu Roi de douze mille isles, ajoutèrent à tous ses titres celui de Roi des Isles de la mer.

La conquête du Royaume de Canara que n’avoit pu soumettre Aurengzeb, & celle des Isles Maldives inconnues de la plupart des Mogols, accrurent tellement la réputation d’Ayder, que presque tous les Princes de l’Indostan lui envoyèrent des Ambassadeurs pour le féliciter de ses nombreuses conquêtes. Les Poëtes[27] ne manquèrent pas aussi de l’élever dans leurs poèmes au-dessus des Alexandre & des Timur.

Il y avoit plus d’un an qu’Ayder n’étoit point sorti de Nagar, & qu’occupé des soins du Gouvernement & de ses plaisirs, il paroissoit se plaire dans un repos qui lui avoit été jusqu’alors étranger ; lorsque la suite de la protection qu’il avoit accordée à la nation des Mapelets le rappela à la tête de ses troupes & lui procura l’occasion de faire de nouvelles conquêtes.

Les Mapelets, fiers de la protection d’Ayder, cessèrent d’avoir pour les Rajas & les autres Nayres la condescendance qu’ils avoient eue jusqu’alors, & ils menacèrent de se faire justice par les armes, si on ne tenoit pas les engagemens qu’on avoit fait, & qu’on feroit avec eux. Les Nayres, par leurs dépenses multipliées qui les nécessitoient de faire emprunt sur emprunt aux Mapelets, s’étoient tellement obérés avec cette nation d’usuriers qu’il leur étoit impossible de payer seulement les intérêts qu’ils devoient à ces derniers dont les menaces & les poursuites ne pouvaient manquer que de les ruiner. Indignés, tant de l’arrogance que des mauvais traitemens d’un peuple qu’ils étoient dans l’habitude de mépriser, ils résolurent de rompre, à quelque prix que ce fût, toutes leurs liaisons avec eux. Pour cet effet, il se fit à Calicut, où réside le Samorin, Chef de tous les Princes Nayres, espèce de petit Empereur, différentes assemblées, où il fut résolu d’une commune voix, qu’à certain jour désigné, il se feroit dans tous les pays des Nayres un massacre général des Mapelets. Cette conspiration s’exécuta en partie, & plus de six mille Mapelets furent massacrés, mais le plus grand nombre échappa. Leur vaisseaux répandus sur toute la côte favorisèrent leur fuite ; & ayant été avertis en plusieurs endroits, il se rassemblèrent en assez grand nombre pour résister à leurs ennemis. La plupart se réfugièrent à Cananor où ils se trouvèrent en sureté, tant par le voisinage des États d’Ayder que par les deux petites forteresses de Cananor, dont l’une appartenoit aux Hollandois[28] & l’autre à Ali-Raja. Les Mapelets, dans leur désastre, s’empressèrent d’envoyer des Députés vers leur Protecteur, pour l’instruire de leur catastrophe, & implorer sa protection. Les Mapelets étant des Mahométans très-fanatiques, leurs Députés représentèrent à Ayder, dans leur harangue, que Dieu & le Prophète dont il étoit l’allié, ne l’avoient fait puissant que pour le mettre en état de protéger les croyans, & que le crime des infidèles, qui seroit puni par leur destruction, lui donneroit l’occasion de faire de nouvelles conquêtes.

Ayder, qui n’avoit point attendu jusqu’à ce moment pour s’instruire des forces de l’Empire de Nayres & de toutes les difficultés qui pourroient s’opposer à la conquête de ce pays, n’hésita point à promettre justice & sa protection aux Mapelets. Il rassembla promptement une armée de douze mille hommes de ses meilleures troupes, dont quatre mille étoient de cavalerie & huit mille d’infanterie, & se mit en marche pour la côte de Malabar, dirigeant sa route par Mangalor & Cananor. Il n’avoit pour toute artillerie que douze pièces de canon, & fit cingler sa flotte le long de la côte, pour en tirer tous les secours qu’elle seroit en état de lui fournir.

En arrivant à Cananor, il trouva plus de douze mille Mapelets sous les armes, mal armés, il est vrai, de fusils, de lances & de sabres, mais supérieurs en courage aux Nayres & animés par le désir le plus ardent de se venger & par l’espérance de se dédommager aux dépens de leurs ennemis, des pertes qu’ils avoient faites.

Ayder ayant campé sur le bord de la rivière de Cananor, envoya une ambassade à Calicut, composée des Bramines[29] les plus distingués de sa Cour, avec ordre de représenter au Samorin & à tous les Princes Nayres, l’injustice des cruautés qui s’étoient commises envers les Mapelets, & de dire qu’il étoit venu avec son armée pour lui faire rendre justice ; mais qu’avant d’employer la force de ses armes, il leur faisoit offrir sa médiation, leur promettant que si on vouloit punir les principaux coupables, & donner une satisfaction juste & raisonnable aux Mapelets, son armée ne s’avanceroit point dans leur pays ; qu’il seroit même médiateur & rendroit à chacun la justice qui lui seroit due. Les Princes Nayres s’étoient promis une assistance mutuelle, & sur le bruit qui s’étoit répandu qu’Ayder venoit contre eux au secours des Mapelets ; ils avoient rassemblé une armée de plus de cent mille hommes. Les Députés d’Ayder ayant fini leur harangue, les Princes Nayres répondirent qu’ils étoient étonnés de la démarche d’Ayder, avec lequel ils n’avoient jamais rien eu de commun & que si ses troupes faisoient autre chose que de boire de l’eau de la rivière de Cananor, s’ils mettoient seulement le pied dans cette rivière, ils seroient attaqués & punis de leur témérité. Sur cette réponse, les Ambassadeurs d’Ayder retournèrent auprès de leur Maître, & les Nayres ayant rassemblé toutes leurs forces, leur armée parut dans la ferme résolution d’empêcher Ayder de passer la rivière.

L’arrivée d’Ayder & de son armée à la côte Malabare attira dans son camp des Députés de toutes les Nations Européennes qui ont des établissemens & des factories sur cette côte.

Sur la grande réputation d’Ayder, on ne douta point qu’il ne fît la conquête de tout le pays. Les Députés de chaque nation s’empressèrent de traiter avec lui pour la sûreté de leurs comptoirs & de leur commerce : comme ils croyaient trouver ce grand Conquérant à la tête d’une nombreuse armée, ils furent étonnés de lui voir si peu de troupes ; plusieurs d’entr’eux même ne purent s’empêcher d’en témoigner leur surprise aux Officiers européens de l’armée, en exagérant les forces des Princes Nayres qu’ils faisoient monter au-delà de cent vingt mille hommes. Ces Officiers leur répondirent que puisque le Nabab qui auroit pu rassembler une armée beaucoup plus nombreuse n’avoit amené avec lui que douze mille hommes, il falloit croire qu’il étoit certain que ce nombre lui suffisoit pour battre ses ennemis. Cette réponse juste, & qui eût paru telle à des gens éclairés, fit peu d’impression sur ces Députés qui n’avoient aucune notion de l’art militaire, & encore moins de la tactique. Ils se hâtèrent de retourner dans leurs comptoirs, bien persuadés que la petite armée d’Ayder seroit écrasée par celle des Nayres qui avoient une nombreuse artillerie dont ils avoient garni les bords de la rivière, & qui ne cessoient de tirailler & de faire des rodomontades. Ayder qui connoissoit parfaitement le génie de tous les peuples de l’Inde, se tenoit assuré de la victoire & il fondoit son espérance sur sa cavalerie qui étoit un corps de troupes absolument inconnu aux Nayres, aucune armée étrangère n’ayant jamais pénétré sur la côte malabare où l’on n’avoit vu jusques alors que quelques chevaux appartenans aux Chefs des comptoirs, qui les avoient achetés pour leur plaisir, plutôt que pour leur usage ; car ce pays, coupé de ruisseaux, de montagnes, de bois, & sujet à des pluies continuelles pendant sept mois de l’année, est absolument contraire à l’éducation & à l’entretien des chevaux.

Pour réussir à passer la rivière, malgré cette nombreuse armée & son artillerie, Ayder fit entrer sa flotte dans la rivière ; ses vaisseaux remontèrent, autant qu’il fut possible, & mettant son infanterie en ordre de bataille sur une seule ligne, en face des ennemis, avec ses douze pièces de canon en avant ; il attendit le moment où l’eau étoit la plus basse, & pour lors avançant au grand galop à la tête de toute sa cavalerie qu’il avoit jusqu’alors tenue cachée, hors de la vue de l’armée des Nayres, il entra dans la rivière, précédé d’une compagnie de cinquante hussards, reste de la cavalerie venue de Pontichéri. Comme la rapidité du courant étoit arrêtée par ses vaisseaux échoués qui tiroient à toute volée sur la terre, il traversa sans peine la rivière dans une largeur de près d’une lieue, tantôt à gué & tantôt à la nage. Il aborda l’autre rive où les Nayres qui s’étoient d’abord occupés des moyens d’arrêter l’infanterie qui faisoit mine de vouloir passer la rivière, effrayés par l’apparition subite de cette cavalerie, s’enfuirent à toutes jambes, sans oser regarder derrière eux, & par tous les chemins que la peur leur indiqua, n’ayant fait d’autre défense que de mettre le feu à quelques canons qu’ils n’osèrent pointer.

Ayder, qui s’attendoit à cet événement, avoit ordonné de poursuivre les fuyards à toute bride, en sabrant tout ce qu’on pourroit atteindre, sans s’amuser à faire des prisonniers ni à butiner.

Cet ordre ayant été exécuté à la lettre, on ne voyait, pendant plus de quatre lieues de différens chemins, que des membres épars & des hommes mutilés, ce qui répandit une consternation générale dans tout le pays des Nayres, qui fut beaucoup augmentée par les cruautés des Mapelets qui, à la suite de la cavalerie, massacroient tout ce qui avoit échappé, sans épargner les femmes & les enfans. Ensorte que l’armée s’avançant sous la conduite de ces furieux, au-lieu de trouver de la résistance, trouvoit les bourgs, les villages, les forteresses, les temples & généralement tous les lieux habités, abandonnés & déserts. Ce ne fut presque qu’aux environs de Talicheri & Mahé, établissemens françois & anglois, qu’on commença à trouver du peuple qui s’étoit réfugié auprès de ces comptoirs.

Malgré cet abandon général, l’armée ne manquoit de rien : on trouvoit par-tout des vaches, des bœufs, des poules, du riz & toutes les provisions qu’on peut désirer dans un pays fertile, les fuyards ayant tout abandonné sans oser se charger de rien de ce qui eût pu ralentir leur fuite.

Ayder fit séjourner son armée auprès de ces comptoirs, & il envoya de-là offrir la paix au Samorin & aux autres Princes, à des conditions raisonnables. Le Samorin qui étoit vieux, resta tranquille dans son palais & dit qu’il attendoit son vainqueur & se remettoit à sa discrétion.

Cette halte de l’armée, l’envoi de plusieurs Bramines, & sur-tout la tranquillité du Samorin, rassurèrent les habitans cultivateurs & les artisans, qui retournèrent pour la plupart dans leurs maisons, à quoi contribuèrent beaucoup les Mapelets qui n’en vouloient qu’aux Nayres ; mais ceux-ci continuèrent à se tenir cachés dans les bois & sur les montagnes, où ils ne cessoient de faire la petite guerre avec les Mapelets.

Ayder s’étant mis en marche pour Calicut, ne trouva d’autre résistance dans sa route, que dans une grande pagode fortifiée & élevée sur une montagne, où un Prince, neveu du Samorin & son héritier présomptif, s’étoit réfugié, & d’où il eut l’adresse de se sauver, quoique la place fût bien investie ; les Bramines en ouvrirent les portes après le départ du Prince. Ayder continua sa route pour Calicut, où sa flotte l’avoit devancé, & où il se logea dans la factorie angloise. S’étant informé du Samorin, en mettant pied à terre, il apprit que ce Prince étoit tranquille dans son Palais, sans aucune garde, attendant les ordres du vainqueur dont il espéroit un doux traitement, en ce qu’il s’étoit toujours opposé formellement à la résolution de massacrer les Mapelets, & dont il avoit prédit à ses neveux les malheureuses suites.

Ayer, à cette nouvelle, remontant dans son palanquin[30], ordonna d’aller au palais du Samorin qu’il envoya prévenir de sa visite ; il trouva ce Prince qui venoit au-devant de lui & qui, au moment qu'il le vit, se prosterna à ses pieds. Ayder s’étant empressé de le relever, le Samorin lui offrit ses présens. Ils consistoient en deux petits bassins d’or, l’un plein de pierreries & l’autre de pièces d’or, deux petits canons d’or avec leurs affûts de même métal. Les deux Princes étant entrés dans le palais, Ayder témoigna au Samorin le plus grand respect & il lui promit que moyennant un tribut annuel, il lui rendroit ses États, aussi-tôt que tout le pays auroit mis bas les armes & qu’on auroit arrangé à l’amiable les intérêts des Mapelets. Ces deux Princes se quittèrent ensuite très-satisfaits l’un de l’autre en apparence. On fut très-étonné le lendemain au point du jour de voir le palais du Samorin tout en feu, & quoique les secours fussent prompts, & qu’Ayder s’y transportât lui-même, comme l’édifice étoit presque tout en bois, il fut impossible de rien sauver, & le Samorin fut brûlé ainsi que toute sa famille, & à ce qu’on présume, beaucoup de richesses.

Ce Prince avoit fait mettre le feu à son palais & s’étoit résolu à terminer ainsi sa vie, désespéré des lettres qu’il avoit reçu de ses neveux & des Rois de Travancour & de Cochin[31] qui lui faisoient les reproches les plus amers & le chargeoient d’imprécations, le traitant de lâche, de traître à sa patrie & à sa religion qu’il abandonnoit aux Mahométans. Le Bramine qui lui avoit porté ces lettres, lui avoit en même tems signifié qu’il étoit chassé de sa caste, & que tous les Nayres & les Bramines avoient juré de n’avoir désormais aucune communication avec lui. La fin tragique du Samorin toucha extrêmement Ayder ; il fut si irrité contre les neveux de ce Prince, qu’il jura publiquement de ne point leur rendre leurs États.

Les Princes de Calicut secourus par les Rois de Travancour & de Cochin, avoient formé une armée assez considérable sur la rivière de Paniani, à douze lieues de Calicut, où ils paroissoient devoir faire plus de résistance qu’ils n’avoient fait sur la rivière de Cananor : ils avoient même ramassé quelques canoniers Européens & Portugais métis ; mais Ayder ayant marché pour les combattre, ils n’eurent pas le courage de l’attendre, & se sauvèrent précipitamment avec toute leur armée. Ayder passa la rivière & attaqua Paniani qui fit peu de résistance, quoique la meilleure & presque la seule forteresse du pays ; & continuant de poursuivre ses ennemis, il arriva aux environs de Cochin, où, par la médiation des Hollandois, il donna la paix au Roi de ce nom qui s’engagea par accommodement de lui payer tribut.

L’exemple du Roi de Cochin entraîna tous les Princes Nayres, qui demandèrent la paix, rendirent hommage à Ayder & s’engagèrent à lui payer tribut, moyennant quoi ils seroient libres possesseurs de leurs États ; chacun de ces Princes promettant de rendre justice aux Mapelets dans son district. Les neveux du Samorin furent les seuls Princes qui ne furent point rétablis.

Ayder ayant mis garnison à Calicut & à Paniani, il donna le gouvernement de cet État au Raja de Coilmoutour, Bramine & Prince d’un petit pays dépendant du Mayssour qui n’est séparé de celui des Nayres que par les montagnes. Il espéroit que ce Prince respectable pour les Nayres, parce qu’il étoit Bramine, seroit d’autant plus propre à les maintenir en paix & dans leur devoir, qu’il étoit plus au fait de leurs mœurs & de leurs coutumes.

La saison des pluies très-longue & très-rude sur la côte de Malabar commençant à se faire sentir obligèrent Ayder à sortir de ce pays ; mais pour être à portée de veiller à la sureté de cette nouvelle conquête, il se retira à Coilmoutour, résidence du Raja dont il occupa le palais.

Ce pays étant en-delà des montagnes appelées Gates, n’est point sujet aux pluies qui inondent la côte de Malabar depuis la mi-Avril jusqu’à la fin de Septembre.

En passant par Madigheri, grand bourg & forteresse, frontière des Malabar, à cinq lieues de Coilmoutour, Ayder laissa Raza-Saeb[32] en quartier dans cette place avec trois mille hommes d’infanterie.

Ayder s’étoit imaginé que les Nayres effrayés de sa puissance & contens de sa modération, supporteroient paisiblement le joug qu’il leur avoit imposé, mais il ne connoissoit pas encore bien le caractère de ces peuples altiers qui, se croyant une fois offensés, ne pardonnent jamais à leurs ennemis, quels que soient leurs torts.

Le mois de Mai n’étoit pas encore écoulé, qu’une révolte générale des Nayres se manifesta dans toute la côte de Malabar. Elle commença par le massacre d’une petite garnison d’environ deux cents hommes, qui fut surprise par les habitans d’un gros bourg appellé Poudianghari, situé au pied de cette forteresse. Ils poussèrent la cruauté jusques à massacrer cinq soldats françois déserteurs de Mahé, qui, allant demander à servir dans les troupes d’Ayder, arrivèrent dans ce bourg le lendemain du massacre de ces deux cents hommes. Ces révoltés eurent encore la barbarie de couper le sein à deux femmes qui suivoient ces malheureux soldats.

Suivant toutes les apparences, cette révolte fut l’effet des intrigues secrettes du Roi de Travancour & des neveux du Samorin. Elle eut sans doute été moins générale si le Raja de Coilmoutour, Ali-Raja & son frère Scheic-Ali, chargés de faire rendre justice aux Mapelets, eussent été plus modérés dans leurs rapines & dans leurs exactions.

Comme les immenses quantités d’eau qui tombent dans le pays des Malabares font de grandes rivières des moindres ruisseaux, & que ce pays, qui n’est que montagnes & vallées, offre un obstacle insurmontable par les torrens causés par le débordement d’eau que l’on rencontre, pour ainsi dire, à chaque pas, dans les saisons pluvieuses ; les Nayres habitués à leur climat & à aller absolument nus dans ces tems orageux crurent, avec quelque raison, qu’ils auroient le tems de prendre Calicut & Paniani, & de détruire les Mapelets avant qu’Ayder pût se résoudre à entrer dans leur pays. Mais ils connoissoient peu leur vainqueur, puisqu’ils le croyoient capable d’être arrêté par de tels obstacles, qui, encore plus dangereux, ne l’eussent point empêché de marcher contre eux. Ils avoient si bien pris leurs mesures, que Raza-Saeb, Commandant à Madigheri, & Ayder ignoroient encore leur révolte.

Calicut & Paniani étoient déjà investis par l’armée des Nayres, lorsque cette nouvelle parvint à Ayder par un matelot portugais qui, sur les promesses du Gouverneur de Paniani d’être bien récompensé, hasarda de remonter la rivière de ce nom, seul dans un canot fait de bambou[33] & doublé de cuir : après avoir passé à travers l’armée des Nayres, ce matelot ne marchant que la nuit, malgré le danger des bêtes féroces & des reptiles vénimeux, sans autre guide qu’une boussole, arriva à Madigheri. Il apprit à Raza-Saeb la révolte & le danger que couraient les troupes d’Ayder attaquées à Calicut & à Paniani.

Ce Général, sans perdre de tems, fit conduire aussi-tôt le Portugais à Coilmoutour où étoit Ayder ; ensuite il prit lui-même le parti de se mettre en marche avec ses soldats qu’il dirigea vers Paniani, malgré la pluie & les rivières dont les eaux débordées innondoient tout le pays. Cette marche précipitée fit d’abord quelque impression sur les révoltés, dès qu’ils en furent informés. Mais apprenant qu’il n’y avoit pas de cavalerie, ils se rassurèrent, & détachant une partie de leur armée, ils vinrent au-devant de Raza-Saeb dont ils harcelèrent les troupes au passage de chaque rivière, de sorte qu’ils parvinrent, peut-être par la faute de ses guides, à l’attirer entre les deux rivières qui se joignent près de Poudianghari où il se trouva enfermé sans pouvoir passer ni d’un côté ni d’autre, à cause de la rapidité des eaux & de la profondeur des rivières, & sans oser retourner par les défilés qu’il avoit passés, où les Nayres s’étoient embusqués & retranchés par des abattis.

Ayder n’eut pas plutôt appris la révolte de ces peuples mutinés, par le matelot Portugais qu’il rappela à Coilmoutour une partie de sa cavalerie qu’il avoit heureusement cantonnée à plusieurs lieues à la ronde pour la commodité des fourages. Comme il rassembloit à Coilmoutour la plus forte partie de son armée dont les troupes venoient du Mayssour & autres parties de ses États, il ordonna à l’élite de son Infanterie de se préparer à marcher au premier commandement. Cependant, dans l’attente que Raza-Saeb dissiperoit cette levée de boucliers, il attendit des nouvelles de ce Général, avant d’exposer à une saison si meurtrière des troupes qu’il destinoit à être employées à des opérations bien différentes.

Raza-Saeb étant parvenu à donner avis de l’extrémité où il se trouvoit à Paniani, Ayder partit sur le champ avec trois mille chevaux & dix mille Cipayes ou Topas qui l’accompagnoient. Il avoit ordonné à sa cavalerie de monter à poil, tant Officiers que soldats, & à toute son Infanterie de quitter leurs habits & de marcher nuds, sans autres vêtemens que de petits caleçons jusques à mi-cuisse, & sans autres chaussures que des espadrilles, semelles de cuir attachées aux pieds avec des courroies. On distribua à chaque soldat une toile cirée pour envelopper la giberne, & on offrit à trois cents Européens arrivés depuis peu de Pontichéri & de Colombo qui ne voulurent point quitter leurs habits, des parasols qu’ils refusèrent, n’étant pas, disoient-ils, des soldats du Pape. Leur obstination fut cause qu’ils furent presque les seuls de toute l’armée, qui furent attaqués de dissenterie.

Toute l’artillerie de cette petite armée consistoit en douze pièces légères qui étoient portées par des éléphans.

On ne sauroit avoir une idée de l’espèce de guerre qu’Ayder fit faire dans cette campagne à ses troupes. Qu’on se figure un corps d’armée de quinze mille hommes environ, marchant, dès la pointe du jour, par des vallées & des montagnes, & dans des chemins à ne pouvoir passer que deux ou trois hommes de front, exposés du matin au soir à une pluie semblable à celle qu’on voit tomber en Europe dans les plus forts orages ; essuyant, depuis midi jusqu’à trois heures, des coups de soleil plus insupportables que la pluie même qui étoit toujours accompagnée, pendant une heure ou deux, d’éclairs & de coups de tonnerre continuels, obligés en outre de passer d’heure en heure des rivières considérables où l’on avoit de l’eau jusqu’au menton, & où il falloit souvent nager, ce qui arrivoit plusieurs fois dans la journée, & couchant toujours dans des villes & dans des bourgs considérables abandonnés, mais où cependant l’on trouvoit en abondance de la viande, du riz & de l’arrac. Le soldat, qui avoit la permission & même l’ordre de piller, de brûler & de tout détruire, faisoit un dégât si abominable qu’il ne laissoit de chaque ville que des décombres au lieu de maisons.

Cette marche inouïe & si peu attendue obligeant les Nayres à rassembler toutes leurs forces, donna un peu de relâche aux troupes de Raza-Saeb, mais non pas assez-tôt pour empêcher que ce Général ne perdît beaucoup de ses soldats, soit par la faim, n’ayant pu se procurer des vivres, soit par les peines & les souffrances qu’ils avoient été obligés d’endurer. Les Princes Nayres, quoiqu’à moitié défaits, craignant le sort que méritoit leur révolte, n’attendirent pas moins de pied ferme Ayder, dans un camp retranché près de Poudianghari, qui avoit en avant de son aîle gauche, un village fortifié d’un fossé & d’un parapet fraisé de palissades, garni d’artillerie & défendu par les plus déterminés qui s’étoient dévoués à périr plutôt que de se laisser vaincre. Ayder[34], pour attaquer ce camp retranché, disposa son armée de manière qu’un corps de quatre mille hommes de ses meilleurs Cipayes, faisant l’aîle droite de son armée, fut chargé d’attaquer le village retranché. Ce corps étoit commandé par un Lieutenant-Colonel Portugais[35] arrivé depuis peu de Goa avec différens Officiers de sa nation ; l’aîle gauche composée des Topas, étoit commandée par un Officier anglois, & Ayder étoit lui-même au corps de la bataille, ayant derrière lui en réserve les Européens, presque tous François, auxquels s’étoient joints ce qu’on appelle les Bara-Ademis, ce qui veut dire à la lettre les Grand hommes, mais qui est un corps composé de toute la jeune noblesse & de tous les courtisans, sans excepter même les Généraux qui n’ont point de postes ou de commandement le jour d’une affaire. Ils avoient tous mis pied à terre & étoient armés de sabres & de boucliers ; ils s’étoient mis volontairement sous le commandement de l’Officier françois qui commandoit les Européens, & ils lui avoient promis de le suivre partout où il voudroit les mener.

La Cavalerie, qui ne pouvoit être utile qu’après qu’on auroit forcé le retranchement, étoit en bataille, formant une seconde ligne en-delà de cette réserve. Suivant l’ordre donné, l’Officier portugais attaqua le village retranché avec ses quatre mille Cypaies, il les conduisit bravement jusqu’au bord du fossé, mais sans avancer davantage, il se contentoit de faire tirer sa troupe comme on le feroit à l’exercice. Ces malheureux Cypaies découverts depuis la pointe des pieds, étoient tués impunément par leurs ennemis, qui tiroient à travers des meurtrières ou derrière des haies. Cette fusillade qui duroit depuis plus de deux heures impatientoit furieusement Ayder qui, recevant à tout moment des nouvelles de cette attaque, apprenoit avec le plus grand chagrin, la perte inutile de ses plus braves soldats. L’Officier françois, Commandant des Européens, qui, nouvellement arrivé auprès d’Ayder, n’avoit point encore eu l’occasion de se distinguer, lui offrit d’aller avec la réserve se mettre à la tête des Cypaies ; Ayder lui ayant répondu qu’il pouvoit faire ce qu’il jugeroit à propos, cet Officier, animé de courage & de zèle, joignit sa troupe qui étoit impatiente de combattre & brûloit du désir de venger les François qui avoient été si inhumainement massacrés. Cette troupe ayant couru pour arriver à l’attaque, jointe aux Bara-Ademis, déboucha par les intervalles des bataillons de Cipayes, & sautant dans le fossé, arrachant les pallissades & grimpant sur le retranchement, elle pénétra dans le village, tuant, sans faire de quartier, les ennemis que leur apparition inattendue & leur impétuosité avoient tellement effrayés, qu’ils se laissoient tuer plutôt que de se défendre. Le feu qu’on mit aux maisons du village, & le canon qu’on pointa sur les ennemis, avertirent Ayder & son armée que le village étoit emporté, ce qui fit mettre en mouvement toutes les troupes, pour attaquer le retranchement. Mais l’ennemi ne se fut pas plutôt apperçu que les troupes d’Ayder s’étoient emparées du village qu’il prit la fuite, ensorte qu’Ayder n’eut plus qu’à se faire un passage pour lui & sa Cavalerie.

Ayder avoit cru trouver des ennemis plus difficiles à vaincre. Il fut si satisfait de cette heureuse expédition, qui étoit fort exhaltée par cette jeune noblesse qui en partageoit la gloire, qu’il créa sur le champ de bataille l’Officier françois, Commandant des Européens, Bahader ; & le soir même il lui délivra une patente de Général de dix mille chevaux, ce qui est le principal grade de la milice des Mogols, & il le déclara en même tems Général en chef de son artillerie. Il donna aussi une gratification de trente roupies à chaque soldat, & le double aux blessés qui étoient en grand nombre, mais dont il ne mourut qu’un seul. Comme les Nayres n’avoient point de bayonnettes, les blessures n’étoient que des coups de sabre peu dangereux, vu les prompts secours qui furent donnés aux blessés. Les Européens ayant inspiré une nouvelle terreur aux Malabares ; Ayder, pour l’augmenter, fit courir le bruit qu’il attendoit de l’Europe plusieurs milliers d’hommes. Il ajouta que c’étoient des gens cruels & anthropophages auxquels il devoit livrer tout le pays de Malabar ; l’acharnement avec lequel ce peu de François avoit voulu venger leurs compatriotes massacrés aida beaucoup à donner créance à ces contes. Quoiqu’il en soit, Ayder ne vit plus d’ennemis s’opposer à sa marche. Tous les lieux habités furent abandonnés, & les pauvres habitans retirés dans les bois & sur les plus hautes montagnes, avoient la douleur de voir leurs maisons en feu, les arbres fruitiers, même les poivriers, abattus ou arrachés, les bestiaux massacrés, les temples couverts en cuivre, découverts & brûlés[36]. Les Malabares se sentant trop coupables, n’osoient se fier aux promesses de pardon que leur faisoit faire Ayder par des Bramines de confiance qui couroient les bois, les vallées & les montagnes pour ramener ces malheureux qui étoient pendus sans miséricorde, lorsqu’ils étoient attrapés dans les bois par les troupes d’Ayder ; & leurs femmes & leurs enfans réduits à l’esclavage ; la rigueur & la douceur étant également inutiles pour faire rentrer dans leurs foyers ces peuples éperdus de frayeur. Ali-Raja & les Mapelets qui se voyoient ruinés eux-mêmes par la ruine des Malabares, persuadèrent Ayder de retourner à Coilmoutour, dans l’espérance que ces peuples seroient moins timides en son absence ; peut-être ne fut-il déterminé à sortir de ce pays que dans la crainte de perdre entièrement son armée qui étoit attaquée d’une violente dissenterie occasionnée par l’intempérie de la saison. Les Officiers & les Européens qui avoient conservé leurs habits & qui avoient abusé plus que les autres de la permission de tout faire, furent les plus exposés à cette dangereuse maladie.

Avant de quitter le pays, Ayder, par un Édit solemnel, déclara les Nayres déchus de tous leurs privilèges ; leur caste, qui étoit la première après celle des Bramines, la dernière de toutes les castes, la soumettant à saluer les Parias & autres gens des plus basses castes, en se rangeant devant eux, comme les autres Malabares étoient obligés auparavant de le faire devant les Nayres, permettant aux gens de toutes castes de porter des armes & le défendant aux Nayres, qui seuls jusques alors avoient eu le droit d’en porter, permettant & ordonnant à tout le monde de tuer tous les Nayres que l’on trouveroit avec des armes. Par cette rigoureuse Ordonnance, Ayder croyoit rendre toutes les autres castes ennemies des Nayres, & qu’elles chercheroient à se venger de l’oppression tyrannique que cette noblesse avoit jusqu’alors exercée contr’eux.

Cette Ordonnance mettant une impossibilité à la soumission des Nayres, qui eussent trouvé la mort mille fois moins cruelle que cet avilissement, il en fit une nouvelle, par laquelle il rétablissoit dans tous leurs droits & prééminences les Nayres qui embrasseroient la Religion de Mahomet. Plusieurs de ces Nobles prirent à cette occasion le turban ; mais la plus grande partie resta errante, & aima mieux se réfugier dans le Royaume de Travancour, que de se soumettre à cette dernière Ordonnance. Quoique l’approche du retour de la belle saison, & la terreur qu’il avoit inspirée, dussent donner à Ayder peu de crainte d’une nouvelle révolte, il laissa différens corps de troupes dans le pays, distribués dans des postes à portée de se donner du secours en cas de besoin, & il cantonna tout le reste de son Infanterie à Madigheri, & dans les villages des environs, ne ramenant à Coilmoutour que sa Cavalerie, qu’il fut obligé de disperser assez au loin à cause de la rareté des fourages.

En arrivant à Coilmoutour, Ayder y trouva un corps de quatre mille Cavaliers Marattes arrivés depuis peu. Il y avoit plus d’un an qu’il avoit ordonné la levée de ce corps de Cavalerie, & que les chefs avoient reçus les fonds nécessaires d’un Bramine, nommé Chamrao, attaché ci-devant à M. de Bussy, qui étoit entré dans la suite au service d’Ayder, dont il avoit sçu gagner la confiance. Ce Bramine n’avoit point assez ménagé l’argent ; & lorsque les Marattes l’eurent reçu, ils ne s’empressèrent pas de remplir leurs engagemens. Au lieu d’être prêts à marcher en trois mois, ils le furent à peine en huit. Leurs chevaux, au lieu d’être de la taille & de la qualité convenues, étoient pour la plupart des petits chevaux tels que sont ceux des valets, qu’on appelle tatous dans l’Inde. Enfin, au lieu d’un corps de Cavalerie régulier, ce n’étoit qu’un ramassis de paysans & de vagabonds, qui ne pouvaient servir qu’à piller, & étoient incapables de se présenter en ligne. Tenant l’argent du Bramine, les chefs Marattes ne firent aucun compte de ses plaintes ; & pour ne pas tout perdre, il fut obligé de les recevoir tels & quels. Lorsqu’ils furent en route, ils faisoient de très-petites journées & des séjours continuels, ensorte qu’ils furent quatre mois en marche, au lieu d’un qu’ils auroient dû employer à faire leur voyage, encore n’avancèrent-ils qu’à force d’argent, que fut obligé de leur donner le pauvre Chamrao.

Ces Marattes n’avoient agi de la sorte que parce qu’il ne connoissoient pas le caractère d’Ayder qui, pour économiser, étoit dans l’usage de se faire rendre un compte exact de l’argent qu’il donnoit pour l’entretien de ses troupes, aussi le trompe-t-on rarement. Effectivement, ayant, dès le lendemain de son arrivée, passé en revue cette Cavalerie Maratte, il la trouva en si mauvais état, qu’il en témoigna d’abord sa surprise au Bramine. Celui-ci l’avoit instruit depuis long-tems de la mutinerie & de la désobéissance, non-seulement des soldats, mais encore de ceux qui les commandoient. Ayder se plaignit ensuite aux Chefs, de ce que ses ordres avoient été si mal exécutés. Il leur signifia, vu leur désordre & leur mauvais équipement, qu’il les passeroit en revue, un à un, comme il avoit coutume de le faire pour toute sa cavalerie, & qu’il réformeroit tous les chevaux qui ne seroient point conformes aux conventions faites avec Chamrao, son homme de confiance ; qu’en outre, il entendoit qu’on lui tînt compte de tout l’argent qui avoit été avancé pour lever cette nouvelle troupe de Marattes. Il ajouta qu’il étoit si mécontent de ce que, sans aucun égard pour tout ce qu’avoit pu leur dire le porteur de ses ordres, ils avoient employé, pour faire leur route, quatre fois plus de tems qu’il ne falloit : il avoit ordonné à son Trésorier de rabattre sur leur décompte, le tems qu’ils avoient volontairement perdu, en le passant dans des séjours inusités.

Ces Marattes qui, suivant leur idée, croyoient avoir de grandes sommes à toucher, se voyant obligés à y renoncer, par la déclaration d’Ayder, murmurèrent hautement. Peu habitués dans leurs pays à se voir commander despotiquement, ils résolurent d’une commune voix, de retourner dans leur camp, avec menaces de se faire justice eux-mêmes, si on refusait de les rendre libres.

Ceux qui connoissent Ayder & combien il est prudent, ne purent concevoir comment ce Nabab s’étoit mis si facilement à la discrétion de ces Marattes, n’ayant gardé auprès de lui à Coilmoutour que cinq cents Cipayes & trente Européens qui étoient pour la garde de leur Commandant.

Ces Marattes, heureusement, n’ignoroient point qu’Ayder pouvoit, en très-peu de tems, faire venir des troupes de toute espèce. Ils exigèrent cependant de l’argent à l’heure même, ou qu’ils alloient monter à cheval & retourner dans leur pays, menaçant de piller & de ravager impunément tout ce qui s’offriroit à leur passage.

Ayder se reprochoit intérieurement sa vivacité & les menaces qu’il avoit faits aux Marattes, avant de s’être mis en état de leur faire la loi. Quoiqu’il n’y eût rien à appréhender pour sa personne, il auroit été plus prudent qu’il se retirât dans la forteresse Coilmoutour où il auroit été en sureté, mais son courage qui ne l’abandonnoit pas, lui fit surmonter tout le danger où il étoit exposé.

Dans l’embarras où se trouvoit Ayder, Maffous-Khan, ancien Nabab d’Arcate & frère de Méhémet-Ali, lui conseilla d’envoyer chercher le Commandant françois, & de le charger du soin de mettre à la raison ces mutins. Ayder fut de cet avis. Il fit venir cet Officier, lui exposa la conduite inconsidérée des Chefs Marattes, & lui dit que sur les conseils du Nabab d’Arcate, il le prioit de se charger de faire entendre raison à ces brigands qu’il pouvoit bien soumettre, s’il le vouloit, en disposant de ses forces, mais qu’il aimoit beaucoup mieux que tout se terminât par les voies de la douceur plutôt que par les armes. L’Officier françois consentit à se rendre digne de la confiance dont l’honoroit Ayder, quoiqu’il sentît toute la difficulté de réussir dans cette commission ; il s’en chargea néanmoins avec ardeur, désirant se rendre tous les jours plus nécessaire & plus utile.

Pour commencer à s’ouvrir les voies de sa négociation, il envoya dire au principal Chef des Marattes qu’il désireroit lui rendre une visite, afin de faire connoissance avec lui & les autres Seigneurs de sa nation. En attendant la réponse, il fit partir un exprès pour Madighéri, avec ordre à tous les Européens de se mettre en marche. Au reçu de sa lettre, pour arriver le plutôt possible à Coilmoutour, il envoya en même tems un ordre d’Ayder au Général Commandant le cantonnement, de faire partir tous les Topas qui étoient un corps d’environ quatre mille hommes.

Le Chef Maratte ayant accepté avec reconnoissance la visite que lui proposoit l’Officier françois, le reçut avec la plus grande politesse, ainsi que tous les autres Chefs qui, à cet effet, s’étoient rassemblés. Afin de se concilier leur confiance, cet Officier, après avoir fait les complimens d’usage, c’est-à-dire beaucoup exalté la noblesse & la valeur des Marattes, leur dit qu’il venoit les voir, parce que les François & lui se trouvoient à-peu-près dans le même cas, & qu’il pourroit arriver qu’ils fussent obligés de faire cause commune. Effectivement, il étoit arrivé avec sa troupe auprès d’Ayder, au moment où la révolte des Nayres obligeoit ce Prince à se mettre en campagne ; il avoit séjourné long-tems à Syringpatnam, avec son monde, par ordre, il est vrai, d’Ayder ; il avoit touché beaucoup d’argent, mais quoiqu’il eût déjà combattu, il n’y avoit encore aucune convention faite pour ses émolumens & pour la solde de sa troupe.

Cette ouverture ayant inspiré de la confiance aux Marattes, ils commencèrent à murmurer contre Ayder, & l’accusèrent de mauvaise foi & même de tyrannie, en parlant presque tous ensemble. Leur Chef ayant ensuite pris la parole, fit l’éloge de leur conduite, & mit leurs prétentions sous un point de vue très-favorable. L’Officier françois feignant de les croire sur leur parole, il se garda bien de les laisser soupçonner qu’il fût chargé d’aucune commission de la part d’Ayder. Il leur annonça au contraire, & même comme sous le voile du mystère, qu’il attendoit le lendemain sa troupe qui, impatiente de savoir son sort, venoit exprès pour le faire décider ; il leur fit entendre qu’il étoit convenable aux uns & aux autres, d’attendre que les Européens fussent arrivés ; que pendant ce tems, s’ils y consentoient, il irait trouver Ayder & s’offriroit, comme de lui-même, à servir de médiateur. Les Marattes approuvèrent unanimement ce projet, & acceptèrent avec joie cette médiation. Les choses ainsi concertées, il ne fut plus question d’affaires. Les Marattes promirent à l’Officier françois d’aller lui rendre visite le lendemain à la même heure, pour apprendre le résultat de son entrevue avec Ayder, & on se quitta bons amis. Tout le pays retentissoit de la valeur des François ; les Marattes qui en avoient la plus haute idée, à cause de la défaite de Nazerzing, & des exploits de M. de Bussy[37], furent très-flattés de cette espèce d’alliance avec eux.

Le lendemain à la pointe du jour, le peu d’Européens qui étoient à Madigheri, au nombre d’environ quatre cents hommes, commencèrent à arriver, mais à la débandade & par petites troupes de trois ou quatre au plus, ce qui fit durer cette défilade toute la journée, sans que les Marattes qui les voyaient passer pussent en savoir le nombre, & tous annonçant à ceux qui les interrogeoient, que le corps ne tarderoit pas à arriver. Effectivement, à l’entrée de la nuit, on vit paroître sur une digue peu éloignée du camp des Marattes, une colonne d’infanterie, tambour battant & drapeaux déployés, composée des Topas[38] qui avoient été mandés de Madigheri, ayant à leur tête les Européens qui, par un chemin détourné, étoient allés les joindre.

Cette ruse fit croire aux Marattes que les Européens formoient un corps de troupes considérable, d’autant mieux que les chapeaux que portent les Topas, leurs tambours & leurs fifres sont semblables, & qu’ils battent la même ordonnance que les Européens, ce qui, joints à la faveur de la nuit, empêchoit qu’on ne pût trop les distinguer.

Les principaux chefs Marattes vinrent suivant leurs promesses chez l’Officier François, qui, après les avoir reçu avec beaucoup d’honnêteté, leur avoir fait le plus grand accueil, leur dit qu’il avoit trouvé Ayder dans de très-bonnes dispositions à leur égard, que ce Souverain avoit bien voulu accepter sa médiation, mais qu’il avoit promis de tenir exactement & fidèlement les conventions faites avec son Envoyé Chamrao : qu’il consentoit que seul, ou avec telles autres personnes de considération, que les Marattes voudroient choisir, il passât en revue, un à un, les Cavaliers & les chevaux, afin de réformer ceux qui ne seroient pas conformes à ses conventions ; que de même, après avoir pris connoissance de la longueur du chemin qu’ils avoient eu à faire, les arbitres décideroient du tems qu’ils avoient dû employer dans leur route. L’Officier François ajouta que ces propositions lui ayant paru justes, il avoit cru devoir s’y soumettre & les accepter, connoissant l’équité & la noble façon de penser de la Nation Maratte.

Ceux-ci, qui n’y trouvoient pas leur compte, se récrièrent beaucoup sur la facilité de l’Officier François & lui dirent qu’ils ne pouvoient consentir à être ainsi passé en revue, avec d’autant plus de raison, que Chamrao, l’Envoyé d’Ayder, avoit visité les chevaux & les avoit trouvés bons ; qu’ils ne les avoient point changés, & que c’étoit à sa demande qu’on étoit resté si long-tems en route, afin de ne point arriver à Coilmoutour, pendant l’absence du Nabab, étant informé que les fourages y étoient fort rares. Ceci pouvoit être vrai, & paroissoit très-vraisemblable. Ces Officiers Marattes ayant toujours persisté dans leur sentiment, soutinrent fermement que les propositions qu’on leur faisoit n’étoient point raisonnables, qu’ils ne pouvoient les accepter, ni rabattre de leurs prétentions, sans le consentement de tous les chefs dont il seroit fait une assemblée. La nuit approchant, ils s’en retournèrent très-mécontents de leur visite & de la résolution d’Ayder.

L’Officier François, pour ne point se rendre suspect aux Marattes, s’il eût porté trop d’attention à observer la situation de leur campement, crut devoir charger de cette opération un Aide-Major[39]. Sur sa réponse que le Camp Maratte étoit dans une prairie située entre deux digues, dont une servoit à retenir les eaux d’un grand étang, & l’autre à donner un chemin dans les tems de pluie ; que la prairie aboutissoit d’un côté au pied d’une colline impraticable à la Cavalerie, parce qu’elle étoit couverte d’arbres fruitiers, & coupée de hayes & de petites murailles de terre pour séparer les propriétés ; qu’à l’extrémité de la digue qui servoit de chemin, il y avoit quelques maisons & une petite Pagode ; & sur ce que cet Officier Major assuroit, que si on plaçoit deux cents hommes & quelques pièces de canons dans ce hameau, on pouvoit empêcher les Marattes de sortir de leur camp. En conséquence de cet avis, on transporta pendant la nuit du canon à ce poste ; on y posta 250 hommes qui s’y retranchèrent. On y fit une batterie à barbette de dix pièces de canons, dont la vue ne fut point agréable aux Marattes, lorsqu’ils s’en apperçurent au point du jour. Leurs chefs ayant envoyé demander à l’Officier qui commandoit le poste, ce que signifoient ces canons braqués contre leur camp ; celui-ci leur répondit qu’il avoit été mis dans ce poste par son Commandant, avec ordre de faire feu sur les premiers Marattes qui feroient mine de monter à cheval ; que c’étoit sa consigne & que s’ils en vouloient savoir davantage, ils pouvoient s’adresser au Commandant François. Sur cette réponse, ils députèrent deux d’entr’eux, qui se plaignirent de cet acte d’hostilité, mais avec beaucoup d’honnêteté, & d’un air qui témoignoit leur crainte. Ce Commandant n’hésita point de leur répondre, qu’ayant été si peu satisfait la veille de la manière dont ils avoient reçu les propositions d’Ayder qui lui paroissoient justes & raisonnables, & craignant que, par une résolution précipitée de retourner dans leur pays, ils ne compromissent sa foi & son honneur, qu’il avoit engagés avec le Souverain, il avoit cru devoir prendre ces sages précautions ; que cependant il leur offroit toujours sa médiation, & les assuroit qu’il se joindrait à eux, si Ayder ne leur rendoit pas justice. Ces paroles les ayant rassurés, ils protestèrent qu’ils étoient prêts à traiter, & que se fiant entièrement à ses promesses, tous les chefs se trouveroient chez lui, à l’heure qui leur étoit indiquée, pour conférer avec les Ministres d’Ayder.

Sur l’assurance qui leur fut donnée, qu’il ne seroit fait aucun acte d’hostilité, pourvu qu’ils restassent tranquilles dans leur camp, ils s’en retournèrent chez eux. L’Officier François fut chez Ayder l’instruire de leurs bonnes dispositions : il le trouva seul avec Maffous-Khan, qui s’offrit aussi pour médiateur, se proposant d’être leur interprète, ce qu’il pouvoit faire, parlant très-bien Portugais.

Par considération pour son grand âge, & pour son rang, l’Officier François le pria de consentir que l’assemblée se tînt à son logis ; l’avis en fut donné aux Marattes qui s’y rendirent à l’entrée de la nuit. Deux Bramines, Secrétaires d’Ayder, s’y trouvèrent aussi, & tout fut arrangé en deux jours, Maffous-Khan ayant applani toutes les difficultés avec une capacité & une intelligence peu communes, mais acquises par cinquante ans d’expérience dans ces sortes de négociations, il fut convenu qu’il ne seroit réformés que les chevaux absolument incapables d’aucune espèce de service, qu’ils seroient tous passés exactement en revue ; que ceux qui seroient jugés en état de faire le service d’une bonne cavalerie, seroient payés sur le pied de quarante roupies par mois, homme & cheval, suivant la convention faite avec Chamrao, & que les autres seroient réduits à vingt-cinq roupies, & feroient le service de cavalerie irrégulière ; le tems mis à faire la route fut réduit à trois mois.

D’après la revue, il fut trouvé que cent cinquante Cavaliers seulement devoient avoir la paye de quarante roupies, tout le reste fut réduit à vingt-cinq. Le principal chef, dont la troupe étoit bien montée, & qui avoit à lui seul huit cens chevaux, n’en eut point de réformés. On eut peut-être des égards pour lui, à cause des soins qu’il s’étoit donnés pour terminer les différens.

Cette affaire conclue au gré des deux parties, Ayder envoya un présent de vingt-deux chevaux à l’Officier François, afin qu’il montât une vingtaine d’Européens pour l’accompagner par-tout & lui servir de gardes ; en même tems, il chargea le Bacsi[40] & le Secrétaire de la guerre d’arranger le traitement de tous les Européens avec leur Commandant. Ayder étant dans l’usage de ne jamais discuter par lui-même ses intérêts pécuniaires, en charge des Ministres qui n’ont jamais le droit de rien conclure que sur des ordres très-précis de leur Maître. Pour faire leur cour, le Bacsi & son adjoint se récrièrent d’abord sur les prétentions onéreuses des Européens, & proposèrent des réductions qui furent nettement refusées, mais comme le corps des Européens étoit peu nombreux, le sujet des discussions sur leur traitement étoit de trop peu de conséquence pour arrêter Ayder ; aussi, pour y mettre fin & faire parade d’une générosité qu’il croit convenable à son rang, il manda le Commandant & les principaux Officiers, & dit au premier : J’ai appris avec peine que vous n’étiez pas d’accord avec le Bacsi & Narimrao. Pourquoi ne vous adressez-vous point à moi ? Est-ce que vous avez oublié que je vous ai écrit & dit que vous pouviez disposer de tout ce que je possède, que les François étoient mes frères ? Sur le champ, il ordonna à Narimrao, Secrétaire de la guerre, de faire dresser les batis[41] qu’il signa avant de congédier ces Officiers, en les priant toutefois d’assister à une fête qui devoit se donner le lendemain au palais.

Ne pouvant espérer que la côte malabare fût jamais tranquille, tant que les Princes Nayres seroient sur les frontières & dans le pays de Travancour, Ayder étoit résolu de faire la conquête de ce Royaume, n’ayant cependant d’autre prétexte que les secours & l’asyle que le Roi de ce pays avoit donné à ses ennemis. Quoique ce royaume soit d’une petite étendue, il est très-peuplé, & son Roi Ram-Raja s’étoit acquis une réputation de sagesse & de valeur qui devoit faire craindre de trouver beaucoup de résistance.

Ayder savoit que son ennemi travailloit depuis long-tems à discipliner son armée, qu’il avoit un corps nombreux de Cipayes bien armés, & une artillerie servie par de bons canoniers que lui avoient fournis les Danois, les Anglois & les Hollandois. Il savoit aussi qu’il ne pouvoit pénétrer dans le Travancour que par des gorges & des montagnes où Ram-Raja avoit fait construire des forteresses & des retranchemens qu’il étoit résolu de bien défendre, & il n’ignoroit pas que les Anglois qui étoient jaloux de l’élévation de sa puissance avoient rassemblé des troupes dans le Maduré & le Marava, pays de la dépendance de Méhémet-Ali-Khan & frontière de Tranvacour. Mais habitué à surmonter les obstacles qui s’opposent à ses projets, Ayder étoit fermement déterminé à entreprendre la guerre de Tranvacour. Il se confioit aux promesses que lui avoient faites les Députés anglois qui étoient venus le trouver sur la côte de Malabar, à qui même il avoit accordé, non-seulement la confirmation de tous leurs privilèges, mais encore une permission d’établir une factorerie à Onor, se persuadant aussi que les troupes des Anglois n’étoient rassemblées que pour garantir de toute insulte le pays de Méhémet-Ali.

Maffous-Khan étoit venu, depuis peu, le trouver de la part de Nizam-Ali-Khan qui lui avoit envoyé de magnifiques présens ; il savoit que ce Souba du Decan s’occupoit à de petites guerres contre ses Vassaux, aidé d’un corps de troupes angloises commandé par le Général Schmidt, & il croyoit n’avoir rien à redouter de sa part.

Pour s’assurer entièrement de n’être point distrait de la guerre qu’il avoit projettée, Ayder écrivit à Miza-Ali-Khan, Gouverneur de Sçirra & son beau-frère, de renouveller avec les Marattes la trêve qui étoit sur le point d’expirer ; ce qui lui paroissoit facile, au moyen de quelque argent donné à propos aux Chefs de cette nation.

Le projet de la guerre de Tranvacour & la nécessité de garnir les pays conquis, de bonnes garnisons obligèrent Ayder à faire des levées considérables pour augmenter son armée ; & voulant mettre à profit le tems qui devoit s’écouler jusques au moment qu’il avoit déterminé de marcher contre Ram-Raja, il faisoit exercer ses troupes & son artillerie, par des Officiers Européens, assistant lui-même tous les jours, avec son fils & ses Généraux, aux différens exercices & à toutes les évolutions.

Ayant consulté le Commandant de ses Européens dont il estimoit la prudence, il créa, sur son avis, un corps de cinq mille Grenadiers divisés en bataillons de cinq cents hommes, composés de quatre compagnies de cent vingt-cinq hommes. Deux de ces bataillons étoient tirés des Topas, & les autres des Cipayes, chacun commandé par un Officier Européen. Il y avoit en outre dans chaque compagnie un Européen pour Adjudant ou Sergent-Major. Les Officiers & les soldats de chaque compagnie furent choisis par Ayder lui-même qui s’attachoit moins à la taille qu’à l’air martial, à la démarche leste & au tempérament robuste.

Ces Grenadiers eurent une paie de dix roupies par mois, au lieu de huit qu’ont les autres Cipayes ; ils furent exemptés de toutes corvées, même de toute autre garde que celle de leur Commandant ; & pour que rien ne les empêchât d’être prêts à marcher au premier signal, il fut accordé à chaque escouade, composée de sept hommes, y compris un bas Officier, un cuisinier-valet & un bœuf pour porter la tente & le bagage ; chaque compagnie fut augmentée d’une escouade de sept hommes destinés uniquement à la garde du bagage, comme apprentifs, tous jeunes de seize à dix-sept ans environ, pour remplacer de préférence les Grenadiers qui manqueroient, & pour rendre ce corps de Grenadiers en état de rendre de grands services par la rapidité de ses mouvemens. Dès le commencement de leur formation, tous les matins ils furent exercés dans leur quartier au maniement des armes par leurs Officiers ; & tous les après-midi, depuis trois heures jusqu’à six, cinq desdits bataillons, à l’alternative, étoient exercés aux évolutions par le Commandant françois, ensuite on les faisoit marcher depuis six heures jusques à huit, au pas ordinaire, & on les faisoit revenir au pas redoublé.

Tous les Officiers, sans exception, étoient obligés de faire cet exercice, comme le plus simple soldat. Cette contrainte occasionna, dans les premiers jours, beaucoup de murmure entre eux ; heureusement qu’ils ne parvinrent point jusques aux oreilles d’Ayder. Cependant, soit par devoir, soit pour l’exemple, il s’y accoutumèrent & leur assiduité ne contribua pas peu à encourager les soldats. Ce fut ainsi que ce Souverain forma des troupes qui exécutèrent dans la suite les mouvemens rapides auxquels les Anglois attribuèrent tous ses succès.

Les Anglois n’eurent pas plutôt appris les préparatifs d’Ayder, que la renommée à cent bouches avoit encore rendus beaucoup plus considérables, qu’ils en conçurent de l’ombrage, de même que du long séjour de ce Nabab à Coilmoutour, ville capitale d’un petit pays frontière de Maduré, dont nous avons déjà fait mention plus haut. Dans l’incertitude où ils étoient des intentions secrettes d’Ayder, ils résolurent de faire partir de Madras son Ouaquil, nommé Menagi-Bandec, Bramine, pour lui porter une lettre du Gouverneur & de son conseil. Cette lettre lui annonçoit une Ambassade solemnelle composée du Colonel Call, Ingénieur en chef & du Conseiller Boschier, frère du Gouverneur. Ayder s’étant persuadé qu’on vouloit lui faire des propositions relatives au Tranvancour & à la côte de Malabar, contraires à ses vues, crut qu’il lui convenoit prudemment d’éluder la réception de cette ambassade. Il fit aussi-tôt réponse à la lettre du Conseil, dont il étoit, dit-il, très-flatté, & remercioit le Gouverneur & le Conseil de l’honneur qu’on vouloit bien lui faire, en lui envoyant une Ambassade si distinguée ; il ajouta que Coilmoutour n’étant qu’un camp & un quartier militaire peu propres à recevoir les Ambassadeurs & leur rendre les honneurs qui leur étoient dus, il ne pouvoit décemment recevoir cette Ambassade que lorsqu’il seroit arrivé à Syringpatnam, ville royale, où il se proposoit de se rendre sous peu de tems ; qu’il auroit soin alors de donner avis au Gouverneur de Madras de son arrivé dans cette Capitale du Royaume de Mayssour.

Ayder connoissoit trop bien la politique des Anglois pour se laisser séduire par les honneurs pompeux dont ils prétendoient vouloir l’éblouir, & loin d’être flatté de cette Ambassade, il n’en prit que plutôt la ferme résolution de ne pas différer plus long-tems la guerre du Travancour. L’ordre étoit déjà donné à l’armée de se tenir prête à marcher, lorsqu’un événement imprévu lui apprit qu’il avoit plus d’ennemis qu’il ne pensoit, & qui sourdement méditoient sa perte.

Il y avoit dans son armée un Officier Irlandais, nommé Touerner, qui étoit arrivé chez lui avec une lettre de recommandation du Gouverneur Boschier. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit & qui, joignant tous les talens que doit avoir un bon militaire, surtout dans l’art de la tactique, avoit sçu se concilier en peu de tems l’affection d’Ayder qui lui confioit les opérations les plus importantes. Cet homme sur lequel on n’avoit pas le moindre soupçon, étoit Commandant du premier bataillon des Grenadiers Topas, & en cette qualité il étoit regardé comme le Général de cette milice qui formoit un corps d’environ cinq mille hommes.

On auroit dû, il est vrai, avoir moins de sécurité & se méfier d’un homme adressé par un Gouverneur anglois, mais cet Officier avoit si bien servi dans la guerre de la côte de Malabar, que loin d’avoir aucune défiance sur son compte, il s’étoit acquis l’estime de ses Généraux. Profitant de la bonne opinion qu’on avoit de lui, il attendit le tems de la paie qui se fait le cinquième jour de chaque mois lunaire, après que la lune a paru ; & dès qu’il eut reçu ses appointemens & la solde de sa troupe, il partit & se sauva en prenant sa route du côté de Cochin.

Son quartier étoit à une petite lieue de Coilmoutour ; les Officiers de son Corps l’attendoient pour toucher leur solde ; mais sous le prétexte captieux de l’absence de son Écrivain dont il avoit besoin, dit-il, pour faire le décompte, il les prioit de vouloir bien attendre jusqu’au lendemain, ce qui ne souffrit aucune difficulté. Pour mettre son projet à exécution, il monta à cheval, accompagné d’un jeune Officier Suédois à qui il avoit confié son dessein. Il partit, emportant tout ce qu’il avoit de plus précieux, après avoir dit à ses domestiques qu’il alloit souper à Coilmoutour, chez le Commandant-Général.

Les chaleurs & la beauté des nuits, font prendre, dans l’Inde, l’habitude de se coucher fort tard, d’autant mieux que l’on dort, pour l’ordinaire, depuis trois heures après midi, jusques à six. Quelques Officiers qui avoient coutume de faire la veillée, allèrent chez lui ; ils furent étonnés d’apprendre qu’il étoit allé souper à Coilmoutour, & loin de prendre le moindre soupçon sur son compte, ils s’imaginèrent au contraire qu’il faisoit une partie de jeu, le connoissant pour un joueur déterminé. La nuit étoit belle, ils résolurent d’en profiter, & se faisant un plaisir de le surprendre agréablement, & de se mettre de la partie, ils montèrent à cheval & se rendirent vers minuit au quartier du Commandant. Leur étonnement augmenta lorsqu’ils virent que tout le monde étoit plongé dans le plus profond sommeil. Il eurent beau s’informer où pouvoit être Touerner, personne ne put les en instruire ; c’est alors qu’il s’éleva dans leur esprit de violens soupçons qui les portèrent à se rendre chez le Commandant-Général pour lui faire part de l’absence de leur Officier. Sur leur exposé, cet Officier supérieur envoya demander aux postes qui gardoient l’entrée des gorges, si on n’avoit vu passer personne ; on répondit que deux Officiers Européens avoient passé, il y avoit environ trois heures. Sur les ordres du Commandant-Général, un Irlandois, nommé Minerve, premier Capitaine du Corps de l’Officier Irlandois, s’offrit de courir après lui, & de partir sur le champ, si on vouloit lui donner cinquante Européens. On ne balança point de lui accorder sa demande. Il étoit deux heures du matin lorsque Minerve & sa suite partirent. Ils arrivèrent vers huit heures sur les frontières du pays de Cochin, après avoir fait six grandes lieues. Ils apperçurent les chevaux des Officiers qu’ils poursuivoient. Ayant environné la maison, Minerve descendit de cheval, & trouvant ces deux Officiers endormis, il s’assura de leur personne, les fit lier & les conduisit sans aucune résistance, à Coilmoutour.

Ayder instruit de l’évasion de Touerner avec un Officier Suédois & de leur retour au camp, ordonna de les juger comme ils le seroient en pareil cas en Europe. En conséquence, il fit assembler un Conseil de guerre où comparurent les deux coupables, qui, ayant été atteints & convaincus de vol de deniers militaires, furent condamnés à être dégradés, pendus, & leur corps exposé sur une grande route. Le Conseil, par commisération pour la jeunesse de l’Officier Suédois, qui, selon toute apparence, avoit été séduit par l’Officier Irlandois, & d’autant plus qu’il n’emportoit rien à personne, & n’étoit, dans le fonds, coupable que d’être parti sans permission, jugea convenable de demander sa grâce au Nabab, qui commua la peine de mort de ce jeune homme en celle de prison. Pour Touerner, il fut conduit au lieu du supplice, & là, il découvrit au Conseil que les Anglois devoient incessamment attaquer Ayder conjointement avec Nizam-Ali-Khan. Il avoua qu’il étoit espion du Gouverneur de Madras, & qu’il demandoit pardon au Souverain d’avoir abusé si long-temps de sa confiance. Qu’il ne s’étoit sauvé que parce qu’il avoit été nommé Major d’un régiment sur l’établissement de Bombay. Il supplia ensuite ses Juges, en considération de ses aveux, qu’on lui évitât l’affront d’être pendu, & que, méritant la mort, il demandoit à passer par les armes. Ce qu’il venoit de découvrir étoit assez important pour qu’on lui accordât ce qu’il désiroit. Avant de subir son jugement, il distribua tout son argent aux soldats destinés à le fusilier. Il fit présent de son épée & de sa montre au sieur Minerve qui l’avoit arrêté. Après sa mort, il fut pendu à un arbre, exposé sur un grand chemin, comme il avoit été ordonné. La découverte des desseins des Anglois fit suspendre le départ de l’armée pour le Travancour. Ayder avoit fait partir sur le champ Maffous-Khan pour Ayder-Abad, où il devoit, par ses intrigues, & à l’aide des amis & des créatures du Nabab qui étoient en grand nombre, & à la tête desquels on comptoit Bazaletzing, frère du Souba, tâcher de détourner l’orage qui se formoit contre lui dans cette Cour.

En attendant le succès de la mission de Maffous-Khan, on continuoit à exercer les troupes & l’artillerie à toutes sortes d’évolutions. Ce spectacle nouveau pour les Indiens, la force de cette armée & le long séjour d’un Souverain de tant d’États, attirèrent à Coilmoutour une affluence de monde si considérable, de toute espèce & de tout pays, qu’elle se montoit à plus de cent mille hommes outre l’armée qui en passoit soixante mille. Mais, ce qu’on aura peine à croire, c’est que le pays est si abondant en denrées de première nécessité, qu’un mouton ou douze poules n’ont jamais coûté plus de cinquante sols argent de France, & que douze mesures de riz, dont une seule suffit pour la nourriture d’un homme pendant vingt-quatre heures, ne valoit pas davantage. Ce qui prouve encore la grande population de ce pays, c’est qu’il y a par semaine deux marchés, dans chacun desquels il se vendoit communément vingt mille pièces de toile, de 14 coudées de long[42]. Ce pays, qui est le passage ordinaire pour aller du Mayssour & de la côte de Coromandel à la côte de Malabar, est d’un revenu considérable pour Ayder, qui jouit seul des péages, à l’exclusion des Rajas du Pays.

On évalue qu’il passe à Coilmoutour annuellement trente mille bœufs chargés de tabac ; les immenses magasins qui se sont trouvés de cette denrée à Poudianghari, rendent cette assertion vraisemblable. Outre le tabac, il passe de grandes quantités de toiles de toute espèce, & il retire encore de la côte de Malabar, du poivre, du cardamomum, de l’ivoire, &c.

Pendant le long séjour d’Ayder à Coilmoutour, il s’est passé plusieurs événemens qui, quoiqu’ils ne soient pas de la plus grande importance, sont cependant assez intéressans pour devoir être rapportés. Ils serviront au Lecteur, non-seulement à lui faire connoître le génie & le caractère d’Ayder, mais encore à lui donner des lumières sur les mœurs des peuples dont ce Nabab est devenu le Souverain. Le premier de ces événemens est un procès qui fut intenté aux Jésuites Missionnaire dans les États d’Ayder.

La nouvelle de l’expulsion des soi-disant Jésuites, hors du Portugal & de la France, étant parvenue dans l’Inde, un Missionnaire de cet Ordre, Portugais de nation, en Mission dans le Mayssour, quitta sa cure en 1767, & se retira à Goa, voulant, disoit-il, se montrer fidèle Sujet de son Roi & ne voulant plus faire partie d’un corps déclaré ennemi de sa patrie. Un an & demi environ après son départ, il écrivit à une Dame Portugaise, nommée Madame Mequinès, veuve d’un Officier Portugais qui avoit rendu de grands services à Ayder, & qui avoit été tué dans une bataille contre les Marattes. Ayder, par reconnoissance, avoit donné à sa veuve le Régiment de Topas qu’avoit son mari, avec les appointemens de Colonel, jusqu’à ce qu’un jeune homme que cette Colonelle & son mari avoient adoptés, fût en âge de commander par lui-même le Régiment.

Cette Dame suivoit partout son Régiment ; les drapeaux étoient portés dans son logement, & elle avoit un factionnaire à sa porte. Elle recevoit la paye, & faisoit faire en sa présence le décompte à chaque Compagnie. Lorsque le Régiment s’assembloit, elle en faisoit l’inspection, de même que de tous les détachemens qui étoient commandés ; mais elle laissoit conduire la troupe à l’ennemi & à l’exercice par le Commandant en second.

Cette Dame Mequinès ayant reçu la lettre du Père Ex-Jésuite, s’adressa à Narimzao, Bramine, Secrétaire de la guerre & très-accrédité auprès d’Ayder. Elle se plaignit que, dès le vivant de son mari & depuis sa mort, elle avoit confié & mis en dépôt entre les mains du Révérend, tous ses bijoux & l’argent que son mari & elle avoient pu épargner ; que ce Père étant parti pour Goa, pendant qu’elle étoit à l’armée, elle lui avoit écrit, & qu’il avoit fait réponse que tous les bijoux & l’argent qu’elle avoit mis en dépôt entre ses mains, avoient été remis au même titre, entre celles du Père Provincial, résident à Xavier-Paleam, & qu’elle devoit s’adresser à ce Père pour en avoir la restitution qu’elle demandoit. Elle ajouta qu’ayant porté cette lettre au Provincial, il lui répondit qu’elle avoit perdu l’esprit, & qu’il n’avoit jamais entendu parler de ses bijoux ni de son argent. Cette Dame remit en même tems au Bramine la lettre du Missionnaire Jésuite, venue de Goa, & un état des bijoux & de l’argent qu’elle répétoit, dont elle faisoit monter la valeur à une somme considérable. Le Bramine donna connoissance de cette affaire à Ayder, peignant des couleurs les plus noires les Jésuites, par le récit de ce qui s’étoit passé en France & en Portugal relativement à ces Pères, auxquels le Prince avoit toujours accordé sa protection, en ce qu’ils étoient exacts à remplir leurs devoirs.

Sur cette plainte, Ayder donna aussi-tôt une garde de quatre Cipayes & un Caporal à chacun des Missionnaires Jésuites qui se trouvoient dans ses États, avec ordre à ces gardes de ne point perdre de vue les Pères, mais de les laisser vaquer à leurs fonctions, tant dans leurs églises que dans leur mission, sans les gêner aucunement, & leur enjoignant d’avoir beaucoup d’égards & de respect pour eux.

Ayder ordonna cet arrêt, parce que la plainte lui fut portée au moment où la révolte des Nayres l’appelloit à la côte de Malabar. À son retour à Coilmoutour, le Bramine Narimzao lui ayant rappellé l’affaire de la Dame Mequinès, il manda le Commandant François de qui il connoissoit la droiture & la bonne-foi, & lui dit : Vous n’ignorez pas sans doute le procès de la Colonelle avec les Jésuites ; comme je désire que cette affaire se termine & qu’elle soit bien jugée, j’ai jetté les yeux sur vous pour en prendre connoissance, & en être le Juge. Je vous donne à ce sujet tous les pouvoirs que vous pouvez désirer. Cet Officier lui ayant répondu que, n’étant point homme de loi, il ne pouvoit se charger de rendre les jugements dans la crainte de mal juger par ignorance. Ayder répliqua : certainement vous connoissez mieux la loi des Chrétiens[43], puisque c’est la vôtre, qu’aucun Juge de mes États. Comme mon intention est que chacun soit jugé par sa loi, vous ne pouvez vous dispenser d’accepter cette commission ; mais je vous permets, s’il est nécessaire, de prendre pour adjoints tels Officiers de votre nation & de votre religion que vous croirez capables de vous seconder. Il n’y avoit rien à répliquer à ces paroles. L’Officier françois, après avoir remercié Ayder de la confiance dont il vouloit bien l’honorer, consentit à remplir, du mieux qu’il lui seroit possible, les volontés de ce Monarque. Dès le lendemain, la Dame Mequinès & le Révérend Père Provincial, que le Nabab avoit eu la bonté de faire avertir de ses intentions, ne manquèrent pas de rendre visite à l’Officier françois, comme leur Juge.

La Dame qui s’étoit fait précéder par deux superbes dindes, élevées à la brochette, arriva toute éplorée. Elle se lamenta beaucoup sur la misère prétendue où elle se disoit réduite par la mauvaise-foi des Jésuites, contre qui elle vomit mille & mille invectives. Elle sut si bien pérorer en sa faveur, que presque tous les Européens, & sur-tout les François, qui étoient de jeunes gens pour la plus grande partie, vouloient que les Jésuites fussent condamnés à restituer, & ensuite brûlés, ou tout au moins pendus.

Le Père Provincial étoit un Italien d’environ soixante ans, d’une figure imposante, & en même tems affable[44] & prévenante. Il loua Dieu de ce qu’il lui avoit plu inspirer au Souverain de choisir un Juge tel que son cœur le désiroit depuis long-tems. Après cette courte prière, il pria le Commandant François, en faisant les plus humbles excuses à tous les autres Officiers présens, de lui accorder une audience particulière, qui étoit nécessaire pour pouvoir lui exposer le fait dans tout son jour, ce qu’il ne pouvoit publiquement à cause de certaines personnes qui étoient compromises dans cette affaire. L’Officier François ayant fait signe à tout le monde de se retirer, le R. P. Provincial resté seul avec lui s’exprima en ces termes : « Vous savez, Monsieur, qu’il est impossible d’empêcher que dans les sociétés les plus régulières & les plus saintes, il ne se trouve des Judas (& celui qui nous attire la persécution à laquelle nous ne nous attendions pas, & que nous espérons que vous terminerez à notre pleine & entière satisfaction, peut être sans injustice appellé de ce nom). Avant que cet homme prit la résolution de se retirer à Goa, il m’étoit revenu sur son compte bien des histoires scandaleuses, qui m’obligèrent à lui faire des réprimandes ; & dans ce pays, lorsqu’un homme est une fois à la tête d’une Mission, les Supérieurs n’ont guère d’autre droit que celui de l’admonester, crainte d’un plus grand désordre. Apprenant que mes remontrances ne servoient de rien, pour ne pas perdre mon homme de vue, je ne cessois de veiller à toutes ses démarches. Je fus averti qu’il avoit quitté sa Cure & qu’il étoit parti pour Mangalor, d’où il devoit se rendre à Goa. Je le suivis à la piste, & le joignis avant qu’il ne s’embarquât. J’obtins avec facilité du Commandant de Mangalor, que mon homme ne pût quitter ce port, qu’après que j’aurois fait publier dans toutes les Missions, que si quelqu’un avoit des intérêts à discuter avec ce Père[45], il se rendît à Mangalor. Plusieurs personnes s’y sont rendues, & entr’autres la Dame Mequinès, qui a réclamé deux mille roupies, des bracelets de rubis & un colier de perles, qui lui ont été rendus, ce qu’elle a reconnu par un acte authentique, passé à la Chancellerie de la Factorie[46] Portugaise de Mangalor, dans lequel ont signé, comme témoins, le Facteur François & le Facteur Portugais. Depuis la plainte qu’a porté contre nous la Dame Mequinès, j’ai sollicité le Chef & le Chancelier de la Factorie Portugaise de me délivrer une copie de l’acte, on me l’a constamment refusé.

« Pour avoir cette pièce qui vous est nécessaire, si vous voulez juger avec connoissance de cause, il faut, Monsieur, que vous fassiez usage de l’autorité du Nabab ; il faut que celui qui sera porteur de ses ordres, soit un François dont vous soyez assuré, & qu’il force le Facteur Portugais à exhiber les registres de sa Chancellerie, malgré toute la résistance qu’il voudra faire, à cause de l’honneur de son pavillon & de sa garnison. Je vous prie, Monsieur, de faire en sorte que le Bramine Narimzao ne soit point instruit de l’ordre donné pour forcer le Chef de la loge Portugaise à communiquer ses registres ; je suis très-fondé à soupçonner que ce Bramine, dont vous devez connoître le caractère avare, est intéressé dans ce complot, de même que le Facteur & le Chancelier de la loge Portugaise ; le Bramine s’empresseroit d’instruire les Portugais, & on enverroit les registres à Goa. Si vous ne pouvez éclairer votre justice au moyen de ces registres, vous pouvez écrire à Mahé, pour savoir qui étoit ce Monsieur François qui résidoit dans ce tems à Mangalor[47] ; vous lui écrirez, & peut-être sa mémoire lui fournira les moyens de vous instruire. »

L’Officier François, après avoir entendu le récit du Père Provincial, lui dit : Soyez tranquille, mon Révérend Père, je ferai mon possible pour m’éclairer à fond de votre affaire, sans que personne puisse soupçonner ce que vous avez pu me dire.

La Dame Mequinès, inquiète de savoir le résultat de l’entretien du R. P. Provincial avec le Commandant François, s’empressa, dès le lendemain matin, de lui rendre visite. Il y avoit en ce moment plusieurs Officiers avec lui ; dès qu’il l’apperçut, il lui dit : Madame, le Père Provincial, votre adversaire, m’a fait hier sa confession ; il faut absolument que vous me fassiez la vôtre, & je crois que vous ne vous y refuserez pas. La Dame Mequinès, croyant triompher, s’y fournit volontiers. Tout le monde s’étant retiré, il lui tint ce discours : Comment avez-vous pu vous précipiter de gaieté de cœur dans l’abîme où vous êtes tombée. Vous jouissez d’un grand revenu par la bonté du Nabab, & vous osez en imposer à ce Prince que vous savez être si juste & si sévère. Vous êtes Chrétienne, & vous ne craignez pas d’inventer l’imposture la plus odieuse, dans l’espérance de dépouiller les Églises & les Autels pour vous enrichir, & partager vos injustes réclamations avec un Bramine & un Moine dont vous connoissez la scélératesse ; en vain voudriez-vous cacher plus long-tems votre complot. Je sais tout par le François qui a résidé à Mangalor, & qui est en route pour arriver à Coilmoutour, avec le Chancelier de la loge Portugaise, qui porte ses registres & qui est conduit par des Cipayes. Vous n’avez que ce moment pour vous sauver, en me faisant une déclaration sincère de la vérité, car dès cet instant je vous fais arrêter & garder chez moi, sans que vous puissiez parler à qui que ce soit, & lorsque votre imposture sera prouvée, attendez-vous que le Nabab vous punira comme vous le méritez. Si au contraire vous faites l’aveu que je vous demande, je trouverai les moyens d’assoupir cette affaire & de la terminer sans éclat. Cette femme qui se vit dévoilée, étoit plus morte que vive, en écoutant ce discours auquel elle ne s’attendoit pas, & finit par tomber à genoux. Elle avoua, & rejetta tout sur le Père de Goa & sur le Bramine qui lui avoit donné cet infâme projet. L’Officier l’ayant fait relever, en l’assurant que par son aveu elle se mettoit hors de tout risque, sortit en fermant la porte ; & ayant fait prier deux Officiers, sur la discrétion desquels il pouvoit compter, de venir lui parler, il leur fit part de la scène qui venoit de se passer. Il les introduisit en présence de la Dame Mequinès, qui les comptant au nombre de ses Juges, réitéra devant eux, tout ce qu’elle venoit d’avouer à l’Officier François.

Le Père Provincial, prévenu des aveux de cette Dame, ayant été mandé, se jetta la face contre terre, puis se relevant, éleva les mains au Ciel pour remercier Dieu de ce que la vérité étoit reconnue & que les siens alloient être justifiés de l’accusation intentée méchamment contre eux. Il supplia cependant le Commandant François de laisser ignorer le détail de cette affaire au Nabab, dans la crainte, disoit-il, de ce qui pourroit arriver à cette Dame ; peut-être aussi dans la crainte de se faire un ennemi mortel de Narimzao.

L’Officier ayant instruit Ayder que cette affaire étoit terminée ; ce Prince se contenta de lui dire : Je suis persuadé que c’est une tracasserie que la vieille Mequinès a voulu faire aux révérends pères ; qu’elle prenne garde, car je suis averti qu’elle mène une conduite qui finira par lui causer bien des chagrins[48] ; & il ajouta : puisque vous & les Pères lui pardonnez, je ne parlerai plus de cette affaire. Il fit aussi-tôt expédier l’ordre d’ôter les Gardes qui avoient été données aux Jésuites. Mais les bons Pères ne crurent pas devoir pardonner la Dame spirituellement ; elle fut excommuniée & condamnée à un pénitence publique à cause du scandale : ce qui paroîtra étonnant, c’est qu’elle parut se soumettre à cette peine avec beaucoup de résignation. Le Père Provincial ayant fait savoir dans toutes les missions, que son innocence avoit été reconnue, fit, dans sa lettre circulaire, l’éloge de l’Officier françois, qu’il disoit être dans la plus haute faveur du Nabab. Cet éloge lui attira une lettre de l’archevêque de Cochin, qui lui recommandait un Prêtre Malabar du nombre des Chrétiens de Saint-Thomé dont ce Prélat Jésuite étoit le diocésain. Il venoit en députation auprès d’Ayder, avec trois autres Députés laïques ses compatriotes, pour supplier le Nabab de leur permettre d’avoir des armes à feu, sous le prétexte que, faute d’être armés, ils couroient le risque d’être pillés par les Nayres & par les soldats du Nabab. L’Officier qui crut devoir ajouter foi au contenu de la lettre de l’Archevêque que le discours des Députés confirmoit, fut fort étonné d’entendre dire à Ayder qui étoit instruit de l’antipathie qui fomentoit leur querelle : Ces gens ont été désarmés, parce qu’ils s’assassinoient entre eux, étant toujours en division à cause de leurs Prêtres qui sont de différente caste. Je ferai mettre des sauve-gardes dans le pays pour empêcher mes gens de les molester, & j’enverrai des troupes suffisantes pour chasser les Nayres.

Ces Chrétiens de Saint-Thomé dont le christianisme est très-ancien & antérieur à l’arrivée des Portugais, quoiqu’il soit démontré que leur Saint Thomas n’est point l’Apôtre de Jésus-Christ, sont en partie sous l’obéissance du Pape & en partie sous celle du Patriarche des Chaldéens, résident à Merdin en Mésopotamie[49] ; cette division fait qu’ils se détestent, & profitant des troubles de leur pays, il se faisoient une guerre cruelle, lorsqu’Ayder les fit désarmer. Ceux qui vinrent à Coilmoutour, étoient de grands hommes qui avoient l’air féroce. Ils avoient la figure d’une petite croix au-dessus du nez, piquée dans la peau, & une balafre sur la joue droite, qui provient des meurtrissures faites par le repoussement de leurs mousquets. L’Archevêque offroit à l’Officier dans sa lettre, deux jeunes esclaves qu’il disoit avoir élevés lui-même, & être en état de rendre des services aussi essentiels qu’agréables, sachant écrire & étant musiciens. Comme il n’obtint point ce qu’il désiroit, au lieu de deux esclaves, il envoya quatre dindes, apportant pour excuse que ces jeunes gens s’étoient mis à pleurer au moment qu’ils devoient les faire partir. Il ajoutoit à son présent beaucoup de bénédictions, & promettoit d’écrire au Pape qui étoit alors Clément XIII. 

Le même Officier fut encore employé auprès d’Ayder à l’occasion d’un procès entre les Facteurs François & les Facteurs Anglois, domiciliés à Calicut. Un Marchand de cette ville étoit depuis long-tems débiteur de la Compagnie Françoise des Indes. Ayant obtenu d’Ayder une exploitation considérable de bois, le Facteur François convint avec lui qu’il paieroit sa dette en bois qu’on trouvoit occasion d’employer à Pontichéri, où la reconstruction de la ville entière, détruite par les Anglois, en occasionnoit une grande consommation. Ce qui avoit été vendu au Facteur François étant arrivé à Calicut, le Facteur Anglois le fit saisir en vertu d’un ordre du Raja de Coilmoutour, Gouverneur du pays pour Ayder, sous le prétexte que la Compagnie Angloise avoit, contre ce même Marchand, une créance antérieure à celle des François. Le Raja, qui étoit gagné par les Anglois, après avoir entendu les Parties, adjugea les bois au facteur Anglois qui les fit porter dans l’enceinte de sa loge ; mais sur l’appel qu’interjetta par devant le Nabab, le Chef de la loge Françoise, le Raja ordonna que les choses resteroient en état jusques à la décision du Souverain. Il écrivit, en même tems, en faveur des Anglois ; & le Facteur François, persuadé de la bonté de sa cause, pria le Commandant des Européens de solliciter en sa faveur. Cet Officier ayant instruit Ayder avec impartialité des différends de ces Facteurs, le Nabab lui fit cette réponse : Ni vous ni moi ne sommes pas à portée de connoître cette affaire, sur-tout dans le tems où nous avons des occupations beaucoup plus essentielles ; mais pour que justice soit bien rendue, je fais écrire au Raja de Coilmoutour, de charger de la décision de cette affaire, les Chefs des loges Portugaise, Danoise & Hollandoise & quel que soit le jugement, de le faire exécuter.

Cet ordre ayant été envoyé, les Juges délégués décidèrent en faveur des François ; mais le Facteur Anglois, pour rendre le jugement illusoire, fit scier méchamment tout le bois, ensorte qu’il ne pouvoit servir que pour brûler, ce qui ne put s’exécuter que par la connivence du Raja-Gouverneur qui auroit dû faire garder ces bois. Le Facteur François ne pouvant les recevoir dans cet état, écrivit à Coilmoutour afin qu’Ayder fût instruit de cette indigne manœuvre. Sur le compte qu’en rendit l’Officier François, le Prince lui dit : Ne soyez point en peine, tout le monde sera content ; & sur le champ il fit écrire au Raja de Coilmoutour de se rendre à la Cour le plutôt possible. Aussi-tôt que le Raja eût reçu cet ordre, soupçonnant ce qui pouvoit le lui attirer ; il manda le Facteur Anglois & le Marchand de bois, & on envoya celui-ci à la loge françoise, offrir le paiement en argent de ce qui étoit dû à la Compagnie. Le Chef de la loge, obligé de faire le bien-être de sa Compagnie, ne put refuser un paiement qui étoit beaucoup plus avantageux que les bois, & il fit sa quittance au Marchand.

Le Raja, muni de cette pièce, partit pour se rendre auprès d’Ayder, qui lui demanda en le voyant, comment s’étoit terminée l’affaire entre les Anglois & les François. Le Raja, sans se démonter, & avec un rire affecté, répondit : Les Anglois ont perdu leur procès, mais comme ils avoient gâté les bois, sans attendre le jugement, je les ai forcés d’en donner la valeur en argent, & les François en ont fait le reçu au Marchand qui me l’a remis. Ayder qui n’étoit pas sa dupe, profita de cette occasion pour le prévenir que, voulant connoître les revenus & la dépense du pays qu’il gouvernoit, il avoit nommé des Commissaires qui avoient ordre de recevoir ses comptes. Quoique le Raja ne parût point étonné du discours du Souverain, il se retira désespéré de ce que son stratagème avoit tourné contre lui-même. Ses comptes rendus, la Commission condamna le Gouverneur-Raja à payer au Nabab trois ou quatre lacs[50] de roupies qu’il fut contraint de payer. Pour obtenir du tems ou une diminution, il se plaignit pendant quelques jours de la rigueur de ce jugement qui le ruinoit, en protestant qu’il n’avoit point d’argent pour payer une aussi grosse somme. Sur son refus, Ayder envoya des Gardes autour de son logement pour lui interdire l’eau, parce qu’étant Bramine, il est obligé de se laver plusieurs fois par jour, ce qui le força à faire ouvrir un caveau dépositaire de son trésor, dans le palais même où étoit logé Ayder, qui est la résidence de ce Raja.

Un Chirurgien François qui l’avoit traité d’une maladie secrète pour une somme de mille roupies ou cent louis dont le Raja avoit payé la moitié d’avance, & fait promesse par écrit de payer le reste après sa guérison, ne pouvant rien obtenir de plus, quoique la cure fût finie depuis long-tems, crut devoir profiter de l’occasion de sa disgrâce pour se plaindre. Ayder l’ayant entendu, lui dit : Fais comme moi, empêche l’eau d’entrer dans sa maison, jusques à ce que tu sois payé. — Mais je n’ai pas de soldats : — N’as-tu pas des amis qui en ont ? Le Chirurgien, sur ce propos, ramasse quelques Soldats François à qui il promet de faire part du paiement que lui fera le Raja. On s’empare de sa porte, & les porteuses d’eau n’osant en approcher, le Chirurgien fut payé de son billet, ce qui apprêta à rire à Ayder, mais tout cela n’empêcha pas que le Raja ne fût renvoyé dans son Gouvernement.

Ayder-Ali, quoiqu’au milieu de la Cour la plus brillante, étoit devenu inquiet & rêveur depuis le départ de Maffous-Khan pour Ayder-Abad. Ce Seigneur ayant fait la plus grande diligence pour arriver à la Cour de Nizam-Daulla, Souba du Décan, on reçut de ses nouvelles, qui tranquillisèrent Ayder, & ne laissèrent aucun doute sur la vérité des aveux faits par l’Officier Irlandois : il mandoit que les Anglois, par le moyen du Divan Rocum-Daulla[51], avoient déterminé Nizam à porter la guerre dans le Mayssour ; que tous les amis d’Ayder avoient fait de vains efforts pour détourner le Souba de ce dessein, qu’il étoit entièrement livré aux suggestions de son Divan, & qu’il avoit donné la conduite de son armée au Général Schmidt, qui avoit amené de Madras un corps considérable d’Européens & de Cipayes.

Sur des avis aussi précis & venus d’aussi bonne part, Ayder se détermina à renvoyer à un tems plus favorable la guerre contre le Travancour, & à marcher à Syringpatnam, Capitale du Mayssour, pour être plus à portée d’aller au-devant des ennemis qui se disposaient à l’attaquer. Ayder étoit depuis long-tems absent de ce Royaume dans lequel il a pris naissance, & où même la fortune avoit commencé à le favoriser. On devoit le voir revenir comme un des plus grands Souverains de l’Inde, quoiqu’on l’eût vu partir sujet, puisque les Dayva ou Régents ne sont, avec toute leur puissance, que les premiers sujets du Roi. Ayder voulant faire son entrée dans ce Royaume avec toute la pompe & tout le faste convenables à sa puissance & à son rang, son savari fut très-nombreux & très-brillant. Sa marche journalière étoit une espèce de triomphe. La description que nous allons en faire sera d’autant plus agréable à nos Lecteurs, qu’elle lui donnera quelque idée du faste Asiatique.

Ayder partit de Coilmoutour avec une belle armée d’environ cinquante mille hommes, dont dix-huit mille étoient de cavalerie très-bien montée, vingt mille Cipayes & quatre mille topas avec leurs uniformes.

Tous les jours de marche, la cavalerie bordoit la haie sur la droite du chemin par où devoit passer le Nabab & son cortège. Ce Prince étoit salué par tous les Officiers & par les étendards. Lorsque tous les éléphans sur lesquels étoient montés les Grands, avoient défilé devant un Corps de troupes, il faisoit une conversion par sa gauche & partoit au grand galop, en passant derrière & le long de la ligne, pour aller prendre son poste dans la marche de l’armée. Une Compagnie de Hussards & une de Dragons qui formoient toute la Cavalerie Européenne, prenoient le poste d’honneur : ils étoient les premiers à saluer le Nabab, & alloient ensuite se mettre à la tête du savari qui commençoit par une cinquantaine de Courriers bien vêtus, montés sur des Dromadaires ; ils étoient immédiatement suivis par ces deux compagnies d’Européens vêtus de neuf en drap écarlate. Deux éléphans venoient ensuite, portant les grands drapeaux du savari, à fond bleu, brodés en or, dont l’un représente le soleil & l’autre la lune & les étoiles. Après ces deux éléphans marchoit seul celui qui porte les grandes timballes appelées le grand Tamtam, qui se font continuellement entendre, tant que le savari est en marche ; on les entend de plus d’une lieue ; leur son dans l’éloignement, a même quelque chose de majestueux. Par le moyen de ces timballes, on communique les ordres du Général à toute l’armée. Après cet éléphant, il en venoit quatre autres qui portaient ce qu’on appelle la musique du savari, qui consiste en de petites timballes, des haut-bois, des flûtes douces & des trompettes, au nombre de trente-deux Musiciens. Ces quatre éléphans étoient suivis de cinq autres, appelés éléphans de combats ; ils portent ce qu’on nommoit autrefois des tours, & qui sont des espèces de chaires exagones dont les côtés sont doublés en fer en-dehors. Elles sont fortement attachées par des chaînes & des bandes de cuir, à la selle de l’éléphant. Il y a dans chacune de ces voitures six guerriers armés de pied en cap d’armures à l’épreuve du mousquet ; ils ont pour armes offensives, des fusils & des espèces de biscayiens qu’on charge avec une poignée de balles, qui ont un fort gros calibre & la bouche évasée. Un de ces éléphans est destiné pour le Nabab, mais il ne s’en sert jamais dans aucune bataille.

Après la marche de tous ces éléphans, venoient deux Compagnies de Caffres ou Abyssins à cheval, armés de pied en cap ; une Compagnie ayant ses armes brunies, & l’autre polies ; l’une & l’autre avoient des grands panaches à leurs casques, en plumes rouges & noires, pendantes le long de leur dos jusques sur la croupe du cheval. Ils portoient des lances dont le fer étoit très-poli ; les harnois de leurs chevaux étoient de drap rouge avec des franges de soie noire. Cette Cavalerie étoit suivie par une quantité d’hommes à pied, habillés en caleros, c'est-à-dire, presque nus, avec de grandes toiles en écharpe, & de petits caleçons étroits jusqu’à mi-cuisse, pour avoir l’air plus leste. Ils portoient de longues lances ornées de plumes d’autruche noires, & de grelots, qu’ils faisoient sonner en faisant mouvoir leurs lances. Ces lanciers étoient suivis par des hommes semblables, portant de petits pavillons ou banderoles rouges, semées de flammes d’argent.

Les lanciers suivent ordinairement le Prince à la chasse : ce sont des gens habitués à courir les forêts & les montagnes ; les porteurs de pavillons sont envoyés en sauve-garde aux bourgs, villages & châteaux ; la vue de ces pavillons suffit pour empêcher aucun Officier ou Soldat, d’entrer dans le lieu qui a sauve-garde ; mais les Magistrats doivent être aux portes ou aux barrières, & faire fournir, en payant, aux gens de l’armée, tout ce qu’ils demandent.

Après cette foule de gens à pied, venoient les Bara à demi, c’est-à-dire toute la noblesse suivant la Cour, marchant à volonté, cependant, avec ordre, quoique sans distinction de rang. Des Généraux, des Bahaders, des Princes même marchoient pêle-mêle avec de simples Volontaires. Il est impossible de rien voir de plus brillant que cette troupe ; ils étoient armés de pied en cap, montés sur des chevaux de la plus grande beauté. Leurs armures étoient damasquinées & incrustées en or & en argent ; plusieurs avoient leurs casques ornés de plumes blanches, de perles & de pierreries. Quantité portoient des cottes de maille dorées & émaillées ; un grand nombre avoit des soubrevestes piquées en satin, à fleur d’or ou d’argent. Les brides des chevaux étoient enrichies de perles & de pierreries, & ornées de bouquets de plumes ; comme c’étoient des Volontaires, il y en avoit chaque jour plus ou moins. Le jour de l’arrivée à Syringpatnam{corr|. Leur|, leur}} nombre étoit de plus de six cens ; ils avoient tous des aftagueris[52] plus riches & plus brillants que les autres.

Après toute cette Noblesse venoient huit Écuyers ou Piqueurs du Nabab, montés sur de superbes chevaux, suivis de douze Palefreniers à pied, conduisant chacun en main un cheval du Nabab, magnifiquement harnaché, à la tête desquels marchoit un cheval unique, dont le Général des Marattes avoit fait présent au Nabab ; il étoit gris de souris, à crins blancs, aussi brillants que de l’argent, qui étoient fort épais & si longs, qu’ils traînoient jusqu’à terre. Ils étoient noués en touffe avec un simple ruban ; sa queue répondoit à la beauté de sa crinière. Ce qu’avoit de particulier ce cheval, c’est qu’il avoit un manteau naturel bay-clair, qui lui tombait jusques à mi-cuisse, & commençant au garrot, finissoit à la moitié de la croupe. On avoit soin de peindre des fleurs sur ce manteau ; & quoique ce cheval fût absolument nud, il falloit être très-près de lui pour ne pas croire qu’il fût couvert d’un tapis de quelqu’étoffe.

Après les chevaux de main, suivoit une troupe de coureurs à pied avec leurs bâtons noirs à pomme d’argent, qui étoient suivis de douze Huissiers à cheval, ou Sauquedars, portant leurs masses ou bâtons d’argent, avec de petites couronnes d’or sur la boule. Ceux-ci étoient suivis des grands Officiers de la maison, ou comme le grand Maître d’Hôtel, le chef des Huissiers, le Porte-sabre, &c. Ils avoient tous de grands colliers d’or pendant sur leur poitrine, qui sont les marques de leur dignité. Ces Officiers précédoient le grand Aumônier ou Pirjada, qui marchoit seul, monté sur un éléphant couvert en drap verd, de même que la girole ; il étoit immédiatement avant le Nabab monté sur l’éléphant blanc de la Reine de Canara, qui avoit été une espèce d’Idole lorsqu’il appartenoit à cette Reine, & qui étoit pour lors Esclave ; il portoit les marques de son esclavage, ayant à ses pieds de gros anneaux d’argent & des chaînes du même métal. Cet éléphant, qu’on dit valoir plus que mille autres, les surpassoit tous en grandeur & en grosseur ; sa couverture étoit de drap jaune, couleur affectée à l’Empereur & aux Soubas. La girole du Nabab, couverte de drap de la même couleur, n’avoit d’autre ornement que quatre petites boules d’argent, excepté qu’il pendait des deux côtés des chaînes d’argent, auxquelles étoient attachées des espèces de couperets ou haches, telles que le Samorin les faisoit porter devant lui. C’est l’usage des Indiens de porter les marques d’honneur dont ils ont dépouillé les vaincus. Cet éléphant portoit sur sa tête une espèce de bouclier d’argent doré, qui représentoit un soleil ; il avoit deux conducteurs, le premier, du corps du Nabab, qui a rang de Capitaine de Cavalerie, & le conducteur ordinaire. Dans une petite girole, derrière celle du Nabab, étoit un premier Valet de chambre pour lui donner le bétel ; & de chaque côté du Nabab, il y avoit un homme debout sur le marchepied, se tenant par une main à la girole & portant dans l’autre un grand chasse-mouches de plumes de paon blanc, qu’il faisoit mouvoir circulairement, ce qui faisoit dans le lointain un effet singulier. Environ deux cents éléphans suivoient deux à deux celui du Nabab ; ils n’étoient montés que par trois personnes, le maître, le conducteur & un homme de suite dans la petite girole. Les couvertures & giroles de tous ces éléphans étoient plus magnifiques les unes que les autres ; elles étoient galonnées & bordées ; plusieurs giroles étoient d’argent d’orfèvrerie ; il y en avoit même qui étoient enrichies de pierreries, comme celle du fils d’Ayder, & quelques autres. Le jeune Prince étoit à la gauche de son père, & Raza-Saeb à la droite ; mais leurs éléphans étoient alignés sur la moitié du corps de l’éléphant du Nabab.

Après tous ces éléphans de suite, venoient ce qu’on appelle dans l’Inde les honneurs portés par cinq éléphans ; le premier portoit une mosquée d’or ou d’argent doré très-bien travaillée, couverte d’un satin blanc qu’on ôtoit à l’approche des Villes ; le second portoit au bout d’un bâton rouge, une tête de poisson dont les écailles étoient figurées avec des pierreries & de l’émail, une longue queue de cheval pendoit de cette tête ; le troisième éléphant portoit un grand flambeau de cire blanche sur un grand chandelier d’or ou doré ; le quatrième éléphant portoit deux petites marmites d’or, nommées Chambon, au bout d’un grand bâton rouge ; enfin, le cinquième éléphant d’honneur portoit une espèce de chaire ronde sans baldaquin, couverte d’ivoire en dehors, avec des ornements d’or[53]. Après les honneurs, suivoient deux Compagnies d’Abyssins à cheval, semblables aux deux premières, & la marche étoit fermée par deux cents Caffres à pied vêtus de vestes de drap écarlate & portant des colliers d’argent ; ils étoient armés de petites lances vernies en noir & argentées. Tout ce cortège étoit enfermé dans un double rang de gens à pied habillés en toile blanche, portant en main des lances de Bambou d’environ quatorze pieds de long, vernies en noir & ornées de plaques d’argent, ayant au bout du fer de la lance de petites banderoles rouges à flamme d’argent ; ces Lanciers marchoient à des distances convenables pour enfermer tout le cortège & empêcher, en joignant leurs lances, qu’on en pût approcher.

Tout ce cortège vu dans la plaine formoit le coup d’œil le plus superbe & le plus imposant.

Ayder étoit reçu partout avec les démonstrations de la plus vive allégresse ; on lui rendait les plus grands honneurs, & les peuples témoignoient, à l’envi, le plus vif empressement pour le voir, avec des acclamations réitérées de Vive Ayder. Toutes les villes, les bourgs, les villages étoient ornés. On avoit élevé dans les rues & sur les chemins des espèces d’arcs de triomphe, des salles faites en charpentes, ornées de tapisseries de fleurs & de feuillages, suivant la richesse des habitans ; les maisons, les murailles même des villes & des forteresses, étoient peintes ou au moins blanchies à neuf ; les Gouverneurs & les Commandants venoient au-devant du Souverain, précédés des Musiciens & des Chanteuses & Danseuses, connues sous le nom de Bayadères ; elles jettoient des fleurs & des eaux de senteur sur son passage ; enfin le canon se faisoit entendre de toutes parts. C’est dans cet appareil fastueux & cette marche triomphante qu’il rencontra, à une lieue de Syringpatnam, Moctum-Ali-Khan, son beau-frère, Gouverneur du Royaume, qui étoit à la tête de tous les Grands & d’un nombreux cortège, monté chacun sur un éléphant qui marchoit devant lui ; il conduisit Ayder dans l’Isle, sous de magnifiques tentes dressées près des murs de la Ville ; toute l’armée campa dans cette Isle, & ce camp rappela à chacun le danger imminent qu’avoit couru Ayder du tems de Canero, sur la même Isle.

Ayder étoit venu dans le Mayssour sans craindre les événemens de la guerre qu’il croyoit avoir contre le Souba du Décan ; il connoissoit parfaitement le caractère de ce Prince indolent & enfoncé dans la mollesse, & il redoutoit peu son armée dont les troupes étoient mal disciplinées, mal armées, encore plus mal payées, & dont la plupart des Chefs propriétaires de leurs troupes, étoient ses amis & ses partisans, ce qui le rendoit certain d’être instruit de tous les mouvemens, & de contrarier ou retarder les opérations que voudroit entreprendre le Général Schmidt. Comme il étoit abusé par son beau-frère Mirza, qui lui faisoit espérer d’un moment à l’autre la conclusion du traité pour le renouvellement de la trêve avec les Marattes, il fit sa route gaiement, & arriva à Syringpatnam, croyant être en état de parer à tout sans aucun embarras. Quel fut son étonnement, lorsque Moctum-Ali-Khan lui apprit qu’il avoit lieu de soupçonner la fidélité de Mirza-Ali-Khan, sur ce qu’il avoit appris que l’armée des Marattes, forte de cent cinquante mille hommes, étoit partie de Poni, ayant à sa tête le jeune Madurao[54], Nana des Marattes, qui faisoit sa première campagne, & qu’elle dirigeoit sa marche sur Sçirra, ce que ne pouvoit ignorer Mirza qui avoit des envoyés auprès de Madurao.

Pour concevoir l’étonnement & le trouble d’Ayder à cette nouvelle, il suffit de savoir que Mirza-Ali-Khan, son beau-frère & son cousin, étoit celui de ses parens qu’il aimoit le plus. Il l’avoit élevé lui-même & ce jeune seigneur, doué des plus belles qualités, avoit toujours paru répondre à sa tendresse, & plein de reconnoissance & d’attachement, la grande confiance que ses bonnes qualités avoient inspiré à Ayder, lui avoit fait penser qu’il ne pouvoit, malgré sa jeunesse, confier en de meilleures mains un Gouvernement aussi important que celui de Sçirra ; il eut seulement la sage précaution qu’il avoit coutume de prendre avec tous les autres Gouverneurs, de lui donner un Ministre, ou principal Secrétaire, de la fidélité duquel il croyoit être assuré, & qui avoit ordre de l’instruire exactement de la conduite de son beau-frère.

Cet homme qui, comme la plupart des Courtisans, avoit caché son ambition & son caractère fourbe & flatteur, espérant faire sa fortune par le moyen de Mirza, s’attacha à gagner la confiance de ce jeune Prince, en le flattant & en condescendant à toutes ses volontés, ou, pour mieux m’exprimer, à toutes ses foiblesses.

Mirza étoit jeune, voluptueux & généreux ; il dissipa les revenus du pays pour ses plaisirs au lieu de mettre en réserve une partie de ces mêmes revenus, suivant les ordres d’Ayder. Le Bramine son secrétaire, au lieu d’avertir le Nabab, comme il s’y étoit engagé, ou au moins de faire des représentations à son jeune Maître, se flattoit qu’on auroit le tems d’arranger ses comptes, dans le cas qu’Ayder lui en demandât, & d’amasser les fonds nécessaires pour couvrir le déficit avant qu’il prît envie au Nabab de venir à Sçirra, étant engagé pour long-tems dans la guerre de la côte de Malabar. Mirza se laissant persuader par ces paroles que lui dictait l’adulation, & continuant ses folles dépenses, mit entièrement le désordre dans les finances de son Gouvernement.

Ayder qui vouloit tenir son beau-frère dans la crainte, & qui cachoit à tout le monde son projet de faire la guerre contre le Travancour, écrivit à Mirza, en lui donnant la commission de renouveler la trêve avec les Marattes, qu’il se rendroit à la fin de l’année à Syringpatnam, & qu’ensuite il iroit à Sçirra ; il mandoit aussi de prendre dans les fonds en réserve à Sçirra, ce qui seroit nécessaire pour obtenir des Marattes le renouvellement de la trêve.

Cette lettre embarrassante pour Mirza, dans tout son contenu, lui donna beaucoup de chagrin, mais le Bramine trouvant l’occasion favorable pour détourner l’orage qui le menaçoit encore plus que son Maître, dit à Mirza : Si vous savez saisir l’occasion que vous présente Ayder, non seulement vous serez hors de peine, mais vous deviendrez Souverain indépendant, & vous n’aurez plus de Maître. Envoyez-moi chez les Marattes, sous le prétexte & avec la commission apparente de renouveler la trêve ; je traiterai avec Madurao & le Conseil de la Nation, & je ferai ensorte qu’ils vous reconnaîtront avec plaisir, Souverain du pays où vous commandez ; & pour un léger tribut que vous leur paierez, ils s’engageront à vous défendre, ne désirant autre chose que de diminuer la puissance d’Ayder qui leur a enlevé ce même pays dont vous avez le Gouvernement.

Les insinuations du Bramine, l’ambition, le plaisir de l’indépendance, la crainte de l’arrivée d’Ayder dans son Gouvernement, & peut-être plus que toute autre chose, cette fausse honte qui empêche tant de jeunes gens de revenir sur leurs pas, déterminèrent ce jeune homme à trahir son devoir. Il laissa partir le Bramine, en lui donnant le pouvoir de traiter avec les Marattes comme il le jugeroit convenable. Ce Ministre infidèle trouva les Marattes très-disposés à l’écouter. Il y avoit à Poni[55] un Envoyé Anglois qui leur proposa aussi d’attaquer Ayder dans le même tems que Nizam & les Anglois l’attaqueroient de leur côté. L’arrivée de l’Envoyé détermina le Grand Conseil des Marattes à la guerre contre ce Nabab ; mais Madurao, quoique fort jeune, avoit du courage & de la grandeur d’âme ; il ne pouvoit prendre sur lui de s’allier avec un perfide ; il disoit : Je ne ferai la guerre à Ayder qu’autant qu’il refusera de payer le chotaie[56], & dans ce cas, l’armée Maratte sera suffisante pour l’y contraindre, sans avoir besoin de s’allier avec personne, encore moins avec un traître. Malgré les sentimens généreux de ce jeune Prince, il ne fut pas le maître de s’y livrer ; il fut obligé de se conformer à l’avis général du Conseil de la Nation.

Dès le lendemain du jour que Moctum eût donné avis de l’infidélité de Mirza, Ayder apprit la nouvelle de l’arrivée des Marattes dans le pays de Sçirra. Ce Prince tomba des nues, lorsqu’il sut que son beau-frère, mettant le comble à l’ingratitude, s’étoit joint à ses ennemis avec l’armée qui lui avoit été confiée, & que ce perfide devoit recevoir les troupes marattes dans Sçirra & dans toutes les autres forteresses de son Gouvernement.

Un événement aussi peu attendu qu’imprévu, renversoit tous les projets qu’Ayder avoit formés, & le réduisoit à la défensive la plus difficile, quoiqu’il espérât sur les faux avis de Mirza, que les Marattes renouvelleraient la trêve, il pensoit qu’à tout événement il auroit le tems d’aller au-devant d’eux jusques à Sçirra, & que joignant son armée à celle de Mirza, il donneroit bataille, ayant derrière lui Sçirra & les autres places fortes de ce Gouvernement où il pourroit se retirer, s’il étoit obligé de céder le champ de bataille aux Marattes, ce qui seroit décidé avant que l’armée de Nizam-Daulla pût être arrivée sur les frontières du pays de Benguelour par où elle devoit déboucher dans ses États. Mais son pays étant ouvert à ses ennemis par la trahison de Mirza, il ne pouvoit aller au-devant des Marattes ni au-devant de Nizam & des Anglois, & il étoit forcé d’attendre ses ennemis sous le canon de Syringpatnam, Capitale du Mayssour ; car le pays entre cette ville & Sçirra n’étant qu’une plaine dans laquelle il n’y a pas une seule bonne forteresse, son armée très inférieure en Cavalerie à l’armée Maratte, auroit été obligée de combattre avec le plus grand désavantage, & il auroit couru le risque d’une défaite totale, sans pouvoir, par une victoire, garantir son pays du pillage, ne pouvant empêcher cette nombreuse Cavalerie habituée à faire des incursions & à vivre du chaume qui couvre les maisons, de se répandre dans tout le Mayssour, & de lui couper les communications avec les magasins de Syringpatnam & les montagnes qui avoisinent cette ville, qui étoient son unique ressource pour la subsistance de son armée ; & l’armée de Nizam, dont l’entrée des Marattes devoit hâter la marche, pouvant arriver, il auroit pu se trouver entre les deux armées ou forcé de se retirer dans le Canara & d’abandonner à ses ennemis Syringpatnam & tout le Royaume de Mayssour.

C’est pour des situations aussi critiques & aussi embarrassantes que le génie d’Ayder vaste & fertile en ressources, semble avoir été formé. Aussi ce Prince prit-il sur le champ son parti. Il partagea toute son armée en petits corps qu’il fit partir & dispersa dans tout le pays, en poussant en avant ses troupes irrégulières & sa Cavalerie, avec ordre à tous les Chefs de ces différens Corps d’ordonner & d’obliger tous les habitans du pays, tant de la campagne que des villes, bourgs, villages & forteresses, d’abandonner le pays & de se retirer à Syringpatnam, en leur enjoignant d’emporter avec eux toutes leurs denrées, tout leur argent & effets quelconques, & emmenant leurs bestiaux de toute espèce, les troupes ayant ordre de dévaster le pays, sans épargner autre chose que les arbres, de brûler les fourages jusques au chaume qui couvroit les maisons. Pour faciliter cette dévastation & le transport, tous les Vivandiers, valets & autres gens de tout métier, eurent la permission d’aller prendre part à ce pillage universel ; & ils partirent conduisant avec eux toutes les bêtes de charge de l’armée & de la ville.

On ne sauroit avoir l’idée en Europe de la promptitude avec laquelle un ordre aussi extraordinaire fut exécuté, & en combien peu de tems un des plus beaux & des plus riants pays du monde fut changé en un désert à trente lieues à la ronde de Syringpatnam. On ne sauroit dire qui étoit plus empressé d’obéir des gens de l’armée ou des habitans : ceux-ci, en abandonnant leurs maisons, ne laissoient que ce qu’ils ne pouvoient emporter, & ils étoient relevés par les différens Corps qui arrivoient successivement & qui finissaient par ne laisser absolument rien. On voyoit arriver les Cavaliers & les Soldats portant du blé, du riz, du mays, jusques à des bois de lit & des marmites de terre, personne ne voulant revenir à vuide ; & ce qui paraîtra encore plus surprenant, c’est que tous les habitans, jeunes & vieux, hommes & femmes, arrivoient gais & contents, les uns portant leurs enfans, les autres les infirmes & les malades, dont le nombre, dans cet heureux climat, est toujours très-petit. À mesure qu’il arrivoit une peuplade, on leur payoit comptant la valeur de leurs denrées, à un prix si avantageux, qu’il n’y avoit jamais de différent, pas même sur la mesure ; ensuite on les faisoit partir pour la montagne en leur assignant dans leur route & dans le lieu marqué pour leur nouvelle demeure, des fournitures de riz & autres denrées à un prix fort au-dessous de celui qu’ils avoient reçu pour les denrées qu’on leur avoit achetées à Syringpatnam[57].

On sera moins surpris que tout un peuple abandonne gaiement ses maisons, lorsqu’on saura que toutes les terres appartiennent au Souverain ; que le Cultivateur n’est autre chose qu’un Fermier annuel, & que les Indiens de ce pays, même les habitans des villes, n’ont d’autres meubles qu’un bois de lit sans baldaquin, dont le fond est une sangle ; que tous les matelas consistent, pour les plus riches, en un tapis piqué comme nos couvertures ; quelques coffres en carton peints & vernis qui renferment leur linge, quelques nattes & ustensiles de terre, sans tables ni chaises dont l’usage leur est inconnu, de même que les trois quarts des meubles qui servent aux Européens ; leurs maisons bâties en terre ou en brique, ont peu de boiseries, ensorte que tout le mal que peut faire l’ennemi le plus destructeur, est bientôt réparé.

Pendant que les troupes étoient occupées à faire le dégât, on travailloit aux fortifications du camp qui s’appuyoit par sa gauche aux fortifications de la ville, & par sa droite, à un fortin ou redoute située à l’extrémité du canal qui, avec la rivière du Caveri, forme l’isle dans laquelle est située Syringpatnam : par cette position, le derrière du camp étoit à l’abri de toute attaque par le canal qui est très-large, très-profond, & dont les bords sont fort escarpés ; le front du camp étoit défendu par neuf grandes redoutes garnies de pièces de vingt-quatre, trente-trois & trente-six livres de balles, situées sur un plateau qui tient toute la longueur, & la domine de même que toute la campagne. En avant de ces redoutes, à deux cents toises de distance environ, & sur les bords de la rivière, étoient sept autres redoutes posées en échiquier avec les premières, ayant chacune six ou huit pièces de canon & cinq cents hommes pour les défendre. Toutes ces redoutes avoient des fossés & étoient fraizées de palissades ; & comme la rivière étoit guéable partout & fond de roches, on avoit fait forger vingt mille chausse-trapes pour les semer, lorsque les ennemis auroient fait mine d’attaquer. Plus de cent pièces de canon de la ville & cinquante qui étoient dans une pagode fortifiée, sise sur une montagne très-escarpée, au bout de l’isle opposée à la ville & en-delà de la rivière, auroient battu en flanc ceux qui auroient voulu hasarder l’attaque de cette première ligne de redoutes, & ce même canon eût rendu l’attaque des secondes encore plus difficile.

C’est dans le camp défendu par trois cents pièces de canon, qu’Ayder attendit ses ennemis ; & comme sa Cavalerie lui auroit été inutile, il la divisa en deux parties, dont la principale fut donnée à Moctum, qui fut envoyé au-devant de Nizam dans le pays de Benguelour où il fit faire dans les plaines le même dégât qui s’étoit fait autour de Syringpatnam. Comme le pays est fort coupé par des bois & des montagnes, & qu’il y a nombre de forteresses susceptibles de défense, ce pays fut moins abandonné, & cette position fournit à Moctum l’occasion de harceler l’armée de Nizam & d’enlever les fourageurs & les pillards que la dévastation du pays obligeoit de s’étendre beaucoup plus qu’ils n’auroient voulu.

Le reste de la Cavalerie, un petit corps d’Infanterie & toutes les troupes irrégulières, dont le commandement fut donné à Mirr-Fesoulla-Khan[58], ancien Nabab ou Prince de Colar, & le principal Général d’Ayder, eut ordre d’aller dans le pays de Bisnagar, avec injonction de se poster à l’entrée des gorges qui séparent le Royaume de Canara du Bisnagar, pour en défendre l’entrée aux Marattes, en joignant à son armée toutes les milices du pays. Si la chose étoit nécessaire, il devoit secourir Bassapatnam, capitale du Bisnagar, si les Marattes en faisoient le siège, & faire harceler la queue de leur armée, si elle s’avançoit sur Syringpatnam.

Pendant qu’Ayder faisoit tous ces préparatifs, auxquels il étoit forcé par la situation la plus critique où puisse se trouver un grand Souverain, il montoit tous les jours à cheval sans beaucoup de suite, & affectait de se montrer à son armée & au peuple de la ville. On ne remarquoit point sur sa physionomie cette gaieté qui l’accompagnoit ordinairement, parce que qu’il ne savoit pas se contraindre, ne s’occupant qu’à se tirer du danger qui le menaçoit ; au contraire, une espèce de douce langueur ou de tristesse paroissoit sur son visage ; elle auroit intéressé sur son sort jusques à ses ennemis même. Sa tente étoit ouverte à toute heure, & jamais il n’a été plus facile de s’approcher de sa personne.

Quoique toutes les assemblées & les fêtes fussent suspendues, il indiquait à ses Généraux tous les moyens dont il vouloit se servir & mettre en usage pour sa défense, avec un air qui ne paroissoit point embarrassé.

Les Européens de son armée, qui s’intéressaient vivement au succès de ce Prince, étoient impatients de savoir le poste qu’il leur assigneroit en cas d’attaque, parce qu’Ayder ne faisoit point connoître son ordre de bataille, & qu’il faisoit changer tous les jours les gardes qu’il mettoit à tous les postes, quoique suivant les nouvelles, on fut sur le point de voir arriver les armées ennemies dont les coureurs avoient paru à quelques lieues. Afin de satisfaire leur impatience, leur Commandant, accompagné de deux autres Officiers, fut trouver Ayder, & lui dit que faisant l’honneur aux Européens de leur accorder en toute occasion le poste le plus important, ils venoient le supplier de ne point charger d’autres troupes[59] de la défense des redoutes de la première ligne ; ce Prince répondit sur le champ : Je vous avois destiné le poste que vous désirez, & la demande que vous en faites, dans une occasion où mes ennemis sont innombrables, m’est d’autant plus agréable, que je la regarde comme une nouvelle marque de votre affection ; prenez-en le commandement, & arborez votre pavillon[60] dans la redoute du centre, & soyez assurés d’être puissamment secourus ; ce sera moi qui commanderai la seconde ligne & qui me charge de vous faire parvenir les secours dont vous aurez besoin. Je suis très-sensible à la trahison de Mirza, que j’avois toujours traité comme mon enfant chéri ; je n’aurais pas dû m’attendre à cette ligue de tant d’ennemis que je n’ai point provoqués & que j’ai, au contraire, comblés de bienfaits ; mais quelques nombreux qu’ils soient, je ne désespère pas de mon salut. « C’est Dieu qui m’a élevé ; je ne tiens rien que de sa toute-puissance ; tant qu’il me soutiendra, je serai au-dessus de mes ennemis : quand il m’abandonnera, il faudra bien vouloir ce qu’il lui plaira ».

Ayder avoit eu tout le tems nécessaire pour ses préparatifs, par la fidélité des Commandants des forteresses de Marck-Sçirra & de Magheri qui refusèrent d’obéir à Mirza, lorsqu’ils eurent appris que ce Gouverneur-Général avoit joint son armée à celle de Madurao qui, désirant garder tout le pays de Sçirra, voulut faire le siège de ces deux places qui tinrent plus long-tems qu’il ne croyoit, sur-tout la forteresse de Magheri où s’étoit jetté un bataillon de Grenadiers Cipayes, volontairement, & sur la simple réquisition qui leur en fit le Gouverneur de cette place, lorsqu’ils étoient occupés à dévaster le pays, ayant fait quatorze lieues d’une seule traite, pour arriver à temps[61]. Lorsque la forteresse eut capitulé, Madurao voulut voir ces Grenadiers dont la formation avoit fait quelque bruit dans l’Inde ; il fut fort étonné de trouver ces braves soldats sales & mal équipés, ce qui lui fit dire : « Je suis surpris qu’un aussi puissant Prince que votre maître entretienne si mal d’aussi braves gens. » Leur Commandant lui répondit : Pour avoir l’honneur de combattre contre toi, nous sommes partis sans aucun bagage avec ce que nous avions sur le corps, & nous avons marché un jour & une nuit sans boire ni manger. — « Je suis charmé de le savoir ; je ne veux pas que votre maître, qui vous a vus partir bien vêtus, vous voye revenir en si mauvais ordre, & il ordonna qu’il fût délivré à chacun deux rechanges complets ; en même tems il leur dit[62] : quoique la capitulation porte que vous laisserez vos armes & vos drapeaux, je vous rends vos drapeaux, comme une marque de l’estime que je porte à votre maître & une récompense due à votre valeur. » C’est ainsi que se faisoit la guerre des hommes que nous croyons barbares.

Après avoir fait connoître ce que les Indiens ont fait de louable, il seroit injuste de passer sous silence la belle action de cent Canonniers Européens de différentes nations, qui se trouvoient dans l’armée de Mirza. Ils avoient marché comme les autres au-devant des Marattes, croyant qu’il s’agissoit d’aller les combattre ; mais lorsqu’ils virent Mirza joindre son armée à celle de Madurao, indignés de la conduite de ce Gouverneur dont alors ils soupçonnoient la perfidie, ils furent trouver leur Général, auquel un des Officiers de leurs troupes dit : « Crois-tu que nous ferons la guerre contre Ayder dont nous avons reçu depuis si long-tems la solde ; détrompes-toi, nous combattrons pour lui & non contre lui ; adieu. » En même tems ils lui tournèrent le dos ; & laissant tous leurs bagages, ils partirent n’ayant d’autres armes que leurs sabres, parce que les Canonniers ne font chez Ayder d’autre service que celui de l’artillerie. Ils arrivèrent chez Ayder sans avoir trouvé d’opposition. Mirza, instruit de leur résolution, avoit ordonné de les laisser aller, par honte sans doute de sa trahison. Ayder les vit arriver avec beaucoup de plaisir & donna des bracelets d’or, appelés manilles, aux Officiers & d’argent aux soldats, & il leur fit payer la valeur du bagage qu’ils avoient abandonné sur leur simple déclaration. Cet acte audacieux de fidélité est peut-être l’effet de la tache d’infamie dont furent punis ceux qui s’attachèrent à Canero.

Le Général Schmidt & Rocum-Daulla, ayant été promptement avertis de la jonction de Mirza avec les Marattes, l’annoncèrent à Nizam, comme un présage certain de la ruine d’Ayder. Cette nouvelle rendit vains tous les efforts & toutes les intrigues des amis d’Ayder à la Cour de Nizam ; ils se refroidirent peut-être aussi, croyant sa perte inévitable. Le Souba étant toujours affamé d’argent, qu’il consomme à ses plaisirs, le Général Schmidt n’eut pas beaucoup de peine à l’engager de presser la marche de son armée, sans s’arrêter à faire aucun siège, dans la crainte que les Marattes ne prissent Syringpatnam, & n’eussent la principale part des dépouilles. Cette marche forcée, & le tems qu’employa Madurao à faire les deux sièges, furent cause que les deux armées arrivèrent en même tems à sept lieues de Syringpatnam, près du vieux Cenapatam.

La solitude & le désert que trouvèrent ces ennemis, en s’approchant de la capitale du Mayssour, les pertes journalières qu’ils faisoient de leurs fourageurs par les différens corps qui les guettoient, & l’impossibilité d’avoir aucun avis sur la situation & sur la force de l’armée d’Ayder, donnèrent à penser aux différens Chefs, que les grandes espérances sur lesquelles ils comptoient, fondées sur le partage des États & des trésors d’Ayder, n’étoient pas prêtes à se réaliser.

Dès que les deux armées ennemies furent jointes, différens corps de Cavalerie parurent dans la plaine de Syringpatnam. Beaucoup s’avancèrent à portée de voir la ville & les redoutes, dans lesquelles flottoient les pavillons & les drapeaux d’Ayder. Comme on les laissa approcher, sans faire aucun feu, ils caracolèrent tant qu’ils voulurent dans la plaine, & purent voir à leur aise. Le lendemain ce fut la même cérémonie ; mais le troisième jour, dès neuf heures du matin, la plaine fut couverte de la Cavalerie des deux armées, les chefs à la tête sur leurs éléphans. Cette Cavalerie étoit suivie de quelque Infanterie qui escortoit environ cinquante pièces de gros canons, mais qui n’arriva que sur le midi ; le coup d’œil de tout ce monde étoit imposant ; le nombre des chevaux alloit au-delà de cent mille, & il y avoit plus de deux cents éléphans.

Le Général Schmidt, à la tête d’un grand corps de Cavalerie, dans lequel on distinguait différens chefs, sans pouvoir distinguer ni Nizam ni Madurao, s’avança pour reconnoître le camp. Lorsque cette Cavalerie parut ne pas devoir s’avancer davantage, par un signal donné de la redoute où étoit Ayder, le feu partit à la fois des redoutes de la ville, de la forteresse qui défend la tête du pont[63], & de la montagne, ce qui ne fit pas grand mal, mais effraya très-fort Nizam-Ali & son armée, & fit connoître au Général Schmidt que le projet d’attaquer Ayder-Ali-Khan dans son camp, étoit impraticable, sur-tout pour des armées dont toute la force étoit dans la Cavalerie. Vers le soir, ceux qui commandoient cette multitude d’hommes, se retirèrent, ainsi que les soldats, dans le plus mauvais ordre, dans leurs camps respectifs.

Le jour suivant, il se tint chez Nizam un Conseil, où assistèrent les chefs des deux armées. Chacun voulant faire admettre son opinion, il ne fut pris aucune délibération, quoique le Général Schmidt eût ouvert le seul avis utile, qui étoit de séparer les deux armées, & de faire des sièges pour attirer Ayder hors de son camp. Cet avis, quoique le meilleur à suivre, ne satisfit personne, parce qu’il démontroit trop clairement qu’il falloit furieusement décompter.

Les chefs marattes étant retournés dans leur camp ; il ne se tint plus d’autres Conseils, les deux camps restèrent dans la même situation, pendant laquelle il y eut beaucoup d’allées & de venues d’un camp à l’autre. Les Marattes couroient le pays de même que différens corps d’armée de Nizam ; les rencontres étoient fréquentes avec la Cavalerie d’Ayder, qui avoit presque toujours l’avantage ; Moctum sur-tout, qui est un très habile Officier de Cavalerie, eut des avantages très-décidés. Les fourages devenaient tous les jours plus rares, & la capture des fourageurs des chevaux, des éléphans, des chameaux & des bœufs continuoit au point, qu’à Benguelour ils ne pouvoient plus se vendre à aucun prix. Enfin les provisions de riz qu’avoient apportées les marchands étoient épuisées ; & il falloit en tirer de si loin, que le prix de cette denrée de première nécessité, augmentait tous les jours, de même que tous les autres approvisionnements. Ayder, qui n’ignoroit rien de ce qui se passoit, se tenoit tranquille dans son camp, où il avoit toute sorte de provisions, & même en si grande abondance, que la vie ne coûtoit presque rien ; les habitans ayant cru que tout seroit fort cher, avoient fait des provisions. Chaque soldat avoit des fosses pleines de riz auprès de sa tente ; la rivière fournissoit du poisson en abondance, & tout ce qu’on peut désirer dans ce pays arrivoit de la Montagne, par convois nombreux, pendant la nuit, au moyen de bonnes escortes d’Infanterie, n’ayant depuis la montagne qu’une route de quatre heures, par un chemin coupé de haies, de fossés, & fort couvert, où la Cavalerie n’auroit pas brillé.

Les Marattes, sous le prétexte d’être plus à portée des fourages, s’éloignèrent de Cenapatam & se campèrent sur le Caveri, à cinq lieues de Syringpatnam ; il paroît qu’avant ce mouvement, il y avoit déjà eu des pour-parlers entr’eux & Ayder, puisqu’en deux jours, depuis leur changement de camp, la trêve fut conclue, & les Marattes, moyennant six lacs de roupies comptant, & six lacs payables dans six mois, promirent de se retirer hors du pays, & de rendre Sçirra ; mais on leur abandonnoit le reste du district de ce Gouvernement que Mirza devoit avoir en sa possession, en payant un léger tribut aux Marattes, qui conservaient la forteresse de Magheri pour le tenir en respect ; l’argent n’eut pas été plutôt compté que les Marattes levèrent leur camp & partirent, dirigeant leur route sur Sçirra.

Cette nouvelle jeta l’alarme dans le camp de Nizam, & ce Prince, plus alarmé que les autres, se trouva fort embarrassé. Ayder qui connoissoit son caractère, voulant lui en imposer, rappela l’armée qui étoit dans le Royaume de Bisnagar, fit sortir ses troupes de l’isle & les fit camper dans la plaine, sur la route de Cenapatam, ce qui ayant été annoncé à Nizam, augmenta la terreur de ce Prince qui, ouvrant les oreilles aux suggestions de Bazaletzing son frère, de Maffous-Khan & des autres amis d’Ayder, eût pris, sans doute, un parti violent contre son Divan, si celui-ci, qui vit l’impossibilité de rassurer son Maître, ne lui eût le premier donné l’avis positif de traiter avec Ayder & ne se fut chargé de cette négociation qu’il assura son Maître de terminer avec la plus grande facilité ; mais pour éloigner le Général Schmidt & la plus grande partie des forces Angloises, il fit entendre à ce Général que dans la situation où étoient les choses, on ne pouvoit tirer des vivres & des secours que du pays d’Arcate, & qu’il étoit nécessaire que les Anglois s’emparassent de certaines places appartenant à Ayder, pour assurer un passage libre aux convois qu’on pourroit tirer de Madras & autres lieux dépendants des Anglois & de Méhémet-Ali.

Le Général Anglois n’ignoroit point qu’on étoit déterminé de traiter avec Ayder, mais il fut enchanté de se rapprocher de ses frontières, pour être à l’abri des trahisons qu’on pourroit lui faire, & s’éloigner d’un pays où il eût pu être enfermé & obligé de se rendre avec toute son armée, si Nizam l’eût voulu livrer à Ayder. Il écrivit à Madras ce qui se passoit, & fit part de ses soupçons contre Nizam & son Ministre. Il proposa de traiter avec Ayder, du mieux qu’il se pourroit, crainte que les Anglois ne se trouvassent chargés seuls d’une guerre d’autant plus onéreuse qu’elle se feroit dans leur pays, & après avoir pris congé de Nizam qui l’accabla de caresses & de tromperies, à cause du plaisir qu’il avoit de le voir s’éloigner, il partit, laissant cependant deux cens Européens, mille Cipayes & quelques pièces de canon qu’il abandonna à la foi de Nizam.

Tandis que le Gouvernement de Madras recevoit les lettres du Général Schmidt, Méhémet-Ali-Khan, Nabab d’Arcate, en recevoit de Rocum-Daulla son beau-frère qui lui donnoit les assurances les plus positives que Nizam continueroit à faire la guerre contre Ayder, jusques à ce qu’on l’eût forcé à céder au moins tout le pays de Benguelour & tout le Malleam ou Carnate, c’est-à-dire les vallées de Coilmoutour, Ceylou, Kisnagari, etc., & élevant beaucoup au-delà de la vérité la force de l’armée du Souba, il rabaissoit les forces d’Ayder, qu’il disoit être incapables de se présenter en bataille devant l’armée invincible du Souba du Décan. Le Conseil de Madras persuadé par Méhémet-Ali-Khan, ne fit aucun cas de ce que lui mandoit le Général Schmidt à qui on ordonna d’attaquer les places d’Ayder, & de se concerter en tout avec Nizam, en lui promettant de ne point le laisser manquer de vivres, de munitions, d’argent & même d’hommes, en cas de besoin. Dans le même tems que ce fourbe de Divan écrivoit ainsi à Méhémet-Ali, il fit partir son autre beau-frère Maffous-Khan, pour aller trouver Ayder, & lui offrir de le joindre à Syringpatnam, en l’assurant qu’il étoit disposé à faire tout ce qui lui seroit agréable, ce que Maffous-Khan lui expliqueroit. Ayder ayant reçu la lettre de Rocum-Daulla, afin de donner quelque confiance à Nizam, il fit rentrer son armée dans son ancien camp, & écrivit au Divan qu’il seroit reçu comme le méritoit une personne de son rang & de son caractère. Aussi-tôt, il fut permis aux Marchands de son camp & aux gens de tout le pays de porter des vivres à l’armée de Nizam. Lorsque ce Souba eut vu la lettre d’Ayder, il fit publier dans son camp une cessation d’hostilités qui fut également ordonnée par Ayder, & le Divan partit avec un grand cortège. Ayder fut au-devant de lui jusques à une lieue de Syringpatnam, & ces deux Seigneurs s’étant entretenus un moment, Ayder retourna dans son camp, & Rocum-Daulla, après avoir vu défiler tout le savari d’Ayder, campa sur la place. Dès le lendemain, ce Divan vint prendre son audience d’Ayder en grande cérémonie, & pour perdre moins de tems en allées & venues, il vint le jour d’après se camper entre les deux lignes des redoutes ; comme les conférences furent fréquentes, & qu’on avoit de part & d’autre bonne envie de conclure, le traité fut fait en peu de jours. Il y fut convenu que Tipou-Saeb, fils d’Ayder, épouserait la fille de Maffous-Khan, qui, en qualité de fils aîné d’Anaverdi-Khan, étoit le légitime Nabab d’Arcate ; qu’il cèderoit tous ses droits à son gendre futur ; que celui-ci se rendroit peu de jours après la signature du traité, auprès de Nizam, qui lui donneroit l’investiture de la Nababie d’Arcate qui relève de sa Soubabie ; que les deux Soubas joindroient leurs forces pour rendre Méhémet-Ali-Khan & tous ceux qui prendroient son parti ; que pendant le tems que l’armée de Nizam seroit jointe à celle d’Ayder, celui-ci paieroit six lacs de roupies par mois ; qu’Ayder auroit seul le droit de mettre des garnisons dans toutes les places du pays d’Arcate dont le commandement Général seroit donné à Moctum-Ali-Khan, beau-frère d’Ayder, qui gouverneroit le pays au nom de son neveu Tipou-Saeb & de Maffous-Khan ; que celui-ci jouiroit seul du revenu de tout le pays d’Arcate dont Moctum lui tiendroit compte, après avoir prélevé les frais de l’entretien des troupes & tous les autre frais d’administration.

Pour réunir tous les droits sur la tête de Tipou-Saeb, Raza-Ali-Khan, fils de Chanda-Saeb, cédoit aussi à ce jeune Prince toutes ses prétentions, tant sur la Nababie d’Arcate que sur Trichnapali & le Maduré, & Ayder & Tipou-Saeb s’engageoient à lui donner tout le pays de Tanjaor dont on dépouilleroit le Raja pour le punir du meurtre de Chanda-Saeb, père de Raza ; qu’il garderoit le Tanjaor sous la même vassalité de la Nabibie d’Arcate que les Rajas de Tanjaor.

Enfin, les deux Soubas promettoient de ne point se désunir, & d’agir de toutes leurs forces pour l’exécution de ce traité.

En attendant la ratification de Nizam, que Maffous-Khan fut chercher, on prépara le cortège du fils d’Ayder, qui fut composé de six mille hommes de la plus belle Infanterie, dont trois mille étoient des Grenadiers Cipayes ou Topas, & quatre mille hommes de la Cavalerie la plus leste, avec environ trois cents Européens, y compris la Compagnie des Hussards, & il emmena la plus grande partie du savari de son père. Maffous-Khan ayant apporté la ratification, Rocum-Daulla partit comblé de présens, & Maffous-Khan l’accompagna afin de se trouver à la cérémonie de l’investiture.

Ce qu’on aura de la peine à croire, c’est qu’Ayder, au moment de faire partir son fils, pour aller trouver Nizam, étoit dans la plus grande perplexité, & disoit à ses amis : je crains le caractère traître & cruel de Nizam ; il a assassiné son frère, épargnera-t-il mon fils, ou n’ai-je pas à craindre qu’il le retienne & veuille m’obliger, par l’appréhension du mal qu’il pourroit lui faire, à lui donner de l’argent ou à lui faire de grandes cessions ; car enfin, je confie mon fils à un scélérat à qui rien n’est sacré. Ce discours & beaucoup d’autres actions prouvent qu’une des grandes faiblesses d’Ayder, est son amour extrême pour ses enfans & toute sa famille. Cependant, sur les assurances que lui donnèrent Raza-Saeb & Mirr-Fesoulla-Khan, chargés d’accompagner son fils, en protestant qu’ils périroient plutôt que de souffrir qu’il arrivât au jeune Prince le moindre accident, il le fit partir, plein de confiance d’ailleurs dans la bravoure des troupes & de la noblesse qui l’accompagnoit.

Cette petite armée étant arrivée à Cenapatam, dans une seule marche, elle fit la plus grande sensation sur l’armée de Nizam, & sur-tout sur les Anglois, tant Officiers que Soldats. Quoiqu’ils eussent entendu parler de l’armée d’Ayder, ils ne pouvoient comprendre que des troupes Indiennes qui avoient toujours été mal disciplinées, marchassent en si bon ordre, fissent les évolutions si lestement, eussent si bon air & fussent si bien armées & si bien habillées ; ils en étoient aussi surpris que de la pompe du savari. À peine les troupes furent-elles campées, qu’ils vinrent rendre visite aux Officiers d’Ayder, & ils ne cessèrent de parler de la beauté des troupes.

Le jour d’après, Tipou-Saeb reçut la visite de Bazaletzing, frère de Nizam. Il étoit accompagné de Rocum-Daulla & des principaux Seigneurs de la Cour de Nizam. Le jour d’ensuite, le fils d’Ayder se rendit avec tout son cortège à la tente du Prince qui lui fit rendre & lui rendit les plus grands honneurs, lui donna l’investiture de la Nababie d’Arcate & de tous les pays dépendants, en présence de Maffous-Khan & de Raza-Saeb, seuls légitimes prétendans à cette Nababie, & qui, par leur cession volontaire, ne laissèrent aucun doute sur la légitimité des droits du fils d’Ayder-Ali-Khan. Aussi-tôt après cette cérémonie, Nizam congédia le peu de troupes Angloises qui restoient dans son camp, en leur disant que l’alliance qu’il venoit de contracter avec Ayder-Ali-Khan, ayant terminé leur différend, il les remercioit de leurs services, & que n’ayant plus de sujet de faire la guerre, il alloit écrire au Gouverneur & au Conseil de Madras où ils pouvoient se retirer.

Dès qu’Ayder eût appris que son fils étoit reconnu Nabab d’Arcate, il écrivit à son Ouaquil Menagi-Bandec, résident à Madras, & lui envoya pour être présenté au Gouverneur, un mémoire qui portoit que Nizam-Daulla & lui Ayder-Ali-Khan, étant bien instruits que Méhémet-Ali-Khan[64], par ses usurpations continuelles & ses intrigues, étoit l’auteur de tous les troubles qui agitoient depuis si long-tems l’Indostan, ils avoient résolu de lui faire la guerre jusques à ce qu’ils l’eussent dépouillé de tous les pays qu’il possédoit & qu’il avoit usurpés sur les légitimes propriétaires ; qu’en conséquence, on prévenait les Anglois de ne lui donner aucun secours & de retirer toutes les garnisons qu’ils pouvoient avoir dans la Nababie d’Arcate & autres pays usurpés par Méhémet ; que cependant, comme on savoit que ces places étoient le gage que leur avoit donné Méhémet-Ali pour les sommes qu’il leur devoit ; Ayder-Ali-Khan offroit de les rembourser de tout ce qui leur seroit légitiment dû, ne pouvant comprendre dans cette dette les sommes qui auroient été dépensées pour déposséder de légitimes propriétaires, comme les Nababs de Veilour, de Vandevachi, &c. ; qu’il faudrait, au contraire, indemniser ces derniers de toutes les pertes qu’ils auroient souffertes.

On doit se figurer combien dut surprendre un pareil mémoire ou manifeste inusité jusqu’à ce moment dans l’Inde & qui annonçoit aux Anglois une guerre inévitable dont ils devoient seuls porter la charge. Cette déclaration de guerre étoit directe contre les possessions Angloises, Méhémet-Ali-Khan n’étant qu’une espèce de prête-nom, sans troupes, sans argent & l’esclave des Anglois.

L’administration Angloise, dans l’Inde, avoit pour politique de traverser les desseins du moindre Potentat, s’il vouloit étendre ses limites, afin qu’il ne fût jamais en état de leur tenir tête ; elle étoit alarmée depuis long-tems des conquêtes rapides d’Ayder & de l’élévation subite de sa puissance. Obligée par la concession que leur avoit faite Nizam-Daulla des quatre provinces du Nord, de fournir à l’armée de ce Souba douze cens Européens & un corps de Cipayes, elle chargea le Général Schmidt, Commandant de ce Corps de troupes, & résident par conséquent auprès de Nizam, de lui inspirer de la jalousie des conquêtes d’Ayder, & de s’entendre avec Rocum-Daulla pour porter Nizam à lui faire la guerre, en lui offrant toutes les forces Angloises, & lui faisant envisager qu’Ayder possédoit des trésors immenses qu’il avoit trouvés dans le Canara & à la côte de Malabar, que ces richesses ne manqueroient pas de tomber entre ses mains, étant impossible qu’Ayder pût tenir contre les forces réunies du Souba & des Anglois.

Le Gouvernement Anglois n’espéroit pas d’abord pouvoir dépouiller entièrement Ayder, mais il croyoit arrêter la suite de ses conquêtes, l’obliger d’abandonner la côte de Malabar dont ils se proposoient de faire encore soulever les peuples qu’ils se promettoient d’exciter à se révolter, & de se faire, soit à eux, soit à Méhémet-Ali-Khan, céder tout le pays dépendant du Mayssour, situé en-delà des grandes gates qui, suivant eux, devoient être les bornes naturelles de ce Royaume. Leur intention étoit de laisser à Ayder tout le reste de ses États, croyant qu’il importoit à la sureté & à la tranquillité de leurs possessions, qu’il y eût entre eux & les Marattes, un Prince aussi puissant & aussi bon guerrier qu’Ayder[65].

Quoi qu’il en soit du plus ou moins d’étendue de l’espoir des Anglois sur le succès de la guerre qu’ils projettoient contre Ayder, conjointement avec Nizam, lorsqu’ils eurent appris que les Marattes seroient de la partie, & que Mirza-Ali-Khan, beau-frère d’Ayder, livrait les places de son gouvernement & son armée, leurs espérances n’eurent plus de bornes, & ils dévoroient d’avance les trésors & les États d’Ayder.

Le Conseil de Madras, qui jusques alors avoit envié le sort brillant du Conseil de Calcutta qui jouissoit d’un immense revenu par la possession du Bengale, se flattoit dans peu de ne céder en rien à ce Conseil, espérant réaliser de si belles chimères. Les Lettres pour les Directeurs de la Compagnie à Londres étoient remplies de toutes ces brillantes idées qui n’alloient pas moins qu’à promettre la possession de toute la côte depuis le cap de Rama jusques au cap Comorin, ce qui jeta la Cour des Directeurs dans une espèce de délire, & dans l’admiration de la profonde & sçavante politique de leurs préposés de Madras, & chacun craignant de n’avoir pas assez d’actions, on les fit monter par l’empressement de les acquérir, au prix fou de 275 liv. sterling, qui est le prix qu’elles valoient en 1768, lorsqu’elles tombèrent tout à coup à 220, par la seule nouvelle de l’excursion faite jusqu’aux portes de Madras, par la Cavalerie d’Ayder, chute qui, depuis ce tems jusqu’aujourd’hui n’a fait que croître & embellir.

Ayder-Ali-Khan, par sa sagesse, ayant détruit cette ligue si formidable, sur laquelle la Compagnie Angloise fondoit de si belles espérances, parce qu’elle & ses préposés connoissoient peu le caractère & le genre de puissance de leurs Alliés, & encore moins le génie de l’ennemi dont ils projettoient la ruine ; ce fut au Conseil de Madras de se justifier en Angleterre, & ils n’en trouvèrent pas de plus convenable, & qui dût trouver plus de créance dans leur patrie, que celui d’attribuer aux intrigues des François la chute de leurs projets, & la guerre qu’ils étoient sur le point de voir fondre contre eux dans le pays d’Arcate, & jusques aux portes de Madras.

Le despotisme que les Anglois exerçoient dans l’Inde contre les autres Nations Européennes, étoit tel, qu’ils se permettoient de tout faire envers & contre toutes les Puissances. Ils ne pardonnaient pas & faisoient même un crime à toutes les autres Nations de toutes les liaisons, de quelque espèce qu’elles fussent, qu’ils pouvoient avoir avec d’autres Souverains ; ils vendaient cependant des fusils & des canons à tous les Indiens, les sept huitièmes des armes d’Ayder étoient Angloises. Ils faisoient un crime aux François d’en avoir vendu cinq cens cinquante. Leurs cruautés envers les soldats prisonniers, & la barbarie avec laquelle ils avoient détruit Pontichéri, avoient réduit la plus grande partie des François à la misère. L’état malheureux où ils se trouvoient depuis le rétablissement de la paix, força un grand nombre d’entr’eux à aller chercher à vivre chez Ayder & chez d’autres Princes. Lorsque quelques-uns de ces malheureux tomboient entre leurs mains, les cachots étoient la moindre peine qu’on leur faisoit souffrir. Pour parvenir à leurs desseins, ils employaient, comme on le verra par la suite de ces mémoires, les promesses, les menaces, & même jusqu’aux fausses écritures & signatures, pour les attirer à leur service.

Loin que le Gouvernement François ait eu aucune part à la guerre que leur a faite Ayder, il est constant qu’il n’a existé aucune correspondance relative aux opérations d’Ayder, ni avec ce Nabab, ni avec aucun Officier de son armée, jusqu’après le traité entre Nizam & Ayder ; je dois cet aveu à la vérité. Cette correspondance a commencé par deux lettres ; l’une d’Ayder, & l’autre de Raza-Saeb, que ces Seigneurs chargèrent le Commandant des troupes Européennes de l’armée de faire parvenir au Gouverneur de Pontichéri. Voici la substance de ces lettres :

Ayder se plagnoit dans la sienne que les Anglois qu’il n’avoit point provoqués à la guerre & à qui au contraire il avoit accordé beaucoup de grâces, avoient projetté sa ruine & avoient, par toutes sortes d’intrigues & de manœuvres formé, contre lui une ligue avec le Souba du Decan & les Marattes ; qu’ils avoient attaqué ses places sans aucun motif que celui d’envahir le bien d’autrui ; qu’il avoit dissipé la ligue formée contre lui en s’alliant avec Nizam-Daulla pour faire la guerre aux Anglois & à Méhémet-Ali-Khan, que c’étoit la première de leur agression injuste.

S’il avoit secouru les François contre ces mêmes ennemis, & s’il n’avoit pas dépendu de lui que Pontichéri n’eût point été pris, c’est qu’il avoit tout lieu d’espérer que les François lui rendroient la réciproque & lui donneroient du secours dans une guerre aussi juste ; qu’il n’ignoroit pas que le Roi de France étoit en paix avec le Roi d’Angleterre, (en 1767) ; mais qu’en attendant les ordres du Monarque François, on pouvoit lui demander des secours cachés, dont il seroit très-reconnaissant ; que ne voulant rien pour rien, il les payeroit aussi cher qu’on voudroit, qu’il s’en rapportait à ce que lui écriroit le Commandant, en qui il avoit une entière confiance, & à qui on devoit donner créance, comme à ce qu’il auroit lui-même écrit & signé de sa main, pouvant s’adresser à lui pour tout ce qu’on croiroit devoir être secret.

Raza-Saeb écrivoit que sa famille avoit toujours été attachée aux François depuis leur établissement dans l’Inde ; que par une suite de cet attachement inviolable, son père avoit perdu la vie, sa mère étoit prisonnière à Madras, & que lui-même avoit tout perdu ; qu’il se présentoit une occasion de réparer une partie de ses pertes avec le secours de ses amis ; qu’il espéroit trouver les François, qui étoient ses plus anciens alliés, disposés à le secourir contre ceux qui l’avoient injustement dépouillé & qui avoient causé le malheur de sa famille ; il finissoit comme Ayder par s’en rapporter aux détails que manderait l’Officier François, en qui on pouvoit se fier comme à lui-même.

Ces lettres furent portées secrètement à Pontichéri par l’Écrivain Persan de l’Officier, homme en qui on pouvoit avoir une aveugle confiance, & qui étoit depuis long-tems attaché à la Nation Françoise, ayant été l’Écrivain Persan de M. de Lally, & ayant, depuis trente ans, son domicile à Pontichéri, où se trouvoient encore sa femme & ses enfans. Ces lettres furent mises dans la crosse d’un pistolet, que cet homme portoit à sa ceinture, allant à pied, menant avec lui un bœuf chargé de différentes toiles du pays, comme un petit marchand.

Pour répondre à la confiance que les deux Princes avoient en lui, & à ce qu’il devoit à son Roi & à sa patrie, l’Officier François joignit une lettre de lui à celles des deux Nababs.

Après avoir confirmé la résolution prise par les deux Soubas, de porter la guerre à la côte de Coromandel, il faisoit un détail exact des forces d’Ayder & de celles de Nizam ; & pour faire voir qu’il parloit avec connoissance de cause, il faisoit aussi l’énumération des forces Angloises : il démontroit qu’il étoit impossible que les Anglois n’eussent pas le dessous, parce que les succès que les Anglois avoient eus jusqu’ici dans l’Inde, venoient de ce qu’ils avoient fait la guerre sur le bord de la mer & sur les rives du Gange, à portée d’être secourus par leurs vaisseaux & de pouvoir transporter par eau les munitions & les vivres ; que dans la guerre avec Ayder, ils seroient privés de ces avantages, faisant la guerre loin de la mer, dans une contrée où il n’y a aucune rivière navigable, où les forteresses sont éloignées les unes des autres, & dans un pays où tout l’avantage seroit pour la Cavalerie dont les Anglois manquaient absolument ; que l’armée d’Ayder ne ressembloit en rien aux autres armées Indiennes ; que le service s’y faisoit régulièrement, & que si les Anglois comptoient sur des attaques de nuit, sur des surprises & sur quelques trahisons des Généraux d’Ayder, ils se trompaient ; que chargé de veiller à la sûreté de l’armée, il pouvoit hardiment promettre de la garantir de toute surprise, & que les trahisons qu’on avoit vues dans les autres armées Indiennes, ne pouvoient avoir lieu dans celle d’Ayder, les Généraux n’ayant point de troupes en propriété, tous les Officiers, Cavaliers & Soldats ne connoissant qu’un seul Maître ; & en concluant qu’Ayder devoit être le vainqueur, il disoit qu’il croyoit que le parti d’une neutralité exacte & absolue, n’étoit point le plus prudent, parce que nécessairement on mécontenteroit les deux partis[66] ; qu’il y avoit un milieu à prendre, qui étoit de donner quelque petit secours à Ayder, & de lui en promettre de plus grands ; qu’on pourroit le faire attendre autant qu’on voudroit, en rejetant la faute de ce retard sur les vents contraires qui empêchoient l’arrivée des vaisseaux ; comme il y avoit peu de monde à Pontichéri, on ne pouvoit pas fournir de grands secours, mais il suffisait d’envoyer quelques Officiers & quelques bons Canoniers qui pouvoient joindre l’armée, comme Déserteurs, sans compromettre la Nation dont l’intérêt étoit de voir abaisser la puissance Angloise dans l’Inde. Cet Officier ajoutoit que, fondé sur le caractère audacieux d’Ayder, lorsqu’il est favorisé de la victoire, il croyoit, en fidèle sujet du Roi, devoir conseiller au Gouverneur de faire fortifier, le plutôt possible, Pontichéri, ne fût-ce qu’en nettoyant les fossés, & en élevant des murs en terre ou en pierre sèche, avec les débris des anciennes murailles[67], & en garnissant les bastions de quelque artillerie, parce que si Ayder approchoit de Pontichéri & voyoit cette place sans défense, il pourroit bien ne pas respecter le pavillon & s’emparer de l’artillerie & de tout ce qui seroit à sa convenance, comme d’une chose qui lui seroit due pour les secours qu’il avoit fournis autrefois aux François. Cet Officier assuroit en même tems le Gouverneur que s’il étoit question de quelque violence ou manque de respect au pavillon du Roi, on pouvoit compter sur environ huit cents Européens qui étoient dans l’armée d’Ayder. La lettre finissoit par conseiller au Gouverneur d’acheter du riz & d’en faire des provisions pour Pontichéri, en profitant de l’abondance qui étoit alors dans les campagnes, & de la crainte qu’auroient les habitans du pays de perdre leurs denrées, en apprenant l’approche des armées Indiennes, parce que la résolution avoit été prise de faire dévaster tout le pays d’Arcate par la Cavalerie & les troupes irrégulières, ce qui fut réellement exécuté dans la suite. Le Gouverneur François ayant profité de l’avis qui lui fut donné, il a pu, pendant toute cette guerre, maintenir le prix des denrées à Pontichéri à un prix moindre de moitié que celui auquel cette denrée a été vendue à Madras ; enfin, cet Officier ajoutoit que pour tirer parti des bonnes dispositions d’Ayder & de ses Alliés, il seroit convenable d’envoyer M. B*** ou autre personne estimée d’Ayder, en ambassade pour complimenter les Soubas.

Le Gouverneur de Pontichéri recevant ces dépêches, vit avec plaisir évanouir toutes les craintes qu’il avoit eues sur le sort d’Ayder qu’il regardoit avec raison comme l’allié naturel de la France ; mais, fondé sur son expérience à avoir une pauvre idée de la bravoure des Indiens, lorsqu’ils combattent contre une armée européenne, il ne put adopter les idées que vouloit lui donner le François commandant les Européens d’Ayder. Les instructions de la Compagnie qui subsistoit pour lors, étoient d’ailleurs si précises d’éviter tout sujet de démêlé avec qui que ce fût, & sur-tout avec les Anglois, qu’il se crut obligé de répondre à toutes ces lettres d’une manière bien différente de ce qu’on avoit espéré.

Sa lettre à Ayder commençoit par des félicitations sur la gloire qu’il avoit acquise par ses conquêtes, & sur la glorieuse paix qu’il avoit faite avec ses innombrables ennemis qui étoient devenus ses alliés, qu’il étoit fâché que la guerre qui est toujours ruineuse pour les peuples, dût recommencer sur la côte de Coromandel ; qu’il souhaitoit au Nabab toute sorte de prospérités, & qu’il ne manqueroit pas de lui envoyer une ambassade pour le complimenter, lorsqu’il s’approcheroit de Pontichéri, mais qu’il étoit bien fâché de ne pouvoir disposer d’aucunes forces contre les Anglois, parce que les deux nations étoient en paix, paix qu’il ne pouvoit rompre sans ordre du Roi son Maître à qui il alloit écrire pour avoir de nouveaux ordres, & qu’il pouvoit s’en rapporter aux détails circonstanciés qu’il faisoit à ce sujet à l’Officier Commandant qui lui avoit fait parvenir la lettre du Nabab.

La lettre à Raza-Saeb étoit sur le même ton. En réponse à ce que l’Officier avoit écrit, le Gouverneur lui mandoit que par l’envoi des lettres des deux Nababs, il avoit couru le risque de le compromettre avec les Anglois ; qu’il le prioit instamment de lui éviter la suite d’une pareille correspondance, qu’il ne pouvoit rendre un plus grand service à sa patrie, dans la circonstance où se trouvoient les François dans l’Inde, sans troupes & sans fortifications : que cependant il lui promettoit de faire valoir auprès du Ministre & de la Compagnie des Indes, la condescendance qu’il auroit pour sa prière, qu’il pouvoit compter qu’il feroit valoir les services qu’il venoit de rendre à la Nation par les avis contenus dans sa lettre dont il feroit usage, mais qu’il avoit lieu de craindre que les événemens de la guerre qui alloit se faire, ne tournassent point suivant ses espérances, à l’avantage des Nababs ; que lui-même avoit la triste & malheureuse expérience de la pusillanimité des Indiens lorsqu’ils combattent contre les Européens ; qu’il ne pouvoit, en aucune manière, donner des secours à Ayder ni à Raza-Saeb, à moins que de s’exposer à perdre sa tête, ses ordres étant trop précis de ne donner aucun sujet de plainte aux Anglois ni à Méhémet-Ali-Khan ; qu’il le prioit de faire goûter ses raisons aux deux Princes qui lui avoient écrit, en adoucissant son refus, comme il le trouveroit convenable ; & que sur-tout il le prioit de faire ensorte qu’on ne lui écrivît plus directement ; qu’il lui seroit obligé de lui mander les nouvelles de sa négociation, mais par une lettre écrite en chiffres, qu’il pourroit lui envoyer par la voie de M. ***.

On ne peut faire aucun reproche à ce Gouverneur d’avoir été aussi fidèle aux ordres qui lui avoient été donnés. Il eût été à souhaiter qu’ils eussent été moins précis, il eût pu profiter de cette occasion unique que le ministère ne pouvoit prévoir, & par une correspondance avec Ayder, l’animer à la guerre contre les Anglois, qui étoit ruineuse pour leur Compagnie ; & pour peu qu’on eût répondu aux vues d’Ayder, on eût empêché certains événemens qui ont arrêté les progrès de ce Prince, & qui l’ont entraîné à faire la paix, en réservant pour un autre tems de faire valoir les justes prétentions de son fils à la Nababie d’Arcate.

Ce Gouverneur donna avis au Ministère & à la Compagnie de l’invasion prochaine de la côte de Coromandel, par les armées combinées des deux Soubas ; mais il communiqua ses craintes sur les événemens de cette guerre, qu’il annonça même comme devant finir par la ruine d’Ayder, qui eût été, à ce qu’il disoit, un allié très-utile à la France, si l’Officier François qui commandoit ses Européens, & qui manquoit d’expérience, ne l’avoit point porté à cette extrémité, & l’avoit réservé pour le tems d’une guerre entre la France & l’Angleterre : phrase dictée par le préjugé Européen, qui porte à croire que les êtres des autres parties du monde n’ont pas reçu de la nature la même portion de raison & d’entendement que les Européens, pour se déterminer suivant leur intérêt, plutôt que par les raisonnemens les plus spécieux qu’on pourroit leur alléguer. Il est à présumer que sur une simple exposition des faits, ou sur le vu de la copie de la lettre de l’Officier François, le Ministère de ce tems eût pris, à la réception des nouvelles de l’invasion, les résolutions qu’il n’a prises qu’à la fin de 1769, résolutions qui auroient été funestes à l’empire des Anglois dans l’Inde, si les différends pour les isles de Falkland ne s’étoient arrangés.

Ayder, après s’être décidé à descendre à la côte de Coromandel avec Nizam-Daulla, prenoit tous les arrangements nécessaires pour n’être pas détourné par d’autres affaires, du soin d’une guerre dont il connoissoit toute l’importance, & dans laquelle il alloit avoir affaire avec des ennemis d’autant plus à craindre qu’ils savent combattre. Sur les avis de l’Officier commandant ses Européens, Ayder avoit abandonné l’idée de former un corps d’Infanterie Européenne, vu l’impossibilité où il étoit d’en former un assez nombreux pour être en état de combattre contre un seul régiment Anglois, ce qui le détermina d’incorporer tous les soldats Européens, soit dans les Hussards & les Dragons, soit dans l’Artillerie, à l’exception de ceux qui furent faits Officiers des Grenadiers Cipayes ou Topas, qui fut le corps d’Infanterie qu’on destina à faire face aux troupes Angloises. L’Artillerie de l’armée fut aussi considérablement augmentée, & il prit des mesures convenables pour avoir toujours à la suite de son armée une quantité immense de munitions, telle qu’il seroit impossible à une armée Européenne de se pourvoir & de traîner après elle, & même à toute armée qui ne seroit point assurée de ses derrières.

Les armées Indiennes traînent après elles beaucoup de bagages portés par des bœufs & des chameaux, principalement par des bœufs, les chameaux n’étant presque que de parade ; cet animal, à cause de son pied charnu, ne peut être ferré, & ne peut marcher ni dans un pays pierreux, ni dans un pays boueux & argileux, où il est sujet à tomber, de même qu’en passant les rivières & autres eaux, & il ne peut absolument monter ni descendre les montagnes avec sa charge. Outre les bagages de l’armée, il y a à la suite une grande quantité de Marchands[68] & d’Ouvriers de toute espèce, qui ont beaucoup de bêtes de charge, il fut ordonné que toutes, sans excepter même celles du Souverain, porteraient un boulet de calibre de douze jusqu’à trente-six livres, dont le propriétaire seroit responsable.

Une Horde, d’une espèce de Bohèmes très-nombreux dans l’Inde, & dont on ne connoît pas l’origine, en ce qu’ils habitent les forêts pour l’ordinaire, & à qui même le préjugé Indien défend les lieux murés, parce qu’ils mangent, à ce qu’on dit, toute sorte d’animaux & de reptiles, eut permission d’Ayder qui est au-dessus des préjugés, de suivre l’armée, d’y vendre du lait, du bois, & tout ce que leur industrie peut leur fournir, ils se chargèrent de transporter une partie considérable de poudres, au moyen de leurs petites charrettes traînées par des buffles, qui les suivent dans leurs courses & voyages continuels. Afin de les faciliter, une partie d’entr’eux fut assurée d’une solde, comme pionniers, & ils étoient dans les sièges & dans la construction des retranchements, & la préparation des chemins, de la plus grande utilité, tant pour le transport des terres que pour la confection des gabions & fascines.

On doubla tous les attelages des canons & de tous les charriots & caissons de l’artillerie ; & afin que rien ne pût retarder la marche, chaque pièce de dix-huit & au-dessus avoit un éléphant à sa suite[69]. Les caissons portoient deux cents coups pour chaque pièce, & une quantité immense de cartouches pour les fusils. Chaque bataillon de Grenadiers Cipayes, ou Topas, eut deux pièces de canon de quatre livres à sa suite.

Dans le tems qu’on travailloit à ces différens préparatifs, Ayder arrangeait toutes les affaires de ses États, de manière qu’il n’eût à craindre aucun événement fâcheux pendant son absence.

La trêve avec les Marattes, & son alliance avec Nizam, lui ôtoient toute crainte de la part d’un ennemi étranger, & lui permettoient d’employer toutes ses forces contre les Anglois, en leur ôtant les moyens de fomenter des troubles par leurs intrigues. Il rendit aux différens Princes Nayres leurs États respectifs, sous la redevance d’un tribut annuel qu’il se proposoit de demander ou de laisser accumuler, suivant que ses autres affaires l’exigeroient, & il retira toutes ses troupes de la côte de Malabar.

Le Commandant François de Mahé, & celui de Cochin pour les Hollandois, s’employèrent efficacement pour faire terminer les différends entre Ayder & les Princes Nayres ; & on leur a l’obligation d’avoir rendu la paix à la côte Malabare.

Une découverte importante, à laquelle Ayder étoit bien éloigné de s’attendre, & qui fut faite quelque tems après la trêve avec les Marattes, occasionna un événement qui a beaucoup fait parler dans l’Inde contre Ayder.

On découvrit que Nand-Raja, cet ancien régent du Mayssour, qu’Ayder appelloit son père, étoit entré avec les Marattes & les Anglois dans la conjuration générale contre ce Prince. Nand-Raja faisoit alors sa résidence à Mayssour, forteresse à deux lieues de Syringpatnam, Capitale de son apanage. Lorsqu’on eut découvert cette trahison, Ayder se trouva très-embarrassé ; le grand âge de ce Prince empêchoit qu’on pût lui proposer de marcher à la guerre contre les Anglois. Le laisser dans sa résidence, & donner à un autre le gouvernement du Royaume du Mayssour, étoit exciter ce Prince à se plaindre, & lui fournir des motifs & des moyens de fomenter de nouveaux troubles.

Le prétexte dont s’étoient servi les personnes qui avoient aigri l’esprit de Nand-Raja contre Ayder, étoit que ce Souverain, après avoir fait la conquête du Royaume de Canara & avoir fixé sa résidence à Nagar, n’auroit pas dû donner à d’autre Prince qu’à Nand-Raja, le gouvernement du Mayssour. Mais outre l’incapacité & l’âge avancé de ce Prince, qui auroient seuls empêché Ayder d’y songer, il ne le pouvoit par considération pour la vieille Dayva, toujours mortelle ennemie de son beau-frère, & qui redoutoit d’être sous sa puissance. Ayder, par reconnoissance des services de cette Dame, n’eût pu consentir à lui faire ce déplaisir ; comme elle étoit l’objet de la plaisanterie de toute la Cour, à cause de ses mœurs irrégulières, dont ce Nabab se mettoit peu en peine, on se disoit à l’oreille qu’Ayder faisoit croire à la Dayva, que Nand-Raja demandoit le gouvernement du Royaume, afin de la faire punir du peu de respect qu’elle avoit pour les loix & pour les mânes de son mari, au moyen de quoi il obtenoit de cette Dame de grandes sommes, soit en don, soit en prêt, lui faisant croire d’ailleurs qu’il étoit obéré à cause des sommes considérables qu’il s’étoit imposé de donner aux Marattes, & de ce qu’il lui en coûtoit pour l’alliance de Nizam, donnant aussi, peut-être à entendre à la vieille Dayva que Nand-Raja offroit de grandes sommes pour avoir le gouvernement du Royaume. Ayder, par intérêt, plutôt que par politique, s’étoit toujours fait un plaisir d’entretenir la discorde entre le beau-frère & la belle-sœur. Il en trouva encore l’occasion à la mort du Roi du Mayssour : ayant reçu des lettres de Nand-Raja qui le prioit de donner le titre de Roi au fils cadet, par préférence à l’aîné, qu’il disoit être imbécile & incapable de régner, ce qui importoit peu à Ayder sollicité en faveur de l’aîné par la Dayva. Il répondit à l’un & à l’autre, que ne pouvant se mêler d’autre chose que de la guerre des Nayres qui venoient de se révolter, il chargeait Moctum-Ali-Khan d’installer sur le trône celui des deux Princes, fils du Roi défunt, qu’il croiroit plus digne de la couronne ; mais il écrivit en secret à Moctum de mettre sur le trône le plus jeune, ce qui, comme on peut bien le croire, ayant excité les plaintes de la Dayva, de la plupart des Grands du Royaume & du Peuple, donna occasion à Ayder, à son arrivée à Syringpatnam, de faire parade de son équité, en rendant le trône à l’aîné des frères, & par ce moyen il tira de nouvel argent de la vieille Dayva, & fit des ennemis à Nand-Raja, & peut-être à Moctum qui se prêta à toutes ses ruses, par son attachement sans bornes pour son beau-frère.

Ne pouvant donc, ni éloigner Nand-Raja, ni lui donner le gouvernement du Royaume, & encore moins le laisser mécontent dans ce pays, l’avis général d’un Conseil tenu à ce sujet, fut qu’il falloit s’assurer de sa personne, au moins pendant l’absence du Nabab, & en même tems éloigner de lui un Bramine, son beau-frère, qui l’aigrissoit & lui donnoit de mauvais conseils ; mais Ayder opposoit à cet avis la promesse par écrit qu’il avoit faite à ce Raja, de n’attenter jamais, sous quelque prétexte que ce fût, ni à sa vie, ni à ses biens, ni à sa liberté ; en outre, la difficulté d’arrêter ce Prince dans sa résidence de Mayssour, forteresse capable de soutenir un siège, & où Nand-Raja avoit plus de deux mille hommes de troupes, qui formoient, il est vrai, toute sa petite armée.

Cette affaire étant de nature à être terminée promptement d’une manière ou d’autre, il fut convenu qu’Ayder iroit, le jour d’après, dès le matin en grand savari à Mayssour, afin que sa visite fût plus honorable au Raja, & qu’il l’inviteroit à venir camper avec sa petite armée, dans l’isle de Syringpatnam, pour faire son entrée publique dans cette Capitale en qualité de Vice-Roi, en lui disant qu’il ne vouloit partir qu’après l’avoir installé dans cette place. Cette visite ayant eu lieu, comme on l’avoit délibéré, Nand-Raja, au comble de sa joie, arriva avec sa famille dans l’isle de Syringpatnam, & vint se mettre sous la puissance d’Ayder, qui dans le jour même, sous prétexte d’exercer ses troupes aux évolutions, tint ce petit camp investi & le fit entourer la nuit par des détachemens d’Infanterie qui eurent ordre de ne laisser sortir personne de ce camp, qu’il ne fût arrêté & conduit au Nabab qui devoit l’interroger lui-même. Comme on avoit de la peine à déterminer Ayder de prendre la résolution de s’assurer de ce vieillard, il fut aisé à Nand-Raja de s’apercevoir qu’il étoit gardé à vue, ce qui mit le vieillard dans une si grande colère qu’il s’emporta à un excès incroyable contre son Souverain, au point de l’exciter à une démarche qui auroit pu lui occasionner une fin funeste de la part de tout autre Prince qu’Ayder.

Ce malheureux Prince envoya quelqu’un de sa suite chercher ce même Écrivain Persan, nommé Mirr-Saeb, Secrétaire de l’Officier François qui avoit porté les lettres d’Ayder à Pontichéri d’où il étoit de retour, sous le prétexte de lui demander s’il ne pourroit pas lui faire venir de Pontichéri du sel de tartre non purifié, & autres drogues que l’on tire de l’Europe. Ce Raja étoit Chymiste, ou plutôt Alchymiste, (travaillant depuis nombre d’années à découvrir le secret de la transmutation des métaux). Le Persan se trouvant seul avec lui & son Bramine, Nand-Raja lui proposa de dire à son Maître que s’il vouloit faire assassiner Ayder, ce qui étoit aisé à exécuter, à ce qu’il disoit, d’autant plus que ce Nabab, en revenant de la promenade où il alloit tous les deux jours, passoit la nuit à la lueur des flambeaux devant le camp des Européens, rien n’empêchoit qu’en saisissant cet instant, on ne pût lui tirer un coup de fusil de l’intérieur d’une tente ; que si on consentoit d’exécuter son dessein, il feroit déposer la valeur de huit lacs, tant en or qu’en argent, pierreries, bijoux & éléphants ; ce vieillard irrité, étoit décidé à se défaire de tout ce qu’il possédoit, pourvu qu’il sacrifiât à sa vengeance celui qu’il regardoit comme son ennemi. Cet Écrivain, suivant son rapport, n’osant faire connoître l’horreur qu’il avoit de cette affreuse proposition, promit d’en parler à son Maître, & de rendre réponse le lendemain à un Bramine qu’on lui fit voir & qui promit de se trouver devant la porte d’une petite pagode ou temple des Indous qu’on lui désigna. Cet Écrivain s’empressa de faire part à son maître de l’entrevue qu’il avoit eue avec le Raja, & de la commission abominable dont il l’avoit chargé. Celui-ci, après s’être remis de l’indignation où cet indigne complot l’avoit jeté, lui ordonna de garder le plus profond silence sur cette conspiration[70]. Heureusement que cet Officier avoit été du conseil où l’on avoit discuté l’affaire de Nand-Raja. Il savoit que le jour même, le Nabab devoit s’expliquer si enfin il consentoit qu’on arrêtât Nand-Raja, & décider la manière dont la chose s’exécuteroit. L’orage qui étoit prêt de fondre sur la tête d’Ayder, ne permit pas à l’Officier de retarder plus long-tems à se rendre auprès de lui, résolu d’agir relativement à la proposition qui lui avoit été faite, soit pour la cacher ou la découvrir, suivant qu’Ayder seroit plus ou moins éloigné de faire arrêter Nand-Raja. En arrivant chez le Nabab, ce Prince lui dit en particulier : ce vieux fou de Nand-Raja a envoyé chercher votre Écrivain Persan pour lui donner commission de faire venir des drogues de Pontichéri, avec lesquelles il veut faire de l’or ; cet homme vous a-t-il parlé ? Certainement il m’a rendu compte de son entrevue, lui répondit l’Officier François, & je ne puis, après ce qu’il m’a dit, que vous exhorter à ne pas tarder un moment pour faire arrêter le Raja ; à quoi le Prince répartit : c’est une chose décidée, tout est arrangé pour cela, il doit faire, après-demain matin, son entrée dans Syringpatnam, à la tête de ses troupes ; les rues par où il passera seront bordées par les Grenadiers Cipayes ou Topas, jusques à son palais où il y aura un bataillon entier de Gardes ; ses troupes se mettront en bataille sur la place, sous le prétexte de devoir relever les postes à mesure que les Grenadiers les abandonneront. Moctum se charge de désarmer ses troupes & tout son monde ; on ne lui laissera que ses femmes & quelques domestiques, & on l’enfermera dans son propre palais ; le vieillard n’ayant pas de tête &, personne n’ayant confiance en lui, tout se passera sans trouble & s’exécutera tranquillement, devant être salué par le canon de la place, de même que Moctum qui quittera demain le gouvernement du Mayssour. Envoyez dans cette ville le plus d’Européens que vous pourrez, comme Canoniers ; qu’ils entrent par petites troupes & par diverses portes, & qu’ils se réunissent, comme par curiosité, autour du palais de Nand-Raja : n’y allez pas vous-même, mais recommandez aux Officiers de remplir ponctuellement les ordres que Moctum ou son frère Ismaël-Saeb, leur donneront.

Le peu d’attention que fit Ayder à la manière dont l’Officier François insistoit de faire arrêter Nand-Raja, prouve combien ce Nabab est peu soupçonneux sur le compte des personnes qui ont gagné sa confiance.

Ce n’est pas la seule preuve de la franchise de son caractère qu’Ayder ait donné à cet Officier ; car cette même nuit, deux heures après être revenu du Dorbar[71], étant couché, on vint l’avertir de la part du Prince que le Chef des Huissiers de la Chambre & le Porte-sabre du Nabab, demandoient à lui parler pour affaire de la dernière conséquence qu’ils pouvoient lui communiquer au lit, sans qu’il se dérangeât. Ayant fait entrer ces deux Officiers, ils lui dirent : La garde qui veille toutes les nuits, comme vous savez, autour du camp de Nand-Raja, a arrêté, il y a peu de tems, un de vos Gens qui en sortoit ; quoiqu’il ait dit qu’il vous appartenoit, on a cru devoir le conduire au Nabab, parce que ses ordres à ce sujet sont très-précis ; cet homme, en passant devant votre Garde, a demandé secours, cette Garde l’ayant reconnu[72], l’a ôté de ceux qui le conduisoient, & l’a rendu libre. Le Nabab nous a requis pour vous prier de lui envoyer cet homme, afin de le faire reconnoître par ceux qui l’ont arrêté, & nous a chargés de vous donner sa parole qu’aussi-tôt qu’il sera certain que celui qui a été arrêté est un homme qui vous appartient, il vous le reverra pour que vous en fassiez ce que vous voudrez.

L’Officier, très-étonné de cette nouvelle, qu’il croyoit avoir rapport à l’entrevue de l’Écrivain Persan, ordonna qu’on demandât à la Garde qui étoit l’homme qu’on avoit délivré, à quoi le valet de chambre répondit : C’est un Pion[73] que j’ai envoyé au camp de Nand-Raja, avant midi, pour y chercher de la manne, quelqu’un m’ayant dit qu’un Marchand Droguiste de ce camp en avoit de la nouvelle. Ce Pion ayant rencontré un ami, s’est amusé jusques après minuit, sachant qu’on n’avoit pas besoin de lui ; il a été arrêté, ce qu’il a cru qu’on ne devoit pas faire à cause de votre bandoulière, & en passant devant votre Garde, il a crié & on l’a délivré ; l’Officier ayant ordonné qu’on fît venir ce Pion, il le remit aux Officiers du Prince, qui le conduisirent devant leur Maître, & sur la reconnoissance qu’en firent ceux qui l’avoient arrêté, il se contenta de lui faire cette question : Es-tu venu de Pontichéri avec ton Maître ? Cet homme ayant répondu que oui : Eh bien, tu peux retourner chez lui, & cette affaire finit là.

Le jour désigné, Nand-Raja, sans méfiance, fit son entrée avec pompe à Syringpatnam, à la tête de sa petite armée, au bruit du canon, les troupes battant aux champs & lui présentant les armes. Étant arrivé à son palais, il s’occupoit à recevoir les complimens des Premiers de la ville que la garde ne laissoit entrer que peu-à-peu, sous prétexte de la trop grande foule, lorsque Moctum arriva aux portes de la ville, suivi de quantité d’Officiers. Il fit signe aux troupes de ne lui rendre aucun honneur, & alla droit au palais de Nand-Raja à qui tout le monde croyoit qu’il alloit rendre ses respects, & mettant pied à terre, il se fit suivre par la première Compagnie du bataillon de Grenadiers qui gardoit la porte, & arrivant devant Nand-Raja qui venoit au-devant de lui, il lui dit, qu’Ayder instruit qu’il étoit entouré de gens qui lui donnoient de mauvais conseils, l’avoit chargé de les éloigner d’auprès de lui ; en même tems il ordonna à tous ce qui entouroit Nand-Raja de sortir du palais, ce qu’ils exécutèrent sans mot dire, suivis par les Grenadiers ; & Moctum ayant resté avec Nand-Raja, ses deux fils & quelques Officiers, l’entretien se passa avec la plus grande politesse, Moctum disant aux jeunes Princes qui devoient faire la campagne, qu’ils auroient deux pères au lieu d’un, & qu’Ayder & lui leur en serviroient. Pendant cette courte conversation, les femmes & toute la famille de Nand-Raja se firent annoncer : Moctum sortit, emmenant avec lui les deux fils auxquels il représenta qu’il étoit de leur honnêteté de voir le Nabab, afin de lui rendre compte de tout ce qui s’étoit passé, & de prendre ses ordres pour leur départ. Ces jeunes Seigneurs partirent accompagnés de plusieurs Officiers de la suite de Moctum, sans que, ni eux ni Nand-Raja marquassent le moindre étonnement, encore moins aucun chagrin. Après leur départ, Moctum dit un mot au Général de Nand-Raja, qui ordonna à sa troupe de mettre bas les armes, ce qui s’exécuta dans le plus grand silence ; ensuite on mura toutes les portes & les fenêtres du palais de Nand-Raja, qui donnoient sur la rue, à l’exception de la principale porte, ce qui est peu de chose dans une maison Indienne dont tous les jours se prennent dans des cours intérieures ou sur des jardins. Ce fut ainsi que Nand-Raja, au grand contentement de la vieille Dayva, se trouva renfermé dans son propre palais : Ayder paya ce qui étoit dû à ses troupes qui prirent parti, pour la plupart, dans les siennes. Sur l’évaluation faite des revenus du Raja à quatre lacs de roupies, il lui en fut accordé deux pour sa subsistance, & les deux autres furent donnés à ses fils qui firent la campagne en brillant équipage, sous la conduite du vieux Général de leur père, qui parut avoir été d’accord avec Ayder sur tout ce qui venoit de se passer.

Tous ces préparatifs pour la campagne, étant faits, les armées se mirent en marche : celle de Nizam dirigea sa route sur Oscota, & celle d’Ayder sur Benguelour.

Lorsqu’on fut arrivé & campé aux portes de cette Ville, il se tint plusieurs conseils chez Ayder, pour décider les opérations, & prendre les mesures nécessaires en pareille circonstance. Bazaletzing, Rocum-Daulla & quelques autres Chefs, assistèrent à ces conseils. Il y fut convenu que les deux armées marcheroient toujours séparées, mais à portée de se secourir & de s’aider dans toutes les opérations ; que l’armée d’Ayder auroit l’avant-garde, jusques à ce qu’on eût passé les grandes & les petites Gates, & qu’on fût arrivé dans le pays d’Arcate, où l’on décideroit s’il étoit plus convenable qu’elles agissent séparément.


Fin du premier Volume.
  1. Général de dix mille chevaux, est à peu près comme qui dirait en France Lieutenant-Général. Dans la milice des Mogols, tous les grades se confèrent par des Patentes, qui donnent pouvoir & commission de lever dix mille hommes pour le service de l’Empire, avec la prérogative de nommer tous les emplois subalternes & le droit de les tenir dans la discipline, & de leur rendre justice. Comme la Cavalerie est le service le plus estimé, le grade de Général de dix mille chevaux est le plus haut grade ; ce Général a droit de faire porter devant lui des petites banderoles sans nombre, & de faire planter devant sa tente un grand pavillon quarré, qui est en même tems une marque de sa juridiction. Un Général ou Chef en fait arborer deux ; lorsque la grande armée d’une Soubabie est rassemblée, on arbore un grand pavillon à trois pointes, à la tête du camp.
  2. Nand-Raja était Dayva, qui signifie Régent, comme est aujourd’hui Ayder ; on verra par la suite comment ce Prince perdit cette Régence.
  3. Chanda-Saeb, comme on a vu dans l’Introduction, étoit le Nabab d’Arcate reconnu par les François.
  4. Voyez l’Introduction.
  5. M. de Maissin, qui commandoit les François dans ce tems-là, est celui qui a donné cette anecdote, qui suffit pour détruire tous les propos qu’on tient sur le compte d’Ayder.
  6. Ayder, quoique Général de la Cavalerie de l’armée du Mayssour, avoit des troupes à lui en propriété ; la gauche est le poste d’honneur dans l’Inde.
  7. Il étoit pour lors Capitaine dans l’Artillerie.
  8. Le sujet de la retraite de Nand-Raja avec l’armée de Mayssour fut que M. de Bussi avec un corps de François avait accompagné Salaberzing, Souba du Décan, lorsqu’il étoit venu à Syringpatnam, capitale du Mayssour, & en avait exigé des contributions.
  9. Moctum & la Cavalerie Françoise furent chercher deux fois différentes des vivres à Gingi ; mais tout ce qu’ils pouvoient conduire était promptement consommé par l’armée de Moctum.
  10. Savari est un mot qui signifie la suite du Souverain en cérémonie : on verra ci-après la description du Savari d’Ayder.
  11. Le Bazar est la partie de la ville ou du camp où sont les boutiques des Marchands. Pour l’ordinaire les rues du Bazar sont couvertes, ce qui fait qu’on s’y promène.
  12. Babouche est la chaussure des Indiens. C’est un soulier en pointe, semblable à la chaussure qui fut anciennement à la mode en France, & qu’on appeloit soulier à la poulaine, parce que la pointe ressemble à la proue des barques ou des anciens vaisseaux. Cette mode qui a duré si long-temps commence à passer, & les petits maîtres portent de très petits souliers sans longue pointe ou poulaine.
  13. Il y a dans toutes les grandes villes de l’Indostan, & principalement dans les Cours, de riches banquiers, nommés saucars ; ils sont tous Guzerates, ou originaires de ce pays. Ce sont de très-habiles négocians réputés généralement de bonne foi ; ils font, proprement dit, le commerce de banque, prêtant & empruntant, fournissant ou prenant des lettres de change sur tous les pays, même sur les lieux où ils n’ont pas de correspondans, & ils se servent pour faire les fonds des lettres qu’ils fournissent sur les pays où ils n’ont point de correspondans, de porteurs d’argent, qui se chargent du transport à tant par lieue, pour quelque pays que ce soit. Ce sont des gens à toute épreuve ; & on raconte qu’un de ces hommes ayant emporté une somme considérable à un banquier de Madras, les gens de son état s’étant assemblés, remboursèrent au banquier, sans y être obligés, la somme qui lui avait été volée ; & que deux d’entr’eux furent à Goa où s’était réfugié le voleur ; qu’ils lui coupèrent la tête, la portèrent à Madras & furent de maison en maison chez tous les banquiers & négocians pour la faire voir, afin que la punition de ce crime leur attirât la confiance des banquiers. Les lettres de change sont beaucoup plus anciennes dans l’Inde, qu’en Europe ; mais on ne tire point à ordre, ce qui forme une difficulté en cas de mort ou d’absence de celui à qui on doit payer ; ce qu’on tâche d’éviter, en désignant plusieurs personnes à qui on doive payer, à défaut l’un de l’autre ; ainsi la lettre de change tirée par un banquier Indien, porte : payez à Jean ; en son absence à Pierre ; en son absence à Jacques, etc.
    Outre le commerce d’argent, ces banquiers ou saucars, font le commerce de pierreries, de perles, de corail & de matières d’or & d’argent. Il y en a de très-riches, & ils ont des compagnies d’assurance qui ont un grand crédit à Surate, à Madras & à Calcutta, entièrement composées de banquiers Guzerates.
  14. Les Palléagars sont des gens qui habitent des Châteaux forts ou de petites Forteresses, où ils font les petits tyrans. Il y en a beaucoup dans l’Inde ; mais dans tous les États d’Ayder, il n’en existe aucun ; ce nom ne se donne qu’à des Gentous : c’est improprement qu’on s’en sert pour les Mogols.
  15. Ce Grand Visir est Schah-Abadin-Khan, ou autrement Souja-Daulla, qui a succédé dans cette place à son grand-père Nizam-el-Moulouc, & à son père Grouzeddy-Khan ; il est en outre souverain d’un grand pays, près du Gange.
  16. Cet Abdalla est Roi de Candahar. Lorsqu’il eut joint son armée à celle de Souja-Daulla, ils poussèrent les Marattes depuis Dehly jusques au Kisna ; ceux-ci passèrent la rivière pour en défendre le passage. Les Patanes & les Mogols ayant essayé plusieurs fois de forcer le passage de la rivière, il n’y purent réussir ; & plusieurs Patanes ayant été faits prisonniers, Ragouba, Général des Marattes, les fit venir & leur proposa de prendre parti parmi les Marattes. Ils répondirent que des Musulmans étoient faits pour commander aux autres hommes & non pour les servir ; & Ragouba leur ayant répliqué : vous êtes donc plus forts & plus courageux que les autres hommes ? Ils reprirent : donne-nous des armes & tu le verras. Comme ils étoient fort peu de monde, Ragouba leur en fit donner, & sur le champ ils se jetèrent sur les Marattes, qui furent obligés de les tuer tous. Abdalla & Souja-Daulla trouvant trop de difficulté à forcer le passage du Kisna, usèrent de ruse ; & faisant semblant de se brouiller, Abdalla partit comme pour s’en retourner dans ses États. Ragouba en ayant eu avis, passa le Kisna pour attaquer Souja-Daulla, qui fit mine de se sauver ; mais ayant fait avertir Abdalla, les deux Alliés se joignirent ; & ayant fait volte-face, ils attaquèrent les Marattes, qui n’eurent pas le tems de repasser le Kisna, & qui perdirent soixante mille hommes. Ragouba n’étoit Général que pendant la minorité de Madurao, son neveu, qu’il a fait assassiner. Les Marattes n’ont point voulu lui déférer la régence pendant la minorité du fils de Madurao, & ils l’ont chassé ; il s’est réfugié à Bombay chez les Anglois, qui ont pris son parti. Voilà précisément ce qui occasionna la guerre des Marattes contre cette Nation Européenne.
  17. L’empire Mogol étoit alors dans l’Anarchie, l’Empereur n’étoit qu’un vain nom. Allumscha, un des Princes du sang Mogol, était retiré à Ilha-Hadabad, où il prenoit le titre de Grand Mogol ; mais Souja-Daulla, Grand Visir, reconnaissoit un autre jeune Prince qui étoit dans le plus bas âge. Ses oncles, Nizam Daulla, Souba du Decan, Bazaletzing, Roi d’Adonis, & Ayder, par complaisance pour Souja-Daulla, reconnaissoient le même Prince, mais de nom seulement & sans lui rendre, ni au Visir qui étoit censé avoir la régence, aucune obéissance ni aucune redevance.
  18. Ces honneurs sont des marques de la dignité de Souba, dont on trouvera ci-après l’explication.
  19. Les Soubas sont aujourd’hui les plus grands Souverains de l’Inde & se regardent comme les représentants de l’Empereur ; ils sont au-dessus des Rois tributaires de l’Empire.
  20. Il y a dans ces forêts une quantité prodigieuse de bambous, qu’on ne peut brûler qu’après les avoir abattus & fait sécher.
  21. Les bœufs sont dans l’Inde des animaux de la plus grande utilité, ils sont bêtes de trait & de charge. L’espèce de ces animaux qui n’est point variée en Europe, l’est à l’infini dans l’Inde & beaucoup plus qu’aucune autre espèce d’animaux. Il y en a de très-haute taille(*), des moyens & des petits ; ils travaillent à la charrue, tirent toutes sortes de voitures & vont très-vite ; les uns ont des cornes droites, les autres courbes, les autres n’en ont point : la plus grande partie a des bosses sur le dos ; généralement c’est un animal de la plus

    (*) Le bœuf géant que tout Paris a vu à la foire Saint-Laurent n’est que de la taille moyenne de ceux de l’Inde.

    grande utilité, d’autant plus que tout comme ici, après qu’il a beaucoup servi, on mange sa chair & on tanne sa peau.

  22. Ayder, comme les autres Indiens, fait deux repas par jour ; le premier à huit heures du matin & le second à minuit.
  23. Cette forteresse d’Opir est très-renommée pour sa force ; Ayder en a fait augmenter les fortifications. Les Portugais & les Marattes qui l’ont assiégée n’ont pu la prendre ; elle défend le pays de Carvar du côté des Portugais, & l’entrée de la rivière de Sangheri, nom d’une ville à trois lieues de son embouchure, capitale du pays de Carvar & résidence d’un Évêque Catholique.
  24. Nayre. Les Nayres sont la noblesse de la côte Malabare ; on peut dire que c’est la plus ancienne noblesse du monde, puisque les anciens en font mention, & qu’ils citent la loi qui permet aux Dames Nayres d’avoir plusieurs maris ; chacune pouvant en avoir jusqu’à quatre. Leurs maisons, qui sont isolées, ont autant de portes que la dame a de maris. Lorsqu’un d’entr’eux vient la voir, il fait le tour de la maison, frappant de son sabre sur son bouclier. Il ouvre ensuite sa porte, où il laisse sous une espèce d’auvent un domestique qui garde ses armes, ce qui sert d’avertissement pour un autre, que la place est prise. On dit qu’un jour de la semaine la Dame fait ouvrir les quatre portes, & que ses quatre maris viennent dîner chez elle & lui faire la Cour. Chaque mari donne une dot en se mariant, & les Dames ont seules la charge des enfans. Les Nayres, même le Samorin & les autres Princes, n’ont pas d’autres héritiers que les enfans de leurs sœurs. Cette loi a été établie afin que les Nayres n’ayant aucune famille, fussent toujours prêts à marcher à l’ennemi. Lorsque les neveux sont en âge de porter les armes, ils suivent leurs oncles ; le nom de père est inconnu à un enfant Nayre. Il parle des maris de sa mère, de ses oncles, & jamais de son père.
  25. Quoique la Religion de Mahomet défende l’usure, les Mapelets ne s’en font pas scrupule, ce qui ne les empêche pas d’être très-fanatiques. On a vu plusieurs fois à Mahé des funestes effets de leur fanatisme. Dans un excès de zèle pour leur Religion, les Mapelets s’enivrent d’opium & se dévouent à la mort pour tuer des Chrétiens ou autres ennemis de leur religion ; il se jettent en furieux sur les premiers qu’ils rencontrent, qu’ils tuent &, ne cessent, qu’on ne les extermine.
  26. Dans les Patentes qu’il donna en cette occasion à ses parents, il allongea leur noms, ainsi Moctum-Saeb, qui veut dire Monsieur Moctum, fut appelé Moctum-Ali-Khan, ce qui veut dire le Seigneur Moctum-Ali.
  27. Les Poëtes sont en grand nombre dans l’Indostan. Il y en a sur-tout beaucoup dans les Cours, quoique Ayder ne se pique pas de protéger les Poëtes & les gens de lettres. Il y a un Poëte de la Cour en titre qui a environ deux mille cinq cent livres par mois, ou mille roupies d’appointemens, & le rang de Chef ou Général de mille hommes. Il compose un Poëme à chaque événement glorieux pour le Prince.
  28. Les Hollandois ont vendu depuis leur forteresse & leur territoire à Ali-Raja, ce qui a donné à Ayder occasion de faire un acte de justice envers plusieurs centaines de Chrétiens habitans de Cananor, presque tous Portugais d’origine. Lorsque les Hollandois se furent emparés de Cananor sur les Portugais, ils trouvèrent autour de cette forteresse une quantité d’habitans, à qui ils permirent de demeurer dans le pays. Un grand nombre d’autres sont venus dans la suite habiter Cananor, où ils ont bâti des maisons, défriché du terrein, & cultivé des jardins & des terres. Les Portugais & les Hollandois avaient accordé ces terreins sans aucune formalité, & la possession faisoit tous les titres de ces pauvres gens. Lorsque les Hollandois vendirent la forteresse & leur territoire à Ali-Raja, ils ne stipulèrent rien en faveur des habitans. Ali-Raja leur ayant demandé les titres de leur propriété, voulut les forcer à acheter le territoire dont ils se croyoient propriétaires. Cette avarice d’Ali-Raja donna occasion aux Anglois, qui auroient voulu que les Hollandois leur eussent vendu ce comptoir, de les invectiver. Pour se tirer d’embarras, les pauvres habitants de Cananor eurent recours à Ayder, qui condamna Ali-Raja sur ce passage de l’Alcoran, qui dit : tu n’ôteras pas à l’Infidèle sa maison, son champ, etc. parce que c’est Dieu qui le lui a donné ; tu te contenteras de lui faire payer un tribut, qu’Ayder taxa à une roupie, ou cinquante sols en France, par tête.
  29. Les Bramines qui sont la première caste des Indiens, destinés par leur Législateur à être les Prêtres & les seuls Ministres de la Religion, comme les Lévites le furent par la loi de Moyse, étant devenus un corps très-nombreux, ont été forcés de s’adonner à d’autres fonctions que celle de la Religion ; & ne voulant faire aucun métier servile, ils se sont introduits dans les Cours où ils font toutes sortes de métiers, depuis celui de Ministres jusqu’à celui d’espions ; ce sont généralement les Écrivains. Les Seigneurs, les Généraux, même les moindres Officiers en ont à leur service, un grand nombre, étant forcés de se contenter de la paye de simple soldat.
  30. Le Palanquin est une espèce de lit de repos, porté par six hommes, dont on se sert communément dans l’Inde, dans la ville & dans les voyages ; c’est une voiture très-douce & très-commode.
  31. Ces deux Rois n’étoient point tributaires du Samorin, mais ils avoient fait cause commune avec tous les princes Nayres, étant de la même caste.
  32. Raza-Saeb, le fils de Chanda-Saeb.
  33. Ces bateaux de Bambous, doublés de cuir sont des véritables paniers qui sont d’un merveilleux usage dans les armées, ils étoient sur-tout très-utiles dans ce pays. Ayder en avoit un grand nombre à la suite de son armée ; deux hommes les portoient, sans leur doublure de cuir que portoient deux autres hommes ; dans un quart-d’heure ils étoient en état de naviguer, & on mettoit vingt-cinq hommes dans un seul bateau, ou une pièce de canon. L’Éditeur des Mémoires du Général Lawrence, fait entrer cinquante chevaux dans ces bateaux de Bambou. Ce fait est faux : les chevaux passent à la nage & le Cavalier qui est dans le bateau le tient par la bride.
  34. Ayder, avant d’attaquer, s’étoit laissé persuader par son grand Aumônier, nommé Caki-Saeb de le laisser aller auprès des Nayres pour essayer de les porter à se soumettre. Ce Pirjada (c’est comme qui diroit chef des Docteurs de la Loi) étoit dans un pré assis avec son frère, & conféroit avec des Députés, lorsqu’on fit feu sur lui & sur son frère qui eut le bras cassé. Quelques Cavaliers que son frère, qui étoit Capitaine de Cavalerie, avoit amenés avec lui, étant accourus, leur aidèrent à se sauver.
  35. Ayder, instruit par Naza-Saeb, qui avoit séjourné à Colombo pendant deux ans depuis la prise de Pontichéri, savoit que toutes les Puissances d’Europe avoient introduit l’exercice Prussien parmi leurs troupes. Il écrivit à Goa, à Bombai, Pontichéri, Madras, Colombo, &c. de lui envoyer des Officiers pour discipliner ses troupes. Ce Lieutenant-Colonel étoit venu de Goa à cette occasion ; sa mauvaise manœuvre dans cette bataille & un événement malheureux qui lui arriva dans la nuit après l’affaire, furent cause qu’Ayder lui fit faire des reproches, sur lesquels il se piqua & demanda son congé, ce qui lui fut accordé sur le champ.
  36. Le sieur Picot de la Mothe, Commandant François à Mahé, avoit écrit à l’Officier Commandant les Européens de l’armée d’Ayder de se donner quelque peine à l’occasion du sac de ces Temples ou Pagodes, pour trouver le Vedam et Ouzam-Vedam, transcrit, s’il est possible, d’une date antérieure au tems d’Alexandre. M. le duc d’Ayen, Maréchal Duc de Noailles aujourd’hui, lui ayant donné commission de ne rien épargner pour se procurer ces Ouvrages, cet Officier désirant contribuer à satisfaire le désir de ce Seigneur, fit chercher par différens Bramines sur des quantités immenses de livres composés de planches de cuivre, retenues par douzaines avec des anneaux, qui étaient destinés à être fondus pour faire des canons ; & les Bramines chargés de cet examen, qui n’étoient autres que des Écrivains de la suite de l’armée, lui dirent que tous ces livres ne contenoient autre chose que les comptes des dépenses des Pagodes & les noms des Bramines & de leurs enfans. Quelques-uns de ces livres qui furent conservés, & donnés dans la suite à des Bramines plus instruits, se trouvèrent contenir le dénombrement des Bramines. Ce qui fait soupçonner que ces livres étoient de peu de conséquence, c’est qu’ils étaient écrits en Tambou, Langue moderne des Malabares, & que l’ancienne Langue du pays est la Langue Ouria, qui est conservée par les Prêtres des Chrétiens de S. Thomé, qui font l’Office & disent la Messe en cette Langue. Il y a à Rome une Imprimerie en caractères de cette Langue, où la Propagande fait imprimer des ¨Missels & des Bréviaires pour ses Prêtres.
  37. On ne doit point prendre ceci pour une flatterie ; il y a longtemps que l’auteur de ces Mémoires a dit aux gens en place que M. de Bussi jouissoit de la plus haute réputation dans l’Indostan ; & on peut assurer que lorsqu’on se trouve avec les Marattes, ou à l’armée du Souba du Décan, un François s’entend dire à tout moment : Moussa Boussi qu’an é, ce qui veut dire où est M. de Bussi ?
  38. Topas. Ce sont des Noirs Chrétiens qui se disent Portugais, & qui portent les noms des premières maisons de Portugal, mais qui, suivant les apparences, tirent leurs origines d’esclaves nés & élevés dans les maisons des Portugais, qui traitent avec prédilection & fort humainement les esclaves qu’ils appellent Creanza de Caza, qui veut dire, enfans de la maison. Les Européens n’ont jamais pu faire des bonnes troupes des Topas, ce qui ne vient sans doute que de l’avilissement dans lequel ils les tiennent ; au lieu qu’Ayder leur a toujours donné l’égalité avec les Cipayes, & même le pas sur toutes ses autres troupes, comme on le verra dans la suite de cette Histoire. Les Officiers de ces Topas sont des Européens, ce qui n’a pas empêché que des topas qui se sont distingués par des belles actions, n’aient été élevés au grade d’Officiers. Moyennant ce traitement, on peut les regarder comme les meilleures troupes d’Ayder, & celles sur qui il peut le plus compter.
  39. Aide-Major ; Cet Officier est M. de Lallée, qui commande aujourd’hui un corps de deux cens cinquante Cavaliers Européens dans l’armée d’Ayder, dont il est propriétaire, de même que d’un Régiment de Cipayes.
  40. Bacsi. Cet Officier est proprement le Ministre de la guerre, & le Secrétaire est à ses ordres ; quoique pour l’ordinaire ce soit l’homme de confiance du Nabab.
  41. Les batis sont des petits billets ; il y en a un pour chaque personne au service, depuis le Général jusqu’au Tambour. Ce billet contient son nom, ceux de son père & de son grand-père, son signalement & celui de son cheval, s’il est Cavalier, le jour qu’il est entré au service, son grade & sa paye ; & toutes les fois qu’on paye, on y met la somme qu’il a reçue. Ceux des Officiers ne contiennent simplement que son nom, son grade & ce qu’il reçoit. Chez Ayder, ces billets sont triples & en trois Langues différentes, Persan, Maratte & Canarin, & comme il y a trois Chancelleries ; ils sont conservés dans le plus grand ordre. Ayder signe tous les mois les états, & un état séparé de chacune troupe, ne se faisant aucun paiement que sur l’arrêté du Nabab &, en son absence, du Général-Commandant.
  42. Le Supérieur des Missionnaires Jésuites, qui réside à Xavier-Paleam, Bourg à un mille de distance de Coilmoutour, a assuré qu’il avait dix mille tisserands chrétiens dans sa Mission.
  43. Ayder & tous les Mahométans croyent que Jésus-Christ a, comme Moyse & Mahomet, donné des Loix aux Chrétiens que les Juges doivent suivre dans leurs décisions, & que les Princes Chrétiens ne peuvent point éluder par des loix contraires.
  44. Les Jésuites en mission dans l’Inde, qui ne résident pas dans les pays soumis aux Européens, se disent Bramines chrétiens. Ils portent l’habit semblable à celui des Bramines, ayant le cordon à trois branches, & des souliers où il n’entre point de cuir. Ils ont de la barbe & vivent à l’extérieur comme les Bramines, ne mangeant jamais publiquement de rien de ce qui a eu vie, & n’allant jamais à l’Autel qu’après s’être lavé & purifié. Des Vierges leur jettent des cruches d’eau sur la tête, & les essuient ensuite, après quoi ils prennent l’aube, la chasuble & les autres habillemens sacerdotaux. Ce Provincial ressembloit à un Bramine, comme tous les autres Missionnaires de son Ordre.
  45. Toutes les femmes chrétiennes de l’Inde, mariées à des Européens, ont la manie de se faire un fonds particulier qu’elles confient aux Prêtres sous le sceau de la confession ; ce qui fait honneur aux Missionnaires, c’est qu’il n’y a pas d’exemple de plainte sur aucun abus des dépositaires ; cet usage est très-ancien, & paroît être venu des Portugais. Quoiqu’il en soit, ce même usage procure beaucoup d’argent aux Moines, en ce qu’il n’est presque point de femmes qui déclarent ces dépôts, avant de mourir, à leurs maris ou à leurs parents.
  46. Factorie. Les Portugais avoient une factorie à Mangalor, sur une hauteur qui dominoit l’entrée de la rivière de Mangalor, où ils entretenoient une petite garnison de trente soldats Portugais, commandée par un Lieutenant, qui étoit en même tems Facteur & espèce de Consul ; cette loge avoit deux pièces de canons, & arboroit pavillon Portugais. Les Rois de Canara s’étoient soumis à cette sujétion, & les Portugais levoient un petit péage à l’entrée & à la sortie de la rivière de Mangalor, qu’ils devoient défendre contre les ennemis du dehors. Lorsque les Anglois s’emparèrent de Mangalor en 1768, les Portugais n’eurent ni la volonté, ni le pouvoir de défendre l’entrée de la rivière contre l’armée Angloise ; Ayder ayant voulu faire construire une citadelle à Mangalor en 1774, M. Catini, son Ingénieur, a trouvé que le terrein sur lequel étoit située la Factorie Portugaise, étoit le plus favorable pour y bâtir une citadelle capable de défendre l’entrée de la rivière, & les Portugais ont été forcés d’abandonner leur Factorie.
  47. Il n’y avoit plus de Facteur françois à Mangalor, peut-être n’y en a-t-il jamais eu. Le François dont voulait parler le Père, était quelque négociant qui se trouvoit par hazard à Mangalor.
  48. Ayder imagina de faire proposer à l’Officier Suédois, complice de l’Irlandois, d’épouser la Colonelle, s’il vouloit avoir sa grâce & être remis à son poste. Ce jeune homme, âgé de vingt-huit ans, & superbe homme, refusa net, en disant qu’il préféroit la mort, à s’allier avec une femme qui s’étoit prostituée à tous les Topas. Cette réponse lui valut sa grâce, avec permission de se retirer où bon lui sembleroit. La Colonelle se maria à un Sergent Portugais métis ; mais elle fut fort étonnée que le Bacsi l’envoya chercher, pour lui dire que le Nabab l’avait réduite à la paye de Sergent, parce qu’elle avait déshonoré le nom de son premier mari, dont les services avaient mérité que la femme qui portoit son nom, eût les moyens de vivre honorablement.
  49. En 1770, ce Patriarche, qui étoit Schismatique, s’est réuni à l’Église Romaine. Peut-être, depuis cette réunion, les divisions qui régnoient parmi ces anciens Chrétiens de la côte de Malabar, ont-elles cessé.
  50. Le lac vaut cent mille roupies ; la roupie deux livres dix sols de France.
  51. Rocum-Daulla étoit beau-frère de Méhémet-Ali-Khan, que les Anglois avoient fait Nabab d’Arcate. Le titre de Divan signifiait autrefois un Envoyé de l’Empereur, chargé de la levée des deniers & de la comptabilité ; il signifie aujourd’hui le Ministre & le Garde du grand Sceau du Souba.
  52. L’aftagueri est un parasol perpendiculaire au lieu d’être horizontal, d’une étoffe riche ou brodé d’or ou d’argent, porté par des gens à pied, au bout d’un long bâton peint & doré.
  53. Tous ces honneurs sont allégoriques, ils ont rapport aux vertus que doit avoir un Souverain.
  54. Madurao étoit fils de Balagirao, Bramine, qui a rendu la charge de Général des Marattes héréditaire dans sa famille. Ce jeune Prince n’avoit alors que dix-huit ans, & il étoit doué des plus rares vertus & des plus grandes qualités ; son oncle Ragouba l’a fait assassiner. Nana signifie père ; c’est un nom d’honneur qui fut donné à Balagirao par les Marattes, qui sert aujourd’hui de titre à ses descendans. Le Général étant appelé Nana, le Roi des Marattes n’a pour ainsi dire aucune autorité, & ne représente, comme celui de Mayssour, que dans les cérémonies de Religion.
  55. Poni est la seconde Capitale des Marattes, la résidence du Général & du Conseil de la Nation, & le lieu où se rassemble l’armée toutes les années.
  56. Le Chotaie est le cinquième du revenu de la Soubabie du Décan & des pays qui en dépendent, qu’Aurengzeb a accordé aux Marattes, qui ne se paye pas exactement, mais pour lequel ces Peuples lèvent des contributions plus ou moins fortes, suivant les circonstances & la puissance de celui qui paye la redevance. Ayder qui possède beaucoup de pays, comme le Mayssour, &c., qui doivent le Chotaie, en vertu du don fait par Aurengzeb, ne voulut point se soumettre à ce paiement, disant nettement, que personne n’avoit le droit de forcer les Peuples à payer aucun tribut ou impôt que pour le bien-être de l’État, ou par le droit du plus fort ; que les Marattes étant dans ce dernier cas, il ne leur devoit rien, parce que Dieu l’avoit fait assez puissant pour défendre ses Sujets contre les Marattes, avec qui il ne fait jamais de paix, mais seulement des trêves de trois ans, tantôt en leur payant une somme, tantôt sans rien payer, suivant ses différens succès. Il est vrai que dans les traités que font ensemble ces Puissances, il n’est jamais question du Chotaie.
  57. On ne doit point être surpris du bas prix des denrées dans les vallées que ces gens de la plaine alloient habiter pour quelque tems. Il suffit de se rappeler l’abondance qui étoit à Coilmoutour, & de considérer que dans les pays chauds, il ne faut que de l’eau pour avoir de bonnes récoltes. Les pluies sont beaucoup plus abondantes dans les pays de montagnes, & les Indiens ont pratiqué de grands étangs, & de vastes bassins d’un travail immense, au pied des montagnes, qui conservent des eaux en abondance, & plus que suffisantes pour arroser toute l’année à volonté. D’ailleurs, Ayder, au lieu de recevoir les revenus de ses terres en argent, comme les autres Princes de l’Inde, les reçoit en denrées, ce qui lui fournit des subsistances, dont il dispose à sa volonté, & toujours à son avantage & à celui de ses Peuples.
  58. Mirr-Fesoulla-Khan est un Seigneur Mogol des plus anciennes Maisons ; toute sa famille est attachée à Ayder. Son frère était Bacsi, ou le Ministre de la guerre ; c’est un homme d’une très-belle figure, aussi blanc qu’un Européen, de beaucoup d’esprit, très-aimable, généreux, mais fastueux au-delà de ses moyens, & qui seroit très-propre à être envoyé en Ambassade en Europe. Ayder l’aime & l’estime beaucoup ; sa prodigalité est une des qualités qui lui procurent la confiance d’Ayder ; il pense là-dessus comme César : Que les gens qui aiment la joie & les plaisirs ne sont pas ceux qui font des conspirations.
  59. Les Topas, commandés par des Officiers Européens, étoient censés faire le même corps ; & les Hussards & Dragons qui avoient resté dans le camp, devoient servir aussi à la défense des redoutes.
  60. Comme on l’a déjà dit, tous les Généraux commandant un corps en chef ont un pavillon devant leur tente. Celui du Commandant des Européens était distingué par un canon avec un boulet en chasse, ce qui désigne le commandement en chef de l’artillerie, portant au haut deux longs guidons en flammes, marques de son grade dans la Cavalerie & l’Infanterie.
  61. Leur Commandant étoit le même Cerdra-Khan, que les Anglois annoncent avoir été fait prisonnier près de Talicheri, & qu’ils disent être beau-frère d’Ayder. Il est frère d’une femme du Sérail ; & il y a autant de différence de lui à un frère d’une des Reines, qu’en Europe, d’un Prince du Sang avec le parent de la maîtresse du Souverain ; tous les parens d’une Servante, qui est la qualité que prennent les femmes du Nabab non mariées, étant Serviteurs du Nabab, & en cette qualité ils ne s’assoient jamais devant lui, ni devant ses fils & ses frères, quelque soit leur grade militaire, quoiqu’un simple Capitaine de Cavalerie s’assied devant le Roi.
  62. Dans toutes les capitulations des places Indiennes, il n’est pas question de faire la garnison prisonnière de guerre ; mais toutes les armes, les drapeaux & les munitions appartiennent au vainqueur, & tout ce qui n’est que bagage de la troupe leur est laissé.
  63. Cette forteresse est située dans un coude que fait la rivière ; c’est une bonne fortification Indienne, à laquelle Ayder avait ajouté un glacis, & un chemin couvert palissadé. Ce qui en rend l’attaque difficile, c’est que la place forme un croissant, & qu’on verroit à revers les tranchées des assiégeans qui entreprendroient le siège de cette forteresse.
  64. Ayder n’ignoroit pas que Méhémet n’étoit que l’agent des Anglois ; il en agissoit ainsi pour rétorquer leur politique.
  65. Pour que l’on ne pense pas que l’Auteur de ces Mémoires exprime ses pensées, plutôt que celles des Princes, des Généraux & des Gouverneurs, ces prétentions des Anglois sont tirées d’un discours que lui a tenu le Gouverneur (Boschier) de Madras, dans une conférence particulière qu’il eut avec lui & le Colonel Call, Ingénieur en chef & premier Conseiller, dans laquelle on vouloit lui persuader qu’il étoit de l’intérêt d’Ayder de faire cette cession, pour s’assurer de la protection & du secours des Anglois.
  66. Ayder prétendoit être secouru par reconnoissance, de même que Raza-Saeb ; & Méhémet-Ali-Khan vouloit qu’on fût obligé de lui donner du secours, comme Nabab d’Arcate, reconnu par le Traité de Paix de Fontainebleau.
  67. À peine commençoit-on alors les nouvelles fortifications de Pontichéri, le Gouverneur, en profitant de cet avis, donna à sa Place l’apparence d’être en état de défense.
  68. Ces marchands sont les pourvoyeurs d’une armée, sans que le Souverain ait besoin de se pourvoir d’autres Munitionnaires, il suffit que le Général de l’armée ait soin de leur tenir les passages libres, & qu’il soit instruit par le Cotual ou Prévôt, de la quantité de riz qui se trouve dans l’armée. Le riz, qui est la seule nourriture du soldat, soit Européen, soit Indien, n’a pas besoin d’être mis en pain, par conséquent il n’est pas question de construction de fours, & les autres embarras qu’entraîne la fourniture du pain aux troupes. Les Officiers & tous ceux qui veulent le payer, trouvent cependant à acheter du pain excellent dans les armées Indiennes, qu’on fait avec des fours portatifs, dont on pourroit introduire l’usage dans les armées d’Europe, d’avantage du Souverain & de la Troupe, & éviter par-là bien des embarras au Général.
  69. On ne sauroit croire de quelle utilité sont ces éléphans, & avec quelle adresse & quelle intelligence ils font leur service. Lorsqu’une pièce monte une montagne, l’éléphant est derrière ; & si on veut donner un moment de repos aux bœufs, il la soutient avec son pied ; si la pièce descend, l’éléphant la retient avec une corde attachée à la pièce & à sa trompe. Si la pièce s’embourbe, si elle se renverse, si elle est dans une ornière, l’éléphant la relève, & aide les bœufs qui la traînent, en la poussant avec sa tête dans les montées. Un Officier de nom, de grade supérieur, & qui étoit Major d’artillerie, résidant aujourd’hui à Paris (1782) assure avoir vu l’éléphant d’une pièce, impatienté de voir que les bœufs ne traînoient point, malgré les coups de fouets des Charretiers, couper une branche d’arbre, en frapper les bœufs, qu’il a forcé à prendre le train qu’on vouloit. Lorsque la pièce arrive devant la batterie, l’éléphant la place lui-même dans l’embrasure sans le secours de qui que ce soit.
  70. Cet écrivain ne fut pas exact à obéir ; car il confia ce que lui avoit dit le Raja, & le rapport qu’il en avoit fait à son Maître, à Mirza-Ali-Naki, qui avoit été Commandant des Cipayes à Pontichéri, sous MM. de Lally & de Leyrit, homme de mérite, estimé d’Ayder, & fort attaché aux François, qui avertit l’Officier de l’indiscrétion de son Écrivain Persan.
  71. Dorbar veut dire proprement le conseil, ou le lieu où il se tient ; on se sert plus communément de ce mot pour dire la Cour.
  72. Suivant les privilèges accordés aux Européens, ils ont toute justice entr’eux, & sur ceux qui leur appartiennent.
  73. Pion est un Domestique Noir, qui porte une bandoulière avec une plaque aux armes de son Maître, & qui marche devant son Palanquin.